« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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samedi 20 octobre 2018

#RDVAncestral : L'homme dans le brouillard

Il faisait froid ce jour-là à Champéry, village haut perché du Valais Suisse. Le paysage était recouvert d’une épaisse couche de neige,  nappant tous les contours du paysage, des maisons, des silhouettes emmitouflées se dépêchant de rentrer chez elles. La buée qui sortait de ma bouche se confondait avec l’épais brouillard qui augmentait la confusion des formes. Tout était d’un blanc cotonneux et l’on ne savait pas où s’arrêtait la terre et où commençait le ciel.

A la sortie de l’église, je repérai Justine, mon ancêtre située cinq générations au-dessus de moi. Nous échangeâmes quelques banalités, puis je proposai de l’accompagner sur le chemin du retour. D’un air distrait, elle accepta. Au moment de se mettre en route, elle sembla soudain se rappeler quelque chose. Elle se retourna et appela :
- Pierre ! Louis !
Deux garçons, qui jouaient avec d’autres à une bataille de boule de neige improvisée sur le parvis de l’église, quittèrent à regret la partie et leurs camarades.
Le premier des garçons était un grand échalas, tout en os, âgé de 19 ans, avec de long bras qui semblaient l’embarrasser plus qu’autre chose. L’autre, âgé de 13 ans, était petit, plutôt rondouillard, ses joues n’ayant pas encore totalement perdu les rondeurs de son enfance.

Tandis qu’ils nous rejoignaient, une légère neige commença à tomber. Doucement le ciel s'assombrissait.

Champéry © lenouvelliste.ch

Tout en marchant, je jetai un coup d’œil en biais au ventre de Justine. Sous son épais manteau, on devinait à peine que sa taille commençait à s’épaissir. Mais bien sûr, moi je le savais, ou du moins je le supposais, puisque c’était le père de mon arrière-grand-père qui devait s’annoncer là ! Il naîtrait en mai et ce serait le dernier de mes ancêtres Suisses à venir au monde de ce côté de la frontière. Deux ou trois décennies plus tard il passerait le col et s’installerait à Samoëns (Haute-Savoie actuelle), faisant souche... et pleins de petits Français !

Mais le brouillard n’était pas que dans le paysage : il entourait aussi la naissance du futur Joseph Auguste. En effet, celui-ci est né de père inconnu.
Déjà, l’identité de sa mère était sujette à caution :
Il était difficile de prouver avec certitude que la Justine que j’avais à mes côtés était bien la mère de Joseph Auguste né en 1863, car il n'y avait pas d'indication de filiation de Justine au baptême de Joseph Auguste. Cependant, voici les indications qui avaient orienté le choix sur cette Justine (ou Marie Justine) Borrat-Michaud lors de mes précédentes recherches :
- le parrain et la marraine de Joseph Auguste sont Joseph Borrat-Michaud et Alphonsine Gex-Collet. Joseph est le frère de Marie Justine, et Alphonsine deviendra sa belle-sœur en 1867 en épousant un autre frère de Marie Justine, Jean-Frédéric Borrat-Michaud.
- d'après les relevés des familles du Val-d'Illiez, et il s'agit de la seule Justine Borrat-Michaud vivante à cette époque à Champéry ; ce qui me l’avait fait « adopter » officiellement comme étant mon ancêtre.
Cependant, Justine est née en 1814, ce qui la fait âgée de 49 ans à la naissance de Joseph ! Le doute persistait donc toujours, comme un brouillard épais et collant. J’espérai que ma rencontre du jour dissiperait les incertitudes.

Le premier fils de Justine est lui aussi né de père inconnu. L’identité du père du second est consignée dans son acte de naissance, bien que les parents ne soient pas mariés : ils vivent seulement ensemble. Celui-ci se nomme Pierre Julien Rey Mouroz. En 1863 il est toujours vivant : est-ce lui alors le père de Joseph Auguste ? Mais dans ce cas pourquoi s’être fait connaître lors de la naissance de Louis, et pas pour celle de Joseph ?

