« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 16 juin 2018

#RDVAncestral : Le notaire infatigable

Lundi le 21 octobre 1726, après-midi, village de La Mollie, paroisse du Biot

J’ai rendez-vous aujourd’hui avec Garin François Vulliez, un de mes ancêtres notaires qui demeure en vallée d’Aulps (Haute-Savoie actuelle). Garin est notaire depuis presque 50 ans. Il est lui-même âgé de 69 ans, mais continue de courir la campagne pour servir ses clients. Il a plutôt belle prestance, tout de noir vêtu : habit de drap noir coupé droit, avec collet, parements, poches en velours, gilet de soie noire à boutons, pantalon de drap noir. Seule la canne qu’il utilise désormais pour l’aider à marcher trahit son âge avancé.

J’entre, bien que je sois un peu en avance. Il discute avec un autre notaire, sans aucun doute son fils Pierre François (communément prénommé seulement François) avec qui il travaille fréquemment depuis quelques années. Mon ancêtre direct, son frère Jean Pierre, notaire royal lui aussi, n’est pas là. Je reste sur le pas de la porte mais, tout en continuant de parler, Garin me fait signe d’entrer et de m’assoir.

J’obéis et tandis qu’ils continuent à parler ensemble, j’observe le décor : deux pupitres en bois sapin, dont l’un est pourvu d’une grosse serrure ouvragée, des layettes (tiroirs ou coffrets servant à ranger des papiers) et des étagères sur lesquelles s’entassent d’épais registres reliés, des liasses de parchemins plus ou bien rangés, un tas de feuillets vierges, des sacs en toiles où l’on range les pièces d’un procès déjà jugé (ce qui nous donnera la fameuse expression « l’affaire est dans le sac »). Les deux notaires sont devant une belle table en bois de noyer, couverte de papiers au sujet desquels ils discutent tout bas. A un bout de la table une écritoire et tout le nécessaire à écrire : plume, encrier, sabloir (le sable répandu sur l’encre encore humide servait encore de buvard à cette époque). De l’autre coté un joli coffret, de dimension modeste, mais agréablement décoré, muni d’une grosse clé engagée dans la serrure ; c’est sans doute là que Garin conserve son argent liquide et peut-être des documents de valeur. Des chandeliers sont là pour éclairer les longues soirées de travail. Devant la table, trois belles chaises ouvragées, couvertes d’étoffe bleue. Dans un angle de la pièce une imposante armoire à trois portes, fermant à clé, servant probablement à conserver les minutes notariales. Le long du mur un banc couvert d’étoffe rouge et verte ; nécessaire en cas d’affluence des quémandeurs probablement. En face, une bibliothèque présentant de beaux volumes aux tranches ouvragées et dorées : des livres de droits sans doute, peut-être aussi de piété et d’histoire comme on en trouvait dans les bibliothèques des lettrés, mais je suis trop loin pour en distinguer les titres. Je suis moi-même assise sur une chaise en noyer, assez simple, mais dont les finitions ne laissent aucun doute sur la qualité du travail. Un tapis aux couleurs chaudes réchauffe la pièce. Un poêle permet d’affronter l’hiver et d’éviter que l’encre ne gèle dans l’encrier. Enfin, trois petites tapisseries, un portrait (l’un de mes ancêtres ?) et quelques gravures ornent les murs et donnent un aspect chaleureux et confortable à la pièce. Le tout traduit un goût sûr mais pas tapageur.

Un petit homme, tout de noir vêtu entre. Il marque un léger temps d’arrêt en me voyant, puis se dirige rapidement devant l’un des pupitres et commence sa journée de travail. Le clerc, sans aucun doute. A force d’observer le notaire, de recopier les documents, de lire pour parfaire sa culture, le clerc apprend à connaître les coutumes, les formulations, et  développer l’art d’écrire et de signer avec assurance. C’est ainsi qu’il s’initie à son futur métier. Le clerc commença à manipuler règle, équerre, aiguilles et fils pour relier des parchemins et former des cahiers plus facile à manipuler ou expédier. Pas un mot n’avait encore été prononcé, à voix haute tout au moins.

- Bienvenue dans ma banche ! me dit finalement Garin en relevant la tête.
- Heu… la banche ? Je ne voudrais pas paraître impolie, mais qu’est-ce que c’est ?
- Ah ! C’est un terme du pays. L’histoire veut que ce terme provienne d’une espèce de bureau où les avocats donnaient rendez-vous à leurs clients. On peut aussi dire banc ou banque. Une sorte de comptoir quoi. Enfin, maintenant on est installé plus à notre aise. Il se penche vers moi : et dans un lieu clos, c’est aussi plus discret pour traiter certaines affaires, hum, hum… Tu vois ce que je veux dire ? Sans me laisser le temps de répondre, il enchaîne :
- Certains utilisent même le mot boutique ou cabinet, dit-il en pouffant.
Je ne saisis pas tellement la plaisanterie mais sourit poliment. Redevant plus sérieux, il ajoute :
- Depuis quelques temps on dit aussi étude. Enfin, tout ça c’est bien la même chose au fond.
Je ne lui avoue pas que le terme d’étude m’est plus familier et que c’est lui qui l’emportera au fil des siècles.

- Allons-y ! Nous avons fort à faire aujourd’hui. Il prend soin de retirer la grosse clé du coffre de son bureau et la glisse dans une poche de son gilet. Il enfile prestement sa robe noire, jusque-là pendu à une patère, qui lui sert de manteau et son bonnet carré assorti.
- Nous avons plusieurs rendez-vous au Biot aujourd’hui : ce n’est même pas à quart de lieue [1] : nous irons à pieds !

