« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 31 janvier 2015

#Centenaire14/18 pas à pas : janvier 1915

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de janvier 1915 sont réunis ici. 

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas directement Jean François.

Sa fiche militaire indique une période "Intérieur" après sa mobilisation et avant d'aller "Aux armées". J'en déduis que c'est la période où il fait ses classes.
Tous les éléments détaillant l'instruction militaire sont issus de "L'infanterie en un volume, Manuel d'instruction militaire" (Librairie Chapelot, 1914), trouvé sur le site Gallica.
A partir du 27 janvier, et de son arrivée au front, la source principale est les Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 



1er janvier

- Une nouvelle année. Et encore la guerre.
- Comme si de rien n’était, on continue à nous instruire.
- On nous parle des maladies vénériennes, qui se contractent surtout pendant l’exercice des fonctions sexuelles.
- Elles ont pour point de départ les organes de la génération, sont contagieuses et constituent un véritable danger pour les individus. 
2 janvier
- Le chargement réglementaire est composé de la plaque d’identité, chemise, caleçon, ceinture de laine (pour les troupes alpines)
- …pantalon de drap, paire de bretelles, mouchoir, brodequins, cravate, capote, paquet individuel de pansement, képi, cartouchière, fusil.
- Dans le paquetage : chaussures de repos, dessous et chemise de rechange, chiffons destinés au nettoyage du fusil
- boîte à graisse, gamelle, cuillère, vivres de réserve, savon, livret individuel, outils portatifs.
- La demi-couverture est roulée et fixée en fer à cheval, encadrant le dessus et les côtés du sac.

3 janvier
- Les deux cartouchières de devant reçoivent chacune quatre paquets de cartouches, celle de derrière trois.

4 décembre
- Tout militaire a droit à une solde, à partir du moment de son arrivée à la caserne.
- Elle cesse le jour de sa mise en route en permission, à l’hôpital, à la fin du service ; en cas d’absence irrégulière ou décès.
- Le simple soldat reçoit une solde de 5 centimes par jour.

5 janvier
- Les militaires ne doivent pas se livrer aux jeux de hasard.

6 janvier
- La plaque d’identité contient, au recto, le nom et premier prénom du soldat, son année de recrutement.
- Au verso, la subdivision de région et le n° de matricule.

7 janvier
- Connaître son ennemi est important : on nous enseigne aussi l’artillerie allemande.
- Elle tire deux sortes de projectiles : le shrapnel, qui produit une gerbe pleine et longue, et l’obus explosif, qui a une gerbe creuse.
- Savoir se protéger de l’artillerie ennemie, marcher sous le feu ennemi, actions à mener en priorité lorsqu’on prend des pièces d’artillerie

8 janvier
- L’honneur militaire et les sentiments d’humanité ont donné naissance à des règles qui imposent certaines obligations aux combattants.
- Non : il n’est pas vrai que, pour être courte, la guerre doive être sauvage.
- Son but n’est pas l’extermination de l’ennemi, mais sa soumission.
- Les militaires doivent donc connaître les textes qui régissent la guerre continentale : convention de la Croix Rouge et règlement de 1899.

9 janvier
- Le commandement supérieur fixe le but. Le commandement subordonné conserve l’initiative du choix des moyens.

10 janvier
- La tenue doit être pour tous uniforme et réglementaire.
- Les tenues sont au nombre de 4 : tenue de travail, tenue de sortie, grande tenue, tenue de campagne.
- Les militaires portent les cheveux courts, la moustache (avec ou sans la mouche) ou la barbe entière.

11 janvier
- Nous touchons nos nouveaux uniformes gris-bleus. La couleur est agréable, et surtout beaucoup plus discrète que le rouge en usage jusque là.

12 janvier
- Il fait froid. Je pense aux pauvres bougres qui couchent dehors, dans les tranchées.
- Ces pauvres bougres, ce sera nous bientôt.

13 janvier
- En principe, nulle troupe en marche ne doit être coupée par une autre.
- Si deux colonnes se rencontrent, pour une cause quelconque, celle commandée par l’officier le plus élevé en grade a priorité.