Je retournai toutes ces questions dans ma tête, ne sachant pas très bien comment les aborder avec Justine. Après tout c’était un peu délicat. Justine paraissait toujours soucieuse, presque renfermée. Était-ce sa grossesse qui la préoccupait ? Il fallait que je me dépêche de trouver un angle d’attaque, car nous allions bientôt arriver à demeure et je n’étais pas sûre que la bonté de Justine irait jusqu’à m’inviter à entrer. Finalement, ne trouvant pas de moyen plus subtil, je m’apprêtai à la l’interroger carrément avec une question du genre « est-ce vrai que vous attendez un nouvel enfant de Pierre Julien ? » (Je n’étais pas sûre de mon fait, mais tant qu’à faire de mettre les pieds dans le plat, autant y aller au bluff).

Je pris une grande inspiration et ouvrai la bouche, persuadée de me faire insulter à peine aurai-je posé une question aussi grossière. Mais tandis que je me tournai vers Justine pour perpétrer mon crime, celle-ci tendit vers moi sa main ouverte, m’intimant le silence.
- Un instant, s’il-vous-plaît ! Pouvez-vous garder un œil sur les garçons ?
Et avant que je n’ai pu lui répondre, la voici qui s’élance dans une ruelle. Je l’observai à distance, encore sous le coup de la surprise de ce qui venait de se passer.

A cause du brouillard et de la pénombre naissante, je la distinguai à peine. Cependant, je voyais bien qu’elle y avait rejoint un  homme. Ils parlaient tous les deux et la discussion semblait assez animée. J’entendais des bribes de conversation portées par le vent, quelques mots échappés par hasard et arrivés jusqu’à moi. Il était question d’enfant, de responsabilité, de réputation… Pour moi, plus de doute possible : ce devait être le père de Joseph. Mais je ne le voyais pas bien d’où j’étais. Il semblait grand, enveloppé dans un large manteau, sa capuche retombant sur ses épaules, ses cheveux parsemés de petits flocons blancs. Mais le brouillard m’empêchait de distinguer les traits de son visage. Il demeurait une silhouette floue dans la neige tourbillonnante.

Je devais absolument savoir qui était cet homme. C’est alors que j’avisai une commère qui passait par là, rentrant chez elle d’un pas pressé. Je l’attrapai par la manche pour lui demander si c’était bien Pierre Julien qui discutait avec Justine.
- Mais ! Comment voulez-vous que je le sache ! On n’y voit goutte ! Et, plutôt furieuse, elle se dégagea d’un geste brusque, reprenant sa marche laborieuse dans la neige de plus en plus épaisse du chemin.
Je regardai autour de moi, désespérée : il n’y avait plus personne en vue. Je me décidai donc à aller voir par moi-même, mais à ce moment-là l’homme quitta Justine et s’éloigna vivement. Le brouillard l’enveloppa d’un coup, le faisant disparaître à jamais. Justine revenait à pas rapides. Elle était visiblement bouleversée. Elle appela ses garçons et, semblant m’avoir oubliée, me planta là.

Je restais un moment au milieu du chemin, immobile, désemparée : je n’avais pas pu obtenir les renseignements tant convoités et, pire que tout, j’avais peut-être été à quelques mètres seulement de mon ancêtre sans avoir pu l’identifier. Le constat était amer : je ne pourrai probablement jamais découvrir l’identité du père de Joseph. Enfin, le froid piquant me décida à bouger et à m’en retourner… dans le brouillard.


samedi 2 décembre 2017

La Suisse est un coffre-fort

J’ai des ancêtres Suisses. Dans le Valais. A Champéry pour la plupart. 11 générations. 170 personnes environs identifiées (soit environ 150 actes ayant date et lieu). De la fin du XVIème pour les générations les plus anciennes jusqu’aux années 1880 où Joseph Auguste, mon arrière-arrière-grand-père saute dans la vallée voisine… qui se trouve en France. 

Carte Champéry-Samoëns

Il demeure donc ensuite à Samoëns (Haute-Savoie). Il est le père de Jean-François Borrat-Michaud, que les fidèles de ce blog connaissent bien, puisque je le suis « pas à pas » depuis 1914 pour connaître « sa » Grande Guerre.

Bref, j’ai des ancêtres Suisses.

Quand j’ai commencé ma généalogie, je ne savais pas ce que ça allait signifier. Dans ma famille on le savait qu’on avait des ancêtres Suisses : cela faisait partie des légendes familiales. On expliquait même son nom : Un Borrat aurait épousé une Michaud (ou l’inverse, on ne sait pas) et les deux noms aurait été accolés.