Régulièrement les gens de passage le saluent. Certains ôtent même leur chapeau en signe de respect. A vrai, tous ces saluts nous ralentissent quelque peu car il faut dire un mot aimable à chacun.
- Eh oui : depuis le temps que j’exerce dans la vallée, j’ai vu défiler tout le monde, toutes les familles, des plus humbles au plus puissantes : qui pour une quittance, qui pour un testament ou un acquis. C’est ce qui explique ma popularité.
Garin est fort modeste : avec le seigneur et le curé, il est un des personnages les plus importants de la paroisse. Sa fortune, son savoir, ses titres, et ce rang qu’il occupe dans la société, expliquent aussi sans aucun doute sa popularité. Consignant tous les actes qui rythment la vie quotidienne des populations, il est omniprésent et son rôle très important au sein de la communauté. Sans compter qu’il est aussi « le gardien des secrets » : avec tout ce qu’il sait sur tout le monde, il vaut mieux lui devoir le respect.

- Nous allons au village du Biot, en la maison de messire Philippe Faurat, châtelain de Saint Jean d’Aulps. Il a plusieurs affaires à traiter. Puis nous irons chez François Mudry qui m’a fait mander pour un acquis.

Le temps de s’assurer de la présence des témoins requis, de rédiger les différents actes, de relire les documents et de les faire signer, l’après-midi était bien avancée. Un détail me rappelle l’âge avancé de Garin : c’est son fils François qui a rédigé tous les actes, comme Garin le fait préciser à la fin de chacun d’eux : « le présent acte reçu et signé par le tabellion quoique écrit de la main de François Vulliez mon fils » ; sans doute son écriture n’est plus aussi sûre qu’avant, pourtant sa signature a encore belle prestance).


 Signature de Maître Vulliez Garin François, 1726 © AD74

- Reviens demain si tu veux : j’ai un autre rendez-vous prévu à 8h.
- Avec plaisir !

Mardi 22 octobre 1726, avant 8h

- Aujourd’hui nous allons à St Jean : c’est à un peu plus d’une lieue. Nous emprunterons donc une charrette car cela fait trop loin pour mes vieilles jambes. Quand j’étais jeune, je pouvais parcourir toutes les distances à pieds, mais maintenant… Sans compter qu’il faut porter avec soi une écritoire de campagne (dans certaines maisons il y a à peine une table pour écrire convenablement), les plumes, encre, sable ou poudre à sécher l’encre, papier, etc… C’est un métier d’itinérant : pire qu’un colporteur, allant de foyer en foyer ! Je rédige plus d’actes à travers la campagne que dans ma propre banche !

Installés dans la charrette, je demandais à Garin :
- Quelle est la différence entre un notaire et un tabellion ?
- Ah ! Le notaire est un mot qui vient du latin et qui signifie sténographe, scribe, celui qui note rapidement et fidèlement. La fonction de notaire est très ancienne car les puissants de ce monde ont toujours eu besoin de scribes. Puis, pour en garder la mémoire, il y a eu obligation d’avoir témoins et copies archivées des actes passés. Le tabellion, mot d’origine latine également, signifiait celui qui écrit sur des tablettes. Pendant longtemps on l’a distingué du notaire : son rôle est de conserver les « minutes » (l’original du document, parfois simplement quelques notes prises à la va-vite) et de délivrer les « grosses » (la copie, destinée au client ou à qui de droit, document plus développé et écrit plus « gros » car il était rémunéré en fonction de sa longueur). La distinction notaire/tabellion a officiellement disparue il y a une centaine d’années, mais nous, ici dans les États de Savoie, nous aimons bien le nom de tabellion. Le terme désigne l'ensemble des actes insinués (c'est-à-dire enregistrés). Mais par extension, il sert aussi à nommer l'administration chargée de la transcription et de la conservation de ces actes (actes publics, contrats entre vifs et dispositions de dernières volontés). L'insinuation, instaurée en 1610, vise à assurer l'authenticité des actes émanant aussi bien de particuliers que de communautés d'habitants. Les actes publics passés devant notaire n'ont aucune valeur, notamment judiciaire, s'ils ne sont insinués. En 1696, le duché de Savoie a été partagé en sept départements du tabellion : Savoie propre, Genevois, Faucigny, Chablais, bailliages de Ternier et de Gaillard, Maurienne, Tarentaise. Ici nous faisons partie du Chablais ; on y compte 4 bureaux du tabellion, chacun s'étendant sur un nombre variable de paroisses. 
- Et comment accède-t-on à cette profession ?
- Oh ! Pour cela il faut être un fils légitime, savoir ses lettres bien sûr,  professer la religion catholique, apostolique et romaine. Le postulant doit obtenir, le plus souvent du curé de sa paroisse, une attestation de bonnes vie et mœurs. Il doit avoir au moins 25 ans, c'est-à-dire d’être majeur, sauf s’il est fils de notaire : des dispenses peuvent alors être accordées. Un examen est également prévu, afin d'obtenir sa charge. Mais souvent on est  notaire de père en fils : il suffit de racheter la charge de son père (souvent elles sont héréditaires). Ainsi mon père, Claude, l’était avant moi, et mes deux fils, Jean Pierre et Pierre François, le sont aussi. Ma mère était fille de notaire également. Il faut dire qu’en fréquentant les mêmes familles, on finit fatalement par s’y épouser.

C’est un autre acquis qui nous occupe aujourd’hui, dans la maison de Jean Claude Cottet. La tâche n’est guère différente de la veille. Le métier serait-il monotone ?

