« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 17 novembre 2025

O comme ouvertures sur le rêve

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile et Augustin tiraient le diable par la queue. Du coup, même en louchant très fort, je ne les trouve pas dans les matrices cadastrales. Ils n’ont jamais été propriétaires, même du plus pauvre taudis des taudis. Pas de rêve en parpaings entouré de grillage et de certitudes fiscales. C’est ballot.

    Mais en 1867, les parents de Cécile, qui n'étaient pas manchots côté affaires et avaient plutôt bien réussi, avaient acheté à Angers deux maisons contiguës à l’angle de la rue de Bouillou (n°12) et de la cour (ou impasse) Saint Christophe, entre la prison et le faubourg Saint Michel pour les locaux. C'est un quartier qui a bien été modifié depuis. Celle donnant sur la rue avait deux pièces au rez-de-chaussée et deux autres à l’étage. L’autre maison, plus petite, donnant sur l’impasse et séparée de la première par un escalier commun, avait une seule pièce à chaque niveau.

 

L'impasse disparue © Création personnelle d'après Bing

 

    Acheter ces maisons, c’est pas juste signer un papier chez le notaire, non. Acheter ces maisons, c’est acheter un rêve. Le rêve d’un toit à soi. C’est pas des briques et du plâtre, c’est du cœur et des espoirs empilés étage par étage. C’est le genre d’achat qui te fait espérer en l'avenir, même si ton portefeuille, lui, fait la gueule. Parce que là, t’achètes pas juste quatre murs : t’achètes un placement, une fierté, une promesse de jours meilleurs. Et rien que pour ça, c’est pas une maison, c’est un petit morceau de bonheur en dur.


    Dans l’acte d’achat notarié figure également la cour commune entre les deux maisons et le droit de puiser de l’eau au puits situé dans une cour voisine, alors en indivision. Des lieux d’aisance sont signalés (bonne nouvelle). Le tout meublé, s’il vous plaît. La première bâtisse avait 7 ouvertures imposables (1 porte cochère, charretière ou de magasin et 6 portes et fenêtres ordinaires), la seconde 4 (ordinaires). Les maisons devaient être de bonne qualité car elles sont classées dans la classe 1 (la plus haute valeur). C’est pas du taudis, c’est du costaud.

    Ça, c’est les services du cadastre qui me le disent ! Alors, merci Napoléon. C’est le créateur du cadastre en 1807, pour ceux qui l’ignorent. Bon, OK, l’empereur n’a pas créé exprès le cadastre pour que je puisse faire de la généalogie immobilière 200 ans après lui. Il l’a juste fait pour palper plus de blé (et là je parle bien de cash) en fonction de la nature des sols : maisons, vignes, blé (et là je parle bien d’avoine). 

    Le cadastre c'est le grand livre des secrets, la bible du foncier, le grimoire où sont consignés tous les parcelles, les lopins de terre, les bâtisses et leurs propriétaires. C’est ce grand roman administratif où chaque ligne cache un bout de récit familial. Et le cadastre d’Angers est très bavard : 

  • Un premier plan dès 1810 et toute la documentation écrite qui l’accompagne, indispensable pour faire ce travail historique. 
  • Puis un second plan en 1840 et leurs matrices. 
  • Enfin la mise à jour de la documentation en 1882 (hors plan). 


Plans cadastraux de 1810 et 1840 © AM Angers

 

   Ces documents permettent de retracer l'histoire de ces parcelles. Alexandre a acheté les parcelles n°1993 et 1994, section B du cadastre d'Angers. Sur le premier plan de 1810, on voit que le coin est encore en mode cambrousse : à peine bâti. D’ailleurs l’une des maisons n’existe pas encore : c’est un jardin.

    Alors, je vous la fais courte : la baraque qui donnait sur la rue de Bouillou, ben elle a toujours servi de piaule. Pas de chichis, pas de changement de vocation, ça a toujours été du logement pur jus, avec les rideaux qui pendouillent aux fenêtres et le linge qui sèche à la balustrade. L’autre bicoque tout en longueur, dans la cour St Christophe, créée dans les années 1840, a d’abord abrité sous le même toit une petite maison (2 ouvertures) et une grange. Petit à petit elle se transforme en maison entière, avec pas moins de quinze ouvertures — de quoi aérer les idées, même les plus tordues. Puis, au fil du temps, le bâtiment s’est fait charcuter en petits bouts, morcelé entre plusieurs proprios, jusqu’à ce petit bout de maison qu’achète le couple Rols en 1867.