Dans son acte de mariage à Samoëns Joseph est dit né en 1863, de nationalité Suisse, "fils majeur, célibataire et illégitime de Justine Borrat-Michaud". Il signe Joseph Michaud. Dans son acte de naissance (rédigé en latin) il est dit "fils illégitime de Justine Es Borrat-Michaux". Au fil des recensements de Samoëns (il y apparaît à partir de 1886) il est successivement nommé Michaud, Borrat-Michaud, Mechond, Borrat-Michaux, Michaux.
Pour l’anecdote, il est reconnu père une première fois en 1892, épouse la mère de l’enfant en 1893, reconnaît sa fille illégitime ainsi que celle que sa nouvelle épouse avait eu 11 ans auparavant, seule survivante de deux paires de jumelles illégitimes (sic).

Que d’informations grâce à cet acte de mariage :
- c’est lui LE Suisse. Le premier. Légende familiale en partie vérifiée.
- il est fils illégitime. C’était aussi, par hasard, le premier que je trouvais dans ma généalogie.
- il n’était pas trop regardant sur les vertus de son épouse qui avait déjà eu deux paires de jumelles illégitimes ; et lui-même, fils illégitime, ne devait pas être trop à cheval sur les bonnes mœurs étant donné qu’il a mis « la charrue avant les bœufs », lui faisant un enfant avant de l’épouser. Bon, bien sûr, je ne connais pas les circonstances de toutes ces naissances, je me garderais donc bien de juger qui que ce soit.

Mais désormais je sais d’où et quand part ma branche suisse : Joseph est né à Champéry, juste à côté de Samoëns, de l’autre côté de la frontière ; à ce détail près qu’il n’y a pas de route pour franchir la montagne entre les deux villages.

Carte routes Samoëns-Champéry

Et cette montagne qui barre la route n’est pas que géographique : elle est aussi symbolique. En effet, l’état civil (ou paroissial) n’est pas accessible en Suisse de la même manière qu’en France. En fait il n’est pas accessible du tout, si l’on peut dire. Ainsi, comme le dit Patricia Ruelle, généalogiste familiale à Fribourg sous le nom de Chronique du temps, « les archives en ligne sont très rares. Selon les cantons, il existe également de grandes disparités d’accessibilité des sources. […] En Valais, il faut une autorisation du curé pour pouvoir consulter les registres paroissiaux d’une commune. »
« L’état civil suisse [laïc] existe depuis 1876. » Cela ne me concerne donc pas pour Joseph (déjà né, pas encore marié).

Autre particularité : « L’origine [qui] est un concept important en Suisse, [il] se rattache à l’ancien droit de bourgeoisie des familles. La ville d’origine d’une famille est celle dans laquelle le père possède un droit de bourgeoisie, qu’il a hérité de son propre père. Le père de famille transmet donc son lieu d’origine à sa femme et à ses enfants, et c’est dans cette commune qu’il faudra chercher des informations concernant la famille nouvellement créée. »
Dans mon « malheur » j’ai eu une chance, mes ancêtres suisses sont (quasi) tous originaires de Champéry et sa ville voisine de Val d’Illiez. Les lieux identifiés, les recherches peuvent commencer…

« Les registres paroissiaux [sont]  consultables aux archives cantonales. Le fonctionnement est similaire aux archives paroissiales françaises : les registres d’une paroisse recensent tous les événements qui se sont déroulés dans cette paroisse, sans tenir compte cette fois de la notion d’origine (mais elle est souvent mentionnée).
Dans les cantons […] catholiques (Fribourg, Jura et Valais) ils sont écrits en latin ou en français (ouf ! j’ai échappé à l’allemand gothique des cantons protestants, c’est déjà ça !).
Dans certains cantons, les registres originaux sont conservés dans les paroisses. Les Archives cantonales conservent alors des copies microfilmées. Une vaste entreprise de microfilmage a eu lieu en Suisse depuis les années 1990. »

Je ne mentionnerais pas les autres sources possibles, celles-ci me posent déjà suffisamment de problèmes.

