« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 19 novembre 2020

ChallengeAZ : Chapitre Q

 CHAPITRE Q

"Quelle horreur..."

 


Mortcerf, 12 avril 1938 


- Quelle horreur !
Henri se précipita vers la fenêtre de la cuisine mais les langues de feu léchaient déjà le mur, atteignant le plafond à une vitesse folle. Il tenta d’arrêter la progression de l’incendie mais ses efforts n’étaient guère récompensés. On était encore en pleine nuit. Trois ou quatre heures peut-être, Henri ne savait pas très bien. Il avait été réveillé par un bruit. Ou était-ce une odeur ? En tout cas quelque chose de pas normal. Peut-être était-ce son sixième sens qui l’avait averti ? Il s’était levé et avait demandé à haute voix :
- Il y a quelqu’un ?
 

Seul le silence de la nuit lui avait répondu. Le silence et ce petit crépitement qu’il entendait maintenant distinctement. Il s’était habillé en vitesse et était sorti de sa chambre. C’est dans la cuisine qu’il avait vu les flammes. Attrapant un torchon il avait essayé d’enrayer le feu en tapant du plus près qu'il put s’approcher. En vain. Sa maison brûlait. Pris à la gorge par les fumées il était sorti. A présent, il était sur le bord de la route, impuissant. Il regardait le bûcher qui éclairait la nuit comme en plein jour.
 

Les voisins arrivaient en courant, habillés à la hâte, surpris dans leur sommeil tant par l’incendie que par l’alerte qui se propageait de maison en maison.
- Il y a quelqu’un à l’intérieur ? Henri ! Il y a quelqu’un dedans ? demanda un sexagénaire, court sur pattes mais bien en chair, vêtu d’un simple marcel blanc sur un pantalon de flanelle.
La fraîcheur de la nuit laissait les hommes indifférents : la chaleur du brasier compensait largement la météo de cette nuit de printemps.
- Ta femme, Henri ? Elle est là ?
Henri ne répondit pas tout de suite, tétanisé par le spectacle qu’il avait devant lui. Les riverains venus en renfort n’attendirent pas pour commencer à lutter contre l’incendie. La solidarité jouait bien sûr, mais aussi la peur de voir le feu s’étendre aux autres maisons.
 

Au loin une ombre observait la scène. L’homme ne bougeait pas : du bosquet où il était caché il avait une excellente vue sur toute la scène. Il trouvait cela magnifique. Il ressentait un mélange de peur et d’excitation. Il allait enfin être vengé. Pendant toutes ces années il s’était senti rabaissé, critiqué, humilié. On lui avait bien fait sentir qu’il n’était pas légitime, qu’il n’avait droit de revendiquer aucune place dans ce foyer. Dans son esprit fragile la maison de son enfance à Tigeaux se superposait à celle d’Henri aujourd’hui à Mortcerf. 

Mais cette fois c’est fini. Le feu purificateur est un auxiliaire puissant. Des images fugitives se superposaient dans son esprit perturbé : la maison du bonheur, celle de Marie-Louise, la douce Marie-Louise, et sans transition le champ de bataille, les obus, les cris. Et la mort. Détachant ses yeux des flammes qui l’hypnotisaient il vit Henri, sur le bord de la route, toujours figé. Gaston sentit la colère monter en lui. Il aurait tellement voulu qu’Henri ne se réveille pas et périsse dans l’incendie. Au lieu de ça il avait l’air à peu près indemne. 


- Henri ! Tu es blessé !
Instinctivement Henri porta la main à sa jambe. Mais ce n’était pas elle qui inquiétait son voisin. Sans comprendre il regarda alternativement la face rougeaude du voisin puis sa manche. Il avait côtoyé le feu de trop près. Il était brûlé sur une partie du bras et de la main. Ses cheveux avaient été roussis par la chaleur. Des traces de suie maculaient son visage. Hébété, il ne réagissait toujours pas. Son voisin le secoua tant qu’il finit par répondre, hésitant, qu’il était seul dans la maison.
- Tu es sûr ? Ta femme ?
Brusquement Henri semblât s’éveiller. Il reprit ses esprits et, d’une voix plus assurée, affirma qu’il n’y avait personne d’autre. Il s’approcha de la chaîne humaine qui se formait déjà pour faire passer des seaux d’eau et prit sa place dans le rang. 

