« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

dimanche 17 juillet 2016

Défi 3 mois : la sœur missionnaire

Voici le dernier article du Défi trois quatre mois (le troisième mois étant entièrement occupé par le ChallengeAZ, j'ai joué les prolongations).
Parmi les nombreux documents conservés par ma grand-mère (dont nous avons déjà parlé dans les deux premiers articles du Défi 3 mois ici et ), il y a un épais tas de photos - 54 exactement. Certaines ont gardé l'éclat des premiers jours, d'autres ont été envahies par un halo de lumière qui a fait disparaître leurs bordures, quelques unes sont des photos-cartes postales, comme on en éditait autrefois. La plupart ont un verso vierge, mais quelques unes portent des inscriptions (imprimées ou manuscrites). Elles concernent toutes le même thème : l'Afrique. Ce qui est pour le moins étonnant car la famille de ma grand-mère est originaire d'une petite ferme des Deux-Sèvres (commune de Saint-Amand-sur-Sèvres) et la seule frontière qu'ils ont franchie est celle de la Vendée voisine... Alors l'Afrique !

On peut classer ces photos en trois catégories :
  • les photos de lieux.
  • les photos de la vie quotidienne des Africains.
  • les photos de missionnaires (prêtres et sœurs). 
Pourquoi toutes ces photos ? C'est une signature au dos d'une des photos qui me mets sur la piste : "votre Gaby sœur Andrée". Ma mémoire généalogique s'active aussitôt et me rappelle que la tante de ma grand-mère se prénommait Gabrielle. C'est la seule qui porte ce prénom dans son entourage familial. Vu le grand nombre de photos, je suppose qu'il s'agit de quelqu'un de proche; donc sans doute Gabrielle Clémentine Imelda, née en 1903 à Saint-Amand-sur-Sèvres. Une mention du livre d'or de la famille (voir article 1 du Défi 3 mois) nous confirme cette hypothèse : Gabrielle y est dite "Religieuse, supérieure du couvent après un long séjour en Côte d'Ivoire".
Une photo-carte postale montre un groupe de religieuses. Elle porte cette légende : "Petites Servantes du Sacré-Cœur, Missionnaires Catéchistes des Noirs (Maison de la Vierge), Menton (Alpes-Maritimes), Auxiliaires des Pères des Missions Africaines, 150 cours Gambetta, Lyon - La récréation dans le Parc." Et au verso : "Sœur Andrée de la Passion, maison de la Vierge, Menton (Alpes-Maritimes)".

Photo-carte postale des Petites Sœurs du Sacré-Cœur, non datée © coll. personnelle

Une petite croix sur l'une des sœurs nous permet de situer sœur Andrée et d'identifier son visage... enfin, de le distinguer.
Sœur Andrée de la Passion, non datée © coll. personnelle

L'ordre des Missionnaires Catéchistes du Sacré-Cœur a été fondé en 1922 par Alice et Marie-Thérèse Munet, et le Père Jean Chabert, Supérieur général de la Société des Missions Africaines, à Menton. C’est en soignant les tirailleurs Sénégalais à Menton pendant la guerre 1914-1918 que les deux jeunes filles ont leur premier contact avec l’Afrique et se dévouent pour eux. Après la guerre, elles décident de se consacrer à Dieu et à l’Afrique. L'Institut était appelé à l'origine "Missionnaires Catéchistes des Noirs d'Afrique".
Son objet était d'aider les Pères des Missions Africaines de Lyon dans leurs missions (la première mission avait été ouverte au Ghana en 1926). L'Institut est resté essentiellement missionnaire. Il est orienté vers l'évangélisation de l'Afrique, par la prière devant le Saint Sacrement pour le soutien de l’Église, et différentes activités apostoliques et sociales au service des Africains. Il comptait une vingtaine de maisons, réparties en Europe et en Afrique (Bénin et Togo); en France dans les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône et les Yvelines. Il existe toujours.


