« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 18 avril 2020

#RDVAncestral : Le doublé

Parmi tous les invités, je cherchai un homme précisément. Pas le roi de la fête Joseph, le marié, mais… son père ! En effet, c’est Jacques Célestin Bregeon qui motivait ma visite. Je le trouvai, assis sur une chaise que l’on avait sortie pour lui dans la cour de la ferme. Il couvait d’un regard toute l’assemblée : sous les yeux ses fils, filles, gendres, brus, petits-enfants. 

J’approchai un vieux tabouret dépenaillé près de lui et m’assit à ses côtés.
- Vous ne dansez pas ? me demanda-t-il en plissant des yeux pour mieux distinguer les invités.
- Non, pas tout de suite…
Je le regardai : il avait revêtu son costume noir, celui des dimanches, sa cravate et ses souliers qui avaient vu des jours meilleurs. Sa canne était à portée de main.
- Ils sont beaux, hein ? me demanda-t-il avec fierté.
- C’est vrai. Ils sont beaux.

Il me donna un coup de coude amusé :
- Vous savez que c’est un doublé ?
Bien sûr que je le savais mais je le laissai dire, comme on le fait d'un enfant qui vous raconte une histoire drôle que l’on connaît déjà.
Il prit un air de conspirateur et se pencha vers moi comme s'il allait me dévoiler la recette pour changer le plomb en or :
- La mariée, la petite Marguerite, et ben c’est la sœur de Lucie, qui a épousé un de mes autres fils, Clément, l’année dernière, en 1911.
Je rentrai dans son jeu :
- Vraiment ?
Je faisais mine de réfléchir à cette révélation fracassante.
- Hum… Mais ne s’appelle-t-elle pas plutôt Marie Louise ?
- Oui ! Oui ! C’est son second prénom. Et c’est aussi le second prénom de Lucie, ajouta-t-il en se tapant la cuisse.
Avec un sourire par devers moi, je renchéris :
- Ooooh ! Mais c’est vrai : maintenant que vous le dites, je trouve qu’elles se ressemblent un peu.
- Eh ! Eh ! Eh ! Oui, c’est vrai.
Il riait sous cape, comme un gosse ayant fait une bonne plaisanterie.

Indifférents, les invités de la noce dansaient en formant une ronde joyeuse.
- Vos fils aussi se ressemblent drôlement, avec leurs moustaches bien lissées aux pointes. En particulier Clément et Joseph, vos deux fils les plus jeunes : on dirait presque des jumeaux.


Joseph Bregeon, vers 1907 © Coll. personnelle

- C’est vrai…
Avec un clin d’œil, je lui glissai à l’oreille :
- Un beau doublé !
- Ah ! Oui ! Encore un ! gloussa-t-il.
Il réfléchit une seconde :
- Oh ! J’en ai un autre : mes deux filles Radegonde et Marcelline se sont mariées le même jour, en novembre 1906.
- Ouuuii ! approuvai-je.

Et, poursuivant le jeu :
- Et en plus elles portent aussi toutes les deux le prénom Clémentine, n’est-ce pas ? Un autre doublé ?
- Oui ! C’est vrai… C’était le prénom de ma défunte épouse, dit-il, un brin nostalgique. Mais se ressaisissant aussitôt il enchaîna : en fait, on ne les appelle jamais Clémentine, on utilise leurs deuxièmes prénoms. D’ailleurs, toutes mes filles s’appellent Clémentine !
- Et deux de vos fils Clément : c’est plus qu’un doublé là, c’est le jackpot !
Il rit de ma plaisanterie.
Je réfléchissais : on pouvait ajouter un autre doublé à cette longue liste. En effet, deux des filles de Jacques avaient épousé des hommes qui faisaient partie de mon arbre : Adeline, mon ancêtre directe, bien sûr, mais aussi sa sœur Marcelline.
Cependant, Jacques fatiguait un peu. Il retomba dans sa rêverie. 

Finalement, il conclue ainsi :
- Ce sont les miens…
Et dans ce « miens » il y avait toute la fierté d’un homme au soir de sa vie. Un homme accompli. Heureux.
Finalement c’était peut-être lui le roi de la fête, trônant dans son vieux fauteuil d’osier, patriarche de plusieurs générations. Maître incontesté des doublés !



samedi 21 mars 2020

#RDVAncestral : L'épidémie s'étend

- Racontez-moi !
- Hum… Au début on n’y croyait pas, je pense. Chacun imaginait qu’il n’était pas concerné, hors d’atteinte de la maladie.