- Si tu veux tu peux revenir demain : cette fois ma mission sera plus surprenante

Mercredi 23 octobre 1726, après midi

- Nous restons au Biot aujourd’hui : une petite marche nous fera le plus grand bien et tu as sans doute d’autres questions à me poser : cela nous laissera le temps de parler un peu…
- Très bien : parlez-moi donc un peu de votre profession alors…

Tout en marchant - étonnamment vite pour son âge - il entame un monologue, ponctué de grands gestes.
- La plupart d’entre nous cumulent différentes fonctions : procureurs, avocats, greffiers. Et dans les petits pays, comme chez nous, certains ont des responsabilités seigneuriales : ainsi moi par exemple je suis aussi "procureur d'office de la vallée d'aux" (je traduis dans ma tête : « procureur de la justice seigneuriale locale, en l’occurrence de la vallée d'Aulps »). Mon fils François est notaire mais aussi châtelain de la vallée d'Aulps et secrétaire de la paroisse du Biot. Il continue à détailler les rapports qu’entretiennent les notaires avec les autorités gouvernementales et judiciaires, avec leurs confrères, employés ou clients, mais s’interrompt soudain : nous y voici !

Je suis bien étonnée ; nous sommes au milieu de nulle part, au bord d’un chemin. Garin me regarde avec une lueur de malice dans les yeux :
- Tu ne t’attendais pas à ça, hein ? Mais c’est bien ici que nous avons rendez-vous !
Effectivement un groupe de personnes s’approche et François, qui nous accompagne toujours, commence à rédiger tant bien que mal, assis sur une souche bordant le chemin : « au chemin public au lieu de sous la motte en bas du cimetière du Biot ». Monotone le métier ? Sûrement pas ! 
Il y a là les deux contractant de l’acte d’obligation : la veuve Girod qui promet de bien payer à Pierre Mudry, ici présent, les 115 livres et 18 sols dus suite au prêt qu’il avait fait précédemment pour elle ; ainsi que leurs deux témoins. Seul Pierre Mudry sait signer (ce qu’il fait) puis tout le monde se sépare. Nous-mêmes, nous retournons vers la banche des Vulliez.
- Et bien ! Je savais que le notaire était itinérant, mais je pensais tout de même qu’il rédigeait ses actes avec un toit au-dessus de sa tête, et non au bord du chemin !
- Ah ! Ah ! La vie de notaire est pleine de surprises !
- Assurément !
- J’ai quelques jours plutôt tranquilles devant moi mais, si tu veux, tu peux revenir le 2 novembre courant : d’autres rendez-vous ont déjà été pris.
- Alors à bientôt.

Samedi 2 novembre 1726, avant midi

Nous retournons au Biot (mais dans une véritable maison cette fois !), chez Philibert Tornier, pour une histoire de quittance entre différents membres d’une même famille. L’acte est un peu long à rédiger car les contractants sont deux sœurs Tornier, toutes deux veuves, et leur beau-frère agissant en qualité d’administrateur des biens de ses enfants orphelins de mère (la sœur des deux sœurs : vous me suivez ?) ; lesquels reconnaissent que Philibert et Claude Tornier, leurs frères et beau-frère aussi présents, ont bien donné la somme, bétail et trossel [2] constituant la dot des trois sœurs, promis dans un acte de 1712. Ils en profitent pour régler aussi l’hoirie de leur autre frère mort ab intestat [3]. Il me faut un petit moment pour comprendre les liens familiaux qui unissent toutes ces personnes, d’autant plus qu’à chaque fois qu’elles sont citées ont y ajoute le nom du mari ou du père défunt, leur lieu d’habitation et paroisse. Sur le moment, c’est un peu brouillon, mais je me réjouis secrètement pour les descendants de la famille Tornier : s’il y a un généalogiste parmi eux, ce document est une pépite riche en informations !

Samedi 2 novembre 1726, après midi

Nous nous retrouvons dans la banche des Vulliez. C’est ici que tout avait commencé une douzaine de jours auparavant. Le décor n’a pas changé. Le clerc est encore à son pupitre, toujours aussi silencieux.
- Voilà, c’est notre dernier rendez-vous je crois, me dit Garin avec un quelque regret dans la voix.
- En effet.
- Tu sais, je voulais te dire…
Mais nous sommes interrompus par l’arrivée de nouveaux requérants et leurs témoins. Garin et François se mettent à la tâche. Quand à moi je dois partir.

Je ne sais pas ce que voulais me dire Garin un instant plus tôt, mais peu importe : il m’en a tellement appris durant ces quelques jours.


[1] 1 lieue = 4 km environ.
[2] Trossel = trousseau.
[3] Hoirie = héritage. « Ab Intestat » = se dit d’une personne décédée sans avoir rédigé de testament.

mardi 5 juin 2018

Un instituteur en 1830

Avait-il aimé l’école ? Y avait-il seulement pu aller ? Né en 1804 à Montanges (commune d’environ 750 habitants - à l’époque - dans l’Ain), Jean François Berrod est fils et petit-fils de cultivateurs, demeurant dans une ferme située à 900 m d’altitude au lieu-dit Petit Marnod, à presque 5 km du village. Il n’avait pas de frère aîné pour l’accompagner à travers les hauts plateaux et les épaisses forêts. Y allait-il seul ? Y avait-il même une école à Montanges ? Car si la Révolution avait rendu l'enseignement laïc et gratuit, et l’enseignement primaire même été déclaré obligatoire, on sait que dans les campagnes il n’y avait pas toujours d’école, en particulier dans les lieux les plus reculés et les plus pauvres. 