14 janvier
- Nous révisons les travaux de destruction sommaire que nous serrons amenés à effectuer sur le front : voie ferrée, ligne télégraphique

15 janvier
- Certains jeux réclament un grand déploiement de force ou un effort longtemps soutenus. C’est pourquoi ils sont recommandés au service armé.
- Nous jouons donc régulièrement à chat perché, à la mère Garuche ou à l’épervier.

16 janvier
- Les jeux de ballons se jouent sur des terrains unis et doux aux chutes (pelouse ou sable).
On peut jouer au « football Rugby » à 15 joueurs ou au « football Association » qui se joue à 11.

17 janvier
- On nous parle des Allemands : l’histoire de la guerre de 1870, la composition de l’armée, les tenues.

18 janvier
- Une troupe voyant un dirigeable sur le point d’atterrir doit se tenir prête à aider ses manœuvres et lui porter secours.

19 janvier
- On nous enseigne aussi à reconnaître un aéroplane en approche d’atterrissage, et comment l’y aider.

20 janvier
- On nous annonce aujourd’hui que notre instruction se termine bientôt et que nous allons rejoindre nos affectations respectives sur le front.
- Au lieu des six mois habituels, nous n’aurons fait qu’un peu plus de quatre mois.

21 janvier
- On nous explique l’organisation des transports de troupes en train.
- Tout est pensé, jusqu’à la position de la gamelle sur le havresac de façon à être plus facilement enlevée.
- Les wagons à marchandises aménagés peuvent contenir entre 30 et 40 hommes.

22  janvier
- Alors que mon instruction touche à sa fin, je me rappelle les premiers enseignements.
- Le soldat ne doit pas seulement obéissance à ses chefs, mais surtout la confiance la plus absolue.
- Tout soldat doit accepter courageusement, avec bonne humeur, les fatigues qui lui sont imposées.
- Il ne perd jamais de vue que le dévouement mutuel facilite la vie commune et l’accomplissement du devoir militaire.

23 janvier
- En un peu plus de quatre mois nous avons appris la connaissance et l’utilisation du terrain, l’orientation, la transmission d’un ordre.
- Nous sommes devenus des soldats.

24 janvier
- Autour du journal, nous nous demandons sur quel front chacun va être envoyé.
Le Petit Journal, 23 janvier 1915

25 janvier
- Je n’ai pas vraiment peur. Je suis juste malheureux d’avoir quitté des êtres qui me sont chers et que je ne reverrais peut-être jamais.

26 janvier
- Cette fois, c’est le front : je pars demain.
- Ce soir c’est les adieux : je quitte François, Raoul, Jean Émile, Paul, Henri et les autres

27 janvier 
- Dans ce train qui me conduit avec les autres recrues, j’ai l’impression que la rupture avec ma vie d’avant est définitivement consommée. [ 1 ]  
- Plus on approche du front, plus les convois de blessés, en sens inverse, deviennent nombreux. [ 1 ]
François, Raoul, Paul vous reverrai-je ? En tout cas je vous emporte avec moi.
23ème Bataillon de Chasseurs Alpins, décembre 1917, alpins.fr
- Je suis envoyé au 23ème BCA, 5ème Cie. Le commandant se nomme Fabry.
- Quelle chance ! Désiré vient aussi au 23ème BCA.
- J’arbore dignement « la tarte », le béret des BCA.
- On dit que sa taille a été calculée pour qu'on puisse y glisser les pieds en entier en cas de besoin !
- Le cor de chasse orne le col de ma vareuse. Fierté d’appartenir au 23ème BCA.

28  janvier
- Me voilà dans les Vosges. Le Bataillon reste provisoirement à Wesserling.
- Au loin, j’entends le lugubre feu roulant des canons. [ 1 ]
- Un grondement qui me paraît bien plus redoutable que les canons entendus pendant nos classes.
- Au-delà des arbres, on voit la fumée des bombardements. [ 1 ]
- Le Bataillon est fractionné en deux parties.
- Une section se tient prête à marcher, l’autre fournit des travailleurs pour finir d’organiser une position éventuelle de repli.
- Des reconnaissances sont organisées : 2 officiers et 8 hommes partent reconnaître les différents passages alentours.

29 janvier
- Le Bataillon se tient prêt à partir au premier signal.