La place de l’église était silencieuse. Je n’osai rompre cette atmosphère propice aux souvenirs et au récit.

- Avec le recul, on s’est aperçu que cela avait commencé bien avant cet automne 1639. Les années précédentes on avait déjà eu des vagues d’épidémies, mais en général elles restaient en sommeil pendant l’hiver. Et ces quelques mois de trêve nous faisaient oublier la violence de la contagion. La mémoire est courte. Et des fois le fléau ne touchait que l’extrémité de la province : c’est loin. C’est chez les autres !
Des hôpitaux temporaires ouvraient leurs portes, soignaient les gens et fermaient. Mais cela restait abstrait. On croit alors que la crise est passée, sans se rendre compte que les gens n’ont pas tous été soignés…
Cette année-là, tout a commencé en juillet. Le mal a pénétré en ville, d’abord.
- En ville ?
- Oui : à Angers. Rapidement,  la situation s’est aggravée parce que de pauvres métayers, des closiers et autres gens de labeur des paroisses voisines s’entassaient dans les maisons et les rues de la cité. Ils avaient désertés leurs villages à cause du prix élevé des blés et étaient venus en ville avec femmes et enfants pour demander aumône et assistance.
Et puis le mal a débordé de la cité et atteint de nombreuses paroisses des campagnes alentours, un peu partout dans la province.
- C’est la circulation des personnes et des marchandises qui a répandu le mal ?
- Sans doute. Même si nous n’en n’avions pas conscience : à l’époque, le retour du mal a été perçu comme une fatalité inévitablement liée à la belle saison.
Au début, à l’été, l’épidémie était ni plus ni moins violente que celle des années précédentes. Mais dans les premiers jours d’octobre, elle s’est subitement aggravée dans de nombreuses paroisses de l’Anjou. 

Danse macabre © abbaye-chaise-dieu.com

- C’était une nouvelle épidémie de dysenterie, n’est-ce pas ? Rien à voir avec la peste ?
- Oui : dysenterie et peste sont des maladies trop distinctes l’une de l’autre et, hélas, trop fréquentes pour que l’on s’y trompe et qu’on les confonde.
Cette dysenterie est apparue soudainement et simultanément avec une brutalité particulière. Avant la saint Denis, le mal était enraciné de tous côtés tant dans les villes que dans les champs.
- Les docteurs devaient être débordés ?
- Plutôt les curés, je le crains… Sur la fin de l’année une infinité de personnes avait été emportée.
- Sait-on ce qui a provoqué cette crise ?
- Le fléau a sans doute été accentué par la sécheresse exceptionnelle qui s’est abattue en Anjou pendant l’été. Les puits et les fontaines étaient à sec, ou encombrés d’une eau sale et boueuse que nous avons été obligés d'utiliser et de boire.
Et forcément la circulation des personnes a accentué la situation puisque le mal était contagieux. Mais comment l’éviter ? On ne peut pas empêcher les gens de sortir, de travailler, de s’occuper des bêtes !

Je ne répondis rien : à cette époque oui c’était sans doute impossible.

- A la sainte Odile tout était fini : le mal a disparu avec la même soudaineté qu’il était apparu quelques semaines plus tôt.
- Et… pour votre famille ?

Perrine pinça les lèvres et ferma les yeux un instant.
- Le malheur n’a pas épargné ma maison : ma petite sœur Louise, née seulement une dizaine de jours plus tôt, a contracté la maladie la première. Elle n’a pas survécu. Ce n’était pas un phénomène nouveau : passer l’âge des nourrissons n’est pas toujours facile. Pratiquement en même temps, mon aîné Guillaume, ma cadette Marie Françoise et moi-même avons contracté le mal. Je n’avais que 7 ans : je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette triste période. Mais on me l’a souvent racontée et j’ai parfois des images floues, des sentiments qui me reviennent.
- Comme quoi ? Demandais-je la gorge serrée.
- La chaleur surtout.
- Due à la fièvre ?
- Oui. Et puis ma mère. Penchée sur moi, le visage inquiet.
- C’est en vous soignant qu’elle… a contracté la maladie elle aussi ?
- Sans doute… Quand je me suis réveillée, on m’a dit que ma maman était partie, que je ne la verrais plus, que le Seigneur veillait sur elle à présent.

Après un silence, Perrine reprit sa narration :
- Ma sœur n’a pas survécu non plus, mais mon frère et moi, oui.

