« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mardi 24 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre U

 CHAPITRE U

"Une nouvelle virée aux archives s'impose..."



Une nouvelle virée aux archives s’impose ! J’en avais beaucoup appris sur Henri et son environnement en venant fouler sa terre, mais je n’avais pas trouvé la clé du mystère principal : quand et pourquoi Henri avait assassiné sa femme. Je signalai donc par un sms rapide à Charlotte que je revenais aux archives et que si elle avait un moment à m’accorder elle me trouverait en salle de lecture. Alexandre déclara qu’il avait d’autres obligations et qu’il ne pourrait pas m’accompagner. C’est donc seule que je me rendis à Dammarie-les-Lys. 

Le trajet me permit de réfléchir à nouveau à cette histoire. Tandis que je marchai en direction du bâtiment des archives, je sentis un picotement dans la nuque, comme l’impression d’être observée. Je me retournai mais ne vis personne. Je repris ma route… Et ne vis pas la silhouette aux souliers vernis reprendre sa marche derrière moi. 

Arrivée aux archives je voulais explorer plusieurs pistes. Je demandais les premières cotes et pour patienter je me plongeai dans les inventaires à la recherche de nouveaux éléments pour faire rebondir mon enquête. Un archiviste vint me signaler aimablement que mes documents étaient arrivés et avaient été déposés à l’emplacement qui m’était dévolu. Je le remerciais et pris la direction de ma table. 

C’est ce jour-là aux archives que se produisit une anecdote que je n’aurais probablement pas retenue sans les événements qui ont eu lieu peu après. Debout devant ma place, un homme se trouvait en train d’examiner avec soin les registres qu’on avait déposés pour moi, cherchant visiblement une chose bien précise. C’était un petit homme aux yeux vifs et à la mine chafouine. Comme j’arrivai à sa hauteur, il releva brusquement la tête, surpris. Il afficha une mine déconfite comme s’il venait d’être pris en faute, et balbutia quelques mots d’excuse. Quelques secondes suffirent néanmoins pour qu’il retrouve son assurance et passe son chemin.
 

C’est à la pause déjeuner que je retrouvai Charlotte :
- Désolée, je n’ai pas eu une minute à moi ce matin. Mais tu as bien fait de venir : Alcide Bodin a réapparu.
Alcide Bodin ? Ce nom ne m’était pas inconnu, mais je ne parvenais pas à le remettre.
- Le responsable de l’association généalogique locale. Tu sais, je t’en avais parlé.
- Ah ! Oui, ça me revient maintenant. Et donc il est là ?
- Oui.
- Tu lui as parlé de l’affaire ?
- Tu penses ! C’est un archiviste contrarié : ses parents l’ont obligé à reprendre le commerce familial, mais il n’a jamais aimé ça. Du coup il passe tous ses temps libres ici où ses talents et ses aptitudes se sont épanouis. Il compile et classe avec gourmandise. Je crois qu’il a lu absolument tous les documents conservés dans ce bâtiment ! Je te le présenterai tout à l’heure. 

Après le déjeuner Charlotte tint sa promesse : elle rentra avec moi et me conduisit vers le petit homme qui s'était si intéressé de si près à mes documents le matin même. Elle fit les présentations. Je ne sais pourquoi, je ne relevai pas son indélicatesse du matin. Charlotte lui rappelai le contexte de l’affaire qui nous occupait et je brossais un portrait rapide d’Henri et sa famille.
- Il travaillait essentiellement pour Houbé, celui qui possédait les tuileries et briqueteries de Mortcerf si ma mémoire est bonne.
D’un ton mielleux il releva :
- Mais oui ! Votre mémoire est excellente. Des archives vivantes… On prendrait sans doute plaisir à vous feuilleter. 

Déjà que je n’appréciai guère le petit homme et ses regards gênants, mais là j’eus carrément un haut le cœur. Je regardai discrètement Charlotte qui étouffait un rire derrière sa main.
- Bon, je vous laisse discuter, j’ai à faire. A plus tard.
Je lui lançai un coup d’œil désespéré, mais elle s’éloigna en riant. Surmontant mon aversion pour la fouine, j’acceptai le café qu’il me proposait.
- Charlotte vous a parlé de ce meurtre que nous ne retrouvons pas. Elle m’a dit que cela vous évoquerait peut-être des souvenirs. Vous avez trouvé quelque chose ?
- Oui, bien sûr… Le meurtre n'en n'était sûrement pas un !
- Quoi ?
 

