« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

Affichage des articles dont le libellé est Macréau. Afficher tous les articles
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vendredi 10 février 2023

Le mystère enfin résolu

Cet article fait suite au polar généalogique que j’ai commis lors du #ChallengeAZ 2020 (si vous ne l'avez pas encore lu, je vous conseille de suivre le lien parce que - spoiler - je vais résoudre le crime dans les lignes ci-dessous).

Cherchant vainement le décès d’Ursule Macréau, mon imagination s’est enflammée… au point de croire que – peut-être – son époux Henri l’avait assassinée.

 

Aujourd’hui j’ai enfin résolu ce mystère.

 

Pour vous resituer les protagonistes, Ursule est née en Bretagne en 1874. A la toute fin du XIXème siècle elle émigre en Seine et Marne où elle rencontre Henri Macréau. Ils se marient en 1900 à Tigeaux et auront 8 enfants. Ursule est l’arrière-grand-mère de ma mère. En 1948 Henri décède à Coulommiers : il est alors dit « veuf ». Mais d’Ursule, point de trace.

 

J’ai cherché en vain Ursule. Pendant des années j’ai tenté de la pister. Grâce aux actes de naissance de ses enfants, j’ai su qu’elle avait déménagé plusieurs fois dans des villages aux alentours de Tigeaux.

Mais après plus rien car il n’y avait plus de registre numérisé en ligne. Comme une éclipse, elle avait disparue. Je garde en tête cette image : où a bien pu disparaître Ursule ?


Longtemps je suis restée bloquée en 1902, « limite du temps » des documents en ligne. Puis, petit à petit, de nouveaux versements m’ont permis d’en savoir un peu plus sur l’entourage d’Ursule, comme sur sa fille, la tante Paulette, restée une épine généalogique obscure pendant plusieurs années (voir l'article Comment trouver la tante Paulette).

En récoltant les actes de mariage de ses enfants, je devine qu’Ursule est encore vivante en 1926, 1934 et peut-être même en 1937.

 

L’étau se resserre : 1937/1948. Les recensements arrivent en ligne : ils me confirment la présence d’Ursule à Mortcerf, où elle s’est fixée avec son mari depuis 1911 jusqu’en 1936.

 

A nouveau une période creuse pour mes recherches… C’est alors que je commence à délirer doucement : j’imagine tout et n’importe quoi pour expliquer cette « disparition ». Ce sera le polar généalogique du ChallengeAZ 2020 cité plus haut. Henri aurait-il quelque chose à voir avec la disparition de sa femme ?

 

Régulièrement je consulte le site des archives départementales de Seine et Marne. Les communes ne sont pas toutes logées à la même enseigne : l’état civil de certaines ne s’affiche que jusqu’en 1912 tandis que pour d’autres on peut consulter les décès jusqu’en 1962. Les recensements en ligne progressent; ainsi je découvre en écrivant ces lignes que celui de 1946 à Mortcerf est désormais affiché. Mais le couple Macréau n'y figure pas.

 

C’est finalement l’enregistrement qui va apporter la réponse tant souhaitée. Comme l’explique le site des archives « La Régie de l’Enregistrement a été créée en 1791 : les actes notariés doivent être enregistrés par un receveur des impôts, c’est-à-dire transcrits sur un registre public, contre la perception d’un droit d’enregistrement.
Des tables spécifiques des décès permettent de contrôler les successions. À partir de 1825, elles sont remplacées par les tables de successions et absences.
Tenues alphabétiquement, elles fournissent, avec des variations selon la date, des informations sur la personne décédée (nom, prénom, âge, profession, domicile, date du décès), ses héritiers (nom, prénom, profession, domicile), ses biens (détail et localisation, valeur), la date de déclaration et du paiement des droits, et des observations éventuelles. 
»

L’intérêt de ce document, dans le cas qui m’occupe, est évidemment de signaler le lieu et la date du décès.

 

Une première salve 1814/1907 avait d’abord été mise en ligne ; j’attendais la seconde qui était prévue couvrir la période jusqu’en 1968.

 

Enfin je m’aperçois que ces documents sont en ligne. Je cherche dans plusieurs bureaux autour de Mortcerf, dernier domicile connu d’Ursule. Et c’est finalement la table de succession du bureau de Coulommiers qui m’apporte la clé du mystère : Ursule Macréau, née Le Floch, est décédée à Coulommiers le 29 octobre 1943.

 

Sans trop y croire je vais voir l’état civil et là : joie ! Les registres de décès y figurent. Je peux donc dans la foulée consulter l’acte tant convoité.

 

Ça y est ! J’ai trouvé le Graal ! Ursule est clairement identifiée : ses parents, sa date et lieu de naissance, son époux Henri Macréau. C'est bien elle.

 

Il reste quelques incohérences et questions non résolues dans ce document (mais heureusement, sinon ce ne serait pas drôle !).

 

Henri n’est pas présent au décès de son épouse. Sa résidence « est inconnue ». En effet, je perds sa trace après 1936. Où est Henri entre 1936 et 1948 ? Les recherches ne sont pas toutes épuisées...

 

Les deux témoins/déclarants du décès d’Ursule sont Maurice Edouard Druelle, économe, et Gaston Bertier. Ce dernier est le maire de Coulommiers (de 1941 à 1944 puis de 1947 à 1955). Il est ici présent en tant qu’officier d’état civil. Né à Meaux en 1881, il a reçu la Croix de Guerre comme « officier de haute morale […] opposant une résistance opiniâtre aux efforts des Allemands qui disposaient de forces bien supérieures » et a été nommé Chevalier (1921) puis Officier de la Légion d’Honneur (1932). Le premier, Maurice Druelle, est plus intéressant pour découvrir l’histoire d’Ursule. Il est donc dit « économe ». Croix de Guerre lui aussi, il est rappelé à l’activité en 1939 où il est « classé en affectation spéciale pour une durée indéterminée au titre de l’hôpital de Coulommiers ». Il est considéré comme démobilisé en juin 1940 (soit après l’armistice signé par Petain).

Avec ces informations j’ai déjà une bonne piste pour savoir où est décédée Ursule.

 

Dans l’acte, elle est dite décédée « en son domicile 7 rue de la Ferté sous Jouarre ». Or, pendant que je laissais mon imagination divaguer pour rédiger le ChallengeAZ, je ne cessais de me baser sur la réalité. Ainsi, au chapitre I je raconte comment j’ai découvert à quoi correspondait cette adresse du 7, rue de la Ferté s/Jouarre car Henri lui-même y est décédé en 1948. Il s’agit de l’hôpital de Coulommiers. Donc, comme son époux 5 ans plus tard, Ursule s’est éteinte en milieu hospitalier. D’où la présence de Maurice Druelle, sans doute économe de l’hôpital ; les employés d’hôpitaux servant souvent de déclarants des actes de décès.

 

Reste une petite incohérence :

  • Le domicile : lieu où l'individu a son principal établissement, c'est-à-dire son habitation principale ; 
  • La résidence : en droit civil, c'est le lieu où l'individu se trouve en fait. Contrairement au domicile, la résidence se veut temporaire.