Après un nouveau silence, les yeux perdus dans le passé, Perrine soupira et releva la tête.
- Ainsi va la vie.

Je devinai les mots que Perrine n’avait pas prononcés : pourquoi elles et pas mon frère ou moi ? L’arbitraire de l’épidémie, la peine des êtres chers disparus, les remords des survivants.
Je n’ajoutai rien. Il n'y avait rien à dire. J’aidai Perrine Contereau, désormais vénérable grand-mère, à se lever du banc ou nous étions installées et la raccompagnai à son domicile.



lundi 9 mars 2020

Cadastre napoléonien en généalogie

Bonne nouvelle : les archives départementales commencent à mettre en ligne le cadastre napoléonien. Et quand je dis cadastre, je parle de l’ensemble des documents du cadastre, pas seulement des plans. En effet, si les plans sont mis en ligne depuis assez longtemps déjà, ils ne sont néanmoins quasi inutilisables en généalogie : ils peuvent vous donner une idée de l’environnement de vos ancêtres, mais sans la "documentation cadastrale" on ne peut pas situer leurs possessions dans cet environnement. Et ce sont justement ces documents qui arrivent en ligne.

Le cadastre est composé de plusieurs types de documents :
- les plans eux-mêmes (tableau d’assemblage représentant l’ensemble de la commune et planches détaillant les parcelles)
- une documentation "littérale" ou "cadastrale" composée des état des sections (registres qui répertorient pour chaque section les différentes propriétés qui la composent) et des matrices des propriétés foncières - devenues ensuite matrices des propriétés bâties et non bâties - (qui recensent l’ensemble des propriétés d’une personne sur un territoire donné.)

Rappelons que le service fiscal a été mis en place à partir de 1807 par Napoléon Ier. Il a pour but de prélever la taxe foncière sur les biens bâtis et non bâtis en respectant la nature et la qualité du sol (pré, jardin, vigne, étang, maison...).

Ainsi grâce aux matrices vous pouvez avoir une vision globale des possessions de votre ancêtre.
Grâce aux états des sections, vous pouvez analyser plus finement ces possessions.
Grâce aux plans vous pouvez les situer dans l’espace.

Prenons l’exemple de l’Ain : le cadastre concernant mes aïeux y a été réalisé entre 1810 et 1840. En entrant par les états des sections, j’y ai retrouvé 8 de mes ancêtres, répartis sur 6 communes (et davantage encore en entrant par les matrices puisque celles-ci sont évolutives dans le temps).

Examinons quelques cas :

Jean Claude Assumel-Lurdin possède 28 parcelles dans la commune du Poizat : 2 jardins, 1 maison et cour, 1 pâture, 7 prés, 16 terres et 1 [terrain] vague en copropriété avec la veuve Beroud Maure Pierre; pour un total de 33,60 francs. Sa maison n'a qu'une porte et une fenêtre, elle est classée dans la 5ème catégorie (la dernière), 3ème du revenu non imposable (elle vaut 88 centimes).


Extrait du cadastre d'Assumel Lurdin JClaude © AD01


Bien sûr, comme toutes autres sources, il faut croiser les éléments. Ainsi la matrices des propriétés bâties et non bâties indique qu'il possède d'autres parcelles en section C, mais il ne faut pas perdre de vue que ce document date de 1842 (or lors de la création du cadastre en 1827 elles appartenaient à un autre propriétaire) et en section G, mais celle-ci est manquante dans les états des sections (ce que l'on ne peut donc pas vérifier).

Blaise Jeanvion, lui, ne possède que 12 parcelles dans sa commune de Lalleyriat, et toutes en copropriété (ou indivision) avec son frère Joseph. Leur maison ne vaut que 82 centimes (l’impôt le plus bas parmi cet échantillon d'ancêtres).

Si Jean Antoine Gros ne possède que 27 parcelles dans la commune proche de Groissiat, elles valent en revanche 128, 76 francs – presque quatre fois plus que celles de Jean Claude Assumel-Lurdin.

Quand à Claude Cochet, outre les terres cultivables il possède une masure, une maison et trois "bâtiments et cours". La masure mesure 4 perches*, ce qui en fait l’une des parcelles les plus vastes, classée en première catégorie (la meilleure). De ce fait on pourrait déduire que cette "masure" n’a rien d’une ruine, comme son nom le fait penser. Mais si on regarde les plans : surprise ! La propriété est non bâtie. D'où l'importance d'avoir accès à tous les documents du cadastre. Et voici une nouvelle énigme à résoudre : pourquoi la "masure" n'est pas bâtie...

