« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 4 février 2017

#Généathème : généalogie côté insolite

Je n’ai pas souvenir d’en avoir rencontré après la Révolution, sans doute à cause des pages pré-remplies et à la rigueur des officiers d’État civil. Cependant, lorsque que c’était les curés qui tenaient les registres de baptêmes, mariages et sépultures (BMS), il n’est pas rare de croiser quelques digressions dans la marge ou carrément au sein du registre. Plus ou moins longues, cela peut être un dessin, le compte rendu d’une visite pastorale, le détail de travaux faits sur l’église. Très courantes sont les observations météorologiques (deux d'entre elles furent à l'origine de l'article L'effet papillon sur ce blog).

Je me rappelle avoir lu le récit d’une avalanche particulièrement destructrice, sur les hauts plateaux de l’Ain. Mais impossible de retrouver la date et la paroisse concernée ! Depuis, et sur les conseils de @gazetteancetres, à chaque fois que je rencontre une de ces mentions insolites, je l’enregistre dans un dossier dédié.

C’est ainsi que je peux aujourd’hui facilement ressortir celle-ci (parmi d'autres). Il s’agit d’une note d'un curé, nommé Récamier, en poste à Villes (Ain) dans les années 1730. La note commence sur l'avant dernier feuillet du registre BMS de la paroisse, à peu près au milieu d'une page (celle-ci débutant comme il se doit par les mentions de baptêmes et de décès, avant de laisser place audit commentaire). Sur le feuillet suivant, le début de la page concerne un acte de baptême, finalement rayé avec cette note dans la marge « il est écrit dans le registre suivant ». Tout le reste de la page est occupé par la fin de la fameuse note du curé. Ce qui suppose qu'elle a été écrite à postériori, là où il y avait de la place. Cette note est une véritable diatribe, au ton plutôt vif. Car, inutile de le cacher plus longtemps, M. le Curé est – de toute évidence – très en colère.
Un conflit l’oppose à l’un de ses paroissiens… pour une question d’argent.

Mais notre curé colérique ne manque pas d’ironie, commençant son texte par cette formule savoureuse « J’aurais laissé dans un entier oubli ce qui suit ». Il explique comment Pierre Bernard, orphelin de père, avait été placé en apprentissage chez un marchand toilier durant six ans. Le curé pense qu’il y a simplement « perdu son temps ». De retour chez sa mère et ses sœurs, il porte des accusations contre le curé, sans toutefois lui en parler directement mais en répandant des commérages « dans ce vilage ». Il prétend en effet « que ses parents avaient contribué aux réparations de l’église » ; « quoy que cela est très faux » rétorque le curé, insistant sur la « sotte vanité » dont fait preuve son paroissien. Il précise même que le père, feu Claude Bernard, « n’a jamais fourny ny un sol ny la valleur dicelluy pour la batisse en réparation de notre église ». Contrairement à « tous les autres habitants [qui y ont] contribué », chacun selon leurs capacités : « les uns en naydant à creuser les fondations », les autres en fournissant « les matériaux comme sable et pierre », voire en « faisant un four à chaux ». Et tous ces travaux ont été réalisés les jours de fêtes (normalement chômés), grâce à une autorisation spéciale de l’évêque. En lisant cette note, on perçoit la tension du curé crisser sous sa plume, à tel point que, tellement énervé contre son paroissien, il se refuse même à écrire de nouveau son nom, disant simplement « de l’autre part nommé ». On sent sous cette mention que des insultes, bien peu chrétiennes, auraient pu se libérer d’un coup. Quand à l’argent fourni, car il y a bien eu des dons en argent, « le curé soussigné […] en remercie Dieu de luy en avoir donné la pensé [= de s’en être rappelé ?] […] il est vray que il y a eu environ 130 livres qui ne sont pas de mon bien mais que je ne déclare pas non [plus] quelles proviennent d’aucune restitution mais elles sont venue d’une bourse dont le propriétaire n’en a pas scu l’employer, pieux et legitime. »

Non mais !