A compter de cet instant l'intérêt de mon vis-à-vis ne faiblit plus. Aussi longtemps qu’il voudrait me parler, je ne répugnerais plus à l’écouter.
- Écoutez, Mademoiselle, si vous entendez des sabots, vous pensez cheval… Pas zèbre. N’est-ce pas ?
- Oui mais…
- Mais rien du tout : s’il n’y a pas de trace de meurtre, c’est qu’il n’y a pas de meurtre. C’est aussi simple que cela.
- Mais… j’ai retrouvé des traces justement : des lettres de dénonciations, des rapports de police, des courriers officiels.
- Et bien, je ne sais pas d’où vous tenez vos sources, mais sachez que la Seconde Guerre Mondiale est une époque que j’ai spécialement étudiée. J’ai dressé des notes particulières pour chaque dossier jugé compromettant. De sorte que si un dossier venait à disparaître – c’est plus fréquent qu’on ne le croit, hélas – je conserverais par devers moi le dossier d’origine, sans mensonge ni fausseté. Puis-je vous demander où vous avez trouvé ces documents ?
- Il m’ont été donnés par une connaissance qui les tenait lui-même de son grand-père. Ce grand-père, aujourd’hui décédé, avait été un voisin d’Henri.
- Hum… Il faut revenir aux recherches premières, passer au crible l'ensemble des éléments, les trier, les classer et peut-être aussi les mélanger. Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, nous allons dénouer cette pelote de laine. Il n'existe pas de verrou qui n'ait sa clé. Voyons voir…
 

Tout au long du trajet du retour je m’étais échinée à trouver un lien cohérent à cette affaire (ou non-affaire ?), en vain. Qu’avait-on loupé ? Je me plongeais dans mes pensées. Un mot prononcé par Alcide - mais lequel ? - avait éveillé un écho en moi. Hélas, je ne parvins pas à m’en souvenir.
Revenue chez Alexandre, je lui exposai les découvertes du jour et l’hypothèse d’Alcide Bodin.
- Un faux ? Mais n’importe quoi ! Et d’abord qu’est-ce qu’il en sait, lui ?
- Ce n’est qu’une hypothèse. Écoute au moins ce qu’il a à dire…
- C’est ridicule !
- Mais tu ne trouves pas ça bizarre, toi, que cette histoire incroyable ne ressorte nulle part ?
- Tu as raison ! C'est une histoire incroyable. Mais ce n’est pas parce que ça ne te plaît pas que ce n’est pas vrai. Tu n'y peux rien ! L’histoire est implacable… et parfois féroce. Nous ne pouvons qu’en hériter et la respecter. Je crains que tu n’aies perdu ton temps aujourd’hui.
Il sourit et pivota sur ses talons.
- Le dîner sera bientôt prêt. Tu dois avoir faim.
 

Un silence pesant régnait sur notre table. Rien à voir avec l’ambiance des jours précédents. Une migraine commençait à poindre. J’avais envie d'aller me coucher. J’avais besoin d'être seule pour réfléchir calmement aux événements du jour. Mais l’atmosphère étant ce qu’elle était, si je montai maintenant, je devrais quitter Alexandre sur un conflit larvé et cela ne ferait qu'empirer les choses. Je dus me faire violence pour trouver des sujets de conversation insignifiants et tenter d’apaiser le climat avant de monter.
 

Une fois dans ma chambre, je réfléchis posément à la situation. Je savais qu’Alexandre était un homme de passion et de conviction, sûr de suivre le chemin qu'il pensait être le bon. Mais s'il avait tort ? Si Henri n’était coupable de rien depuis le début et qu’Alexandre avait simplement refusé de le voir ? Il était si facile de se leurrer quand on était persuadé d’un fait. 