A lire les états des sections concernant Benoît Mollie, on voit tout de suite qu’il est vigneron (il possède 24 vignes sur les 57 parcelles possédées dans la commune de Cerdon). Et sans doute un vigneron assez aisé : de nombreuses parcelles, plusieurs maisons à 2 ou 3 portes/fenêtres valant 24 francs. Le total de son imposition vaut 204,09 francs. C’est lui qui paye le plus d’impôts.

Joseph Marie Prost n’a que 12 parcelles ; mais il n’en n’a pas vraiment besoin : il tire l’essentiel de ses revenus de la parcelle n°210 située à Martignat. C’est une maison d’habitation, réunie à la patente d’aubergiste. En effet, contrairement aux précédents il n’est pas cultivateur, mais aubergiste. De ce fait sa « maison » comporte 12 ouvertures (portes et fenêtres) et deux portes cochères. Elle vaut donc logiquement beaucoup plus cher que les petites fermes vues précédemment : 30 francs pour le bâtiment à lui seul.
Si l’ont rapproche le cadastre napoléonien de l’habitat d’aujourd’hui, on retrouve nettement la parcelle de l’auberge. Autrefois elle était située au milieu d’un verger ; aujourd’hui près d’un rond-point. 


Martignat hier / aujourd’hui © Cadastre napoléonien AD01 / GoogleMaps

Et si l’on examine le bâtiment on s’aperçoit que sa partie gauche peut tout à fait correspondre à l’ancienne auberge, avec portes cochères et multiples fenêtres.

Emplacement de l’ancienne auberge de Martignat © GoogleStreetview

Si les états des sections donne un aperçu des possessions à un instant T, on peut suivre les propriétés sur le long terme grâce aux matrices des propriétés bâties et non bâties. Ainsi on retrouve le nom de Jean Marie Prost dans ce registre : sur un folio récapitulatif, indiquant l'entrée et la sortie de chaque parcelle, ou bien au fur et à mesure des agrandissements de l'auberge (en 1855 et 1867) puis une diminution (en 1868) et jusqu'au moment où l'auberge passe à l'un de ses fils (en 1878). 
On peut ainsi suivre l'auberge de main en main, de travaux en travaux.

Bref, ce cadastre « global » permet d’en savoir plus sur vos ancêtres : une nouvelle source qui permet de donner corps à votre généalogie... Et qui ouvre parfois de nouvelles perspectives de recherches.


* Pour en savoir plus sur le vocabulaire spécifique, voir la page Lexique de ce blog.


samedi 29 février 2020

#29fevrier

Que s'est-il passé les 29 février dans mon arbre ? Est-ce un jour comme les autres ?
Une infographie pour vous répondre :


samedi 15 février 2020

#RDVAncestral : Les deux fillettes

Les deux bébés gazouillaient dans leur panier rembourré qui leur servait de lit. 


© Pixabay

Soudain, dans un bel ensemble, elles se relevèrent maladroitement et se mirent en position assise, l’une en face de l’autre. Elles commencèrent alors un dialogue, compris d’elles seules, fait de babillages et de monosyllabes, entrecoupé de rires. Puis elles décidèrent de s'évader et elles sortirent du panier. Elles rampèrent et s’accrochaient à tout ce qu’elles pouvaient pour s’aider à se lever. Bientôt elles marcheraient toutes seules et il serait sans doute bien difficile de les contenir. Tout en gambadant, elles continuaient de se raconter une histoire, semble-t-il très drôle. Des boucles folles se formaient dans le fin duvet qu’était leur chevelure. L’une était le miroir de l’autre : elles se ressemblaient tant !

La femme qui m’avait invité à entrer les couvait d’un regard attendri. Nous nous étions rencontrées le matin et j’avais été invitée à dîner. J’étais curieuse, en effet, d’en savoir plus sur ces deux petites filles, si semblables.

Marie Thérèse, épouse Beroud, se détourna afin de s’occuper du dîner qui mijotait dans la cheminée.
- Mon mari et mes beaux-parents ne vont pas tarder à nous rejoindre.
Je tentai de capter l’attention des deux fillettes, mais je devais reconnaître que c’était un échec cuisant : je n’existai pas pour elles. Elles étaient dans leur monde et tout ce qui n’était pas elles ne semblait pas les intéresser.
Je me retournai, désemparée, vers Marie Thérèse :
- Mais… on dirait que je n’existe pas ?
Marie Thérèse eut un sourire et un haussement d’épaules :
- Je sais : elles font souvent ça. Et, si ça peut vous rassurer, je n’ai pas beaucoup d’existence pour elles moi non plus ; du moins tant qu’elles n’ont pas faim !