Ces photos nous plongent dans l'Afrique coloniale des années 1930.


  • Les lieux :
Gabrielle, ou plutôt Sœur Andrée, a donc été envoyée en Côte d'Ivoire. 
Sur les clichés on voit Korogho (aujourd'hui Korhogo, quatrième ville de la Côte d'Ivoire, en termes de population et d'économie), située au Nord de la Côte d'Ivoire à 635 km d'Abidjan. En langue sénoufo, Korhogo signifie « héritage ». Plusieurs photos montrent des mosquées (dont une à Korogho), entourée de case en terre couverte de toiture végétale.
On voit aussi la mission de Kouto : créée en 1927 par des prêtres de la Société des missions africaines, la paroisse St Michel d’Archange de Kouto est l’une des plus anciennes du nord du pays, après Korhogo (1904). Elle est située à 115 km au Nord-Ouest de Korhogo.

Maison des pères à Kouto © coll. personnelle

Enfin, on voit aussi plusieurs lieux anonymes, mais dont les mentions du verso nous donnent quelques brèves indications : "un pont", des "cases d'habitation", le "rocher fétiche", "une cascade", "le marché de coton", "au marigot" et "un coin du village" :

Village ("à gauche une case fétiche, les autres sont des cases d'habitation") © coll. personnelle

  • la vie quotidienne :
Certaines de ces photos montrent des Africaines marchant le long d'une route portant du bois sur la tête, des paniers ou des jarres de terre cuite, des femmes posant "en costume de fête", un caïman, des hommes travaillant, le marché de coton, des scènes de danses et de joueurs de tam-tam, la construction d'une toiture... Une série est consacrée à la construction d'une route : défrichage, casseurs de pierres, transport de pierres, campement des travailleurs...
Plusieurs clichés montrent les costumes :

Enfants en costume traditionnel © coll. personnelle

Mention manuscrite au verso : "Costume national : quelques perles, 3 cm de toile et des rayons de soleil. Ils trouvent encore le moyen d'y loger de la coquetterie."

Jeunes gens en costume traditionnel © coll. personnelle

Mention manuscrite au verso : " Costumes de jeunes gens initiés à la société secrète. Dis, ne sont-ils pas jolis ?"

Femme en costume traditionnel © coll. personnelle

Mention manuscrite au verso : " Femmes d'un commerçant noir en costumes de fête."

Plusieurs clichés mentionnent le fétichisme : le fétichisme désigne, au sens propre, l'adoration des fétiches. Le terme provient étymologiquement de feitiço (« artificiel » puis « sortilège » par extension), nom donné par les Portugais aux objets du culte des populations d'Afrique durant leur colonisation de ce continent.
Outre la petite case fétiche (vue sur le cliché du village plus haut), on peut voir "le rocher fétiche" ou des fétichistes en costume (avec des masques de perles et entièrement recouvert de costumes de fillasse végétale).

Côte d'Ivoire, fétichistes © coll. personnelle
  • Les missionnaires :
Sur plusieurs photos on voit "le père Vion" : le père Étienne Vion, du diocèse de Poitiers, arrive en Afrique en 1920; il décède à Kouto en 1938 et est enterré à Korhogo. Il a bâti la grande église en briques de terre, bénie le 15 août 1923 par Monseigneur Diss (missionnaire en Côte-d'Ivoire en 1912-1938, préfet apostolique de Korhogo en 1921).

Missionnaires ("Mgr Diss assis, père Vion debout à droite") © coll. personnelle

On voit aussi les pères et les sœurs poser avec des Africains, devant une briqueterie ou au milieu des enfants.