 Montanges © collection-jfm.fr

Si les nouvelles lois de la République concernant l’école marquent une véritable rupture par rapport aux époques anciennes où l’enseignement dépendait du pouvoir religieux, elles furent longues à appliquer partout. Le magister de village (ancien nom que l’on donnait aux instituteurs) et le clerc paroissial qui faisaient jusque là office de maîtres d'écoles furent remplacés par les instituteurs, eux-mêmes rattachés à corps d’État, dispensant un enseignement d'État. Leur but était d'ouvrir l'enseignement primaire à tous.
Jean-François avait-il donc fréquenté l’école ? Avait-il appris, avec gourmandise, à lire, à écrire, les notions grammaticales, les règles de l'arithmétique, les méthodes simples pour mesurer exactement un terrain ou toiser un édifice, une description élémentaire des productions du pays et des procédés de l'agriculture et des arts et, bien sûr, les idées morales et règles de bonne conduite qui en découlent ? Toutes ces matières qui étaient enseignées dans les « nouvelles » écoles.
Quoi qu’il en soit, il est probable que, comme souvent, au printemps on devait le retirer de l’école pour de menus travaux, la surveillance de frères et sœurs (il est l’aîné de 6 enfants) ou la garde du bétail. Il ne pouvait y retourner qu'en novembre.

Premier-né, il devait sans doute être tout destiné à reprendre la ferme. Au lieu de cela, il choisit une autre voie : il devint instituteur primaire. Dès l’âge de 28 ans, on le voit en effet apparaître comme tel. Et jamais il ne dérogera à sa vocation puisqu'il exercera ce métier jusqu'à sa mort.

Il va sans doute profiter de la loi de 1833, dite loi Guizot, imposant aux communes l'obligation d'entretenir une école primaire. Avant cette loi de 1833, le corps enseignant se composait d’un ensemble de maîtres isolés, voir improvisés,  tels que des domestiques du curé, sacristains, etc… qui enseignaient les rudiments de la lecture et l’écriture. Après la loi Guizot, il faut fournir des enseignants à ces nouvelles écoles. Le corps des instituteurs et enseignants se professionnalise avec la création d’écoles préparatoires : ce seront les Écoles normales (1832). La durée des études est de deux ans et les six derniers mois  les élèves-maîtres sont particulièrement exercés à la pratique des meilleures méthodes d’enseignement dans une ou plusieurs classes primaires annexées à l’École normale.
Les élèves sont internes ou externes. L’internat est payant, mais des bourses peuvent être accordées. Pour pouvoir prétendre à entrer dans ces Écoles normales, il faut être âgé de 16 ans, produire un certificat de bonne conduite et un certificat médical, prouver par le résultat d’un examen ou d’un concours que l’on sait lire et écrire correctement, que l’on possède les premières notions de la grammaire française et du calcul.
Cependant dans les faits, il faudra attendre encore plusieurs années avant que les Écoles normales ne se généralisent. Leur mise en place est en effet assez lente : la première s'ouvre dans l'Orne en 1838, suivie de quatre autres dans les Hautes-Pyrénées, le Jura, la Nièvre et le Doubs. Il faudra attendre plusieurs années, voire décennies, pour que le territoire soit complètement émaillé par ces établissements formateurs.

Quoi qu’il en soit, Jean François n’y a pas reçu sa formation première, puisqu’il était déjà instituteur avant leur création. Peut-être qu’il fit partie du lot des « anciens » que l’on essaya « d’améliorer » avec une formation accélérée distribuée pendant les vacances. Ils y apprenaient les nouveaux programmes en vigueur et certaines nouveautés comme les nouvelles mesures mises en place dans les années 1840 de façon unique partout en France, remplaçant les anciennes mesures particulières à chaque région.

A partir de 1833, les communes sont tenues d'entretenir au moins une école primaire élémentaire. Il doit être fourni à tout instituteur un local, tant pour lui servir d'habitation, que pour recevoir les élèves et un traitement fixe d'au moins de deux cent francs.
La loi charge le conseil municipal de proposer l’instituteur public ; mais après l’avis du comité local, et sous la décision du comité d’arrondissement.
Le comité local est présidé par le maire. Le comité d’arrondissement est présidé par le préfet ou le sous-préfet, et se compose avec lui du maire du chef-lieu, d’un juge de paix, d’un représentant religieux, de différents membres de l’enseignement, etc...
Rien n’est fait pour l’instruction des filles. Il faut attendre 1836 pour que la division en deux degrés soit étendue à l’enseignement féminin.
Est-ce que cette loi Guizot a changé le quotidien de Jean François ? Difficile à dire. Ce que l’on sait en revanche c’est que pendant toutes ces années il a toujours été instituteur à Montanges.

Guizot comprend qu’un grand nombre de maîtres, dispersés dans les campagnes les plus reculées, livrés depuis de nombreuses années à tant de hasards, ont besoin d’un guide pour leur indiquer la voie. Il crée un corps de délégués spéciaux chargés de visiter les écoles afin de les guider. Ainsi, à la fin de la Monarchie de Juillet (1830/1848), chaque enseignant dispose d’un dossier de carrière personnel dans lequel on trouve des renseignements sur la formation de l'individu, son recrutement, le déroulement de sa carrière, son réseau de relations puisqu'il est coutume de se faire appuyer pour obtenir mutations, décorations. On peut aussi y trouver des détails touchant le caractère, la considération, le zèle et l'aptitude de chaque fonctionnaire. Des notices complémentaires précisent la conduite, la santé, la sagacité et le jugement, l'exactitude, l'élocution, l'instruction et la tenue de la classe par l’agent. Toutes ces remarques sont possibles grâce à la constitution d’un corps d’inspecteurs qui viennent vérifier l’aptitude des enseignants.
Hélas, il ne semble pas que Jean François ait fait l’objet de suivis réguliers par des inspecteurs ; en tout cas, à ma demande, les archives départementales n’ont pas trouvé de dossier de carrière à son nom. Quelques liasses concernent les instituteurs du département mais, n’étant pas sur place, je n’ai pas pu les compulser.