Quand les flammes sortirent par la fenêtre, s’élançant à l’assaut de la cheminée, un sourire s’était dessiné sur les lèvres de Gaston. Savourant le sentiment de plénitude qui l’envahissait, même si Henri s’était réveillé un peu trop tôt à son goût, il se décida à quitter les lieux de sa vengeance. Il pivota alors et s’éloigna lentement, goûtant chaque pas comme un verre d’eau fraîche dans le désert. Au loin, les hommes s’interpellaient mais leurs paroles se noyaient dans le vacarme du brasier. Il ne s’aperçut pas que, au bord de la route, une pluie fine comme de la dentelle était apparue. 

Comme lui, les voisins attaquant le feu ne la remarquèrent pas tant elle s’était manifestée discrètement. Et tout aussi subtilement la pluie força. C’est alors que les hommes la découvrirent. Une pluie fine, mais drue tombait régulièrement à présent. Elle fut beaucoup plus efficace que les riverains dans leurs efforts malhabiles de maîtriser leur ennemi flamboyant. Le feu continua une partie de la nuit mais il n’était plus un danger. Au matin la maison fumait encore, mais au moins l’incendie ne s’était pas propagé aux habitations voisines. Le caractère incombustible des briques de la maison avait permis aux murs de rester debout. Néanmoins, les façades avaient pris différentes teintes colorées allant du rouge vif au grenat. La suie et la fumée avaient laissé de longues traces noires sur le fronton de la maison. L’intérieur en revanche avait beaucoup moins bien résisté aux flammes. La cuisine était particulièrement atteinte. 

Après le moment de faiblesse qui l’avait gagné au plus fort de la crise, Henri avait repris ses esprits. Il s’était porté à la tête de ses voisins, organisant les secours d’une poigne ferme. Il n’avait pas épargné sa peine, ne sentant ni la douleur chronique de sa jambe ni celle, toute fraîche, de son bras. Ce n’est qu’au matin qu’il s’accorda une courte pause. Après avoir bu un peu d’eau il pénétra dans la maison pour recenser les dégâts et sauver ce qui pouvait l’être. Son inspection le soulagea : finalement la situation n’était pas aussi grave qu’il aurait pu le craindre. Un instant il avait cru perdre tous les souvenirs d’une vie. Bah ! Il était vivant, c’était l’essentiel. Sans attendre il plongea les mains dans les restes de l’incendie noyés d’eau et commença à trier les vestiges de son histoire. 



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mercredi 18 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre P

 CHAPITRE P

"Pourquoi pas ?"

 

- Pourquoi pas ?
Alexandre avait accepté de me montrer les Egyptes, le quartier où habitait Henri Macréau entre 1911 et 1921.
- Mais tu vas voir, c’est vite fait !
Je lançai un regard noir à Sosa caché sous son meuble et suivis Alexandre. Je répétai en guise d’excuses :
- Je suis vraiment désolée, c’est la première fois qu’il fait ça…
- Peu importe !
 

Nous avions parcouru la rue des Vallées dans les deux sens. Alexandre expliqua :
- Voilà : c’est le site des Egyptes. Maintenant englobé dans le quartier des Vallées.
- Hum, je comprends mieux les recensements maintenant. En 1911 et 1921 Henri habite aux Egyptes. En 1926 il y a une lacune des registres. Mais on le retrouve en 1931 aux Vallées, nommés ensuite rue des Vallées en 1936.
Je pensai à tout cela. En fait Henri n’avait peut-être pas déménagé plusieurs fois comme je le pensai au début : c’était peut-être seulement la maison qui avait changé d’adresse.
- On peut refaire le trajet encore une fois ?
- Si tu veux, répondit Alexandre en haussant les épaules.
 