30 janvier
- Des reconnaissances sont exécutées pour déterminer la nature et la praticabilité de la crête du Nord à la Tête de chien.

31  janvier
- Travaux de tranchées.



[ 1 ] Inspiré de « Ils rêvaient des dimanches » de Ch. Signol

vendredi 23 janvier 2015

La généalogie est un yo-yo

Si la généalogie était un jeu d'adresse, ce serait un yo-yo. Parce que la généalogie c'est :
  • Le désespoir
Alors que tu crois que c'est bouché, que non, définitivement non, tu ne trouveras jamais l'acte de mariage de Mathurin Soulard et Perrine Grimaud (au XVIIIème siècle).
  • L'espoir
Bon, certaines généalogies sur le Net indiquent bien un hypothétique contrat de mariage, mais que tu ne trouves pas non plus.
  • L'attente
Bon, t'as bien demandé au Fil d'Ariane d'aller voir si ce contrat existe vraiment...
  •  Le scepticisme
... Mais, même s'il est trouvé, rien ne garantit qu'on puisse progresser.
  • La joie
Et puis, voilà, un jour le contrat de mariage arrive.
  • La re-joie (sic)
Chouette, les parents du marié sont cités. 
  • La déception
Zut, je ne les trouve pas sur les généalogies déjà en ligne. 
  • La re-déception (re-sic)
Zut, les parents de la mariée ne sont pas cités. 
  • L'allégresse
Chouette, tous ses frères et sœurs le sont et je les trouve en ligne. 
  • L'ébullition
Par recoupement je trouve les parents. Et donc leur paroisse. 
  • La jubilation
Et donc l'acte de mariage tant recherché (à 50 km de là où je le cherchais : je ne risquais pas de le trouver !).

C'est vraiment le yoyo des émotions !


Yo-yo, Photopin

Et chaque trouvaille soulève son lot de découvertes annexes. Ce n'est pas seulement une génération supplémentaire : c'est un nouveau lieu, un nouveau métier [ 1 ], de nouvelles personnes... Et de nouvelles questions. Si on continue avec cet exemple, pourquoi Boniface Grimaud, le père de Perrine, est successivement dit dans les différents documents où il est cité :
  • tailleur d'habits (en 1693)
  • "Maître" (en 1698)
  • laboureur (en 1699)
  • cabanier (fermier donc, en 1701/1705)
  • fermier (en 1710/1712)
  • "monsieur" (en 1716 et 1719)
Quel curieux parcours ! Si le métier de tailleur d'habit lui vaut ce titre de "maître" (ce qui est probable), le voilà simple laboureur l'année suivante : non seulement c'est un changement professionnel radical, mais c'est aussi un métier plutôt en bas de l'échelle parmi tous les métiers agricoles. Ce métier terrien ne l'empêche pas d'être à nouveau (et à plusieurs reprises) distingué, cette fois par le titre de "monsieur".
De même, si le futur marié est jardinier puis laboureur, la future est dite "Dame". Et les cousins et témoins cités dans le contrat et l'acte de mariage sont archer de mairie, huissier, praticien, maître orfèvre, notaire royal, "escuyer" et chevalier.
Quel drôle de mélange social.

  • Étonnement
  • Tracas
  • Confusion
  • Interrogation
  • Effervescence  
  • Espoir
  • ...
Un yo-yo, je vous dis.


[ 1 ] Le cabanier, en l'occurrence, qui est un fermier.



vendredi 16 janvier 2015

#Généathème : votre astuce

De mon point de vue, la généalogie est avant tout une question de partage. D'abord parce que mes ancêtres ne m'appartiennent pas en propre, mais parce que je les partage avec beaucoup de personnes - que je connais, ou non (et plus on remonte dans le temps, moins je les connais). Et puis parce qu'elle s'inscrit dans l'histoire (la petite ou la grande) et que, là encore, c'est une affaire collective. D'où mon regret de voir petit à petit la généalogie se monnayer (par les archives, les cercles généalogiques...).