Diatribe à Villes, registre paroissial de Villes, 1734 © AD01

[première page] « J’aurais laissé dans un entier oubli ce qui suit mais
la sotte vanité de Pierre fils de feu Claude Bernard et
qui appres avoir perdu son temps  chez un marchand
toilier où il avait été mis pendant six ans par ses
parents pour y apprendre ce negoce, s’est venu revivre
dans sa maison a villes avec sa mere et ses sœurs , disoit
dans ce vilage, que ses parents avaient contribué aux
réparations de l’église de ce lieu quoy que cela est très
faux, je déclare que claude bernard enfant de feu Pierre
Bernard et qui socupoit à faire valoir son moulin
n’a jamais fourny ny un sol ny la valleur dicelluy
pour la batisse en réparation de notre église quoy que
tous les autres habitants y ayant contribué chacun [?]

[seconde page] comme il a pû les uns en naydant à creuser les
fondations les autres a fournir les matériaux comme
sable et pierre et tous a lexclusion dudit [… ?] qui est
de lautre part nommé, en faisant un four à chaux 
et le tout les jours de fetes par la permission
accordée par le seigneur eveque et tout largent fourni
par le curé soussigné qui remercie Dieu de luy
en avoir donné la pensé et le pouvoir de leffectuer
Il est vray que il y a eu environ 130 livres qui ne sont
pas de mon bien mais que je ne déclare pas non quelles
proviennent d’aucune restitution mais elles sont
venue d’une bourse dont le propriétaire n’en a pas
scu l’employer pieux et legitime ny pu le scavoir
cest tout ce que jassure en me signant
Recamier curé »

mardi 31 janvier 2017

#Centenaire1418 pas à pas : janvier 1917

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de janvier 1917 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er janvier
Le chef de bataillon est rentré de permission et reprend le commandement du bataillon.

2 janvier
Un caporal de notre Cie est blessé en allumant une fusée éclairante : il a une brûlure au bras.

3 janvier
RAS

4 janvier
Démolition par une patrouille de la 9e d’une sape boche près de Lesseux. Activité plus grande de l’artillerie ennemie.
Reçu des renforts : 1 adjudant, 2 sergents, 4 caporaux, 30 chasseurs.

5 janvier
Légère activité de l’artillerie. Écoute du génie : faible activité de l’ennemi.

6 janvier
14h : une batterie tire une cinquantaine de coups sur Lesseux. 2 fusils brisés, 1 observatoire démoli, pas de blessé.

7 janvier
Une Cie en marche est signalée sur la route de Provenchères. Relève de la faction de chasseurs à cheval à la croupe de Lesseux.

8 janvier
De 11 à 12h 16 obus de 77 et 10 de 105 vers la ferme brûlée (NO de Lesseux).

Explosion © soldatsdelagrandeguerre.wordpress

9 janvier
Tir de destruction sur 607 : un seul blockhaus semble avoir été touché. Écoute du génie : travail actif à 9h dans la demi-lune de droite.

10 janvier
Les tirs de destruction prévus sont confirmés, entravés par le brouillard qui a gêné l’observation. Les boches ont riposté plus vigoureusement que la veille.

11 janvier
Continuation des tirs de destruction prévus sur 607. La riposte allemande n’est pas violente.

12 janvier
Écoute du génie : aucun bruit dans les deux demi-lunes.

13 janvier
Le matin à diverses reprises une quinzaine d’obus de gros calibre tombe sur le plateau de Lesseux.

14 janvier
Dans l’après-midi 3 avions allemands et 2 français survolent nos lignes.

Biplan allemand de reconnaissance © wintzenheim1418.free.fr

15 janvier
Une trentaine d’obus (105 et 77) tombent sur la croupe de Lesseux.
Écoute du génie : bruits irréguliers, variés (coups de masse, de mine, pistolets).