L’acte de décès dit qu’elle a son domicile (donc sa résidence permanente) à l’hôpital. Donc, soit c’est une erreur, soit elle vivait depuis suffisamment de temps pour n’avoir d’autre adresse.

 

Bref, Ursule s’est éteinte à l’hôpital de Coulommiers, âgée de 69 ans. Où était son mari ? Je l’ignore. Peut-être était-il déjà lui-même hospitalisé ? Ou pas.

Mais pas de meurtre, ça c’est sûr. Ou presque.

 

 

 

vendredi 29 avril 2022

#52Ancestors - 17 - couple Macréau/Le Floch

 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 17 : Documentez votre généalogie (où sont les sources ?)

A l'occasion de cette dix-septième semaine du challenge #52Ancestors dont le thème est "Documentez votre généalogie", je reviens sur les sources qui m'ont permis d'écrire le polar généalogique lors du ChallengeAZ 2020. Vous ne l'avez pas lu ? Retrouvez ici cette histoire policière basée sur le travail de recherche que j'ai mené autour de mes ancêtres Henri Macréau et son épouse Ursule Le Floch.

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L’intrigue du polar se base sur un travail de recherche rigoureux auprès d’un éventail de sources varié. 

Tout est parti de l’état civil, comme souvent en généalogie. Il m’a donné le squelette de l’histoire, comme il donne l’armature d’un arbre généalogique. Avant de commencer la rédaction je connaissais les dates de naissance et mariage d’Henri et Ursule. Mais j’ai trouvé le décès d’Henri seulement au cours de rédaction. Le chapitre I est assez véridique : la mention curieuse du "domicile" à Coulommiers et ma quête sur Google StreetView pour résoudre ce mystère. 

Pour étoffer ma généalogie comme mon histoire j’ai épluché les recensements. Ils m’ont servi pour reconstituer le parcours d’Henri : ses adresses successives ont été utilisées notamment dans le chapitre D. Et bien sûr les recensements m'ont été utiles lors de l’enquête préparatrice pour établir les liens entre les personnages ayant véritablement existé (voir le "making of : les personnages"). 

J’ai voulu faire des recherches sur l’enregistrement : les actes notariés doivent être enregistrés par un receveur des impôts, c’est-à-dire transcrits sur un registre public, contre la perception d’un droit d’enregistrement. Cela permet de donner des détails sur le patrimoine de nos ancêtres, et peut être une bonne alternative pour connaître la date d’un décès que l’on ne trouve pas dans l’état civil (ce qui était mon cas). Hélas l’enregistrement n’est pas en ligne en Seine et Marne pour la période qui m’intéresse, comme je le raconte dans le Chapitre H. Il ne me reste qu’à ajouter une visite aux archives départementales sur ma to do list ! 

Les fiches militaires m’ont servies pour reconstituer le parcours militaire de certains protagonistes, mais aussi pour les informations périphériques qu’elles contiennent : descriptions physiques, blessures (la mutilation de l’index de Georges Thiberville mentionnée au chapitre E fait partie de ces petits détails véridiques qui émaillent le récit), adresses successives, motifs d’ajournement (comme la claudication d’Henri par exemple, utilisée au chapitre N). 

Les archives judiciaires sont intéressantes pour donner des détails sur la vie de nos ancêtres, même si ce n’est pas forcément ceux que l’on veut connaître en premier (apprendre que son ancêtre a été un mauvais garçon n’est pas toujours facile). J’ai abordé cette source au chapitre V. Dans le cas présent je n’ai pas pu les consulter car elles ne sont pas en ligne en Seine et Marne, mais cela peut-être une bonne piste à explorer. 

Par contre, sur le site des archives départementales j’ai trouvé des monographies communales qui m’ont données quelques informations ayant permis d’étoffer le cadre de vie de mes ancêtres, d’en savoir plus sur les mariniers et les charretiers de Tigeaux, les briqueteries, etc... 

Autre source précieuse : la tradition orale. Cette source est abordée dans le chapitre T. Si vous avez la chance d’avoir des anciens dans votre famille ou dans votre entourage, n’hésitez pas à les interroger : même si vous n'apprenez que des anecdotes ou des souvenirs un peu flous, ce sont autant d’histoires qui font la vie de vos ancêtres. Et s’il y a eu plusieurs témoins d’un même événement, n’hésitez pas à les interroger tous : vous verrez comme le même souvenir peut se révéler différent selon les points de vue ! 

La tradition culinaire a été abordée au chapitre R. Là encore c’est une source "secondaire" mais elle permet de comprendre l’environnement de nos ancêtres. La cuisine est le reflet d’une région, de son agriculture, de ses traditions : appréhender les recettes locales c’est aussi découvrir un pan de la vie de nos ancêtres. 

Lors de ma formation de guide conférencière, j’ai étudié la lecture du bâti et du paysage. C’est ce qui m’a permis de faire la "visite" du quartier des Egyptes du chapitre P. Cette lecture du bâti m'appris beaucoup sur la région. C’est en voyant ce quartier où a vécu Henri que j’ai mesuré l’importance des briqueteries dans la région par exemple. 

La lecture d’ouvrages divers a nourri ma réflexion et m’a aidé à rédiger l'histoire : le chapitre D évoque l’émigration bretonne, les prénoms et leurs variantes ont été abordés au chapitre S tandis que les maisons de famille sont au cœur du chapitre O. Cartes postales anciennes et dictionnaire des métiers ont aussi participé à enrichir mon texte. Bref, quand les sources "généalogiques" viennent à manquer il reste bien d'autres ressources à approfondir. 



Et voilà comment j’ai utilisé de vraies sources pour une fausse histoire ! 



vendredi 8 avril 2022

#52Ancestors - 14 - Ollive Videlo

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 14 : Vérifier votre généalogie



Je distingue deux sortes d’éléments dans ma base généalogique :

  • Les événements (dates et lieux)
  • Les notes

 

Je tiens de mes études d’histoire une certaine rigueur vis-à-vis des sources. C’est pourquoi tout ce qui est entré en tant qu’événement a été vérifié d’abord, c'est-à-dire que j’ai consulté une source fiable qui prouve la véracité dudit événement. Si je ne trouve pas cette source alors je rentre l’info dans mes notes mais pas dans les événements.

Ainsi pour Ollive Videlo : elle est originaire de Mûr de Bretagne (22). Je l’ai identifiée en remontant les générations par sa fille. Je sais qu’elle a été mariée à Morice Le Masson et qu’ils ont eu 6 enfants. Je connais son acte de décès (en 1690) et une année de naissance approximative.

Sur Geneanet ce couple donne 180 résultats, dont une soixantaine donnent une date de mariage. La majorité de ces arbres donne comme date le 10 mars 1645 à Mûr. Cette date est probable, compte tenu du fait que le premier enfant du couple a été trouvé en 1646. Mais l’acte n’a pas été trouvé à cette date (ni ailleurs) dans les registres. Très peu d’arbres en ligne donnent leur source. Quand ils le font, c’est pour donner le nom d’un autre arbre en ligne.

N’ayant pas la possibilité de me rendre dans les Côtes d’Amor, je dispose de peu de solutions pour confirmer ou infirmer cette date. Genearmor, base en ligne fruit d’un partenariat entre le département et le cercle généalogique, ne donne aucun résultat.