Les blocages, ou épines généalogiques, sont indissociables de la généalogie : parce que soudain vos ancêtres déménagent sans laisser d'adresse, parce qu'ils exercent des métiers disparus aujourd'hui, parce que les écritures manuscrites de chacun ne sont pas toujours aisées à déchiffrer. Vaincre ces difficultés fait partie du plaisir de la quête : d'abord parce qu'elles permettent de comprendre puis de progresser. Comprendre ce qu'on lit ou la vie de ceux qui nous ont précédé. Progresser en trouvant la génération suivante. Et c'est une satisfaction indéniable. Pour passer ces difficultés il y a l'expérience, la patience ou la persévérance.

Mais parfois, malgré toute notre bonne volonté, on se trouve véritablement coincé. Une aide extérieure peut alors se révéler précieuse. Pour débloquer une épine (ou une "épinette") il existe différentes solutions possibles.

Personnellement, les arbres en ligne sont les premiers vers qui je me tourne pour débloquer une situation. Le premier réflexe. Je cherche une personne, un lieu, une filiation... Quelqu'un dans le vaste monde a-t-il eu les mêmes interrogations que moi ? Et surtout a-t-il trouvé ? Je tente ma chance pour trouver un raccourci. Parce que bien sûr, si le plaisir est dans la recherche, il ne faut pas exagérer non plus...

Les bases en ligne : celles des cercles généalogiques, des archives... sont aussi fort pratiques. J'ai déjà eu l'occasion d'en parler sur ce blog. Elles permettent parfois d'apporter des solutions inédites, auxquelles on n'aurait jamais pensé. De même, les relevés collaboratifs de Geneanet m'ont permis de faire des découvertes complémentaires bien utiles parfois : mention d'un contrat de mariage qui, une fois obtenu, précise toute la parentèle par exemple.

Et puis il y a l'assistance de tous les jours : celle des réseaux sociaux. Sans se prendre la tête, on pose une question au fil du vent. Il y a toujours quelqu'un pour répondre. J'utilise cette botte pas vraiment secrète pour m'aider à lire un mot par exemple. Et soudain le "porc de la mariée" se transforme en "père de la mariée"; ce qui, il faut bien le dire, produit un tout autre effet parmi les témoins de la noce ! Un œil neuf, c'est toujours précieux. D'autre fois c'est pour comprendre le sens d'un mot. Le cabanier a ainsi beaucoup fait parler la Twittosphère autour de moi et je remercie ici tous ceux qui m'ont expliqué que c'était un fermier.


Rencontrée un peu au hasard de mes blocages, l'association Fil d'Ariane fait partie de mon quotidien généalogique maintenant. Je l'utilise beaucoup pour pallier l’éloignement géographique. Si je demande parfois de faire une recherche "au hasard" (genre "est-ce que par hasard untel serait né ici dans ces années-là ?"), généralement c'est plutôt pour me photographier des actes notariés dont j'avais déjà une indication (par exemple un contrat de mariage mentionné dans l'acte de mariage); en attendant que les archives mettent leurs propres copies en ligne. C'est plus ou moins long, selon le nombre de bénévoles sur place, mais peu importe : je ne suis pas pressée. Ces documents "m'attendent" depuis plusieurs centaines d'années parfois, alors quelques jours de plus ne changeront rien.

Bien sûr, cela ne résout pas toujours tout : si grâce au Fil d'Ariane j'ai enfin trouvé la fiche militaire de mon arrière-grand-père (souvenez-vous, l'épine généalogique présentée l'année dernière), aujourd'hui encore il reste des mystères : a-t-il véritablement été envoyé dans les Dardanelles avec son patron angevin et toute l'usine Bessonneau, par exemple ?

Et parce que j’apprécie de pouvoir trouver ces informations et informateurs, je rends la pareil : comme j'ai déposé mon arbre en ligne, je suis devenue bénévole à mon tour pour le Fil d'Ariane... Pour que l'échange soit réciproque.

Bref, le partage, les échanges, les astuces c'est ma vie quotidienne de généalogiste.


vendredi 9 janvier 2015

Luxure en Vendée ?

Comme je l'ai déjà dit sur ce blog, la généalogie, c'est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber. C'est ce qui m'est arrivé récemment : une recherche (que je croyais) innocente et qui a suscité beaucoup de questions et des découvertes inattendues.