Les petites diablesses ! Elles agissaient déjà comme de véritables jumelles. Pourtant, elles n’étaient pas sœurs… mais tante et nièce ! Et seulement trois mois et demi d’écart les séparaient. L’une appartenait à la sixième génération de mon arbre et l’autre à la septième.
Claudine Marie était l’aînée ; elle était la nièce.
Marie Joseph était la cadette ; elle était la tante.
C’est cette bizarrerie temporelle qui m’avait fait venir ici.

Sur ce, mari et beaux-parents arrivèrent, comme l’avait prédit Marie Thérèse. Celle-ci fit les présentations et, sans attendre nous nous mîmes à table. J’observais Claude à la dérobée. Il n’avait pas encore 50 ans, mais il était père de onze enfants ; Marie Joseph était sa petite dernière. Pierre, quant à lui, était son deuxième enfant ; Claudine Marie était la première-née de ce dernier. C’est ainsi que la dernière d’une génération s’était trouvée à naître quelques mois après la première de la génération suivante !

Cette situation peu banale semblait amuser la compagnie. Entre deux bouchées Claude tenta d’expliquer ce phénomène :
- C’est que, voyez-vous, je me suis marié très jeune : je n’avais que 15 ans quand j’ai épousé Marie Françoise.
- Et moi j’étais déjà vieille, renchérit l'intéressée : j’en avais 18 !
Le marié le plus jeune de mon arbre…
- Notre aînée est arrivée quinze mois après. Puis ce fut notre Pierre dit-il en posant une main remplie de fierté sur l’épaule de son fils.
- Moi j’ai attendu un peu plus longtemps, enchaîna-t-il avec un clin d’œil vers son père. J’avais 20 ans !
- Mais tu n’as mis que 12 mois à nous faire une petite ! rétorqua le père dans un grand rire.
Je soupçonnais que cette gentille scène avait déjà été donnée au cours d’un, voire de plusieurs, échanges précédents.

Les deux fillettes continuaient leur conversation secrète, indifférentes au monde qui les entourait. Leurs royaume était fait de rêves, de jeux et de rires. Point de roi déchu, comme dans le royaume des grands : chez elles il n'y avait que deux reines. Qui, pour l’heure, riaient aux éclats, se tenant les côtes et se roulant par terre.

Inconsciemment le silence s’était fait autour de la table et tout le monde regardait les drôlesses. Chacun était perdu dans ses pensées.  
- Je les imagine rentrant de leur journée vagabonde, des traces d’herbes des prés, de poussière du chemin et d’eau de la rivière maculant leurs visages et leurs robes, dit doucement Marie Thérèse.
- Humph ! il va falloir les dompter, les diablesses : il n’est pas question qu’elles fassent la loi ici ! gronda Claude.
- Et mon Dieu quand elles seront en âge, je plains d’avance leurs futurs maris, s’alarma Pierre.
- Il sera bien temps alors de s’inquiéter, ajouta Marie Françoise, clôturant ainsi le débat.
Elle avait dit cela d’une voix morne. La voix de celle qui a déjà perdu deux enfants et craint toujours d’en perdre un autre. Elle se leva et mit le holà au jeu des fillettes en les reconduisant d’autorité dans leur lit pour les coucher.

Hélas ce n’était que trop vrai. Si j’étais venue en ce mois de février 1800, c’est que je savais que l’une de ces petites filles comptait, sans le savoir, son temps sur cette terre. En effet la tante (la cadette) ne survivrait pas à cet hiver. Les deux fillettes ne grandiraient pas ensemble, n’épuisant ni père ni mari. Est-ce que la mélancolie gagnerait l’aînée survivante ? Ou était-elle trop jeune pour que ce traumatisme de la petite enfance ne la marquât à jamais ? L’agréable soirée que je passai chez les Beroud ne répondrait pas à ces funestes questions.

Le dîner se termina et je quittai la maison alors que résonnaient dans la nuit glaciale les rires cristallins des deux fillettes, innocentes du sort qui les attendait, tout à leur joie d'être ensemble... et visiblement pas encore endormies comme elles l'auraient dû depuis longtemps déjà.



dimanche 26 janvier 2020

Comment trouver la tante Paulette ?