Vers le chapitre V ->

 

lundi 23 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre T

 CHAPITRE T

"Triste histoire"

 

- Triste histoire. Oui, bien triste.
Nous étions chez Honoré, un voisin du quartier qui avait connu Henri lorsqu’il jeune, dans les années 1940. Henri était âgé d’une soixantaine d’années bien sonnée à l’époque.
Honoré était aujourd’hui un vieillard tout en rondeur, un nuage de cheveux blancs saupoudrait son crâne. Des yeux doux, parfois un peu taquins, les pommettes roses, des joues bien remplies. La douceur l’environnait d’une aura bienfaisante.
 

- Vous souvenez-vous de l'incendie qui a ravagé la maison d’Henri en 1938 ?
- Bien sûr, comment pourrais-je l'oublier ? Une nuit, vers la mi-avril, il était 3 ou 4h du matin, nous avons été réveillés par des cris dehors. Mon père était déjà debout, tout habillé. Il nous a simplement dit "une maison brûle un peu plus haut". Depuis notre domicile on voyait le ciel se parer de sinistres lueurs rougeoyantes indiquant un incendie. Ma mère ne voulait pas qu'on quitte la maison, mais avec mon grand frère on n'aurait loupé ça pour rien au monde. Dès qu’elle a eu le dos tourné on s’est faufilé à l’extérieur et, caché par l’ombre des bosquets, on a été assister au spectacle. Et oui, pour les gosses que nous étions, c’était plus une fête qu’un drame. Je suis désolé de dire ça, ajouta-t-il en me regardant.
Je lui fis signe qu’il était tout pardonné et l’invitai à poursuivre.
 

- D’ailleurs nous n’étions pas les seuls : on a vu quelqu’un d’autre sous les bosquets, mais on n’a pas vu son visage. Sans doute un autre gamin du quartier qui avait filé en douce comme nous.
En train de prendre des notes sur ce récit passionnant (effroyable bien sûr, mais passionnant), je ne prêtai pas attention à cette remarque anodine et enchaînai avec la question suivante :
- Les habitants du quartier sont-ils venus, comme votre père, pour lutter contre l’incendie ?
- Oui, bien sûr. Une chaîne humaine s’est formée pour arroser l’incendie avec des seaux d’eau. Ce n’était pas très efficace, mais au moins ils ont réussi à limiter les dégâts. Au petit matin la maison fumait encore, mais le feu ne s’était pas propagé aux autres habitations. Faut dire, la maison d’Henri était en brique : ça joue. L’incendie se propage moins vite. C’est sans doute ce qui l’a sauvée. La toiture par contre…
- Et Henri ? Vous l’avez vu ?
- Oui, il avait pris la direction des opérations pour coordonner les secours. Enfin, c’est ce qu’il nous a semblé de notre point de vue, car on n’entendait pas ce qu’ils se disaient : leurs paroles étaient couvertes par le bruit infernal du brasier. C’est fou ce que ça fait comme bruit, un incendie. Vous avez déjà entendu ça, mademoiselle ?
Dans un sourire, je lui répondis :
- Non, heureusement non…
 

Alexandre intervint :
- Et sa femme, à Henri, vous l’avez vue ?
- Attendez voir que je me souvienne. Non je crois pas. Il n’y avait que des hommes cette nuit-là. Pas de chemise de nuit, ajouta-t-il avec un sourire entendu dans le regard.
- Elle n’était pas là ? Où était-elle ?
- Hum… Ça, je l’ai jamais su.
- Que sont devenus Henri et Ursule après l’incendie ?
- Ben, je crois qu’ils sont allés habiter chez l’un de leurs enfants. Chez la Germaine, je crois. On voyait Henri régulièrement : il venait déblayer la maison et récupérer ce qui était encore en état.
- Henri ? Henri seul : pas avec Ursule ?
- Je saurais pas dire. Mais j’étais pas devant la maison en permanence à tout surveiller.
- Bien sûr… Et qu’est-ce qui avait provoqué cet incendie ?
- Ben… On n’a jamais vraiment trop su. Certains disent qu’il est parti de la cuisine à cause d’un feu de cuisson mal éteint. Mais je ne sais pas. Il y a eu du dégât quand même. Et une sacrée frousse, parce que nous, dans notre bosquet, on n'en menait pas large. C’était drôlement impressionnant. Finalement on est rentré chez nous la queue basse, sans se pavaner, je peux vous dire. C’était bien triste cette histoire. Oui, bien triste… Une autre tasse ? 