    Les Rols ont aligné 4 000 francs ce petit bout de paradis — une belle somme à l’époque, pas des clopinettes. Lors de cette acquisition, les maisons elles étaient déjà pleines à craquer : des locataires à tous les étages. Les Rols les ont repris avec les murs. Au moment du décès d’Alexandre, en 1879, ces baraques étaient louées verbalement à 5 personnes et deux autres avaient un bail écrit. Chacun payait un loyer dont le montant s’élevait entre 95 et 120 francs par an (en tout, ça faisait dans les 710 balles qui rentraient chaque année).

     Entre 1881 et 1896 sa veuve Marie Anne Puissant habite trois adresses différentes : place des Prisons, cour Ayrault et rue de Bouillou. Vu que les recensements ne sont pas toujours précis, je me dis qu’en fait c’est probable que ce soit une seule et même adresse : le 12 rue de Bouillou est en face de la place des Prisons et au cours de son histoire la cour St Christophe a été appelée cour Herault (ce qui ressemble furieusement à Ayrault), probablement du nom d’un ancien propriétaire. Donc Marie Anne n'a peut-être pas changé de trottoir et a peut-être habité l’un des logements qu’elle a acheté avec son mari en 1867.

    Elle finira ses jours chez sa fille Élisabeth, qui elle demeure au faubourg St Michel, en 1912. Les logements de la rue de Bouillou ont alors 6 locataires (un appartement étant inoccupé) et valent 7 000 francs. C’est Daniel Frète, l’époux d’Élisabeth Rols, qui héritera ensuite de ces biens immobiliers.

    Aujourd’hui tout ça, c’est de l’histoire ancienne : le quartier été refait, retourné, raboté, bref, complètement relooké depuis le temps. Ces maisons n’existent plus, remplacées par une barre d’immeuble des années 1960, longue comme un jour sans pain et moche à pleurer. Difficile de voir à quoi ressemblaient les maisons du couple Rols. J’ai bien retrouvé une photo, mais je vous préviens elle est de mauvaise qualité et plus floue qu'un lendemain de cuite. Je vous la mets quand même, histoire de voir (enfin, façon de parler : on voit pas grand-chose). Le bâtiment tout en bas du cliché, à moitié coupé, c’est la prison (Attention, la photo a la tête à l'envers par rapport au cadastre au-dessus !).

 

12 rue de Bouillou © AM Angers

 

 

 

 

samedi 15 novembre 2025

N comme noix et coulant

Sur les pas de Cécile

 

    Le cousin de Cécile, Jean Guibert, avait des liens étroits avec la famille Rols.

    Alexandre Rols l’a embauché pour travailler avec lui à l’épicerie de la rue de la Roë (voir la lettre A de ce ChallengeAZ). Est-ce que c'est le gamin qu'a déboulé sans crier gare ou est-ce que c'est le tonton qui l'a fait venir, ça on sait pas. Mais ce qu'est sûr c'est qu'il débarque en 1872. 


Guibert débarque © Création personnelle d'après Bing 

 

    Un p’tit récap’ généalogique, ça ne peut pas faire de mal : Jean Guibert était le fils de Marijeanne Caroline Rols, la sœur d’Alexandre, et François Guibert. Il est né en 1851 à Conques sous le prénom de Jean. On le verra aussi prénommé Jean Pierre et, c’est plus surprenant, Germain. Ça, c’est un peu spécial parce que ce prénom y sort de nulle part. En même temps, sa mère est régulièrement appelée Adélaïde alors que c’était pas son prénom non plus : c’est de famille quoi ! Mais c’est pourtant sous ce drolichon prénom d’usage qu’il sera connu à Angers, comme on le verra plus bas. Il était le 5ème d’une première fratrie de 6. Sa mère étant morte de suites de couches, son père s’était remarié et avait eu 4 gamins supplémentaires.

    De 1872 à 1879, il est employé épicier chez Alexandre Rols. Mais ce dernier claque brutalement en 1879, à seulement 47 ans. L’épicerie est d’abord revendue aux frères Prost, des marchands d’Angers, mais rapidement c’est l’ancien employé de commerce qui reprend l’affaire, sans doute en 1881, sous le nom de Germain Guibert. Il a alors une trentaine d’années.