En effet, si je ne me heurte pas aux délais de communicabilité (vu les dates qui m’intéressent), et si les actes sont librement consultables… il faut aller sur place ! Je vous passe les détails des consultations données par les archives cantonales : « Pour des raisons pratiques, il n’est pas possible de commander plus de dix articles à la fois. Les documents sont distribués à heures fixes :
- 08h30 commande possible la veille jusqu’à 16h15
- 10h15 commande possible jusqu’à 09h15
- 14h15 commande possible jusqu’à 13h15 »

Dans les forums, j’apprends en outre que « les copies d'actes ne sont pas gratuites, il faut débourser l'équivalent d'environ 25 à 30 euros pas acte. L'acte est très sommaire » ; information à prendre au conditionnel (sur les forums on dit tout et son contraire), mais en plus de ça, je risque de me retrouver sur la paille : 3 750 à 4 500 € de copies d’actes : gloups !

Donc, pour résumer, il faut que j’ai l’autorisation écrite du curé de la (des) paroisse(s) et que je me rende ensuite sur place aux archives cantonales (en l’occurrence à Sion) et que je calcule bien mes articles à commander (à cause des horaires), par paquets de 10 maximum, soit au moins 15 jours de présence puisque j’ai identifié 150 actes. Et pauvre comme Job.
Pas possible !

Bon, je cherche rapidement une autre solution : je me tourne vers l’AVEG (Association valaisanne d’Etude Généalogique) et crie au secours ! Très généreusement, ils me fournissent – gracieusement en plus – une liste d’ascendant composant ma lignée suisse : noms, prénoms, dates et lieux de naissance quand ils sont connus. C’est ainsi que « j’ai » pu identifier mes ancêtres Suisses. Mais aucun acte.

J’ai tenté d’autres pistes, mais en vain. Ah ! si ! j’ai trouvé l’origine du patronyme Borrat : du patois borat, taurillon, jeune homme (latin burrus, rouge ardent), ou bore, poil, laine grossière (latin burra, bourre, bure). Es-Borrat est une forme valaisanne, tirée d’un lieu-dit signifiant "chez les Borrat" (es = en les) [selon Ch. Montandon, www.favoris.ch/patronymes).].
Concernant les Borrat-Michaud, le nom est une variante de Borraz, Borra qui apparaît dans un rôle des terres du Chapitre de Sion à la fin du XIIe siècle. Cette famille se divise en plusieurs branches dites Borrat, Borrat-Besson, Borrat-Michod ou Michaud, Es-Borrat.
Les Borrat-Michaud descendent probablement d'un Michaud (= Michel) Borrat, fils de Jacquet Borrat, de Prabit; ce Michaud Borrat apparaît dans une reconnaissance de 1457 [selon le Nouvel armorial valaisan, Neues Walliser Wappenbuch, Auteur : Jean-Claude Morend, Léon Dupont Lachenal, Edité en 1984]. Donc pas de Borrat qui épouse une Michaud : légende familiale qui s’envole en partie. Au passage, clin d’œil à mon oncle Michel, qui s’appelle donc en fait Michel Borrat Michel !

C’était il y a une dizaine d’années. Je me suis dit : « adieu les Suisses ! Jamais je ne vous connaîtrai davantage ».

Aujourd’hui Noël approche. Je me suis dis que je pourrais demander au Père-Noël de m’offrir ces fameux actes manquants. Non que je mette en doute les relevés fournis par l’AVEG, mais ma formation d’historienne « m’oblige » à voir (avoir) la source première. Je recherche donc un généalogiste familial dans le Valais Suisse sur internet. En vain : je ne trouve que des généalogistes successoraux.

Je me tourne à nouveau vers l’AVEG en leur demandant si eux peuvent me fournir les actes, ou à défaut les coordonnées de quelque un susceptible de pouvoir le faire. Gentiment – à nouveau – ils me fournissent la copie d’une vingtaine d’actes. Cependant « les actes proviennent de photographies des registres paroissiaux de Val d'Illiez et de Champéry, réalisées avant les restrictions de l'Evêché. Les photos numériques n'avaient pas la qualité des photos actuelles, d'où la piètre qualité de ces photos. Aujourd'hui en effet, l'Evêché est propriétaire des documents et en limite fortement l'accès. Du coup, tous les registres n'ont pas été numérisés, et il est difficile d'accéder aux originaux ou aux copies disponibles aux archives valaisannes pour faire des copies des actes. »

Dans le lot, l’acte de naissance de mon AAGP, qui confirme bien sa naissance illégitime (ce dont je ne doutais pas) ainsi que les actes de naissance et décès de sa mère (qui ne s’est jamais mariée, même si, apparemment  elle a vécu avec un homme qui a reconnu l’un de ses enfants illégitimes… oui, elle aussi a eu plusieurs enfants illégitimes : l’histoire se répète). Les autres actes, concernant les ascendants les plus proches, confirment les dates données par l’AVEG il y a 10 ans. Un tableau issu de leurs relevés vient compléter l’envoi, identique aux données déjà reçues. J’ai laissé de côté les trois ou quatre dernières générations car elles n’ont pas d’acte leur correspondant et, les données n’étant pas sourcées, je ne sais pas comment le lien et la parenté de ces personnes a été établi.