J’ai donc inscrit ce mariage possible dans la note conjugale, ainsi que l’état des recherches effectué sur ce mariage introuvable, mais rien dans les événements.

Je n’exporte et mets en ligne que les événements, de ce fait mon arbre en ligne est fiable (hors erreurs involontaires comme des erreurs de frappe…).

Cette façon de faire me permet d’éviter d’avoir une liste longue comme le bras de données à vérifier. Et c’est plus satisfaisant pour moi de me dire que mon arbre est solide.

 

Bon après, je ne suis pas une machine : je ne suis pas à l’abri d’erreurs non plus, erreurs de transcription, de frappe ou carrément de branche !

 

En fait, je vérifie régulièrement ma généalogie… sans m’en rendre compte vraiment.

 

A l’occasion de la rédaction d’un article, je fais toujours un tour sur Geneanet pour voir si je ne pourrais pas glaner quelques informations nouvelles sur la personne ou le couple étudié. C’est l’occasion de :

  • vérifier les informations déjà en ma possession.
  • préciser l’environnement familial : mariages et enfants des frères et sœurs par exemple, qui n’ont pas été collectés de façon systématique quand j’ai commencé la généalogie.
  • faire de nouvelles découvertes grâce aux arbres en lignes par exemple.

Et bien sûr les recherches préalables à la rédaction de l’article peuvent apporter de nouvelles informations que je peux ajouter dans mon logiciel.

 

Je révise aussi ma généalogie au fur et à mesure des nouvelles mises en lignes sur internet : un nouveau fonds, c’est l’occasion de nouvelles recherches. Et les nouvelles recherches sont une manière évidente de vérifier sa généalogie : en confrontant des nouveautés aux données anciennes on s’aperçoit vite si une erreur s’est glissée dans les informations déjà enregistrées.

 

En panne d’inspiration, je check parfois ma généalogie : je prends la liste des patronymes et une par une je vérifie les infos que je possède déjà et je tente d’en recueillir d’autres par la même occasion.



vendredi 1 avril 2022

#52Ancestors - 13 - François Le Maux

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 13 : Sœurs  



François Le Maux est l’aîné. Il a eu un frère et huit sœurs. Né en 1761 au Quilio (22), de Mathurin Le Maux et Marie Le Corre.

Dès l’année suivante il voit naître une première petite sœur, Anne Marie. Sans doute n’en n’a-t-il pas eu conscience, compte tenu de son jeune âge. Mais ils ont vécu leurs premières années ensemble.

En 1766 François a 5 ans. Je l’imagine penché au-dessus du berceau, curieux, observant sa nouvelle petite sœur, Marie Françoise. L’expérience a dû avoir un goût de nouveauté puisqu’il était trop jeune pour se souvenir de la précédente naissance. S’est-il senti « grand frère » ? Lui a-t-on déjà donné quelques responsabilités dans la garde et la protection de ses jeunes sœurs ? A-t-il gonflé le torse, empli de fierté, en disant aux visiteurs de la maisonnée « voici ma petite sœur » ? Ou peut-être a-t-il quelque peu déchanté devant les vagissements du bébé : « Pffff ! Elle pleure tout le temps, maman ! ».

Pour ses 7 ans, maman lui a promis une surprise. Impatient François passe en revue ce que ça pourrait être : un jouet, un nouveau costume ? Mais deux semaines avant son anniversaire, branle bas de combat dans la maison : la surprise arrive plus tôt que prévu. Malgré sa grande imagination, il ne s’attendait pas à ça : une autre petite sœur ! Yvonne Perrine est arrivée le 10 janvier 1768.

Mais cette arrivée dans le monde fut rapidement troublée car le 18 janvier Marie Françoise, deux ans, s’est éteinte. François avait un peu de mal à se souvenir, mais il lui semblait que l’atmosphère était différente après la naissance précédente… Bien sûr, le nouveau bébé réclamait des soins comme sa sœur aînée, mais la joie n’était pas vraiment là depuis le départ de Marie Françoise. Hélas le climat ne s’éclaircit pas, bien au contraire, car à la mi-février c’est Anne Marie qui partit à son tour. François n’avait plus de petite sœur. Enfin, il y avait le bébé, mais on ne pouvait pas jouer avec elle comme il le faisait avec Anne Marie.

Maman ne mit pas longtemps à fabriquer un nouveau bébé, se dit François en la voyant avec son gros ventre. C’est que, maintenant, il avait l’habitude : à chaque fois qu’elle se déplaçait avec lenteur et difficulté, qu’elle s’asseyait pour souffler un peu, il y avait eu un nouveau bébé à la maison ! Et il avait raison : en septembre 1769 naquit Suzanne. François fixait la nouvelle petite sœur avec attention. Il se demandait combien de temps il allait la garder celle-là. Parce que les petites sœurs avaient une fâcheuse tendance à mourir vite !

La vie ne tarda pas à donner raison à François : en 1770 Yvonne Perrine décéda à son tour. Ne restait que la petite Suzanne.

François avait 10 ans lorsqu’il vit de nouveau le ventre de sa mère s’arrondir l’année suivante. « Encore une petite sœur ! » se dit-il. Il se désintéressa rapidement de la chose. Encore une petite sœur… dont il faudra s’occuper ! « Pfff ! » C’est dans la chaleur de juillet que naquit un nouveau bébé. Oh ! Surprise : c’était un garçon ! Est-ce qu’un garçon est vraiment différent d’une fille ? se demanda François. Hélas, il ne se posa pas longtemps la question : avec les premiers froids le petit Yves s’éteint à son tour. « Zut ! »

François guetta discrètement le ventre de maman. Maintenant qu’il savait qu’elle pouvait faire des petits frères, il avait hâte de la voir s’arrondir à nouveau. Ce n’est que deux ans après la naissance d’Yves qu’il fut exaucé. En juillet 1772 naquit… Françoise ! Quoi ? Encore une petite sœur ? Mais ça devait être un petit frère ! François fut déçu.

François avait 13 ans quand Marie Françoise (la deuxième) vint au monde. Maman le prit à part et lui dit : « Tu es grand maintenant, tu vas pouvoir m’aider avec tes petites sœurs. » François n’était que moyennement emballé par l’idée. Il trouvait qu’il le faisait déjà et il était un peu déçu que maman ne s’en soit pas aperçue. Lorsque Marie Françoise s’éteint à son tour en février 1776, il se sentit un peu responsable. Mais il n’eut pas longtemps pour s’appesantir sur la question : en août maman donna naissance à Marguerite. Craignait-elle de la perdre elle aussi ? François s’interrogea mais ne put déchiffrer son visage.

Il récapitula : c’était sa septième sœur. Cinq n’avait pas vécue (plus le petit frère). Il jeta un coup d’œil à Suzanne : du haut de ses 7 ans, c’est la seule qui avait survécu. Mais elle était encore bien jeune, il ne fallait pas crier victoire trop tôt.

En 1780 François fêta ses 19 ans. C’était un homme à présent. Fin septembre sa mère donna naissance à une dernière petite sœur, prénommée Françoise. Il n’eut pas beaucoup de temps pour s’y attacher : moins d’un mois plus tard elle avait déjà quitté ce monde. Elle fut celle qui eut la vie la plus courte.