    À cette époque, l’épicier c’était pas juste un vendeur, c’était un peu le chef d’orchestre du quartier. Il vendait tout un tas de produits en vrac, qu’il emballe sur place. C’est la vie dans un sachet kraft. L’épicerie c’est le temple du quotidien, la valse des étals, le chant des caisses enregistreuses. Ça causait, ça rigolait, ça reniflait les fromages et ça pesait les lentilles.C'est pas juste un magasin, c'est un lieu de vie, un repère, un peu comme une deuxième maison, mais avec plus de choix de yaourts. Ce petit royaume en libre-service où l’on vend du rêve en conserve, des bonbons à l’unité, et où l’épicier connaît le deuxième prénom de ta grand-mère. Une institution, quoi !

     Et puis, petit à petit, v’là que l’industrie agroalimentaire s’en mêle. Les produits préemballés font leur apparition : des firmes comme Félix Potin développent des paquets d’un poids fixe (le client n’a plus le choix : c’est ça ou rien, pas moyen de chipoter) et siglé de sa marque (tant qu’à faire, faisons de la pub, hein !). La boîte de conserve devient la star du rayon, trônant fièrement sur les étagères comme une ballerine en fer-blanc. Les échoppes se parent de boîtes de petits pois perchées en équilibre comme des acrobates. Si à l’origine on ne vendait que des épices dans les épiceries (d’où leur nom, étonnant non ?), à l’époque qui nous occupe on s’est diversifié et on peut aussi y trouver des produits de droguerie (liés aux soins corporels et à l'entretien domestique) et de bazar. Savon, clous et cirage côtoient les sacs de pommes de terre, les bouteilles de pif et les meules de fromage entières. Une vraie caverne d’Ali Baba avant l’heure ! Un supermarché sans les néon criards ni la caissière qui tire la tronche.

    En 1880 Jean/Germain (on sait plus comment l’appeler du coup) a épousé Eva Marie Camille Puissant. Ça vous dit quelque chose ce patronyme ? C’est normal : c’est la cousinemuche de Cécile, du côté maternel. Née à Saumur de père inconnu, c’est une modiste de 19 ans. Elle vit alors, de fait et de droit, au domicile de sa mère à Paris. Du coup, comme ils habitent à 300 bornes de distance, on peut se demander comment se sont-ils connus ? Via les Rols ? Une visite à l’épicerie ? Bon, soyons honnête, on n’en a strictement aucune idée. Mais en tout cas c’est une affaire de famille vu que le cousin paternel de Cécile épouse la cousine maternelle de Cécile. Vous me suivez ou ça vous donne des vapeurs ? D’ailleurs Charles Puissant, l’oncle armurier (voir la lettre B de ce ChallengeAZ) est encore présent au mariage. Une affaire de famille, je vous dis. Germain (appelons-le officiellement comme ça, OK, sinon on va pas s’en sortir) et Eva auront trois moutards.

    Germain développe le magasin de la rue de la Roë : il la nomme « épicerie populaire ». Sur la devanture s’étale son nom : G. Guibert. Une série de cartes postales de l’épicerie ont été prises au début du XXème siècle. Et je me dis que l’affaire était suffisamment importante et renommée pour mériter le déplacement d’un photographe. Connu comme le loup blanc, le Germain ! Sûr que le père Alexandre y serait fier de voir ce que son magasin était devenu, s'il avait pu voir ça.

 

Épicerie populaire G. Guibert, v.1905 © AM Angers

 

    Il tient l’épicerie jusqu’à sa mort en 1932. Depuis 1927 il était secondé par son gendre Henri Quelin, qui gardera l’épicerie jusque dans les années 1950. Est-ce le développement des grandes surfaces, le changement de mode de consommation qui a mené à la fermeture de l’épicerie ? Quoi qu’il en soit c’est la fin d’une entreprise née 80 ans plus tôt et qui a nourri 3 générations d’épiciers de notre famille.

 

    Lorsqu’il passe l’arme à gauche, Germain est qualifié de rentier. Le jeune employé de commerce a fait du chemin, et du bon ! Une belle réussite, pour un gars parti de pas grand-chose.

 

 

 

vendredi 14 novembre 2025

M comme ménagère majeure

Sur les pas de Cécile

 

    La plupart du temps, Cécile est dite sans profession. C’est le cas à 17 ans, lors de son mariage. D’une grande partie de la période où elle met au monde ses enfants. Et lorsqu’elle décède en 1937. Mais ça ne veut pas dire qu’elle a passé sa vie à se rouler les pouces, loin de là ! Bon, d’abord, elle a élevé 11 enfants ce qui, en soit, est un métier. C’est d’ailleurs ce que disent une demi-douzaine d’actes de cette période où elle est qualifiée de ménagère. La ménagère doit ici être vue comme la femme qui tient son ménage, un métier qui consiste à transformer des sous en miracles et des miettes en festins. Comprenez : esclave des corvées, fée du logis sans la baguette magique, à nettoyer, astiquer, raccommoder, et faire bouillir la marmite avec trois fois rien. Une vie réglée sur le soleil, les saisons et les besoins des bouches à nourrir.