Au dos d'une photo-carte postale sœur Andrée écrit à sa "bien chère maman". Le message est daté du 21 octobre 1936; ce qui nous précise la période de son séjour en Afrique.
Quelques cartes sont écrites : la plupart signalent simplement que ses proches restent dans ses prières. L'une précise sa préférence pour la Vierge, malgré le fait qu'elle "aime beaucoup la petite sainte Thérèse [de Lisieux, où sa tante est allée en pèlerinage]".
Mais sur une autre elle écrit : "Vous me demandez ce que je fais ? Je croyais vous l'avoir déjà dit : je soigne les malades, de 40 à 50 par jour. Sœur Sophie m'aide parfois. Notre palace n'est pas encore fini. Je crois bien que cela demande quelques jours. Le père Vion est en bonne santé : il est à Kouto ces jours-ci. Quel temps avez-vous ? Ici ce sont les tornades. [...] Je vous embrasse bien fort. Je ne vous" (le message s'arrête sur ces mots, la fin de la phrase étant sans doute sur une autre carte ou une lettre). C'est la seule fois où sœur Andrée donne des indications sur ses occupations de religieuse en Afrique.

J'ignore quand elle est arrivée exactement en Côte d'Ivoire. Une photo presque effacée représente un paquebot à quai : sans doute son moyen de transport, à l'arrivée ou au départ. J'ignore également quand elle est rentrée en France : une phrase au verso d'une carte postale mentionne la "photo prise le jour de notre départ" (mais elle ne précise pas la destination de ce voyage : est-ce son retour définitif ?). Toutefois, en début d'article nous avons vu qu'elle est devenue supérieure d'un couvent après son séjour en Afrique : elle est donc revenue en France; peut-être au couvent de Notre-Dame de Laghet (entre Nice et Menton), seule photo-carte postale qui ne concerne pas l'Afrique parmi toutes celles qui ont été conservées, ou à Menton directement ?

Son neveu se souvient d'une visite au couvent : "elle nous a reçu, nous avons déjeuné mais pas avec elle parce qu'elle ne pouvait pas, mais on a passé l'après-midi avec elle". Puis la mémoire familiale s'est refermée sur la fin de vie de sœur Andrée de la Passion. Elle est décédée en 1988 à Menton (06).

Pour la petite fermière Deux-Sévrienne, cette mission en Côte d'Ivoire a dû représenter un véritable dépaysement. Un "sacré voyage", si vous me permettez ce jeu de mot. Une autre vie, véritablement.

Retrouvez les autres épisodes :
Défi 3 mois : le livre d'or
Défi 3 mois : les papiers de famille



lundi 11 juillet 2016

Ambiance bizarre au mariage

En fait, l'ambiance est plutôt bizarre au contrat de mariage car l'acte de mariage en lui-même ne révélait rien de particulier.
Mais lors de la rédaction du contrat de mariage deux mois avec la noce (en avril 1744), quelques mentions sortent de l'ordinaire et m'ont fait suspecter une situation peu commune.
  • Les lieux :
La famille du futur est originaire d'un village successivement appelé Lougarde, Loupgarde, Leugarde, paroisse de La Capelle Neuve Eglise (aujourd'hui Florentin la Capelle). Celle de la fiancée est de Conques en Rouergue (Aveyron). Les deux lieux sont distants d'une quarantaine de kilomètres. Les limites paroissiales de ce secteur ont beaucoup changé au fur et à mesure du temps.

 Extrait carte de Cassini Conques-Lougarde © cassini.ehess.fr
  • les protagonistes :
- la famille du futur : le fiancé se nomme Antoine Banide. Il est charpentier. Ses parents sont Jean Banide et Jeanne Besombes. Lui est originaire de La Capelle, elle d'un peu plus loin : de Saint Symphorien de Thénières. Le père est tantôt dit "travailleur" tantôt "brassier". La famille n'est pas très bien connue car les registres ne nous sont pas tous parvenus (pas de registre antérieur à 1737 pour La Capelle, lacunes pour St Symphorien). Quatre enfants ont été identifiés (Antoine, Jean, Jeanne et François*), mais la fratrie est peut-être plus étendue. L'ordre de naissance n'est pas connu. Au moment du mariage d'Antoine, son père Jean a environ 72 ans, ce qui n'est pas si mal; sa mère 67. Antoine, quant à lui, a déjà 39 ans.