Suzanne et Marguerite furent les seules sœurs de François à atteindre l'âge adulte.

Trois ans plus tard, François se maria. Il se demanda si lui aussi allait devoir enterrer 7 enfants…


vendredi 25 février 2022

#52Ancestors - 8 - Claude Louis Macréau

 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 8 : Les actes de ventes/d'achats/d'échanges de terre


Le deux frimaire l’an IV de l’ère républicaine (le 23 novembre 1795) Denis Nicaise et Claude Macréau, accompagnés de leurs épouses respectives, se réunissent dans l’étude de Me Pinart, notaire à Guérard (Seine et Marne) pour procéder à un échange de terres.

Monthérand de Guérard


Denis Nicaise (Jean Denis de ses prénoms de baptême) est né en 1763 à Guérard, d’une famille de vignerons installée au lieu-dit Montherand.

Guérard est la commune la plus citée de mon arbre après Villevêque (49), avec 568 occurrences. De ce fait, lorsque j’examine un acte il y a une chance pour que tous les protagonistes du document me soient plus ou moins apparentés.

C’est donc le cas de Denis, arrière-petit-neveu de mon ancêtre Claude Nicaise. Il a épousé en 1785 Marie Anne Roze Holeux (ou Hauleux). Celle-ci est la fille de Marie Madeleine Hochet (ma sosa 839) et de son troisième mari Nicolas Holeux.

 

L’autre couple est formé par Claude (Louis) Macréau et Marie Anne Roze Pochet mes sosas 208 et 209 (ancêtres à la 7ème génération). Dans l’échange Claude est nommé « Maqueriot ». On trouve aussi parfois l’orthographe Maquereau ou Macriot. Dans l’acte de mariage de son petit-fils il est d’ailleurs mentionné que lors de sa naissance "le nom patronymique de son père est orthographié à tort Maquereau au lieu de Macréau" (déclaration sous serment lors de son mariage). C'est pourquoi j'ai gardé l'orthographe "Macréau". Les Macréau sont aussi originaires de Guérard, d’autres lieux-dits nommés Le Charnoy pour les deux premières générations, puis Rouilly le Bas pour les deux suivantes. Claude, lui, demeure au Grand Lud (même commune). Claude Macréau est aussi vigneron. En 1795 il a alors 30 ans. 


Il s’est donc mis d’accord avec Denis Nicaise pour procéder à un échange de terres. De son côté Denis donne deux pièces de terre situées aux « Landy » (ou Les Landis) à Monthérand : la première mesure 10 perches. La perche est une ancienne mesure de longueur, valant un peu plus de 6 m, ou de superficie (le « carré » de « perche carré » étant alors sous entendu) valant un peu plus de 42 m² ; valeurs données à titre indicatif car elles dépendent beaucoup des époques et des régions. L’autre parcelle mesure 6 perches. Cela fait donc un total de 16 perches, soit environ 672 m².

Les parcelles sont précisément situées grâce à la méthode « Ancien Régime » : en nommant les propriétaires ou points remarquables voisins. Ainsi au levant de la parcelle (c'est-à-dire à l’est) il y a une parcelle appartenant aux héritiers Langlois, au couchant (à l’ouest) le sentier, au midi (au sud) une autre parcelle appartenant à Claude Macréau et au septentrion (au nord) une parcelle à Hubert Lhuillier. Difficile de situer exactement ces terres aujourd'hui, mais peut-être le cadastre napoléonien, rédigé 15 ans après l'échange, peut-il nous donner quelques pistes. Les états des sections ne sont pas en ligne, mais il se trouve que sur les feuilles de plans du cadastre de Guérard, les noms des propriétaires sont inscrits sur les parcelles ! Bon, le seul problème c’est que la définition de numérisation n’est pas assez haute pour lire correctement lesdits noms : il faut essayer de deviner !

Donc, on retrouve bien le lieu-dit Les Landis, le sentier et une parcelle appartenant à Claude Macréau. Peut-être que la parcelle de 10 perches donnée par Denis Nicaise se trouve au nord de cette parcelle appartenant à Claude Macréau. Le propriétaire identifié n’est pas Claude, mais ne perdons pas de vue que le cadastre a été rédigé 15 ans après l’échange : il s’est peut-être séparé de cette parcelle entre temps. Ou bien la parcelle que nous voyons est issue de la fusion entre celle donnée par Denis et l'ancienne parcelle voisine appartenant déjà à Claude.


Cadastre Les Landries © AD77

 

En échange Claude Macréau donne une pièce de terre située aussi à Monthérand, mais au lieu-dit Les Grandes Vignes. Cette terre est entrée en la possession de Claude par sa femme, grâce un héritage reçue par elle de sa mère Honorée Suzanne Gaudin (décédée en 1775), qui était originaire de Monthérand. De la même manière, on peut suggérer un emplacement pour cette parcelle.


Cadastre Les Grandes Vignes © AD77


Les parcelles échangées sont d’une superficie égale (16 perches au total). Elles sont estimées à mille livres, soit environ 15 693 euros actuels.

Bien sûr, l’acte d’échange ne dit pas pourquoi Denis et Claude ont troqué leurs parcelles. Tout juste peut-on supposer qu’un regroupement territorial est à l’origine de la transaction : en effet, les parcelles données par Denis sont contiguës à d’autres appartenant déjà à Claude et inversement. Ainsi chacun dispose désormais de terres d’un seul tenant, augmentées de 16 perches.


mardi 1 décembre 2020

#ChallengeAZ : Post scriptum

 

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REMARQUE 


Ce texte est une œuvre de fiction. Même si la plupart des détails et des personnages ont véritablement existé, il n’y eut jamais de crime dans ma famille (tout au moins pas à ma connaissance). 

J’ai basé toute cette histoire sur le seul fait que j’ignore où et quand est décédée Ursule Marie Mathurine Le Foch épouse Macréau. Si quelqu’un le sait, merci de m’en faire part.
J’en demande humblement pardon à tous ses descendants et les prie de croire que son époux Henri Macréau n’était pas un criminel (tout au moins pas à ma connaissance). 

Quant à Gaston Croisy son seul tort est d’avoir, à l’âge de 8 mois, été placé chez Marie Louise Macréau, la mère d’Henri. Que ses héritiers me pardonnent cet emprunt nécessaire au récit. 

Devant les réactions et commentaires de mes lecteurs, je me dois de publier un démenti officiel : non Alexandre n'est pas mon fiancé caché et non je ne me suis pas mise au whisky à toute heure du jour et de la nuit.

Enfin si un jour je décide d’adopter un chat je l’appellerai Sosa, promis ! 


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Edit 2023 : Au printemps 2021 m'a rejoint un petit chaton farceur... et très peureux (pas question de prendre ma défense en cas de danger !). Bien sûr, je l'ai appelé... Sosa !

 



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REMERCIEMENTS 


Ma gratitude va d’abord à Sophie Boudarel qui a importé l’idée de ce ChallengeAZ en France. C’est aussi grâce à elle que j’ai créé ce blog. Merci, donc. 

A Geneatech et à ses petites mains qui assurent désormais la continuité du service et l’intendance du ChallengeAZ. Retrouvez l'intégralité des publications réunie dans ce magazine.