Je rempilai pour un second chocolat chaud, préparé à l’ancienne, qui fondait dans la bouche comme un nuage parfumé. Tandis que je me délectai, Honoré commenta :
- On n’en fait plus des comme ça, hein ? C’est ma mère qui le préparait de cette manière. Et encore : je ne le fais pas aussi bien qu’elle. Un petit gâteau pour aller avec ? me demanda-t-il en tendant une assiette pleine de sablés ronds et dorés comme des soleils.
Je déclinai les astres blonds pour demander ensuite :
- Et son arrestation ? Vous l’avez vue son arrestation ?
- Eh, non ! Je n’étais pas là. Mais on en a parlé bien sûr, vous savez ce que c’est.
- Pouvez-vous m’en dire plus ?
- Et bien, c’était pendant la guerre… en 42 ou 43 peut-être. Une Novaquatre noire est venue se garer devant la maison à ce qu’il paraît. Deux hommes en sont sortis. Ils ont été chercher Henri et sont repartis tout de suite. Ça n’a pas duré 5 minutes. Mais ne me demandez pas pourquoi ils sont venus. Ça je peux pas vous dire.
 

Honoré était du genre à ne pas colporter les ragots, et c’en était presque regrettable en l’occurrence : ça m’aurait bien aidé. A mon avis il ne disait pas tout mais je ne parvenais pas à déterminer si c’était par politesse ou pour garder par devers lui des éléments troublants.
- Comment était Henri, dans votre souvenir ?
- Hum… C’était un homme assez secret. Plutôt fier. Mais il ne se mélangeait pas trop aux autres. Oh ! Poli, attention ! Je ne veux pas dire. Mais réservé. Il aimait bien que tout soit comme il l’avait décidé, ça je m’en souviens. Il boitait, vous saviez ?
Je fis oui de la tête.
- Peut-être que c’était à cause de ça qu’il n’aimait pas trop se mêler aux gens. Une sorte de timidité à cause de son infirmité. Il n’avait pas fait la guerre à cause de sa claudication. Certains le lui ont reproché, bien sûr, mais il y a toujours des mauvaises langues pour dire n’importe quoi sur n’importe qui, hélas.
 

Enfin, j’osai poser la question qui me brûlait les lèvres :
- Et Ursule ?
- Comment elle était ?
- Non, comment est-elle morte ? Et quand ? Le savez-vous ?
Honoré fouilla sa mémoire.
- Non… Ça je peux pas dire. Je ne m’en souviens pas. Je suis désolé.
- Ce n’est pas grave, dis-je en dissimulant ma déception du mieux que je pouvais.
Honoré me regarda un moment avant de déclarer :
- Vous me faites penser à lui.
- A lui ?
- Oui. Des gestes, une attitude.
- Mais je ne l'ai pas connu !
- Il faut croire que ceux que nous avons aimés et qui ont disparu demeurent présents par des attitudes qui se transmettent de génération en génération. Leur mémoire demeure dans les gestes des vivants. 

Nous avons encore bavardé un moment, mais Honoré ne m’apprit rien de plus sur l’histoire d’Henri. 


Vers le chapitre U ->

 

samedi 21 novembre 2020

ChallengeAZ : Chapitre S

 CHAPITRE S

"Sa sœur jumelle ?"

 

Coulommiers, 02 novembre 1942 

 

- Sa sœur jumelle ? Quelle sœur jumelle ?
- Oui ! Rosalie… Rosette… Rose… Ah ! Voilà ! Marie-Rose.
- Mais combien elles sont ?
- Ben… Deux : des jumelles, quoi.
- Humpf ! Kerdogan, je comprends rien : qui sont toutes ces Rosalie… Rose… ???
- Ah ! Oui ! Non ! En fait c’est une seule et même personne : Marie-Rose, que l’on appelle aussi Rosalie, ou Rosette ou Rose tout court. Et c’est Kergogan, monsieur.
L’inspecteur Able Pochet jeta un regard noir à son jeune adjoint.
- Vous ne me facilitez pas la vie, Ker…
Il renonça à chercher la fin du nom de l’enquêteur : il avait assez à faire avec toutes ces sœurs jumelles. 