A la fin de la Monarchie de Juillet, l'enseignement primaire a réalisé une progression sensible, mais il reste beaucoup à faire. L'amélioration doit porter à la fois sur l'effectif des maîtres, le nombre d’écoles et la qualité de l'enseignement. On constate qu’un certain nombre de communes font de la résistance et n'ont même pas institué d'école.
Un nombre élevé d'enfants et surtout de filles (40%) n'assistent pas ou assistent irrégulièrement aux travaux scolaires. D'autre part, certains parents n'attachent aucun prix à une instruction dont ils ont été eux-mêmes privés. Les écoles rurales se vident toujours du printemps à l’automne pour aider aux travaux des champs.
Pour élever la condition des instituteurs, la loi de 1833 accorde, comme on l’a vu plus haut, un traitement fixe minimum de 200 francs qui est souvent le maximum qu'ils perçoivent de la commune. Dans les faits leur rétribution mensuelle, laissée à l'appréciation des Conseils municipaux, est assez souvent au plus bas, quand ils arrivent à la percevoir, et souvent payée en nature. La situation des instituteurs est plus misérable que celle de beaucoup d'ouvriers.
Si médiocre que soit leur situation, la fonction assure une sécurité relative. Pour vivre, ils doivent exercer d'autres fonctions ; ainsi, en début de carrière, on voit Jean François déclarer être cultivateur en parallèle de son métier d’instituteur. Mais sa situation a dû s’améliorer avec le temps : un événement inattendu nous montre qu’il devait vivre assez confortablement et avait à sa disposition un certain pécule. En janvier 1846 un entrefilet dans la presse nous apprends en effet qu’un « vol à l'aide d'effraction a été commis, dans la nuit du 11 au 12 courant, au domicile et au préjudice de M. Berrod, instituteur à Montanges (Ain). Les voleurs se sont introduits dans sa chambre par une fenêtre de l'école et ont pris dans un tiroir, dont ils ont brisé la serrure, une somme de 360 fr. » Par ailleurs, il apparaît dans les tables de succession où il déclare des biens dont la valeur s'élève à 1 317 francs ; ce qui n’est pas négligeable.

Les maires, chefs immédiats des instituteurs, les considèrent souvent comme un subalterne au même titre que leur garde-champêtre. Ils n’hésitent pas à intervenir dans les affaires de l’école. Ainsi, un document fragmentaire retrouvé par la cousine de mon père, nous apprends que le maire de Montanges s’est plaint de Jean François. En 1857, alors qu’il est instituteur dans la commune depuis près de 30 ans, une lettre signale que « M. Berrod est un instituteur âgé, il est peu capable et ne peut plus desservir la commune de Montanges. Les autorités locales demandent depuis longtemps son changement et lui-même le sollicite. Je le propose pour la petite commune de Mérignat qui lui convient sous tout rapport. » Que s’est-il passé ? Trop peu d’informations nous sont parvenues pour le déterminer. Mais il semble que les rapports entre les autorités et l’instituteur se soient tellement dégradées, que même Jean François ait souhaité « changer d’air ». Et en effet, l’année suivante on le retrouve instituteur à Mérignat, commune de moins de 300 habitants située à 40 km au Sud Ouest de Montanges. La situation s’est-elle apaisée ? Le décès brutal de Jean François en octobre 1858, à seulement 53 ans, ne nous permet pas de le savoir.

C’est ainsi que s’arrête la carrière d’instituteur de Jean François. Lui qui aura transmis son savoir à des dizaines (centaines ?) d’enfants… et peut-être fait naître d’autres vocations.

jeudi 31 mai 2018

#Centenaire1418 pas à pas : mai 1918

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de mai 1918 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er mai
Instruction par compagnie. Tir.

2 mai
Exercice de nuit.

3 mai
Instruction par compagnie.

4 mai
La 47e DI se déploie par voie de terre vers le Nord. Le bataillon fait étape sur Halloy. Départ à 7h. Itinéraire : Rubempré, Puchevillers, Beauquesne (Somme), Halloy (Pas-de-Calais).

Carte Villers-Halloy

5 mai
Étape sur Neuville-au-Cornet (près de Saint Pol). Départ 7h. Itinéraire : Lucheux, Ivergny, Beaudricourt, Estrée-Wamin (grand halte), Houvin, Moncheaux, Buneville, Neuville.

Carte Halloy-Neuville

6 mai
Travaux de propreté, installation au cantonnement.

7 mai
On a du mal à distinguer les soldats des civils, le front de l’arrière : c’est devenu une guerre totale. [1]

8 mai
Ordre de bataillon n°196 (cassation).

9 mai
Séjour à Neuville au Cornet. Instruction.

10 mai
La guerre n’a pas seulement détruit les maisons, les villes et les vies : elle a détruit les rêves, la foi et l’espoir. [1]

11 mai
Poursuite de l’instruction.

12 mai
Nous sommes toujours au cantonnement de Neuville au Cornet.

Neuville au Cornet © Geoportail

13 mai
Revue passée par le Général de Division en présence de deux Généraux canadiens.

14 mai
Préparatifs de départ. 32 gradés et chasseurs viennent grossir nos rangs.

15 mai
Le bataillon embarque en camion à 7h30 à Buneville (près de Neuville au Cornet) ; débarque à Bout de la Ville (près Fauquembergues, Pas de Calais) à 11h35. Nous cantonnons en différents mieux autour de Fauquembergues (St Martin, Bout de la Ville, Villametz).