Poursuivant l'exploration des registres paroissiaux à la recherche des actes concernant mes aïeux, je feuilletais (virtuellement) ceux de Vendée. Je n'avais que peu d'information sur Jacques Gendronneau et son épouse Jeanne Cosset, les parents de Jeanne (qui, elle m'est assez bien connue). J'ignorais où et quand ils sont décédés et mariés, par exemple.

Après une recherche sur Noms de Vendée (rappelez-vous, j'en ai parlé ici), je vois qu'ils ont au moins un enfant né au Vieux Pouzauges. Je me rends donc directement à la page indiquée et trouve en effet la naissance de Louis :


Registre du Vieux Pouzauges, AD85

"Le vingt quatre du mois de mars mil sept cent trente neuf est né et
baptisé le lendemain par moy soussigné loüis fils naturel de Jacque
gendronneau et de Jeanne cosset, a été parrain sans marrain
mathurin blanchard qui ne sait signer au lieu de loüis heriau et de
jeanne pequin qui ont été refuzés pour parrain et marraine.
Moreau prêtre"

Dans cet acte, plusieurs éléments m'interpellent :
  • Le fait que le parrain et la marraine choisis aient été refusés : c'est la première fois que je trouve cette mention. Malheureusement la raison de ce refus m'est inconnue. C'est la légère frustration qui accompagne parfois le généalogiste lors de ses découvertes.
  • Le fait que l'enfant est dit "enfant naturel". Rappelons qu'un enfant naturel est un enfant conçu hors mariage. Cet état n'est pas définitif, puisque les parents peuvent reconnaître officiellement leur(s) enfant(s) naturel(s) lors de leur mariage [ 1 ]. J'ignore en effet la date de mariage du couple : d'après cet acte, il doit être postérieur à 1739.
Est-ce que ces deux éléments sont liés ? Je reste sur ma faim.

Ce qualificatif de "naturel" est assez rare, surtout dans des époques où on ne plaisantait pas avec le mariage et les relations extra conjugales. C'est pourquoi cette mention retient mon attention.

Ignorant le lieu de naissance de mon ancêtre Jeanne (sœur de Louis), je poursuis mon exploration des registres du Vieux Pouzauges pour voir si elle y est née quelques années avant ou après son frère.

 Et là, je m'aperçois que les enfants naturels sont légions dans ces registres. Ainsi, sont qualifiés de "naturels" :
  • 15 enfants sur les 29 actes de naissance enregistrés en 1737, 
  • 13 sur 34 en 1738,
  • 10 sur 36 en 1739,
  • 16 sur 31 en 1740,
  • 18 sur 37 en 1741,
  • 9 sur 31 en 1742.
Soit environ 40% des naissances sur ces cinq années. Et cette expression n'est pas une lubie du rédacteur, car on la retrouve indifféremment sous la plume du curé Coursin, du prêtre Moreau et du diacre Touchault.
On notera aussi quelques naissances illégitimes, mais beaucoup plus rares (une en 1741, un autre en 1742 par exemple), de mère seule ou de couple.
Certains couples ont plusieurs enfants naturels. On trouve parfois la mention "fille de non légitime mariage". Les parrains/marraines refusés se retrouvent dans la plupart des autres actes d'enfants naturels, mais ils ne sont pas systématiques.

Alors je me demande ce qui a bien pu pousser les braves habitants de ce coin paisible de Vendée à tomber ainsi dans la luxure et à faire des enfants hors mariage à tour de bras !

Bon, soyons honnêtes, vu l'ampleur du phénomène, il y a peu de chance que ce soit une question de luxure. Je commence donc à explorer le monde merveilleux du Net à la recherche d'une piste expliquant ce phénomène.

Un faisceau d'indices me met alors sur une toute autre piste :
  • les parrains/marraines refusés par le curé
  • les mentions du "non légitime mariage"
  • l'acte de mariage de mes ancêtres non trouvé
Ces curiosités sont le signe de la religion protestante des parents. Bien qu'elle ne soit jamais mentionnée par les rédacteurs de ces actes, on le devine entre les lignes. Pour mémoire, en 1685 Louis XIV révoque l’Édit de Nantes (promulgué par Henri IV en 1598) accordant la liberté de culte aux protestants. Malgré une émigration massive, nombreux sont ceux qui restent en France. Ceux qui refusent d'abjurer leur foi entrent alors dans l'illégalité.