- Bon, donc elle avait une sœur jumelle. Elles se voyaient ?
- Ben… J’imagine…
- Vous imaginez ? Mais vous imaginez quoi Kerpogan ?
Par réflexe, Kergogan ouvrit la bouche pour corriger son supérieur, puis y renonça finalement et la referma.
- On n’imagine pas dans une enquête, Perdogan ! Vous savez ou vous savez pas ?
- Ben… Pas vraiment…
- « J’imagine », « pas vraiment »… 

L’inspecteur prit sur lui pour ravaler tout les noms d’oiseaux qui lui venaient à l’esprit.
- Bon, cette sœur jumelle, elle est venue à son mariage, n’est-ce pas ?
- Euh… Non chef, celle qui venue c’est… (il vérifia ses papiers) Marie-Joseph.
Soupir de l’inspecteur.
- Marie-Rose, Marie-Joseph… Que de Marie. Heureusement que la nôtre s’appelle Ursule.
- En fait elle s’appelle Ursule Marie Mathurine, chef. Et ses frères Vincent Marie et Auguste Marie…
- Vincent Marie ? Mais je croyais que c’était le père ?
- Oui, aussi.
- Aussi ?
- Oui : ils s’appellent pareil. Le père et le frère. Et la mère c’est Marie Mathurine, Comme Ursule.
- Oh ! Bon sang ! Vous me donnez mal à la tête Pergogan !
On y est presque, pensa Kergogan : peut-être qu’un jour il se rappellera mon nom correctement. Ou au moins il tombera dessus par hasard.
 

- Eh ! Vous rêvez ou quoi ?
- Non monsieur !
- Bon. Il y a d’autres Marie dans l’coin ?
- Oui, monsieur : deux oncles, trois tantes, une grand-mère, un grand-père…
- Oui, oui, bon ça va, j’en ai assez ! Quoi d’autre ?
- Euh… Marie est un prénom très porté chez nous en Bretagne depuis le XVème siècle. On le trouve aussi sous la forme Mari (sans -e à la fin) pour les hommes, et des déclinaisons comme Marianning, Marivonn ou Maiwenn…
Voyant la tête de son chef qui virait au rouge, Kergogan ne termina pas son exposé sur les prénoms bretons. 



- A propos des sœurs, Lerbogan, les sœurs !
- Ah ! Oui, euh… Bien sûr, les sœurs.
Il feuilleta son calepin du plus vite qu’il pût.
- Les sœurs… Oui ! On sait que Marie-Joseph, l’aînée, est venue au mariage d’Ursule. Elle était sa témoin. Elle habitait alors Vernon dans l’Eure, donc elle a fait… près de 140 km… (il réfléchit)… sans doute en train, chef, termina Kergogan triomphalement.
- Au mariage ?
- Oui.
- En 1900 ?
Vérifiant ses notes, désormais beaucoup moins sûr de lui devant l’instance de son chef :
- Oui, c’est ça, en 1900.
- Mais on est en 1942 ! Barbogan ! 1942 ! Je m’en fiche moi de ce qu’il s’est passé il y 40 ans ! Est-ce qu’elle voyait ses sœurs là, maintenant ? C'est ça que je vous demande, moi !
- Ah ! Bah oui, je comprends. C'est-à-dire que, depuis qu’on surveille le suspect Macréau, on n’a pas vu de rapprochement entre les sœurs.
L’inspecteur n’en croyait pas ses oreilles.
- Quoi ?
- On… n’a pas…
- Mais bougre d’imbécile, évidemment que vous n’avez pas vu de rapprochement, puisque vous n’avez pas vu Ursule, puisqu’elle a DIS-PA-RUE !!! Vous comprenez « disparue » Radoban ?
 