Carte Neuville-Fauquembergues

16 mai
Les équipages, partis par voie de terre hier, nous rejoignent. Installation dans les nouveaux cantonnements.

17 mai
L’adjudant Verollet est inscrit au tableau spécial de la médaille militaire.

18 mai
Instruction par compagnie. Tir.

19 mai
Exercice de cadres de division.

20 mai
Exercice de cadres de groupe.

21 mai
Instruction par compagnie. Tir.

22 mai
Instruction par compagnie. Tir.

23 mai
Aucune note pour ce jour.

24 mai
Le sous-lieutenant Viallet est nommé au grade de lieutenant.

25 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

26 mai
Les exercices d’instruction par compagnie vont se poursuivre toute la semaine.

27 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

Soldats avec une mitraillette, 1917 © Gallica

28 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

29 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

30 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

31 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.


[1] Documentaire Arte "14, des armes et des mots"


jeudi 24 mai 2018

#Généathème : Autour de la famille

J'ai choisi la famille Prost, étudiée sur trois générations, à voir et/ou à lire.
Pour ceux qui préfèrent voir, voici une infographie :

Pour les plus curieux, voici le détail à lire :
  • Génération n°1
- les grands-parents sont originaires de Martignat, petite commune de l'Ain dont le bourg se situe à 500 m d'altitude et compte environ 650 habitants. Nés sous l'Ancien Régime, ils se marient en 1798. Ils auront 4 enfants, dont les trois premiers meurent en bas âge. Cultivateurs et propriétaires, ils ne savent pas signer. Cependant, ils ne devaient pas vivre dans l'indigence car ils laissent un héritage relativement important : en effet, même si nous n'avons pas de détail sur leurs possessions, nous savons que le mobilier est évalué à 71 francs et 41 francs pour le revenu des immeubles (soit 112 francs). Marie Françoise meurent en 1832, à 69 ans et François en 1840, à 70 ans.
  • Génération n°2
- les parents : mon ancêtre Jean Marie est donc le seul survivant de sa fratrie. Né le 9 frimaire an XIV, ou le 30 novembre 1805, il fait sa vie à Martignat, comme ses parents. Cependant on le voit d'abord exercer le métier d'aubergiste (1828/1838), avant d'être dit cultivateur (1852/1860), puis enfin, au moment de son décès, rentier. Instruit, on le voit signer plusieurs documents. En 1827, il épouse une fille de cultivateurs de Cerdon, commune située à une vingtaine de kilomètres au sud ouest de Martignat, nommée Marie Moillie. Ils sont alors âgés de 21 ans et sont tous les deux descendants du couple Louis Bondet et Claude Robin (à la 7ème et 8ème génération). Ensemble, ils auront cinq enfants (cf. ci-dessous). Lorsque Marie meurt, en 1882, à 77 ans, elle laisse à ses enfants un patrimoine évalué à 132 francs. Lorsque son époux décède à son tour, l'année suivante (à l'âge de 78 ans), l'héritage a légèrement fondu : il n'est plus que de 125 francs.
  • Génération n°3
- les enfants : Rompant avec la tradition familiale, l'aîné, Auguste, se fait gendarme. Du fait de son métier, il déménage souvent : on le voit dans le Loiret, la Sarthe et le Loir et Cher notamment. On lui connaît deux enfants, mais vu ses nombreux déménagements, d'autres ont pu nous échapper. Il meurt à 60 ans dans le Loir et Cher.
La seconde, Célestine, reste à Martignat. Elle est ouvrière en soie, profession courante dans ces régions de l'Ain, qui peut s'exercer soit en manufacture soit en complément d'une activité agricole plus classique. Elle décède à 21 ans, sans s'être mariée.
Le troisième, Jean Baptiste, naît à Martignat. En 1886 il est dit cultivateur dans cette commune. Il épouse alors une fille de Montréal la Cluse, commune voisine, mais on perd leur trace ensuite. Ils ne semblent pas avoir eu d'enfants dans aucune des deux communes et leurs décès n'ont pas été trouvés d'après les ressources en lignes.
La quatrième, Marie, est aussi ouvrière en soie. Elle fait sa vie à Martignat, où elle se marie en 1864. Elle mettra au monde trois enfants. Son décès n'a pas été trouvé.
La dernière, enfin, Marie Philomène, est la grand-mère de ma grand-mère. J'ai déjà raconté son histoire à propos du "projet Philomène". Cultivatrice, elle est elle aussi restée à Martignat. Instruite, elle signait son nom, même s'il lui arrivait d'intervertir deux lettres de son prénom parfois ! Elle épousa Alphonse Gros dont elle eu trois enfants. Elle mourut en 1928 à l'âge canonique de 85 ans, ce qui fait d'elle l'une des plus âgée de mes ancêtres.


samedi 19 mai 2018

#RDVAncestral : Né post mortem

Le petit groupe marchait tranquillement le long du chemin, les muscles endoloris après une longue journée de travail. Fatigués mais heureux. Je les avais rejoint, mais je me faisais discrète car contrairement à eux je n’avais pas passée une journée harassante aux champs, et je ne voulais attirer sur moi ni regards de jalousie, ni railleries. Au fur et à mesure des sentiers qui quittaient le chemin principal, quelques personnes quittaient le groupe sur un « à demain ! » joyeux afin de regagner leurs propres fermes. Plus on s’éloignait des champs où grossissaient chaque jour le tas de bottes moissonnées, plus le groupe s’étiolait. Je marchais en silence à côté de René, resté un peu en arrière du groupe, perdu dans ses pensées. Je respectais son silence, me faisant encore plus discrète qu’avant, si cela était possible.