J’égrenai au fur et à mesure :
- A l’angle en bas de la rue, une grande maison, deux étages plus un comble. Le crépi a été refait mais la cheminée en brique pourrait supposer un bâti plus ancien. Ensuite une maison basse toute en longueur, bardée d’un revêtement moderne, mais elle aurait pu tout à fait être de brique comme sa voisine. Celle-ci est intéressante : toute de brique rouge, un porte centrale, des fenêtres de part et d’autre. Probablement deux pièces. Pas d’étage. Une double frise qui vient souligner la toiture. Très joli. On ne construit plus comme ça aujourd’hui : trop cher. Oh ! Dommage : le pignon a été enduit de blanc. Après encore une maison basse à deux fenêtres.
- Et encore du crépi !
- Oui, les marchands d’enduit ont dû faire fortune dans ce quartier. Il n’y a de maisons que d’un seul côté. De l’autre c’est déjà la campagne. La maison suivante a un étage. Il faudrait voir le cadastre pour savoir si c’est une construction neuve ou rénovation… pas très heureuse, d’ailleurs. J’espère que l’intérieur est plus coquet. Ah ! Ici deux maisons face à face : à droite c’est à nouveau une maison basse, mais un peu transformée, notamment par l’ajout d’une véranda. Celle de gauche en revanche est plus dans son jus : on retrouve la brique rouge, la double frise sous la toiture. Elle est un peu asymétrique avec deux fenêtres d’un côté de la porte et une seule de l’autre. Avec les fleurs, ça rend très bien. Des briques partout, jusqu’à la cheminée.



- Oui l’une des tuileries-briqueteries est située un peu plus haut.
- On devine facilement que la brique et le patron Houbé régnaient non seulement sur le marché du travail mais ont aussi inscrit leur marque dans le paysage. 

J’appréhendai le pays d’un œil neuf. Je me rappelai ce que j’avais lu sur Houbé. « Il employait environ 80 ouvriers en saison ». Cela pourrait paraître assez peu dit comme ça, mais si on compte une ou deux personnes par foyer travaillant pour lui ça fait déjà une soixantaine de foyers directement impliqués. Soit six quartiers comme celui des Egyptes qui ne comptait que dix ou douze maisons. Ce n’est pas négligeable pour une petite localité comme Mortcerf. Je pensai à toutes ces « familles de la brique ». Et à la catastrophe qui avait dû advenir quand le marché s’est effondré et que les briqueteries ont dû fermer leurs portes. 

Nous reprîmes notre déambulation.
- Une petite allée non goudronnée qui mène à trois maisons semblables et puis les deux maisons de part et d’autre de la rue qui finissent le quartier.
- Voilà ! Comme je te disais : c’est pas très grand.
 

Je restai pensive alors que nous revenions sur nos pas.
- Alors, me demanda Alexandre osant troubler mon silence, ça fait quoi de marcher dans les pas de son aïeul ?
- C’est émouvant, dis-je la gorge un peu plus serrée que je ne l’aurai voulu.
Pour faire passer l’émotion, nous avons marché jusqu’aux Vallées, ancien lieu-dit jouxtant aujourd'hui Mortcerf. Moins de brique, plus d’étages : le paysage changeait.
 

Nous fîmes une halte devant une maison restaurée récemment, mais qui avait pris soin de garder sur sa façade un témoin d’hier : une plaque métallique où était inscrit « La mendicité est défendue dans le département de Seine-et-Marne ». Un quartier plus aisé, sans aucun doute, où on ne voulait pas s’encombrer de pauvreté et où on le faisait savoir. Des traces d’une époque révolue avaient été maintenues, comme l’ancien lavoir, couvert de tuile évidemment. 

Sans nous en rendre compte nous étions arrivés au cœur de Mortcerf. Le bâti avait à nouveau sensiblement évolué : davantage d’étages s’épanouissaient, la polychromie décorait les façades, des signes extérieurs de richesses aussi comme des avant-corps, des murets, des marquises… Presque la ville déjà. 