L’inspecteur tenta de maîtriser ses nerfs.
- Bon ! Reprenons depuis le début. Que savons-nous ? Nos services reçoivent plusieurs lettres anonymes nous invitant à enquêter sur ledit Henri Macréau. Motif 1) écoute la radio anglaise 2) assassine sa femme. L’accusé nie en bloc mais ne peut pas dire où est son épouse.
Très vite, l’inspecteur avait senti que cette affaire leur donnerait beaucoup de fil à retordre. Il y a quelque chose qui ne collait pas. Un élément avait joué contre eux dès le début. Mais qu’est-ce que c’était ?
- Voyons l’affaire sous un autre angle…
Kergogan osa une suggestion :
- Si ce n’est pas le mari, qui est-ce ?
- C’est toujours le mari ! Retenez bien ça Berdogan. Ça vous facilitera les choses à l’avenir.
 

L’inspecteur coula un regard de travers vers son jeune acolyte, qui se le tint pour dit. En son for intérieur il pensa néanmoins : « Est-ce que le climat actuel et la piste d’un règlement de compte sous couvert de pays envahi par l’ennemi ne pourraient pas tenir ? » Mais il n’osa pas formuler cette audacieuse hypothèse à son supérieur.
Abel Pochet poursuivait son raisonnement :
- C’est sans doute à cause de la femme. Elle a dû faire quelque chose d’inconvenant. Elle a peut-être fricoté avec qui ne fallait pas… Oui… Mauvaises fréquentations, c’est sûr.
 

Kergogan leva les yeux pour réfléchir. Il réfléchissait toujours mieux les yeux en l’air : l’inspiration divine peut-être. Il avait renoncé à deviner si, pour son patron, les « mauvaises fréquentations » étaient du côté des Allemands ou des Résistants. Tout en fixant une des nombreuses taches de moisissure au plafond, il filait son propre raisonnement. Un coup on dénonçait Henri pour avoir écouté la radio, une autre fois carrément pour avoir tué sa femme. Comme si la première dénonciation n’avait pas été assez efficace. Et, de fait, la police n’avait enquêté sérieusement qu’après la deuxième lettre. Mais qui dans l’entourage d’Henri lui en voulait ? Qui l’avait chargé au point de faire tomber la lourde main de la police sur lui ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui avait motivé ces lettres de dénonciations quelques peu incohérentes ?  



Vers le chapitre T ->

 

vendredi 20 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre R

CHAPITRE R

"Rendez-vous demain..."

 

Rendez-vous demain, avait dit au téléphone Honoré, le contact d’Alexandre. Rendez-vous demain pour connaître le passé : la ligne du temps faisait de drôles de nœuds.
- Il te racontera l’incendie de la maison d’Henri : il en a été témoin.
- L’incendie ? Je ne savais pas que sa maison avait brûlé.
- Hum… Tu verras ça demain.
 

Pour l’heure j’étais dans le salon, à genoux sur un tapis usé aux motifs compliqués et aux bords effrangés, en essayant de rattraper mon chat qui se dissimulait sous une commode. Enfin je saisis le rétif animal. Je portai sa tête à la hauteur de la mienne.
- Bon, maintenant on va avoir une conversation sérieuse tous les deux.
Je me rendis dans la chambre qu’Alexandre venait de m’indiquer comme mienne pendant toute la durée de mon séjour en pays briard. Il y avait déposé ma valise sur le lit. 

Je regardai autour de moi : la pièce n’était pas très grande. Ou peut-être était-ce juste le mobilier qui absorbait tout l’espace ? Un ensemble complet de chambre en bois massif meublait la pièce : un grand lit dont la tête était ornée d’un motif de pointe de diamant ; l’armoire, immense, sculptée du même motif et complétée par un miroir ; les tables de chevet de chaque côté du lit portant aussi ce décor, recouvertes d’une tablette de marbre veiné de bruns et d’ocres. Le tout était immergé dans la tapisserie à grosses fleurs délicieusement désuète tendue sur les murs. Tenant toujours mon chat dans les mains, je m’assis sur le lit. Je m’y enfonçai tellement que je me crue aspirée par des sables mouvants. Je tentai de rétablir mon équilibre en battant l’air des mains, des pieds et du chat !
 