Devant nous, la forte carrure de son frère Jaques, plus âgé que René de trois ans. Volubile, il marchait en remuant les bras et en s’esclaffant : il devait raconter une anecdote apprise au cours de la journée par un quelconque voisin. A son côté leur aînée Marguerite, qui avait huit ans de plus que René, marchait d’un pas plus calme, écoutant probablement d’une oreille distraite l’histoire de Jacques, comme elle en avait l’habitude. Devant eux leurs parents, Marguerite et Jean. Enfin, leurs parents : ce n’était pas tout à fait vrai : Jean était le second époux de Marguerite. Leur véritable père c’était Jacques Coeffard. Je savais que René y pensait souvent à ce Jacques ; c’était d’ailleurs la raison de ma présence ici. Sans doute parce qu’il ne l’avait pas connu. Jean était un bon mari, il s’occupait bien de René et de toute la famille. Mais ce n’était pas son père. Pas vraiment. De son véritable père, on n'en parlait jamais à la maison. De plus, les faibles indices qu'il avait appris au sujet des circonstances de sa naissance peu ordinaire et entourée de mystères le troublaient et il y pensait souvent. Comme ce soir sur ce sentier.

Ayant atteint la ferme, chacun se mit aux tâches qui lui étaient dévolues : s’occuper des poules, arracher les légumes du potager pour la soupe du soir, affûter les couteaux… Près du feu, je regardais Marguerite qui observait son fils depuis un moment. Je crois que j’étais arrivée au bon moment. Souvent elle avait remarqué que René avait tendance à s’enfermer dans le silence, comme en retrait. Rien à voir avec l’exubérance de Jacques. Mais c’était de plus en plus fréquent ces temps-ci. Après le repas, alors que chacun s’apprêtait à aller se coucher, Marguerite retint René.
- Que se passe-t-il mon fils ?
- Rien, maman.
- Reste un peu avec moi une minute.
Je ne savais que faire : devais-je m’en aller moi aussi ? Marguerite, voyant mon hésitation, m’assura que je pouvais rester également. Ouf ! Car je pressentais que ce moment était important.
- A quoi penses-tu ?
René garda le silence un instant. Hésitant. Il ne voulait pas faire de mal à sa mère, remuer des souvenirs douloureux. Mais il voulait savoir. Devinant ses pensées, je retenais mon souffle, de peur que le moindre geste fasse reculer René. Enfin il prit la parole.
- Je sais que Jean n’est pas mon vrai père, même s’il a toujours été très bon avec moi, mais je voudrais savoir…
Il ne termina pas sa phrase. Peut-être lui-même ne savait-il pas vraiment ce qu’il voulait savoir !
Mais sa mère vint à son secours :
- Tu veux en connaître un peu plus sur les circonstances de ta naissance et la disparition de ton véritable père, Jacques ?
- Oui, c’est ça, avoua René dans un souffle, les yeux au sol.


Ombre © mystere-poetique.skynetblogs.be

Marguerite eut un sourire pour son fils. Elle ne prit pas la parole tout de suite. Se replongeant dans ses souvenirs. Enfin, elle commença son récit :

- Je me rappelle un jour, c’était la fin de l’été. Je te regardais dans ton berceau, un pauvre sourire sur les lèvres. Tu n’étais qu’un bébé qui s’endormait doucement, les poings serrés. Repus, car tu venais de finir de manger, tu poussais de temps en temps des soupirs de satisfaction, tout en t’abandonnant au sommeil.

Dire que cet enfant aurait dû faire ma joie, pensais-je alors. Promesse d’un futur qui ne sera jamais sans doute. Rappel d’un passé douloureux sûrement.

Je me disais : « Oh ! Jacques ! Pourquoi m’as-tu quitté si vite ? Tu n’as même pas su que j’attendais un autre fils. Je m’apprêtais à te l’annoncer le jour où… ».

Le cœur serré, Marguerite nous raconta ce triste soir où mon père s’est tenu sur le pas de la porte, tournicotant son chapeau entre ses mains, n’osant franchir le seuil de la maison.
Toute à ma joie de la bonne nouvelle à annoncer, je ne remarquais pas immédiatement la figure ravagée de mon père. Ni le fait qu’il était seul. Et puis tout d’un coup je compris, sans qu’une parole ne fût échangée. Ce qui s’est passé ensuite reste flou dans ma mémoire. Le retour du corps de Jacques dans une charrette à bras tirée par des voisins, les funérailles lors d’un jour froid de février de 1724 dans le cimetière de Saint Hilaire de Mortagne, et puis ce ventre qui ne cessait de prendre de l’ampleur, gonflé de vie. La vie qui avait été retirée à celui qui était à ses côtés pour la protéger, veiller sur elle et leurs enfants. Durant toute leur existence. C’était ce qu’ils s’étaient promis. Mais cela ne sera pas.

Et puis le bébé était arrivé. Tu es arrivé. Et jamais je ne m’étais sentie plus seule.

René se crispa, mais Marguerite l’apaisa d’un regard et reprit le cours de son histoire :

Au début, les deux aînés avaient eu de la curiosité pour le nourrisson. Puis rapidement ils s’en étaient détournés. Je les soupçonnais un peu de ne le guère porter dans leurs cœurs, ce petit frère qui réclamait toute l’attention de leur mère. J’avais même surpris une fois un coup de pied en douce dans le baquet qui te servait de berceau. Mais comment leur en vouloir, alors que moi-même je n’étais pas loin d’éprouver les mêmes sentiments ! J’en avais honte : comment en vouloir à ce petit être innocent ? Mais je ne pouvais réfréner ses sentiments.