Aux archives départementales qui mettent en ligne ces merveilleux documents qui permettent de reconstituer la vie de nos ancêtres. Ou de l’inventer. 

Un salut amical et particulier aux archives départementales de Seine et Marne et au Cercle généalogique de la Brie : je n’ai jamais rencontré les "Charlotte Paulée" et "Alcide Bodin" locaux, mais je ne désespère pas de le faire un jour dans la vraie vie. 

A Marie-Catherine Astié pour ses relectures attentives et bienveillantes. 

A toutes celles et ceux qui ont laissé des commentaires jour après jour sans jamais se lasser (moi qui écrirais plus facilement une saga en 10 tomes, j'ai toutes les difficultés à laisser deux lignes de commentaires !), une grande admiration et un immense merci. J'ai beaucoup aimé découvrir votre cheminement face aux chapitres tout droit sortis de mon imagination.

Aux lecteurs, enfin, qui m’ont suivie dans cette aventure. Puissent-ils avoir pris autant de plaisir à lire ces lignes que moi à les écrire. 



---O---





lundi 30 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre Z

 CHAPITRE Z

"Zanzibar pour me changer les idées..."

 

- Zanzibar pour me changer les idées.
- Zanzibar ?
- Oui Zanzibar. Un trek en Afrique, voilà ce dont j’avais besoin. C'était loin. Dépaysant. Zanzibar, la Tanzanie, le Grand Rift, le Lac Natron et à l'horizon le Kilimandjaro. Rien de commun avec la Brie. Le rêve. Ça m'a fait du bien.
Charlotte rit un instant avant de revenir aux choses sérieuses.
- Tu… Tu as eu des nouvelles d’Alexandre ?
- Oui, j’ai reçu une lettre. Il me demandait de ne pas le juger trop durement. « Tu sais, je ne suis pas si mauvais au fond. Personne n’est vraiment mauvais. En agissant comme je l’ai fait, je voulais seulement défendre ma famille. » Ce genre de choses… Il avait l’air apaisé. Je pense que les soins qui lui sont prodigués lui font du bien.
- Pas de rancœur de ton côté ?
- Oh ! Personne ne peut dire ce qu’il aurait fait à sa place. Élevé dans la haine générationnelle. Difficile d’y résister, tu ne crois pas ? 

Je ne jugeai pas Alexandre. Je pense qu’il était profondément meurtri et que le malheur peut vous détruire, petit bout par petit bout, aussi sûrement que la folie, jusqu’à vous perdre complètement. C’est cette souffrance lentement accumulée qui l’avait poussé à un comportement irrationnel. C'était un immense gâchis.
- Et puis, tout ce qu’il a simulé m’a incité à en savoir plus. Sans lui, je n’aurais peut-être pas approfondi l’histoire d’Henri et de ma famille. Et je ne t’aurais pas connue ! 

Le silence s’installa quelques instants. Envahie par les souvenirs de mon voyage je racontai à Charlotte le Natron, lac salé aux reflets rouges où nichaient les flamants nains ; le cratère du Ngorongoro sur les pas de Karen Blixen ; le petit déjeuner avec les éléphants…
- Et tu sais, le Grand Rift, c’est l’un des berceaux de l’humanité. Le premier hominidé y a été trouvé et décrit en 1925. À partir d'une souche commune, deux lignées évolutives auraient divergé, aboutissant à l'ouest du Rift aux chimpanzés arboricoles, et à l'est aux premiers Hominina puis aux Australopithèques. Probablement l'origine du genre Homo. L’apparition de la bipédie serait une adaptation à la savane. Un peu plus loin en Éthiopie Yves Coppens a découvert Lucy, âgée de 3,18 millions d'années, longtemps considérée comme notre grand-mère à tous.  

Charlotte profita de ce que je reprenais ma respiration pour en placer une :
- Ouais… Encore de la généalogie quoi !
- Euh… Oui. Un peu lointaine quand même.
Confuse, je m’aperçus que je m’étais enflammée toute seule. J’avais pourtant promis de mettre un frein à mes passions. La dernière fois ça m’avait entraînée un peu trop loin.
Mon chat Sosa ronronnait sur mes genoux. Depuis notre mésaventure commune de l’été, il préférait mes genoux au fauteuil. Ce n’était pas très pratique pour moi, mais bon : je ne pouvais pas lui en vouloir. Ses côtes cassées s’étaient ressoudées et il s’en tirait sans autres dommages. Dans un geste devenu familier, il mit sa tête au creux de ma main, quémandant une caresse rassurante.
- Bon… Fais-moi signe quand tu reviendras par là.
- Avec plaisir…
Avant de raccrocher j’entendis encore Charlotte qui pestait contre sa mèche de cheveux rebelle. 

Ma main perdue dans la douce fourrure de Sosa, je repensai à tous ces événements. Je n’avais pas été tout à fait honnête avec Charlotte : je lui avais caché un sommeil particulièrement difficile à trouver depuis l’été. Et des nuits très agitées lorsqu’enfin j’arrivais à m’endormir.
Je ne savais pas si je remettrais les pieds au pays de mes ancêtres briards. Martine et les autres descendants du Grand-Père furent horrifiés d’apprendre les agissements d’Alexandre. Voulant effacer toute trace de sa terrible conduite, ils abrégèrent les travaux de la maison et la vendirent au plus vite. Avant la vente, beaucoup de post-it avaient disparu des meubles et objets de la demeure familiale : les héritiers ne voulaient plus de ces symboles d’un passé trop encombrant. 

Je fus autorisée à y aller une dernière fois avant que les nouveaux propriétaires n’investissent les lieux. Étrangement, je n’éprouvai plus aucune nostalgie, tout au plus un pincement au cœur. Le lieu était désormais pour moi attaché à trop de souvenirs pénibles. La maison de famille y avait grandement perdu de son aura. L’image romantique que je m’en faisais avait été sérieusement écornée par les événements de l’été. L’héritage est parfois à double tranchant.  

Quand à Alcide Bodin, j’éprouvai de la honte d’avoir soupçonné cet homme lors de notre première rencontre. Lui dont l’aide fut si précieuse par la suite. La seule chose qu’on pouvait lui reprocher c’était une curiosité dévorante. 

Sur mon bureau se trouvait un carnet encore vierge. Cela faisait plusieurs jours que je restai paralysée devant la feuille blanche. Soudain, prenant une grande inspiration, je saisis un stylo. Les premiers mots furent couchés sur le papier :
« Bien sûr j’aurai dû me douter, ce jour-là, que ce qu’il se passait n’était pas ordinaire. Lorsque, au cœur de l’été, je déambulai dans la maison de famille d’Alexandre, en pays briard, guidée par la nostalgie, ignorant l’ombre menaçante… ».  



Alors que le début avait été si difficile, la suite coula presque toute seule. Le texte prit forme sous mes doigts agissant sur mes blessures invisibles comme un baume cicatrisant. Plusieurs heures plus tard, ce fut comme si je me réveillai d’un long cauchemar. La nuit était tombée. Tout était silencieux. Même Sosa et ses envies de croquettes n’avait pas osé me déranger. Je mis un point final à mon texte. 