- Bon sang ! On n’en fait plus des comme ça. Enfin, j’espère ! Bon, Sosa, on va parler d’homme à homme… Enfin de femme à chat. Alexandre est un ami et il faut le traiter comme tel. Tu dois établir la paix avec lui. Une paix sans condition. Tu m’entends ? Je ne veux plus de ces ébouriffades ! Compris ?
Après un instant les yeux dans les yeux, pour lui faire bien comprendre le message, je posai le chat sur le lit. Il y fit quelques pas prudents avant de sauter par terre : il valait mieux un vieux plancher que cette surface traîtresse qui pouvait vous avaler sans crier gare. S’installant confortablement il me jeta un dernier regard avant de s’endormir. J’aurai juré qu’il souriait alors. De mon lit mouvant j’envoyai un sms à Charlotte ; un truc que je voulais lui demander depuis longtemps au sujet d’Ursule. J’espérai qu’elle pourrait avoir ce renseignement.
 

Je redescendis au rez-de-chaussée où Alexandre me fit faire un tour du propriétaire. Certains meubles étaient recouverts d’un drap, qu’il ôta au fur et à mesure de la visite. L’ensemble était assez vieillot et démodé. Cependant on y trouvait de nombreux témoins du passé, comme la malle des Morins en vannerie ou les buffets carrés briards décorés de fleurs et de feuillages plus ou moins stylisés. 


- Ça ce sont les moules et les cercles en métal qui permettait de réaliser le brie. Le lait était mis à cailler dans ce moule, lui-même placé sur la table d’égouttage, appelée « dosse ». Le caillé perdait une grande partie de son eau, évacuée par les trous des moules. Petit à petit le fromage à pâte molle se formait. Le brie « à la mode de Meaux » doit mesurer 35 cm de diamètre pour un peu moins de 3 cm d’épaisseur ; soit environ 2,5 kg.
- Quelle est la différence entre un fromage à pâte molle et une pâte pressée ?
- Oh ! L’égouttage se fait par pesanteur : le caillé perd son eau « tout seul », par les trous du moule. Contrairement à une pâte pressée qui est un mode d’égouttage par pression, comme son nom l’indique. On distingue plusieurs types de Brie : Celui de Meaux, de Melun, de Montereau… Une quarantaine au total ! Si celui de Meaux est surnommé « le roi des bries » (parce que les rois s’en pourléchaient), on raconte que l’origine de celui de Melun, bien qu’obscure, est très ancienne. A tel point qu’on se demande s’il ne serait pas l’ancêtre de tous les bries ! Certains pensent qu’il existait déjà avant l’invasion romaine. La Fontaine, de passage au Château de Vaux-le-Vicomte, l’aurait rendu vraiment célèbre en plaçant un brie dans le bec du corbeau, dans la fable du Corbeau et du renard. Le brie de Meaux a son AOC depuis 1980, et bien sûr une Confrérie des Compagnons du Brie de Meaux. 


- Hum ! Ça donne faim tout ça.
- Alors passons à table !
Alexandre me servit une poularde à la briarde dont je réclamai la recette aussitôt.
- Alors, tu découpes la poularde en six morceaux que tu laisses mariner toute la nuit dans 1,5 litre d’eau, salée, poivrée, muscadée, avec un oignon piqué des clous de girofle, du thym et du laurier. Le lendemain, tu déposes les morceaux de poularde dans une cocotte au fond huilé et tu les fais colorer sur toutes leurs faces une vingtaine de minutes. Tu les réserves. Puis tu pèles des oignons et des carottes, que tu éminces et fais rissoler à leur tour avec de l’huile au fond de la cocotte. Lorsque les légumes commencent à brunir, tu verses un verre de la marinade (que, bien sûr, tu as pris le soin de conserver) et tu laisses mijoter sous couvert 30 minutes. Après ça tu remets les morceaux de volaille dans la cocotte, Tu n’oublies pas de saler et poivrer et tu saupoudres du persil haché. Tu mouilles avec du cidre et environ 20 cl de marinade, de manière à tout recouvrir. Tu laisses mijoter environ 15 minutes. Tu enlèves les morceaux de viande avec une écumoire et dégraisses la sauce au chinois. Ensuite tu déposes de la moutarde au fond d’une casserole et tu y verses la sauce obtenue, tu la fouettes en l’additionnant de la crème fraîche, afin d'obtenir une sauce onctueuse.