 

    Laissons la grande historienne Michelle Perrot nous en causer, parce qu'elle, elle sait de quoi elle parle : dans les classes populaires urbaines du XIXème siècle, la vraie star du quotidien, c’est pas le mec à la casquette qui rentre du boulot en tirant la gueule, non : c’est la ménagère. Majoritaire et majeure, qu’elle dit Michelle. Majoritaire, parce que c'est la condition du plus grand nombre des femmes vivant en couple, mariées ou non, notamment quand elles ont des enfants. Une vraie armée de l'ombre, quoi. Majeure, parce que la ménagère a, en fait, beaucoup de pouvoirs, d'une nature différente de ceux des hommes : elle tient la baraque, la rue, le quartier, tout un monde avec deux bras et pas un rond. Une vraie cheffe d’état domestique, sans le bureau ni le salaire. Son réseau, y se développe à l'extérieur. Son royaume, c’est la ville (marché, fontaine, lavoir...), pas la cuisine. La femme « au foyer » ne veut donc pas du tout dire « à l'intérieur ».

    La ménagère est investie de toutes sortes de fonctions, un vrai couteau suisse de la survie familiale. D'abord la mise au monde et l'entretien des jeunes enfants qu'elle transporte avec elle et qui l'escortent partout dès qu'ils savent marcher. Seconde fonction : l'entretien de la famille, les « travaux de ménage », expression qui a un sens très large, impliquant nourriture, chauffage, entretien du logement et du linge, quête de l'eau, etc... Tout cela représente des allées et venues, un temps, une besogne considérable. Un travail non comptabilisé et non rémunéré pour la ménagère. Une esclave domestique, mais à son compte, si vous voyez ce que je veux dire. Et comme si ça suffisait pas, la voilà qui s'efforce aussi de ramener des sous. ; ressources marginales en période normale, vitales en cas de crise puisqu'il faut compenser le salaire défaillant du père de famille quand il se retrouve à sec ou malade. Ce « salaire d'appoint », qui entraîne toujours un surcroît d'activité féminine, provient essentiellement d'activités de services : elle fait des ménages, du blanchissage, des courses pour les autres (la porteuse de pain est un exemple de ces coursières), parfois elle revend trois oignons ou un bout de tissu au marché  (femmes étalagistes ou revendeuses au panier). La plupart de ces tâches impliquent un déplacement. Une vraie femme orchestre qui parcourait la ville en long, en large et en travers ! Levées tôt, couchées tard, les bras dans la bassine et la tête pleine de comptes à faire.

 

Porteuse de lait © Bing

 

    L’emploi du temps de Cécile est donc blindé un max. On parlait pas de « charge mentale » en ce temps-là, mais elle l’avait toute sur les épaules, la Cécile. Et sans profession ne veut pas dire sans occupation, de toute évidence. « Sans profession », le genre de mention qui doit vachement énerver les féministes, et il y a de quoi. Parce que le travail de la ménagère, même s'il n'était pas payé, c'était du boulot, et du costaud !

    Faut pas oublier qu'à l'époque que, chez la ménagère, il y a que le mari qui touche un salaire pour faire vivre la famille. Et que l’assurance chômage n’existait pas : si tu perds ton taf, tu perds ton moyen de subsistance. Plus de quoi payer la nourriture, le chauffage, le loyer. Joindre les deux bouts devient un défi quotidien.

    Du coup, quand Cécile se retrouve veuve, il faut bien qu’elle trouve un boulot rémunéré. À cette époque il lui reste un fils à la maison (Alexandre, 19 ans), un autre à l’armée (Benoît, 21 ans). Les aînés ont quitté le foyer. Enfin, avec elle vit probablement Louise Rosala (en tout cas à la même adresse), la future concubine de son fils Benoît. Cécile, devenue cheffe de famille, loin des clichés de la ménagère soumise, était une guerrière du quotidien, et une sacrée !