La tante Paulette fait partie de ces ancêtres du XXème siècle : tout le monde s’en souvient (un peu) mais l’a oubliée (un peu). On sait qu’elle a existé, mais on ignore quand elle s’est mariée, où elle est décédée, etc… Absorbée par ce fameux « trou noir de la généalogie » : les archives ne sont pas forcément accessibles et cela devient difficile de combler les trous de mémoire. Dans toutes les familles il doit y avoir une tante Paulette. Mais comment la retrouver ?


 © Pixabay

Ma tante Paulette à moi est la « tante Paulette » de tout le monde dans la famille, quelque soit la génération à laquelle on appartient. En vrai c’est la tante de mon grand-père, mais tous ceux qui sont arrivés après lui ont continué à l’appeler la « tante » même si elle n’avait plus vraiment ce rang par rapport à eux dans l’arbre généalogique.

  • Mai 2016
Création officielle de sa fiche dans mon logiciel de généalogie. Apparue tardivement par rapport à ses frères et sœurs, sans doute parce que je n’avais pas d’information concrète sur elle.
En effet, ma tante Paulette, je la cherche depuis longtemps (avant 2016, pour sûr !). Je suis bien obligée de croire la mémoire familiale quand on me dit qu’elle a vécu et s’est marié avec un certain Camille, car ledit Camille est le parrain de ma mère. Ces choses-là on s’en rappelle.
Après le décès de ma grand-mère j’ai hérité de photos et de lettres de la tante Paulette (c’est sans doute ce qui a provoqué la création de sa fiche sur mon logiciel). Mais c’est bien peu.

J’entreprends des recherches plus approfondies pour trouver la tante Paulette. Toute la famille de la tante est originaire de Seine et Marne. Mais elle déménage souvent : je fais des sauts de puce d’une commune à l’autre pour tenter de débusquer Paulette. En vain.

  • Les années passent.
La tante Paulette disparaît comme une silhouette sur une photo trop ancienne.

  • Avril 2018
Retour de la tante Paulette à l’occasion d’un article « #Généathème : j’ai fait parler une carte postale ».
Une carte qu’elle a écrite à mon arrière-grand-mère où elle dit « ma petite sœur » me laisse penser qu’elle est l’aînée de la fratrie. Mais le mariage des parents et les naissances de leurs enfants se suivent à un rythme si serré qu’il est difficile d’y caser une tante, même si d’aventure j’avais manqué une commune de résidence : mariage en 1900, premier-né en 1901 et déjà mon arrière-grand-mère Marcelle en 1902. Et les autres encore après : 1905, 1906, 1908, 1909, 1910.
Les registres en ligne, qui m’ont permis de progresser tant ces dernières années (recensements, naissances de la fratrie…) s’arrêtent là. Est-ce que « ma petite sœur » est simplement un nom affectueux qu’elle lui donne, bien qu’elle soit la cadette et non l’aînée ?

Régulièrement je vais voir sur le site des archives départementales si la ligne du temps n’a pas évolué : une nouvelle campagne de numérisation des actes d’état civil ? De nouveaux documents ? Mais non. La tante Paulette sait se faire désirer.

Sans compter que la mémoire familiale est capricieuse : on situe la tante tantôt à Saint-Ouen (Val d’Oise) ou peut-être Enghien (idem) tantôt dans le Sud. Le Sud ! Comment trouver un ancêtre dans « le Sud » ! Trop vaste, le Sud.
La tante brûle sous le soleil et moi je me consume dans mon brouillard.

  • Fin 2019
Un rebond, un frémissement.
L’INSEE met en ligne les décès de 1970 à nos jours. Je tente ma chance : une Paulette Henriette sort du chapeau. Pas assez d’informations pour prouver que c’est bien elle, mais pas assez non plus pour affirmer le contraire. Et surtout une surprise de taille : cette Paulette-là est née en 1912 ! Adieu droit d’aînesse ! Mais les registres de 1912 ne sont pas en ligne.

  • 12 décembre 2019
Je fais une demande d’acte de naissance auprès des services publics en ligne pour prouver que c’est bien « ma » tante Paulette. Les jours passent. En attendant je contemple l’année de décès : 2008. Est-ce que je la cherchais déjà en 2008 ? Peut-être. Est-ce que j’aurais pu la contacter si j’avais su qu’elle vivait encore ? Pas sûr qu’elle m’aurait aidée si j’en crois son caractère décrit comme « un peu difficile ».
Et où est-elle décédée cette Paulette-là ? A Broons (Côtes d’Armor) ! A moins de 50 km de Loudéac où sa mère est née avant d’immigrer en région parisienne. Les hasards de la vie, quand même… Bien sûr, aucune chance que j’aille la chercher par-là.Il faudra que je tente de savoir ce qu'elle faisait en Bretagne, mais d'abord je dois prouver que c'est bien elle.