16 janvier
RAS

17 janvier
Faible activité de l’artillerie ennemie.

18 janvier
Assez grande activité d’artillerie. En réponse à notre artillerie, les boches envoient 10 obus de gros calibre sur Lesseux.

Obus allemand © militaria-14-18.fr

19 janvier
Comme la veille l’artillerie boche riposte tout au long de la journée. Écoute du génie : travail actif dans la demi-lune de droite.

20 janvier
De 11 à 13h une quarantaine d’obus tombent, faisant de faibles dégâts. Écoute du génie : de nombreux bruits indiquant un travail actif.

21 janvier
Relève de la section de cavaliers par la 9ème Compagnie.

22 janvier
En vue de la relève du bataillon qui doit s’effectuer le 24, le capitaine Bonnet vient en reconnaissance. Un avion boche survole nos lignes.

23 janvier
Légère activité d’artillerie de part et d’autre. Bruits de circulation assez intenses au cours de la nuit vers Provenchères.

24 janvier
Nuit et journée calme. Deux avions allemands survolent nos lignes. Relève des 3 Compagnies. Nous allons vers Couinches.

25 janvier
Étape de Couinches à Corcieux. Arrivée à 11h. Nous cantonnons à la caserne.

26 janvier
Nous allons enfin pouvoir profiter un peu de repos.

27 janvier
Lits, douches, repas chauds…

Corcieux, casernes © Delcampe

28 janvier
Aucune note pour ce jour.

29 janvier
Maman écrit : les pénuries de farine s’accentuent. Déjà que l'année dernière avait été une très mauvaise année de récoltes de céréales.

30 janvier
Aucune note pour ce jour.

31 janvier
Départ pour Dounoux. Itinéraire : Socelles, Champ le Duc, Laval, Lepanges. Cantonnement à Docelles.

Carte Corcieux-Docelles



samedi 21 janvier 2017

#RDVAncestral : la colère de Jeanne

Jeanne marche d’un pas décidé, suivie d’Aubin Pineau, son beau-frère. Si rapide que j’ai du mal à les suivre. Les 2 kilomètres qui séparent la métairie du Tail du village de Saint-Aubin-de-Baubigné ne lui font pas peur : elle a l’habitude. La démarche pressée, les poings serrés, la bouche fermée, Jeanne est en colère. Et ce n’est pas le soleil de ce mois de juillet 1822 qui va lui rendre le sourire.

Jeanne s’apprêtait à épouser François Bénéteau, le fils aîné de l’ancien meunier de Changé à Nueil-sur-Argent. Aujourd’hui les deux parents du futur sont décédés et François est domestique. Cependant il apporte tout de même la valeur de 414 livres dans la corbeille du mariage. Après tout, elle, fille de métayers, placée aussi comme domestique, n’est guère plus riche et n’apporte que 271 livres. Et puis, son père est mort il y a déjà six ans et elle en a 22 maintenant : il faut qu’elle se marie. Ce François est un bon parti pour elle.

Jeanne m’a raconté la raison de sa colère : quand ils sont allés à la mairie pour déclarer leur intention de se marier, surprise, l’officier d’état civil leur a dit que ce n’était pas possible.
- Pas possible ? Et pourquoi donc ?
- Parce que vous n’existez pas ! lui a-t-on répondu !
- Et bien ça ! C’est trop fort : vous voyez bien que j’existe puisque je suis devant vous !
En fait l’officier d’état civil lui a expliqué qu’il ne trouvait pas son acte de naissance dans les registres (ou tout au moins ce qu’il en est resté après les combats violents qui ont ravagé la région à la fin du siècle dernier [*]) : sans ce document, pas d’existence légale. Pas de mariage.
- Mais alors, on ne peut pas se marier ?
- Ben, en fait si, il y a un moyen : il faut prouver que vous existez. Ça s’appelle un acte de notoriété : il faut que plusieurs témoins attestent de votre naissance. En général ce sont les parents qui font cette déclaration.