Mais il me reste encore 130 actes à trouver. Je contacte cette fois directement les archives cantonales, pour savoir si elles peuvent réaliser des copies. La réponse est non, mais elles me conseillent de me tourner vers… l’AVEG !

Donc en 10 ans, si la généalogie en ligne en France a fait beaucoup de progrès, force est de constater qu’en Suisse les données restent bien au chaud dans leur coffre-fort. Inaccessibles. Je referai peut-être une nouvelle tentative dans 10 ans, sait-on jamais…


vendredi 21 août 2015

Illégitimes de génération en génération

Justine Borrat-Michaud est la dernière de mes ascendants suisses ayant vécu (et disparu) dans son pays natal. Je la connais notamment grâce aux relevés de l'AVEG (Association Valaisanne d’Études Généalogiques) puisque, étant Française, je n'ai pas eu accès directement à l'état civil suisse.
Elle est la fille de Jean Maurice, que nous avons déjà rencontré lors du Généathème de mai M comme militaire.

D'après les relevés de l'AVEG, elle a donné naissance à un fils illégitime, Pierre Frédéric Borrat-Michaud, né de père inconnu en 1844. Elle est alors âgée d'environ 30 ans.

Pour mémoire, un enfant illégitime (dit aussi adultérin ou naturel) est un enfant né hors mariage. Si aujourd'hui le phénomène est courant et ne choque plus guère les esprits, autrefois il n'en était pas de même. Dans des sociétés où les relations sociales et religieuses étaient fondées sur le couple, faire une entorse à cette structure de base était jugé très sévèrement. Rappelons que le mariage chrétien est un sacrement ne pouvant être dissous que par la mort. Ces enfants illégitimes illustrent l'irresponsabilité de leurs parents et réaffirment le caractère de péché grave de l'adultère.
Ils avaient aussi des conséquences non négligeables sur les héritages : on distingue ainsi les enfants naturels des enfants adultérins, puisque les premiers pouvaient, eux, succéder aux noms et aux biens de leurs parents (entièrement en l'absence d'enfants légitimes nés du mariage des parents, ou partiellement, s'ils en avaient); contrairement aux seconds.
C'est pourquoi, lors de mariages postérieurs, les parents légitimaient automatiquement leurs enfants naturels, les rendant tout aussi légitimes que les autres enfants nés au cours du mariage des parents communs.

Près de 20 ans plus tard, naît Joseph Auguste en 1863; mon ancêtre. A nouveau, c'est  un enfant illégitime : "Joseph Auguste Es Borrat Michaud, illégitime de Justine Es Borrat Michaud" (acte de naissance selon la transcription de l'AVEG); "Monsieur Borrat Michaud Joseph Auguste [...] fils majeur célibataire et illégitime de Borrat Michaud Justine" (acte de mariage). Il est le seul ancêtre direct de ma généalogie à être illégitime [ 1 ].

Et en 1850, Justine donne naissance à un troisième enfant, prénommé Louis Auguste. Cette fois, le père est connu : il s'agit de Pierre Julien Rey-Mouroz. Cependant Ils ne sont pas mariés. Ils sont juste concubins.

Avoir un enfant illégitime n'est pas très courant, mais trois !

A ma connaissance elle ne s'est jamais mariée. Est-ce que Pierre Julien Rey-Mouroz est aussi le père de Pierre Frédéric et de Joseph Auguste ? Nous ne le saurons probablement jamais.

Le nom du père de Joseph Auguste reste donc inconnu. Ce qui a deux conséquences : une grande saignée dans mon arbre généalogique et un patronyme, Borrat-Michaud, hérité d'un Claude vers 1650 et qui s'est transmis jusqu'à ma mère.