  • 21 décembre 2019
Je tente ma chance et convoque la tante Paulette lors du récent « #RDVAncestral : la tante insaisissable ».  Mais même dans mon imagination, la tante Paulette n’est pas facile à débusquer.

  • Noël 2019
J’attends toujours l’acte demandé, mais c’est maintenant les fêtes… Patience.

Je me replie alors sur Camille, son époux. Il n’apparaît pas dans les relevés de l’INSEE. Je me rappelle une mention sibylline dans les papiers de famille, « sépulture de l'oncle Camille de juin 1949 », sans plus de détail. C’est pour cela qu’il n’apparaît pas dans les relevés de l’INSEE : ils ne commencent qu’en 1970.
Son fils unique n'apparaît non plus. Peut-être est-il encore vivant ? La famille fantôme…

  • 26 décembre  2019
Les jours passent à nouveau… J’ai peur que la piste se refroidisse, mais un autre rebondissement la garde tiède. Les archives de Paris mettent en ligne les fichiers des électeurs de Paris et du département de la Seine (c'est-à-dire Paris et plusieurs actuels départements limitrophes) pour la période 1860/1939. Pas question d’y trouver Paulette, qui n’est qu’une femme et n’a pas besoin de voter, mais Camille ?
Je trouve bien un « Camille Marie » domicilié à Saint-Ouen, rue des Rosiers, en 1938. Je veux confirmer que c’est bien « mon » Camille, mais dans le dernier recensement mis en ligne, daté de 1931, je ne trouve pas de rue des Rosiers : la rue était une impasse ! Banlieues nouvelles, rues nouvelles.
Et comme on n’est pas avare de surprises dans la famille, ce Camille-ci est né… au Mans (Sarthe). Mais est-ce bien lui ? Le Mans ! Je ne l’avait pas vu venir celle-là ! Cette fois je passe par le Fil d’Ariane, en insistant lourdement sur les mentions marginales car ce sont elles qui me diront si c’est « mon » Camille.

  • 31 décembre 2019
J’attends toujours Paulette, mais Camille arrive dans ma boîte aux lettres (et encore merci aux bénévoles du Fil d’Ariane de la Sarthe, plus rapides que les services officiels de l’administration). Mentions marginales : date et lieu de mariage (1937 à Saint-Ouen) avec la fameuse Paulette Henriette ; date et lieu de décès (1949 à Saint-Ouen) ! 
C’est bien mon Camille. C’est donc sans doute possible ma Paulette. Il ne me reste plus que la copie de l’acte de naissance pour le prouver.

  • 13 janvier 2020
L’acte de naissance demandé il y a un mois ne m’est toujours pas parvenu. J’appelle donc la mairie concernée qui me dit qu’il ne faut pas passer par ce service, mais demander directement chez eux, avec une copie de ma pièce d’identité en pièce jointe (sic). Je m’exécute aussitôt.

  • 26 janvier 2020
Toujours rien au courrier. Je n’ai plus guère de doute, grâce à l’INSEE et aux listes électorales, saupoudrés d’un peu d’entraide, j’ai sans doute débloqué une épine généalogique de plusieurs années. 

  • 27 janvier 2020
L'acte de décès de la Paulette Henriette arrive dans ma boîte aux lettres :

Paulette Henriette, tante par procuration trans-générationnelle, est enfin officialisée !

Mise à jour 31 janvier 2020 : l'acte de naissance de Paulette arrive dans ma boîte aux lettres... et surprise elle a été mariée quatre fois ! Cachotière la tantine. De nouvelles recherches en perspectives...


samedi 18 janvier 2020

#RDVAncestral : Joseph est toujours vivant

En ce début du mois de février 1765, j’arrivai dans le silence d’une mort annoncée : on veillait ici Joseph Godet qui respirait à peine et pour qui la grande faucheuse patientait déjà devant la porte de la maisonnée, attendant calmement, mais sûrement, son dû. Car elle ne repartirait pas seule, à n’en pas douter. Tous ici savaient que Joseph allait bientôt quitter ce monde. Ce n’était pas grave, juste dans l’ordre des choses : ainsi va la vie. Parents, amis et voisins s’étaient donc retrouvés là pour accompagner Joseph dans ses derniers instants. Et je m’étais faufilée parmi eux.