- Puisqu’on est là, j’irai bien à la mairie consulter le cadastre !
- Si tu veux, mais moi j’ai un rendez-vous : je dois m’absenter.
- Ah ? Bon, ben, très bien, j’irai seule. De toute façon je trouverai le chemin du retour sans difficulté.
- OK !
Alexandre repartit en sens inverse tandis que je traversais la placette, moderne, qui était devant la mairie. J’étais sur le point de franchir les quelques marches qui menaient à la mairie, quand je me figeai sur place.
- Mais ??? 


Je reculai un peu et fouillai dans mon sac. J’en extrayais un dossier qui ne me quittait pas : c’était le dossier de « l’affaire de Mortcerf » et toutes les notes que j’avais prises en rapport avec cette enquête depuis plusieurs mois. Enfin, je mis la main sur le document que je cherchai : une photographie de petit format, en noir et blanc, un peu floue. On y voyait un bâtiment assez cossu, précédé par un perron. Un arbre dispensait son ombre sur le côté. La photo était cadrée très serré c’est pourquoi on ne voyait rien en dehors de ce bâtiment. Je relevai la tête, fit l’aller-retour entre la photo et le paysage devant moi : c’était la même chose ! 


Sans réfléchir je dis tout haut :
- Sosa ! C’est la mairie de Mortcerf !
Puis, reprenant mes esprits, je réfrénai mon enthousiasme. OK, Sosa n’est pas là. D’ailleurs on doit avoir une conversation lui et moi. Mais j’aurai aimé partager cette découverte inattendue avec lui ; enfin dans la mesure où on peut partager quoi que ce soit avec son chat ! 

 


C’était vraiment le même bâtiment : le perron grillagé, la porte plein cintre, le balcon en fer forgé, la fausse colonnade et l’œil de bœuf tout là-haut, dominant le tympan sculpté. Tiens ! L’œil de bœuf avait perdu son décor dans la partie supérieure. J’avais résolu, sans le vouloir, une nouvelle énigme posée par le dossier. 

J’entrai dans la mairie, heureuse de cette découverte. Trois hommes et une femme discutaient autour de la banque d’accueil à propos du chantier de l'aménagement paysager devant la gare. Lorsque je pénétrai dans la pièce, les quatre personnes présentes se turent en même temps et me regardèrent, curieux. Aussitôt un homme grand, mince, la chevelure grisée, le costume sombre, se détacha du groupe et me souhaita la bienvenue. Le maire songeais-je in petto. J’expliquai en quelques mots ce qui m’amenait à Mortcerf. 


Un gros homme, rougeaud, le cheveu ras, m'interpella :
- Ah ! Mademoiselle !
(Mademoiselle ? A mon âge ?)
- Vous qui n’êtes pas du pays : voici une devinette ! Comment appelle-t-on les habitants de Mortcerf à votre avis ?
Satisfait de lui-même, il était sûr de me coller. Mais j’avais fait mes devoirs avant de venir et je répondis du tac au tac :
- Les Moressartoises et les Moressartois évidemment !
Le type, stupéfait, n’en revenait pas. Amusée d’avoir arrosé l’arroseur je m’approchai de la secrétaire de mairie et demandai si je pouvais consulter le cadastre. Le maire eut un peu de mal à rattraper ses ouailles après ce tacle en bonne et due forme, mais reprit vaillamment sa conversation d’édile fraîchement élu. La secrétaire, petite femme joviale, me proposa de m’installer dans la salle du conseil municipal :
- Vous serez plus tranquille comme ça. Je vous apporte les registres. 


Elle sortit, elle aussi fort réjouie par la scène qui venait de se produire. Je passai les heures qui suivirent (sans les voir défiler, ça va de soi) à éplucher les matrices du cadastre, les plans correspondant. Et puis aussi l’état civil tant qu’à faire. Et tout ce qui pouvait me tomber sous la main. 


Ce n’est que beaucoup plus tard (j’avais un peu perdu le fil des heures) que je ressortis de la mairie. Je refis le chemin inverse pour retourner chez Alexandre. J’avais la tête pleine de mes investigations et découvertes du jour. C’est sans doute pour cela que je ne vis pas la silhouette qui me guettait à l’autre bout de la place. Une paire de souliers vernis embrayèrent alors le pas derrière moi et me suivirent à bonne distance. 