    Le mari de Cécile, Augustin, lâche la rampe en mai 1914 et, en plus du deuil, un gros cataclysme mondial va pas tarder à lui tomber dessus à notre héroïne. Pas la meilleure période pour trouver du boulot. Ou peut-être que si, car les hommes une fois barrés au front, ça a laissé des opportunités inédites pour les femmes. Cécile devient journalière. Probablement dans une usine, mais je n’ai malheureusement pas d’information précise sur la sorte de taf qu’elle a exercé. Si on remue un tantinet son jus de crâne, on peut penser à une usine d’armement. Naturellement, vu le contexte, les femmes remplaçaient les hommes dans la fabrication des obus et autres joyeusetés. Mais il existait de nombreuses autres usines à Paris à cette époque, et Cécile a pu bosser ailleurs. Bon, l’honnêteté me pousse à avouer que Cécile était déjà journalière en mai 1913 : elle n’a pas attendu de se retrouver seule pour enfiler le bleu de travail. Est-ce que Cécile et Augustin journaliers dans la même usine ? J’aimerai bien le savoir. Mais mes recherches à ce sujet pour le moment c’est la bouteille à l’encre, et même à l’encre de chine. Noir c’est noir.

    Plus rare dans ma généalogie, Cécile a aussi été porteuse de lait (en août 1913). Ça me fait rêver ça, comme métier, porteuse de lait. Pas vous ?

    Pourtant, à y regarder de plus près, le quotidien des porteuses de lait était marqué par des journées de travail longues et crevantes. Elles devaient se lever très tôt le matin pour collecter le lait frais auprès des fermes locales ou des centres de ramassage. Elles utilisaient souvent des charrettes à bras, pour les plus modestes, ou tirées par des chevaux pour les plus chanceuses, pour transporter les bidons de lait. Le dos courbé sous le poids des bidons, les épaules meurtries, les pieds qui crient grâce. Sous le soleil de plomb ou la bise glaciale, elles arpentaient les kilomètres, de la ferme aux maisons des nantis, aux portes des écoles, des hôpitaux et des commerces, distribuant la précieuse boisson aux uns et aux autres.

    À cette époque, y’avait pas de frigo qui ronronne dans la cuisine et la conservation du lait était un défi majeur, une vraie prise de tête. Les porteurs devaient donc livrer le lait à toute berzingue pour éviter qu'il ne se gâte et tourne au vinaigre. La qualité du lait était un souci majeur et des efforts étaient faits pour garantir un produit sain et propre. Les porteurs de lait jouaient un rôle crucial dans l'approvisionnement en produits laitiers frais, surtout dans les zones urbaines où la demande était élevée. Ils devaient également gérer les relations avec les clients : la bourgeoise qui voulait son lait bien frais pour le petit-déj, la mère de famille qui comptait ses sous, le gosse qui regardait la tournée passer avec des yeux grands comme des soucoupes. Ils devaient parfois faire face à des conditions de travail difficiles : en hiver, aller vite tout en évitant de se casser la margoulette sur les pavés gelés; en été se dépêcher avant que ça sente fort et que ça tourne. Vite, toujours plus vite, et les bras en compote à force de trimballer les bidons. Et puis un jour, patatras, voilà qu'on invente de nouvelles méthodes de conservation du lait, comme le lait en poudre et le lait concentré. Le précieux liquide se conserve alors mieux et on peut le transporter sur de plus longues distances, facilitant ainsi le travail des porteurs de lait. Mais du coup, le métier tend à disparaître, surtout après que le frigo ait débarqué dans les foyers, ce qui permet aux ménages de conserver leur lait à domicile. Adieu l'approvisionnement journalier de lait frais non pasteurisé à domicile. Les porteurs peuvent remballer leurs bidons. Fini les livraisons, fini les tournées au pas de course, fini le métier. Bon, porteuse de lait, un boulot ingrat finalement. Pas trop de quoi rêver, c’était quand même vachement tocasson comme turbin.

    Si les indemnités de chômages n’existaient pas, la retraite non plus. Le mot « retraite » était un concept aussi abstrait qu'une équation quantique pour nos ancêtres. Augustin a été journalier jusqu’à sa mort (62 ans). Il a turbiné jusqu'au dernier souffle, le pauvre. Lorsqu’elle cane à son tour, Cécile était dite sans profession. Bon, il faut dire qu’elle, elle avait 79 ans. C’est pas tout jeune, tout jeune. Et, vu la vie qu’elle a vécue, elle devait être bien usée à mon avis. Elle demeurait alors chez sa fille. C’est de la balle, les enfants, pour ses vieux jours (rancard à la lettre R de ce ChallengeAZ pour en savoir plus). Un dernier refuge, avant le grand voyage.