Je roulai déjà des yeux gourmands en face de lui. Il termina la recette d’un ton solennel :
- Rectifier l’assaisonnement si nécessaire, disposer les morceaux de poularde sur un plat et les napper de la sauce réchauffée. Servir avec les carottes et oignons d’accompagnement. Et voilà Madame ! Bon appétit !
J’applaudis à la performance.
- Bravo ! Un véritable chef de haute gastronomie ! Et qu’est-ce qu’on mange d’autre dans la région ?
- Fritures de goujons de la Marne, pommes faro (déclinées en cidre), potage crécy…
- Ah ? Et qu’est-ce qu’il a de particulier ce potage crécy ?
- Oh ! Ce sont des carottes, oignons, céleri, ail et gingembre revenus dans un chaudron pendant une quinzaine de minutes (les puristes n’ajoutent pas de pommes de terre, les autres peuvent se le permettre), auxquels on ajoute du bouillon de poulet et qu’on laisse mijoter environ 45 minutes, jusqu’à ce que les légumes soient bien cuits. On mixe le tout et hop ! A table ! 

Nous avons ainsi parlé gastronomie locale et traditions pendant tout le repas. Je découvris ainsi une région mal connue, étouffée sous des voisins encombrants : Paris et Disney. Il me raconta le Multien, entre Haute-Brie et Valois, au nord-ouest de Meaux ; la Brie nichée dans les vallées de la Marne, de l'Orge et de la Seine. Je buvais ses paroles. Une tarte aux pommes - briardes bien sûr – vint clore ce festin de roi. 

C’est le ventre et la tête bien remplis que je remontai dans ma chambre. Sosa avait, pour sa part, vidé les croquettes que je lui avais laissées en partant. Tout le monde était à la fête. J’ouvris ma valise et fut saisie. En un instant une chape de glace me tomba sur les épaules. Je suis quelqu’un de particulièrement ordonné et je remarquai immédiatement lorsque quelques chose était dérangé. Or, aucun doute possible, ma valise avait été visitée. Oh ! pour un œil non averti ce serait sans doute passé inaperçu, mais moi je le vis instantanément. Mes vêtements et autres effets avaient été soulevés et replacés pendant mon absence. Je regardai dans la chambre : nulle trace d’intrusion. J’allai à la fenêtre pour fermer les rideaux. 

C’est dans l’ombre que je le distinguai pour la première fois. Il était dissimulé sous un arbre. Je ne l’aurai peut-être pas vu s’il n’avait bougé un peu. Un rayon de lune se refléta sur ses souliers vernis. Je refermai les rideaux d’un coup sec et appelai Alexandre. Il mit plusieurs minutes à arriver, un torchon à la main.
- Qu’est-ce qu’il se passe ? Je faisais la vaisselle.
- Il y a quelqu’un là, dehors !
- Quoi ? Mais non, enfin, je ne vois personne, dit-il penché à la fenêtre.
- Si je te jure ! Sous le gros arbre, je l’ai vu.
- Je ne vois rien. Un fantôme peut-être ? tenta-t-il de plaisanter.
Devant mon scepticisme il hésita puis décida de ne rien ajouter. Il passa près de moi pour sortir et se contenta de m’adresser un bref sourire.
 

J’avais gardé pour moi l’histoire de la valise : vu qu’il ne croyait pas à l’homme dans le jardin, il y avait peu de chance qu’il accorde du crédit à cette histoire qui supposait bien plus qu’une vague présence sous la lune. Je fermai soigneusement la porte derrière lui et, en l’absence de clé, coinçai une chaise sous la poignée en priant que ce soit efficace.
- Sosa : tu es mon « chat de garde » ce soir ! Ouvre l’œil, et le bon.
Conscient de sa tâche délicate, le chat sauta sur mes genoux, se dressa amoureusement et vint me heurter le menton avec sa tête soyeuse – une série de coups légers pour me rassurer. Puis il se coucha à côté de moi, gardien fidèle de mes nuits. 

Le silence et la nuit se refermèrent sur moi, m'entourant de solitude glaçante. Je mis plusieurs heures à m’endormir, ressassant les mêmes interrogations auxquelles je n’avais pas de réponse. Enfin vers quatre heures du matin, le sommeil s’empara de moi, mais ce fut pour me plonger dans une succession de cauchemars sans fin. 



Vers le chapitre S ->