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mardi 17 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre O

 CHAPITRE O

"Où va-t-on ?"

 

- Où va-t-on ?
J’étais enfin arrivée à destination et je tentai d’avoir des précisions sur le programme qu’Alexandre nous avait concocté. 

Arrivée quelques minutes plutôt tôt à la gare de Mortcerf, il m’avait fallu repérer Alexandre. Celui-ci avait promis de porter à la main, en signe de reconnaissance, une loupe et une pipe. Il n’avait pas osé coiffer le deerstalker, le fameux chapeau pied de poule associé à Sherlock Holmes. Il n’y avait pas foule sur le quai et il est probable que même sans les insignes de détective, j’aurai fini par tomber sur lui. La quarantaine, il était de grande taille, tout en coude et en genou, le regard perçant. Il agitait si frénétiquement sa loupe que les rares passagers qui descendaient du train le regardaient avec des yeux ronds, se demandant si l’asile d’aliénés du coin n’avait pas eu une fuite. 

De mon côté, j’avais aussi un signe distinctif : je portai, en plus de ma valise, la caisse de transport noire et blanche assortie au pelage de Sosa. J’avais récupéré mon chat laissé seul chez des amis parisiens pendant ma journée passée aux archives. Depuis, il était d’humeur boudeuse. Seuls de longs sifflements ébouriffés provenaient de la cage ajourée, à intervalle régulier. Il me faisait savoir qu’il n’en pouvait plus de rester confiné dans cette boîte… alors que d’habitude cela ne le dérangeait absolument pas de rester huit heures de rang à dormir sur le fauteuil de mon bureau. Comme quoi, tout est relatif. 


- Alors, où va-t-on ?
Alexandre me répondit avec un sourire :
- Chez toi bien sûr !
Il me conduisit jusqu’à une belle maison au milieu d’un jardin coquet. Enfin, ça avait dû être un jardin coquet. Aujourd’hui c’était un chantier !
- Oui, bon, il faut imaginer, me dit Alexandre. Finalement les travaux ont été décidés un peu plus tôt que prévu. Mais il n’y a pas d’ouvriers pour le moment : on sera tranquille. Tu es ici chez toi ! 



La maison était composée d’un corps central à deux travées de fenêtres prolongé par une travée latérale de part et d’autre. Le rez-de-chaussée était surmonté d’un niveau sous comble aménagé. La toiture était d’ardoises. Les fenêtres étaient soulignées d’un arc polychrome. Les petits moellons apparents égayaient la façade. Un échafaudage s’appuyait sur la bâtisse, mais il en laissait deviner suffisamment pour imaginer son allure. Le jardin était occupé par des tuyaux, des gravats, des bâches plastiques, etc…
- Voici donc la maison des Vallées ? Ta maison de famille ?
- Oui. Et probablement que l’un de nos voisins habite la maison d’Henri, puisque mon grand-père demeurait à côté de chez lui. Mais je ne sais pas quelle maison c’est exactement. Il faudra chercher ça. En attendant, je te le redis, tu es ici chez toi ! 

Alexandre me fit visiter la maison de son grand-père. Elle était dans la famille depuis trois générations. Après un rapide calcul, j’estimai qu’elle devait être entrée dans le patrimoine familial vers les années 1930. En ces temps de mobilité galopante, c’était déjà pas si mal. Hélas, les descendants actuels ne souhaitaient pas prolonger ce capital domestique et avaient décidé de la mettre en vente. 

Moi qui rêvai d’une maison de famille, cela me fendait le cœur. Eux la voyaient comme un fardeau, moi comme un point d’ancrage, de sécurité. La maison de famille représentait pour moi le symbole d’un enracinement, un cadeau venu du passé. C’étaient des souvenirs, des sons, des sensations. La maison familiale naît et entre dans la famille, comme un enfant. Elle a parfois grandi avec elle. C’est un membre à part entière de la famille, témoin de joies et de peines communes. Une communion, c’est ça : une communion. 