- la famille de la future : la fiancée se nomme Marie Raouls. Elle est née en 1719 à Conques. Ses parents sont Jean Raouls et Margueritte Valette; cette dernière est peut-être la fille Jean Valette, un notable de Conques (mais sa parenté n'a pas encore été formellement prouvée). Jean Raouls est tisserand puis sarger. Il se sont mariés en 1716, ont eu trois enfants, puis Margueritte est morte en couches suite à la naissance du dernier en 1721. Jean se remarie deux ans plus tard avec Anne Durieu (la fille du maître organiste de Conques), dont il aura 6 enfants. Il meurt en 1738, soit 6 ans avant le mariage de nos fiancés. Il ne reste donc que la belle-mère, Anne. Marie a 14 ans de moins que son fiancé.

- les témoins : classiquement, dans les contrats de mariage, les fiancés sont assistés de leurs parents. S'ils sont orphelins de père, de mère, ou des deux, ils peuvent se doter eux-même, éventuellement selon les instructions du/des testaments des parents s'il y en a eu. Ici, le fiancé (dont les deux parents sont encore vivants, rappelons-le, même s’ils habitent un peu loin et sont déjà âgés) est assisté de François son frère et Guillaume, un ami. Ses parents ne sont pas présents. La fiancée (qui n'a plus que sa belle-mère) est entourée de son jeune frère Pierre, garçon cordonnier (en apprentissage donc), et Joseph un cousin vigneron de Conques. Anne Durieu n'est pas présente.
  • les faits :
- François Banide est en charge de la constitution de la dot de son frère : respectant "lordre verbal" de sa mère, il promet 33 livres, payables en plusieurs fois. Cette somme est donnée par la mère ("pour droits legitimaires maternels" selon la formule consacrée). Le père, lui, donne 30 livres, toujours par ordre verbal. Cette donation intervient après celle de la mère, dans une époque où le mâle a toujours la priorité, c'est déjà curieux. 63 livres c'est relativement peu, mais les parents sont d'évidence assez modestes (ce que l'on devine grâce aux métiers exercés par le père).

- Orpheline de ses deux parents, Marie constitue sa dot elle-même, autorisée par son frère présent, Pierre. Elle apporte dans la corbeille 200 livres ! Rien à voir avec son futur époux. Le niveau de vie de sa famille est clairement plus élevé. Est-ce de là que vient le malaise que j'ai ressenti lors de la transcription du contrat de mariage ?
Sont aussi détaillées des dispositions pour Pierre, le jeune frère : les futurs époux devront lui assurer le payement de 200 livres (en plusieurs termes, dont le premier est prévu lorsqu'il aura atteint sa majorité).
La fiancée obtient aussi la maison de sa mère, Margueritte Valete, même si celle-ci n'est pas en bon état, comme il a été constaté par des hommes de l'art : "apres prealable appretiation faitte par prudhommes cognoisseurs testal de la maison de lheredite de ladite feue valette leur commune mere qui menace de ruines imminentes requerant de reparations ugeantes, de meme que les planches en entier". Et elle est en droit d'exiger les meubles de feue sa mère, même ceux dont sa belle-mère "peut etre detentrisse comme sestant emparee apres le deces dudit raouls son mari". Il est donné pleins pouvoirs aux futurs mariés pour intenter une action en justice contre ladite Anne si celle-ci s'oppose à ces clauses. Ambiance...

Ce n'est donc pas la différence sociale des deux familles qui est à l'origine du malaise, mais plus probablement les relations de Marie et de sa belle-mère Anne.

Une célèbre méchante belle-mère © cinechronicle.com

Après la mariage, la nouvelle famille Banide s'installera à Conques et si Pierre Raouls restera fidèle aux côtés de sa sœur (témoin d'acte la concernant et parrain d'une de ses filles), on n'entendra plus parler d'Anne Durieu...


* Remarquons au passage l'originalité des prénoms entre les parents et les enfants...