Le cœur apaisé, j’eus une dernière pensée pour Henri Macréau. Peu importe qu’il fût un assassin ou non, il a toute sa place dans mon arbre généalogique… Que ce soit celle d’un roi ou d’un pendu. 


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samedi 28 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre Y

 CHAPITRE Y

"Youp ! Le sol se dérobait sous mes pieds..."

 

 

Youp ! Le sol se dérobait sous mes pieds. Au même moment je sentis les mains d’Alexandre se refermer sur moi. Pris dans son élan nous basculions tous les deux en avant. J’entendis un bruit sourd juste avant notre chute. J’étais paralysée tout autant par le poids d’Alexandre que par la peur qui me clouait au sol. Je sentis un filet gluant couler dans ma nuque. Épouvantée je crus reconnaître un filet de sang… Mais ce n’était pas le mien. Alexandre ne bougeait toujours pas. 

C’est alors que j’entendis des pas se rapprocher. Quelqu’un se penchait sur moi. Je reconnus les yeux de la fouine. Je dois avouer que jamais je ne fus aussi contente de sentir ces yeux cauteleux posés sur moi.
- Tout va bien ?
- Oui, je crois.
Faisant basculer Alexandre, Alcide Bodin m’aida à me relever.
- Mais ? Que s’est-il passé ?
Au même instant Charlotte nous rejoignit légèrement essoufflée, une mèche de cheveux lui tombant dans l’œil.
- Tu te rappelles, après mon sms je t’avais dit que je venais ? Je n’allais pas te laisser seule avec ce malade après ce que j’avais découvert. J’ai amené du renfort avec moi, ajouta-t-elle en désignant Alcide.
- Surveillez-le, il faut que je trouve de quoi l’attacher.
- Sur le chantier, tu trouveras bien une corde.

Je passai une main sur ma nuque : c’était bien du sang. Charlotte récupéra un morceau de tuyau ensanglanté  :
- Alcide est un fameux tireur !
- J’ai été plusieurs années de suite champion de fléchette, précisa celui-ci, souriant, en revenant avec la corde.
- Et bien ! Vous êtes plein de surprises !
Alexandre fut ficelé soigneusement tandis que Charlotte appelait la police. Sa blessure était sans gravité, il était juste étourdi.
- Bon, je crois que nous avons chacun une des pièces du puzzle : si on s’asseyait tranquillement pour reconstituer l’ensemble du tableau ?

Alcide et Charlotte soutinrent Alexandre jusqu’au salon, tandis que je faisais un léger détour par le couloir. J’y retrouvai Sosa blessé (une côte cassée sans doute), mais vivant !
- Alors, mon garçon, si vous nous expliquiez pourquoi vous avez fait ce faux dossier. Car c’est bien vous qui avez falsifié ces pièces, n’est-ce pas ?
- Et qui êtes-vous puisqu’Alexandre Brassade n’a jamais existé, comme je l’ai découvert ? précisa Charlotte. 

Alexandre refusait de parler. Je pris donc la parole à sa place :
- Bon, je crois que je peux vous expliquer. L’histoire commence… Bien avant le début de cette année 2020. Il faut remonter jusqu’en 1874. Cette année-là, Marie-Louise Macréau donne naissance à son second fils, Henri. Il n’y aura pas d’autres enfants dans la fratrie. Mais Marie-Louise a encore beaucoup d’amour à donner. Elle accueille donc des enfants chez elle en nourrice. C’est ainsi qu’en 1890 on lui confie Gaston Croisy. Gaston « Alexandre » Croisy. Sa famille habite à une quinzaine de kilomètres au Sud, à Marles en Brie. Sa mère, Henriette Fleuresca Leclaire n’a pas survécu à la naissance de son septième enfant. Sa fille aînée (la sœur de Gaston) Berthe vient de se marier avec Alexandre Caumont, un jardinier de Tigeaux. C’est lui qui a entendu dire que Marie-Louise accueillait des enfants. Il fait donc le lien entre les familles Croisy et Macréau. Ce qu’il ne sait pas en revanche, c’est que Gaston va tisser des liens particuliers avec Marie-Louise, la mère qu’il n’a jamais eue. 

Alcide et Charlotte m'écoutaient en silence. Même Alexandre semblait être attentif à ce que je disais. Je repris le cours de l'histoire :
- Mais Gaston grandit et son père a besoin de bras à la ferme familiale : il rapatrie le garçonnet. Celui-ci se retrouve alors dans un nouveau foyer où il ne connaît pas l’amour. Dès qu’il le peut, il s’échappe des griffes paternelles pour retrouver la douce et aimante Marie-Louise. C’est là qu’il considère qu’il a son véritable foyer. La rivalité qu’il entretient avec Henri, le fils du sang, ne parvient pas à gâcher ce sentiment. Cependant un jour le père Croisy ramène son fils à la ferme et met un terme à ses fugues répétées… Mais pas à ses rêves de mère. Les années passent et la jalousie grandit dans le cœur de Gaston. Le sentiment d’envie qu’il nourrit à l’égard d’Henri et de sa vie de fils aimé est comme une épine au cœur de Gaston. Les années passent. Il fait sa vie, se marie, a une fille. Mais il garde cette rancœur. Quand enfin il a l’occasion de se venger, il n’hésite pas une seconde. 

- La Seconde Guerre Mondiale ?
- Oui, et son climat délétère où on peut facilement dénoncer son voisin et prendre sa revanche.
- Alors Gaston dénonce Henri. Il écrit les lettres anonymes et une enquête est lancée.
- C’est ça, même si la mayonnaise a eu un peu de mal à prendre (il est vrai que la police a du pain sur la planche à cette époque) : il tente de le dénoncer comme résistant puis, comme cela ne marche pas, l’accuse carrément d’avoir assassiné Ursule.
- Alors Ursule n’a jamais été assassinée ? demanda Charlotte.
- Non. Ursule était juste un peu volage, et Henri très fier. Gaston s’est glissé dans la fente des apparences et des non-dits. Henri refusait d’avouer qu’Ursule l’avait quitté. Sauver la famille, coûte que coûte. 

- Comment as-tu su tout cela ?
- J’ai trouvé une lettre écrite de la main de Gaston où il y avouait son rôle dans l’arrestation d’Henri.
- Quoi ?
La réaction d’Alexandre me confirma qu’il ignorait tout de cette lettre. Je la sortis alors de sa cachette et la lus à haute voix afin que chacun puisse en prendre connaissance. Alcide et Charlotte demeurèrent un long moment plongés dans le silence, s'appliquant à examiner tous les aspects de l’affaire. Alcide demanda :
- Et comment on en arrive à Alexandre ?
Ce fut Charlotte qui lui répondit :
- Alexandre est le descendant de Gaston. Il s’appelle en fait Alexandre Boussard. Son grand-père Michel a épousé la fille de Gaston Croisy, Jacqueline.
- Et lui, en écho, a hérité du second prénom de Gaston.
- Un point de résonance direct avec l’aïeul, comme le suggère la psychogénéalogie ?
- Peut-être. En tout cas il est probable que toute sa vie il a été nourri des sentiments de haine éprouvés par son ancêtre.
- La haine en héritage… 

- Il m’a trouvée facilement à cause de mon blog de généalogie. J’y avais consacré plusieurs articles à la famille Macréau. Il a vu l’opportunité de venger Gaston. D’ailleurs il a failli réussir : sans votre intervention…
- Je comprends maintenant pourquoi il tenait tant à ce que nous ne t’aidions pas dans tes recherches. Et l’ombre ? Celle dont tu m’as parlé que tu as vue un soir ?
Je désignai Alexandre.
- Cela faisait plusieurs fois que je te suivais. Tu ne t’en es pas aperçu, cracha Alexandre.
Il s'était dressé à demi, la bouche tordue par le dégoût et les yeux troubles.
- Détrompes-toi : c’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille et c’est pour cela que j’ai demandé à Charlotte de faire des recherches sur toi. 