C'est depuis leurs cadres photographiques que sont transmises les légendes familiales, réelles ou imaginaires. Le bagnard réquisitionné pour la construction de la Grande Digue, le Corse avec un grand C - mythe à lui tout seul -, la grand-mère scandaleuse ayant posé à demi-nue. Les vieux objets oubliés dans le grenier sont autant d’archives précieuses exhumées par une nouvelle génération qui, pour l’occasion, s’est faite archéologue, chercheuse d’or et de trésors d’ancêtres, une lampe de poche éclairant dans l’obscurité du passé. 

La maison familiale est souvent liée à l’enfance. L’époque de l’insouciance. Les premiers liens tissés, les goûts qu’on s’est forgé. Les amitiés à la vie, à la mort. Et pas besoin d’être un château, ce qui en fait la valeur c’est le vécu qui y est associé, la mythologie familiale qui s'y est constituée, les petits rituels qui y sont attachés. Le petit déjeuner sous le grand arbre du jardin, tous ensemble réunis, les mal-réveillés comme les lève-tôt. La promenade digestive dans le quartier. La flambée dans la cheminée réchauffant les veillées d’hiver. 

Elle renvoie au roman familial. Peu importe si chacun en a des souvenirs différents, évoquant des anecdotes qui paraissent déformées aux autres (« - Il s’est ouvert le front en chutant sur le carrelage glissant de la cuisine. - Mais non il est tombé de l’échelle appuyée au cerisier du jardin ! ») ; c’est cela aussi la richesse de l’histoire familiale. 

Perdre la maison de famille c’est franchir la frontière du temps, sortir définitivement de l'enfance et de ses souvenirs heureux. C’est rompre avec la lignée, refuser un héritage, trahir ses ancêtres. La quitter peut être vécu comme un traumatisme, une petite mort. Certains ne peuvent s’empêcher de revenir régulièrement sur les lieux comme un pèlerinage, d'autres au contraire restent longtemps dans l’impossibilité d’y retourner. Et attention : une maison de famille n’a rien à voir avec une résidence secondaire. Elles boxent dans deux catégories différentes. L’une est un héritage, l’autre un gain au loto. Mais peut-être que la résidence secondaire deviendra à son tour une maison familiale ? Alors il ne sera plus question de s’en séparer. Malgré les problèmes d’éloignements kilométriques, de coûts d’entretiens, de disputes générationnelles. 

Et pourtant Alexandre et les siens envisageaient de vendre leur maison de famille.
- Sans état d’âme ?
- Sans état d’âme !
Je caressai d’une main les fauteuils à tapisserie usés, les poignées de portes polies par les générations successives, la batterie de cuisine témoin de tant de repas communs. Chaque meuble était paré d’un post-it dévoilant le nom de son nouveau propriétaire. 

J’essayai de plaider pour les fantômes du passé. Alexandre m’opposa le rideau à fleurs qui répondait aux tapisseries où s’épanouissaient des bergères évadées d’un XVIIIème siècle en perdition.
- Bon, d’accord, les bergères et les fleurs on n’est pas obligé de les garder.
- Ce ne serait pas faire offense à nos aïeux que de les décapiter ? me rétorqua Alexandre, moqueur.
 

Par quelques miaulements de réconciliation mon chat Sosa me fit alors savoir qu’il avait fini sa bouderie. Après avoir reçu l’approbation d’Alexandre, je le sortis de sa caisse. Il me récompensa par un câlin sonore. Je le posai à terre et fis les présentations.
- Sosa, je te présente Alexandre.
Le félin renifla l’inconnu puis commença à manifester quelques agacements. Sans transition, il s'arqua, gronda sourdement, dressa sa queue et cracha mille insultes - en langue féline heureusement : nos oreilles d’humains ne furent pas outragées par le vocabulaire peu amène utilisé par mon compagnon. Nous comprenions néanmoins le sens général du propos.
- Sosa !
Le chat cracha sa réprobation et fila comme une flèche se cacher sous un meuble.
- Je ne comprends pas, c’est la première fois qu’il fait ça… 



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