Devenu adulte, Joseph Auguste épouse Antoinette Adélaïde Jay. Celle-ci est un peu à part dans ma généalogie. Il faut dire qu'elle a eu une vie unique, comparée à celles des autres femmes de ma parentèle.

Née en 1854 à Samoëns (74) on la voit apparaître pour la première fois dans les registres en tant que mère en 1881 : elle a alors 26 ans et donne naissance à des jumelles, Félicie Césarine et Marie Joséphine. Mais c'est la sage-femme qui déclare cette double naissance : la mère est encore alitée, bien sûr, mais le père est inconnu.

Antoinette Adélaïde est alors "ménagère" et vit chez ses parents cultivateurs, au lieu-dit Lévy. Si aujourd'hui ce métier désigne la femme qui s'occupe du foyer, autrefois on l'utilisait pour qualifier l'agriculteur disposant d'une grande surface de terres, qui est riche. Le "ménager" est le chef de maison. Son épouse est donc la ménagère. Ici Antoinette Adélaïde n'est pas mariée : ce terme doit renvoyer au métier de son père (et non à celui de son époux) - qui sera d'ailleurs dit plus tard "propriétaire"; ce qui démontre une certaine aisance.

L'officier d'état civil qui remplit le double acte de naissance est assez indulgent : en effet il utilise la formule "a accouché d'un enfant jumeau". Délicat, il ne fait aucune mention de paternité. Il faut attendre le décès de Marie Joséphine (lorsqu'elle a 3 semaines) pour voir la mention "fille naturelle".

Le père d'Antoinette n'a pas l'air d'avoir mal pris cette entorse aux règles de bonne conduite puisqu'il continue à l’héberger après son accouchement.

Huit ans plus tard Antoinette Adélaïde donne naissance à deux autres filles jumelles... et naturelles ! Marie Louise et Marie Joséphine ne survivent que 3 jours. Mais à nouveau il n'y a pas de père dans le paysage. La seule précision qu'apporte l'officier d'état civil c'est l'ordre de "sortie du sein de [leur] mère" (ordre de naissance de chacune des deux fillettes).

Cette fois on retrouve un même nom dans les déclarations de naissance et de décès de cette seconde paire de jumelles : Placide Burnod, menuisier âgé de 29 ans, voisin de la famille Jay. Est-il un simple voisin ou a-t-il été "un peu plus proche" de la fille de la maison ?

En 1892, âgée de 38 ans, Antoinette donne naissance à une cinquième fille, Marie Louise, alors qu'elle n'est toujours pas mariée. L'enfant est donc toujours illégitime, mais cette fois pourtant le père est (enfin) connu : c'est un jeune citoyen suisse âgé de 29 ans domicilié à Samoëns, Joseph Auguste Borrat-Michaud.

Bébés © Anne Geddes

Trois semaines plus tard, les nouveaux parents vont officialiser leur union. "Et à l'instant les époux nous ont déclaré reconnaître et légitimer 1° Jay Félicie Césarine née à Samoëns le 17 février 1881 enregistrée à la mairie de Samoëns comme enfant naturel de Jay Antoinette Adélaïde 2° Borrat-Michaud Marie Louise née à Samoëns le 28 décembre dernier enregistrée à la mairie de Samoëns comme enfant illégitime de Borrat-Michaud Joseph Auguste déclarant et de Jay Antoinette Adélaïde."

Avoir un enfant illégitime n'est pas très courant, mais cinq !

Placide Burnod a disparu. Peut-être n'était-il qu'un voisin après tout... Joseph et Antoinette donneront encore naissance à un enfant, cette fois (enfin) tout à fait légitime.



Extrait arbre Borrat-Michaud et Jay
(Cliquez pour agrandir)



Y a-t-il une prédisposition à la naissance illégitime ? Il est étonnant de voir en effet autant d'enfants naturels/illégitimes en si peu de naissances et aussi rapprochés.

C'est en tout cas un phénomène tout à fait à part dans ma généalogie.



[ 1 ] A dire vrai, j'ai aussi un ancêtre dit "bastard" : Jacques Guibé, mais il n'y a pas de registre à l'époque de sa naissance (vers 1612 à La Coulonche, Orne) pour le confirmer.



vendredi 8 mai 2015

#Généathème : M comme militaire

Jean Maurice Borrat-Michaud est un des derniers représentants Suisse de ma généalogie [ 1 ]. Étant Française, je n'ai pas eu accès à l'état civil suisse. Mais je le connais grâce à l'AVEG (Association Valaisanne d’Étude Généalogique) qui m'a fourni l'ascendance complète de cette branche, basée sur leurs relevés - qu'elle en soit remerciée.