- Mais… Et le dossier ?
- Une simple mise en scène destinée à m’appâter et à camoufler ses véritables intentions à mon égard. Alexandre l’a placé là pour que quelqu’un de la famille le découvre en toute innocence lors du tri familial en janvier, devant témoins de préférence, afin d’expliquer ma présence plus tard.
Alcide fut un peu déçu que le dossier n’ait jamais vraiment existé.
- Ça aurait été une belle trouvaille archivistique : un dossier inconnu ! 

La totalité des pièces du puzzle s’emboîtait. Et tout, soudain, sembla évident. Sur la première haine familiale était venue se superposer une seconde. J’avais mis tellement longtemps à faire le lien entre elles et à les démêler. Ça avait failli me coûter cher. En commençant ces recherches, je n’avais absolument pas anticipé cette fin tragique. 

Le problème, quand on commence à creuser le passé, c’est qu’il faut être prêt à aller jusqu’au bout, quelles que soient ses découvertes. 



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vendredi 27 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre X

 CHAPITRE X

"XXX ! La lettre X pour corriger !"



 

Coulommiers, 03 novembre 1942


- XXX ! La lettre X pour corriger !
- Qu... Quoi ?
- Corrigez enfin, Kerrigan, corrigez ! Vous comprenez bien qu’il ne doit pas rester de fautes sur ces feuillets ! Allez tapez : XXXX. Et recommencez.
- Oui Monsieur.
- Et finissez ce rapport au plus vite Korolan ! Moi, je rentre.
- Oui Monsieur.

Kergogan resta seul dans la petite pièce du commissariat pour taper le rapport de l’affaire de Mortcerf. Bien sûr, Abel Pochet avait conclu au meurtre de la femme Macréau par son mari. Lui n’en était pas si sûr. Était-ce parce qu’il était Breton, comme Ursule, qu’il avait de la sympathie pour Henri ? De la sympathie pour un suspect ! Ah, elle commençait bien sa carrière dans la police ! Si l’inspecteur Pochet savait ça… 

Pourtant, contrairement à son supérieur, il ne pouvait s’ôter de la tête que l’affaire n’était pas si simple. Que faire ? Il resta immobile un long moment, comme figé dans sa réflexion. Un détail l’avait frappé au cours de l’enquête avec l’inspecteur. Il désespérait de ne pas pouvoir le retrouver. Sa mémoire avait beau passer en revue ses conversations la lumière ne jaillit pas. Il décida de laisser agir son esprit, tout en faisant autre chose. En général, cela donnait de bons résultats. En attendant il n’aurait qu’à taper le rapport Pochet. 

Ce qu’il fit. Le bruit des touches faisait comme une lente mélopée (il n’était pas très rapide à la frappe), qui peu à peu l’hypnotisait. Tout d’un coup il eut une fulgurance !
- Ça y est ! Je sais ! Je sais ce qui s’est passé et pourquoi Henri Macréau ne peut pas être coupable.
Tout s’imbriquait dans sa tête. Mais pour ne pas faire d’erreur, il voulut se remettre dans l’ambiance. Il descendit donc au sous-sol, où avait eu lieu le premier interrogatoire Macréau. 

Il faisait froid, l'air sentait le renfermé. Aucun son ne lui parvenait, hormis l’écho de ses propres pas prudents. Pourtant l’atmosphère lui semblait fébrile, habitée. Était-ce le désespoir et la peur qui s'accumulaient là depuis des décennies ? Frissonnant, il chassa son appréhension et se força à repenser à cette journée-là. Immobile, collé au mur comme la première fois, il se refit la scène dans sa tête. Au bout d’un moment il dut se rendre à l’évidence.
- Mais oui ! C’est ça ! 

Ne souhaitant pas rester plus que de rigueur dans ce sous-sol lugubre, il remonta en vitesse. Il mit une nouvelle feuille, vierge, pour taper son propre rapport. Pour être tout à fait sûr de ne pas commettre d’erreur, il suivit à nouveau le fil de sa pensée.
- Bon écartons d’emblée une affaire liée au climat actuel. Quoi qu’en dise la première lettre de dénonciation, il y a fort peu de chance que le type soit un résistant. Rien de l’indique en tout cas. Donc si l’on part du principe que le meurtre de la femme Macréau n’a rien à voir avec ça, il est évident qu’il faut envisager d’autres mobiles : les drames familiaux, passionnels, les querelles domestiques, la jalousie, que sais-je encore… Pour cela il faut s’intéresser davantage à la victime, à ses habitudes ou aux changements qui ont pu intervenir dans sa vie ces derniers mois. L’inspecteur Pochet ne s’y est pas attardé, mais moi je pense que c’est là le cœur de l’affaire… Oui, oui, oui…

Tout d’un coup il s’aperçut d’un fait si énorme qu’il se demanda pourquoi il ne l’avait pas vu jusqu’à présent : il n’y avait pas de corps après tout. Si l’enquête avait été diligentée, c’est juste parce qu’ils avaient reçu les lettres anonymes. Des lettres comme il en arrivait des dizaines chaque jour. Alors oui, d’accord, Macréau était un type qu’on avait envie de coffrer. Il était plutôt hautain et n’avait jamais dit clairement où était sa femme. Mais cela ne voulait pas dire qu’il l’avait tuée. Il pouvait y avoir une multitude d’endroits où elle pouvait être. Finalement, Macréau n’avait-il pas donné lui même la raison de son silence : "la famille c’est important, plus que tout". Et les apparences aussi, de toute évidence. 

Un type comme ça n’éliminerait jamais sa femme. Trop risqué. Par contre il pourrait bien taire le fait qu’elle avait filé avec un autre. L’affaire de Mortcerf c’était tout simplement… qu’il n’y avait pas d’affaire ! Enfin, plus exactement, pas de meurtre. L’insistance avec laquelle on avait orienté les forces de l’ordre vers ce type indiquait quand même que quelqu’un lui en voulait. 