Concernant ce qu'on appelle aujourd'hui l'état civil, la seule source disponible, ou presque, pendant cette période est constituée par les registres paroissiaux catholiques. Ils enregistrent les baptêmes, mariages et sépultures, suivant les rites catholiques uniquement (le protestantisme étant, en principe, éradiqué du royaume). Malgré cela, on peut y discerner la présence des protestants. 

Le premier indice est le fait que le prêtre mentionne qu’il a refusé les parrains et marraines choisis par les parents. C’est lui qui désigne les remplaçants. Dans ce cas, en général, il n’y a alors pas de doute sur la religion des parents. Mais il arrive aussi que certains curés complaisants acceptent les parrains et marraines choisis par les parents : on l'a vu ici, le refus n'est pas systématique.

La mention de la naissance d’un enfant né d’illégitime mariage, ou né d'un non légitime mariage confirme qu’il y a eu mariage, mais hors de l’Église officielle (catholique). En effet dès la révocation de l’Édit de Nantes, certains protestants restés en France ont officialisé leur union devant un prêtre, bon gré mal gré; mais d'autres en revanche, malgré les risques, ont choisi de faire appel à des pasteurs clandestins itinérants. C'est ce que l'on appelle des mariages "au désert". Le problème majeur est que ces registres, s’ils ont existé, ne sont qu’exceptionnellement parvenus jusqu’à nous : illégaux, leurs propriétaires risquaient la prison pour eux et pour ceux qui y figuraient si ces registres étaient trouvés. Des "certificats" pouvaient être délivrés, lesquels ont eux-mêmes malheureusement souvent disparu au fil du temps. Parfois, les protestants ont simplement vécu en couple avec la seule bénédiction de leurs parents, puisque pour eux le mariage n’est pas un sacrement. La trace écrite dudit mariage protestant est donc la plupart du temps impossible à trouver.

Les protestants restés dans le royaume ont cherché à résister, de façon plus ou moins ouverte, à la "catholicisation" forcée qu'ils subissaient. Par exemple, le baptême, donné par un prêtre catholique aux enfants protestants était un baptême forcé, puisque les parents n’avaient pas le choix du "baptisant". Ils retardaient donc le plus possible le baptême (puisque la religion catholique recommande de le faire le plus vite possible). Ou bien ils choisissaient des prénoms dans l’Ancien Testament, comme Abraham, Esther, Judith, etc... trouvant leur inspiration dans la lecture assidue de la Bible, qu'ils pratiquaient régulièrement (ce qui n'a pas été constaté ici). Mais parfois, les prêtres, en réaction, refusaient de donner aux enfants ces prénoms bibliques choisis par leurs parents. En généalogie, les choses se compliquent alors car on peut trouver un enfant nommé Abraham par sa famille et identifié comme tel à son mariage après la Révolution, mais qui a été baptisé sous le nom de Pierre ! En conséquence, il est difficile de retrouver le bon acte de baptême.

Les protestants n’ont retrouvé officiellement un état civil propre qu’avec l’Édit de Tolérance, en 1787. Outre le fait que, désormais, les protestants peuvent légalement faire enregistrer leurs mariages, naissances et décès, ils peuvent aussi faire des "réhabilitations de mariages", grâce aux certificats produits par les mariés, et faire inscrire dans l’acte les enfants issus de leur couple, même quand ceux-ci ont été baptisés en leur temps au sein de l’Église catholique. On peut trouver également des registres particuliers aux protestants ouverts dans certaines paroisses; malheureusement ils sont rares.

Dans le cas qui me préoccupe, cette hypothèse protestante est enfin confirmée lors du mariage de Jeanne, en 1766. Après une lecture attentive de l'acte quasi effacé, on peut deviner la mention suivante : "avec le consentement de la mère de la [contractante ?] comme étant de la religion protestante".

Et c'est la première protestante de ma généalogie.

Point de luxure, donc, bien au contraire !


[ 1 ] Dans ma généalogie, je connais par exemple le cas de Joseph Borrat-Michaud et Antoinette Jay qui, lors de leur mariage, reconnaissent Félicie, fille naturelle d'Antoinette (âgée de douze ans) et Marie Louise, fille illégitime de Joseph et d'Antoinette (âgée d'un an).