Deux mois après le décès de mon époux, c’était mon père qui partait à son tour. Ma mère étant décédée depuis une demi douzaine d’années, voici que j’étais devenue orpheline.
Comme je me sentais seule : mes parents  disparus, mon époux, mes beaux-parents. Il ne restait que moi, mes deux aînés de 8 et 3 ans et ce petit braillard qui ne cessait de réclamer sa pitance si fort et si souvent que  les voisins eux-mêmes ne devait plus le supporter ! Dans mon souvenir mes deux aînés n’avaient pas été aussi bruyants. Mais peut-être avais-je oublié… Ces cris étaient un rappel incessant de l’absence cruelle de mon époux.

L’inquiétude me gagnait : je ne pourrais sûrement pas rester à La Métairie maintenant que Jacques n’était plus là pour travailler la terre. Où irais-je avec mes trois petits ?

Enfin je sortis de ma torpeur :
« Allez ! Secoue-toi ma fille ! La besogne ne va pas se faire toute seule. »
Profitant du sommeil de René et du bref répit qu’il me procurait, je me concentrais sur mes tâches quotidiennes. Fataliste, je savais que je me remarierais. Sans doute rapidement car il fallait bien nourrir ces petites bouches affamées (et la mienne !). Alors la vie reprendrait son cours, comme si rien ne s’était passé. Je verrais mes enfants grandir, se marier et me donner des petits-enfants à leurs tours. Je me sentirais alors sûrement bien entourée et beaucoup moins seule.

Mais pour l’instant je ne voulais pas y penser. Ces dix années de mariage avec Jacques avaient été un tel bonheur, même si la vie n’était pas facile tous les jours, je ne voulais pas effacer cela d’un trait de plume. Je souhaitais garder encore ces heureux souvenirs pour moi seule. Encore un peu.

Jetant un œil au bébé endormi, je me fis ce jour-là le serment de l’aimer de tout mon cœur. Comme les deux autres. Comme si Jacques avait été encore là…

Le silence se fit sur cet aveu. Le visage de René était indéchiffrable.  Il se leva pour regagner son lit. Un instant il se retourna et ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose. Mais finalement il la referma et partit se coucher.

Marguerite semblais triste de cet aveu. Je lui posais une main sur le bras pour la réconforte :
- Ne vous inquiétez pas : il vaut mieux savoir. Même si c’est parfois un peu difficile à entendre. Il vaut toujours mieux savoir…


samedi 5 mai 2018

Comment trouver des parents...

... quand il n'y a plus de registre et qu'on porte un nom fort commun.
Au début il y a la mère.


Elle se nomme Charrier, patronyme ayant de nombreux homonymes dans ce coin des Deux-Sèvres vendéennes. Et elle porte un prénom, disons... assez connu : Marie !
Je ne connais pas ses parents : registres perdus, pas d'acte de mariage, déménagements à répétition (un coup en Vendée, un coup dans les Deux-Sèvres), acte de décès non filiatif. Mais sont époux est connu grâce aux générations suivantes. Notamment par le mariage de sa fille, mon ancêtre directe.


Longtemps je me suis arrêtée là, faute de sources disponibles.
Et puis à la fin de l'année dernière, j'ai reçu son contrat de mariage (ça, c'est signé @RayDeborde, encore une fois, ;-) qui a encore été travailler pour moi - merci à lui... encore).
Lecture en travers : je vois cité René, le frère de la mère - encore un prénom original : on cumule dans la famille.


J'ai bien essayé de chercher René Charrier (dans les deux départements) mais il y a trop d'homonymes pour un résultat probant. Nouveau coup d'arrêt dans mes recherches.

Et puis lors d'une semaine ordinaire, une alerte de Geneanet : des nouvelles de Marie Charrier sont publiées, avec ses parents ! Chouette me direz-vous. Ben, pas vraiment : l'arbre n'est pas assez détaillé, les actes non filiatifs pour être sûr que les parents soient bien les parents. De plus, il y a 11 ans de décalage entre l'âge (estimatif) donné par l'acte de décès de Marie et celui donné dans l'arbre en ligne. Ce n'est pas rédhibitoire, mais disons que ça ne va pas dans le bon sens.
J'élargis mes recherches grâce à l'option correspondances  : 5 couples correspondent avec ma Marie, mais les parents varient d'un arbre à l'autre ! Certains donnent bien un frère René, mais...
Trop d'homonymes, je vous dis.


Je relis alors le contrat de mariage et je vois parmi les témoins la tante maternelle, veuve de René. Je l'avais bien notée, mais sans comprendre l'importance.


Je retourne sur Geneanet avec ce couple : 4 résultats, aux informations très variables : noms juste cités, mention du décès de René sans lieu ou avec un lieu (mais pas le bon département) pour un autre. Je vais voir l'acte de décès à tout hasard. Il est filiatif : chouette ! Mais bon, son épouse n'est pas mentionnée. Nouveau doute. Elle est bien dite veuve l'année suivante (dans le contrat de mariage), mais quand même. Nouveau doute.

Certains arbres donnent un fils, d'autre une fille. Je vais voir le fils dont l'acte de mariage est mentionné (1825). Et cet acte est très détaillé et confirme le décès (douteux) de René cité plus haut.

Donc ce René est bien le frère de "ma" Marie. Et je connais enfin leurs parents, cités dans l'acte de décès de René. Et voici comment j'ai trouvé Honoré et Marie.


Et vous savez quoi ? Ce n'est aucun des parents cités dans les 5 arbres publiés sur Geneanet !

Ce "nouveau couple" est d'ailleurs inconnu sur Geneanet, ce qui s'explique sans doute à cause de la disparition des registres qui les ont fait entrer dans les oublis de l'histoire...