Jean Maurice est donc né en 1785 à Champéry, dans le Valais suisse (dizain [ 2 ] de Monthey). En tapant son patronyme dans le moteur de recherche de Geneanet, un article de Louiselle Gally de Riedmatten est ressorti [ 3 ]. D'après cette source, Jean Maurice est enregistré comme soldat valaisan au service de l'empereur Napoléon, sous le nom de Borrat (comme son frère aîné Jean Louis né en 1783). Cet ouvrage recense les soldats du Bataillon valaisan qui ont pu être identifiés dans les registres baptismaux (hors officiers).

En 1798, le Valais (région bilingue de Suisse à la fois de langue française et allemande) est occupé par l'armée française. En 1802 il devient une "République libre et indépendante", sous le protectorat des républiques française, cisalpine et helvétique; sa capitale est Sion. Dès cette époque, Napoléon pense à recruter des Valaisans, qui viendraient renforcer l'Armée française. Ce n'est en fait qu'en Octobre 1805 (16 Vendémiaire an 14) qu'une Capitulation (c'est-à-dire un contrat) est signée entre l'Empire français et la République suisse pour fournir un Bataillon d'environ 660 hommes, que l'on réunirait à Turin. 

Mais le Valais est assez pauvre (en particulier de dizain de Monthey qui se trouve dans une grande détresse économique) et fournit déjà des hommes à d'autres unités suisses en Europe : le recrutement s'avère difficile. Les recruteurs utilisent alors tous les moyens pour remplir leurs contingents : l’enrôlement se fait parfois "sur un verre de vin", quand ce n'est pas sur des méthodes plus radicales encore (mise aux fers ou au secret); on considère que près de la moitié des recrues est enrôlée sous la contrainte. Cependant cela ne suffit pas : les effectifs sont alors réduits à cinq Compagnies de 83 hommes chacune. Et c'est finalement à Gênes, un an plus tard, que l'on commence à voir arriver par petits groupes des contingents de Valaisans.

La formation du Bataillon s'y déroule de septembre à novembre 1806. Jean Maurice s'y engage le 13 novembre 1806, sous le n° de matricule 144, à l'âge de 21 ans. Le Bataillon est formé à la fin du mois de novembre, sous le commandement de Charles de Bons (nommé dès le 10 juillet 1806).

L'uniforme est composé d'un habit de drap rouge foncé, avec un collet, revers et parements blancs. La doublure, la veste et les culottes sont également de couleur blanche. Le rouge était une des couleurs traditionnelles des troupes suisses au service français, et le rouge et le blanc celles de la République valaisanne. Des boutons jaunes émaillent l'uniforme, gravés des mots Bataillon valaisan au centre et Empire français sur le contour. L'uniforme est complété par un shako français de feutre noir (couvre-chef en forme de cône tronqué avec une visière) à bande du haut, bourdalou (tresse) et renforts en V de cuir noir orné d’un aigle de laiton. L'équipement et l'armement seront identiques à ceux des soldats de l'infanterie de ligne française.
Uniforme de grenadier et officiers du Bataillon valaisan, © D. Davin

Le Bataillon est, évidemment, composé uniquement de Valaisans. Les engagés doivent être âgés au minimum de 18 ans et au maximum de 40. La taille minimum requise est de 1,68 m (5 pieds 2 pouces). Aucune infirmité n'est tolérée. L'hygiène buccale est aussi contrôlée. Ils prennent un engagement de 4 ans. A l'issue, ils pourront quitter le Bataillon ou en contracter un nouveau. Le prix d'engagement est de 180 francs par recrue.

Ces troupes servent une puissance étrangère, tout en restant soumises à la juridiction de l’État d'origine : ils ont donc un statut assez proche de l'immunité diplomatique, avec leur propre justice, leur liberté de culte et leurs propres officiers (contrairement aux mercenaires, par exemple).