Jeanne est sortie de la mairie bien dépitée : son père est mort et sa mère est tellement malade qu’elle ne quitte plus son lit depuis plusieurs mois. Mais après un léger découragement, elle a repris espoir : deux témoins suffisent ; ils ne doivent pas obligatoirement être les parents.

C’est pour cela que nous marchons d’un pas vif vers la mairie : pour régulariser la situation de Jeanne et prouver qu’elle existe bien ! Arrivés devant la maison commune, nous retrouvons Pierre Sapin, tisserand à Rorthais. Nous entrons, Jeanne en tête bien sûr.

- Je viens déclarer que j’existe !
Elle est si décidée, que l’officier d’état civil ouvre son grand registre sans discuter ni perdre une minute. Et de sa fine écriture il écrit : « A comparu Jeanne le Beau laquelle nous a dit qu’elle ne se trouve pas portée sur les registres de l’état civil, à cause des troubles qui existaient lors de sa naissance ; qu’elle ne peut se faire représenter par sa mère à cause d’une maladie qui la retient au lit depuis près d’un an ; mais elle nous offre le témoignage de deux personnes dignes de confiance, notamment celui de Aubin Pineau son beau frère à cause de marie beau son épouse, et qui nous assure qu’elle est née le douze avril mil huit cent […] elle a déclaré ne savoir signer. » A leurs tours, Pierre Sapin et Aubin Pineau ont fait la même déclaration.

Acte civil reconstitué, Mauléon/St Aubin de Baubigné, 1822 @ AD79

Oui, maintenant Jeanne existe vraiment. Elle se détend un peu. Elle va pouvoir se marier. Le retour à la métairie est plus calme. Nous parlons à bâtons rompus, de ses rêves, de ses espoirs. Avec François ils comptent s’installer au Tail comme « cultivateurs » (comme on dit désormais). Elle espère avoir des enfants : trois ou cinq, elle ne sait pas encore ! Elle espère aussi que sa mère ira mieux et pourra se remettre.

Je lui dis que ses rêves se réaliserons sans doute parce que, vu son caractère bien affirmé, elle ne laissera sans doute personne se mettre en travers de son chemin. Il m’est difficile de lui raconter le futur et de lui dire que sa mère va se rétablir et vivre encore jusqu’en 1836. Qu’elle aura trois enfants (ou cinq, selon quelques généalogistes, mais personnellement, je n’ai pas réussi à prouver leurs liens de parenté…). Hélas, elle perdra une petite fille, âgée de trois mois seulement. Elle et François feront fructifier leurs terres : de la mère de Jeanne ils hériterons de 160 livres, mais lègueront à leurs propres enfants, 20 plus tard, 850 livres. Après le décès de François en 1859, c’est Jeanne qui tiendra les rênes de la borderie du Tail; le recenseur l’inscrivant même comme « chef de ménage ». J’aurais bien aimé lui demander où et quand elle va mourir à son tour, car je pers sa trace après le mariage d’un de ses fils en 1866, mais elle ne le sait pas elle-même : inutile de lui poser la question.

En tout cas, oui, à coup sûr Jeanne ne se laissera pas marcher sur les pieds et elle existera pour de bon cette fois !



[*] Il s’agit sans doute des suites des guerres dites « de Vendée », qui ont ravagé la région à l’époque post-révolutionnaire (au moment de la levée en masse, en 1793, la révolte ou rébellion vendéenne, s'est déclenchée, dans un premier temps comme une jacquerie paysanne classique, avant de prendre la forme d'un mouvement contre-révolutionnaire). Elles se sont étendues aux Deux-Sèvres ; Saint-Aubin-de-Baubigné se trouvant à dizaine de kilomètres de la « frontière » vendéenne. Beaucoup de registres de cette époque sont lacunaires ou totalement manquants. Quelques actes ont été reconstitués plusieurs années plus tard ; comme c’est le cas pour Jeanne ici.