Certains ne faisaient que passer à son chevet, d’autres restaient plus longtemps. Tantôt on se réunissait par petits groupes, chuchotant des anecdotes partagées, tantôt on restait seul plongé dans ses souvenirs. Les enfants emmenés là s’étonnaient encore de pouvoir veiller si tard et comptaient bien en profiter, même s’ils avaient clairement compris que l’ambiance n’était pas à la fête. Certains, ravis, se lançaient le défi de ne pas dormir de toute la nuit… avant de succomber tour à tour dans le sommeil. Les vieillards eux aussi étaient étonnés : d’être encore là ou bien  simplement se demandant quel serait le prochain à jouer le premier rôle dans cet acte particulier qui clôt la pièce de la vie.

Puis je fus autorisée à m'approcher auprès de l’agonisant. Il était allongé dans son lit, respirant avec difficulté. Quelques chaises étaient disposées là pour les veilleurs. Je m’installai près de lui et le regardai longuement. Il n’avait rien de particulier : c’était un paysan du XVIIIème siècle comme il y en avait des milliers. Il avait près de 80 ans : on ne pouvait donc pas se désoler d’une mort brisant une jeune vie. Il était entouré de ses proches : j’avais remarqué au moins deux de ses fils, Louis et Jean, ainsi que son cousin, aussi prénommé Jean. Et d’autres encore : il n’était pas seul. Il était né, s’était marié, avait eu des enfants, avait travaillé, puis laissait son tour maintenant. Bien sûr il avait connu des deuils : ses parents, son épouse une vingtaine d’années plus tôt. Mais c’était dans l’ordre des choses. Qui n’avait pas connu cela ?

Son cadre de vie, ce pays qu’on appelle la Vendée, n’avait pas changé depuis des siècles et sans doute pensait-il qu’il en serait ainsi pour des siècles encore. Bien sûr il ne pouvait pas anticiper les bouleversements que connaîtraient ses petits enfants : la Révolution, le pays laminé par des guerres civiles, la mort d’un roi voulue par son peuple ! La mort d’un roi : comment imaginer cela ? Il ne connaîtrait même pas la gigantesque sucrerie surmontée d’un ange doré comme un personnage sur un gâteau de mariés qui viendrait remplacer, une centaine d’année après lui, la belle église romane qu’il avait toujours vue et fréquentée.

Bien sûr, il ne pouvait pas imaginer les changements de la société que connaîtraient ses descendants : révolutions politiques, industrielles, religieuses, sociétales. Il ne savait rien de tout cela. La seule chose qu’il savait c’est qu’il allait mourir et que les pelletées de terre jetées sur son corps déjà froid allait le plonger dans l’oubli, aussi vite que ses prédécesseurs l’avaient été avant lui.

Je voulais lui parler, en savoir davantage sur lui. Car, bien sûr le temps avait fait son œuvre et l’avait presque effacé du passé. Lui ignorait tout des événements des siècles qui nous séparaient, moi je ne savais presque rien de sa vie. De lui je ne connaissais que ce que m’en avaient dit trois actes paroissiaux (ou peut-être seulement deux : le premier était tellement abîmé que je n’étais pas sûre qu’il s’agisse bien de son acte de baptême). Mais j’arrivai trop tard pour cela.

Soudain il me regarda fixement, plongeant ses yeux dans les miens… Comme s’il avait suivi le cours de mes pensées. Il esquissa un geste de la main qui lui arracha un râle de douleur. Mais son attention et ses yeux revinrent bien vite vers moi. Ils semblaient me dire : peu importe les détails de ma vie. Peut-être les trouveras-tu un jour. Peut-être pas. Poussière nous étions, poussière nous redeviendrons. Mais grâce à toi je revivrai un instant. Et cela me suffit. Car je sais que pour quelqu’un je serai plus qu’un patronyme dans une case, un numéro parmi d’autres. Je retrouverai mon nom et ma place parmi les miens.


 © Pixabay

Le lendemain le curé dû faire creuser une fosse dans la terre froide de Vendée pour y placer son corps. Il était mon ancêtre à la onzième génération, le numéro sosa 2020 de ma généalogie. Et si je ne savais presque rien de lui, je pouvais dire néanmoins qu’il était un fils, un époux, un père. Il était Joseph Godet.