Selon l'article de Louiselle de Riedmatten, Jean Maurice est dit baptisé à Val d'Illiez (ville distante de moins de 4 km). A noter : aucune recrue ne déclare être de Champéry (d'ailleurs elle affirme qu'il n'existe plus de registre de baptême entre 1782 et 1786). Cependant, après vérification, les sources ne sont pas révélées très fiables : le soldat pouvait ainsi donner comme lieu de naissance le chef-lieu du dizain et avoir été en réalité baptisé dans une autre paroisse. 16 recrues originaires de Val d'Illiez s'engagent dans le Bataillon (selon l'estimation, il y a entre 11 et 12% de la population du dizain de Monthey nés entre 1782 et 1786 qui s'engagent).

Le 29 mai 1808, le Bataillon quitte Gênes pour Perpignan. Il y arrive le 13 juillet. Mais il n'y reste pas puisqu'il prend aussitôt la direction de l'Espagne. Il y est incorporé dans l'armée de Catalogne, au 7ème Corps.

Lors du siège de Gérone le Bataillon perd un tiers de ses effectifs. Les batailles se succèdent : Bascara (11 avril 1809), La Jonquière (octobre 1810). Pierre Blanc devient le nouveau chef de corps en février 1810. Peu de sources décrivent précisément la vie de corps, selon Louiselle Gally de Riedmatten, et encore moins s'intéressent à la vie de ces soldats, de leurs origines et de leur destin à l'armée (hormis les "rolles ou revues de compagnies" qui recensent les soldats, lorsqu'ils existent ou ont été conservés; ce qui n'est pas toujours le cas). 

De fait, difficile de savoir pourquoi Jean Maurice s'est engagé : emprise de l'alcool, après une dispute avec les parents ou la petite amie, échapper au mariage ou aux ennuis judiciaires, ou encore motif économique (subvenir à ses besoins ou à ceux de sa famille, fuir la misère du pays...), envie d'être soldat, de voir du pays ?

Fin 1810, alors que le Bataillon est cantonné à La Jonquière, les soldats apprennent qu'ils font désormais partie intégrante de l'Empire français et qu'ils doivent prêter serment de fidélité à l'Empereur. Le Valais vient en effet d'être annexé à l'Empire, formant le nouveau département du Simplon (par décret du 12 novembre 1810). Ce département existera jusqu'en 1813 seulement. Devenu français, une troupe étrangère n'a plus lieu d'être : le Bataillon valaisan est dissous le 16 septembre 1811 et intégré au 11ème régiment d'infanterie légère nouvellement créé. Il quitte l'Espagne à destination de l'Allemagne.

On ne sait pas à quelle date Jean Maurice quitte le Bataillon. Est-il parti à la fin de son engagement de 4 ans ? On constate toutefois que 21 % des enrôlés ont été congédiés avant le délai légal, pour inaptitude, blessure ou plus rarement pour conduite morale douteuse. D'autres sont rayés du contrôle des troupes, prisonniers ou déserteurs. On estime que, en fait, la durée moyenne passée au corps est d'un an et huit mois seulement (chiffre à relativiser, car la mort d'un grand nombre de soldats - 40% de l'ensemble du Bataillon en 5 ans - fait baisser considérablement cette durée). Rares sont ceux qui ont prolongé leur contrat. La brève période d'engagement suggère sans doute que le service dans le Bataillon valaisan n'est pas envisagé comme une carrière militaire à suivre, mais plutôt comme une étape de courte durée, une expérience momentanée. De retour on pays on "reprend le cours de sa vie", son métier (ou celui de son père).

Une chose est sûre, Jean Maurice se marie à Val d'Illiez le 3 décembre 1811 avec Milleret Patience. Soit il est rentré de façon temporaire, soit de façon définitive. Sa fille Marie Justine naît le 14 novembre 1814 à Champéry. Elle est la mère de Joseph Auguste (le père n'est pas connu).

J'ignore tout du reste de sa vie, sinon qu'il s'éteint à Champéry le 8 décembre 1848.


[ 1 ] Il est le grand-père de Joseph Auguste, celui qui a franchi la frontière et s'est installé en Haute-Savoie. C'est donc l'arrière-grand-père de Jean François Borrat-Michaud, autre soldat bien connu de ma généalogie dont je suis le parcours pas à pas lors de la Grande Guerre.
[ 2 ] Dizain : division territoriale du Valais, en quelque sorte l'ancêtre du district actuel.
[ 3 ] Article paru dans Vallesia (le bulletin annuel de la Bibliothèque et des Archives cantonales du Valais, des Musées de Valère et de la Majorie)