Macréau était encore dans une cellule, quelque part sous ses pieds. Discrètement il descendit une deuxième fois et se dirigea cette fois vers les geôles délabrées au fond du couloir.
- Pourquoi n'avez-vous pas déclaré sa disparition ?
Surpris, Macréau le regarda. Il lut dans ses yeux que le jeune homme savait.
- Pour lui laisser... de l'espace. Le temps qu'elle fasse le point sur sa situation, sur ce qu'elle envisage de faire. Il lui est déjà arrivé de partir quelques jours comme ça.
- Mais là elle n'est pas revenue ?
Henri secoua la tête.
- Mais pourquoi ne pas l’avoir dit ?
- Et avouer que la femme que j’avais si ardemment désirée n’était pas celle qu’il me fallait ? Que je ne pouvais pas la contrôler ? Qu’elle se jouait de moi ? Quelle honte ! Ça jamais !
- Vous savez qui a envoyé ces lettres ?
- J’ai ma petite idée.
- Mais vous ne le direz pas ?
A nouveau Macréau eut un geste de dénégation. 

Et Kergogan tapa un autre rapport. Bien différent du premier. Maintenant il avait les deux versions devant lui : à gauche la première, celle de l’inspecteur Pochet, à droite celle qu’il venait le taper, la sienne. Mais laquelle donner au commissaire ? Le plus sage, évidemment, ce serait de donner celle de son supérieur, la première version. Oui, mais d’après lui, ce serait une grave erreur que d’inculper Henri Macréau car il était persuadé qu’il était innocent. 

Il était tellement absorbé dans sa réflexion, qu’il n’entendit pas arriver le commissaire.
- Et bien Kergogan, vous dormez ou quoi ?
- Non commissaire !
- C’est le rapport de l’affaire Macréau ?
- Oui commissaire.
Le commissaire se pencha au plus près du visage de Kergogan.
- Mais lequel ? Kergogan ? Lequel ? Je vois deux rapports ici, non ? 

Ses yeux inquisiteurs semblaient le transpercer. Le jeune policier était au supplice : lequel choisir ? Le commissaire ne le laissa pas sur le grill plus longtemps. D’une main preste il prit le rapport de droite, celui qu’il avait identifié comme étant la version de Kergogan.
Le jeune homme voulu protester, indiquer que ce n’était pas celui-là qu’il fallait prendre. Le commissaire l’arrêta d’un signe. Le silence s’installa, qui sembla interminable au petit blondinet. Enfin, avec un sourire au coin des yeux, le commissaire lui demanda sur un ton professoral :
- Alors Kergogan, vous avez bien regardé Pochet comme je vous l’avais conseillé ?
- Oui Monsieur le Commissaire.
- Faites-moi plaisir alors : ne faites jamais comme lui ou vous deviendrez un mauvais enquêteur ! 


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jeudi 26 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre W

 CHAPITRE W

"Whisky ! Il me faut un whisky !"

 

Whisky ! Il me faut un whisky ! Je rejetai les couvertures, espérant noyer mon insomnie dans l’alcool. La pleine lune éclairant suffisamment, je décidai de me passer de lumière. Discrètement je descendis l’escalier en prenant soin de ne pas faire craquer les marches. Dans le salon je fouillai le bar à alcools et me servis un verre. C’est équipée de ces munitions que j’allai m’enfoncer dans un fauteuil club confortable, les pieds sur la table basse. 

Alcide et Charlotte m’avaient convaincue. Examinées en détails, les pièces du dossier révélaient des traces de falsifications irréfutables. Ce pouvait être des couleurs d’encre légèrement différentes, des formes de lettres tapées à la machine un peu plus rondes, des papiers vieillis artificiellement.
- Bonne facture, avait jugé Alcide. Les documents ont été réalisés à partir de véritables pièces. C’est ce qui a permis de se laisser abuser si facilement.
« Abuser si facilement ». Les mots d’Alcide étaient tombés comme un couperet. 

Et pour couronner le tout, mon téléphone se mit à vibrer : c’était un message de Charlotte. En un « oui » laconique elle confirmait mes pires intuitions. Oh ! Oui, la recherche qu’elle avait faite pour moi avait donné des résultats… Mais pas ceux que j’espérai. Tout s’écroulait autour de moi. Le premier sms fut suivi aussitôt d’un second : « Je viens au plus vite ». Tout en posant mon verre vide sur la table basse, je ne cessai de retourner tout ça dans ma tête. Je finis par me frotter le visage d’un geste rageur et me levai. 

J’errai longtemps dans la pénombre, ne sachant comment donner suite à ces dernières révélations désastreuses. Du bout des doigts j’effleurai le mobilier émaillé de post-it. Je me coulai silencieusement d’une pièce à l’autre. Mon exploration m’amena dans la cuisine. Je m’aperçus que la faim me tenaillait : je me préparai un en-cas sur le pouce et rangeai tout soigneusement derrière moi. Mais mon estomac était tellement noué que je fus incapable d’avaler quoi que ce soit. Je jetai mon sandwich à peine entamé dans la poubelle et quittai la cuisine. 

Derrière moi, au fond du couloir, une silhouette immobile m’observait. Après mon passage, sa paire de souliers vernis quitta l’ombre protectrice et, sans faire plus de bruit qu’une paire de chaussons, se glissa à ma suite. Revenue dans le salon, ignorant tout de cette présence inquiétante, je m’approchai de la cheminée. Une succession de visages m’observait depuis leurs cadres photos, témoins de temps oubliés. Aucun n’avait de post-it. Du doigt, je reliai par un fil invisible un bébé, une noce au grand complet, un visage buriné par les ans, tous prêts à être jetés à la poubelle. 

Envahie par la nostalgie, mon doigt courait sur le manteau de la cheminée quand soudain je ressentis une brusque douleur. Je m’étais pris le doigt dans quelque chose. J’aspirai le sang qui perlait au bout de mon index, tout en essayant de déterminer ce qui avait pu me blesser. Sur l’arrière de la cheminée une brique était légèrement descellée et un petit quelque chose dépassait à peine entre les joints. C’était un fragment de papier, fin et aiguisé comme une lame. Je me morigénai en silence, déplorant d’être aussi fragile et de me couper ainsi sur un moreau de papier aussi insignifiant. Au début je crus que les maçons avaient étoffé leurs joints de papier, genre béton armé ("papier armé"), mais non : la languette glissait toute seule si on tirait dessus. Ce que je fis, délicatement. Je m’aperçus que la brique derrière laquelle elle se cachait n’était pas scellée. A force de patience, je réussis à la déloger. Elle révéla une cavité dans laquelle se trouvaient des pages soigneusement pliées. Je sortis le tout et replaçai la brique. 

Installée dans le fauteuil qui avait si bien accueilli ma pause alcool, j’examinai mon énigmatique découverte nocturne. Soudain un bruit me fit sursauter. Je me retournai et…
- Sosa ! Tu m’as fait peur ! Tu es fou d’apparaître comme ça, sorti de nulle part.

Je tentai de calmer les battements de mon cœur par une caresse féline. Le matou se frotta à mes jambes et repartit dans la nuit. Mon attention se reporta sur ce que j’avais dans les mains : un ensemble de feuillets jaunis par le temps mais en assez bon état, d’après ce qu’il ressortait d’un premier examen. Je les étalai sur mes genoux avec précaution. C’était une longue lettre, signée d’un certain Gaston Croisy. Ce nom évoquait quelques chose dans ma mémoire et il me fallut un moment de réflexion avant de me souvenir qu’il s’agissait de l’un des enfants accueillis par Marie-Louise, la mère d’Henri. 

Je commençai la lecture de la fine liasse, non sans une certaine émotion, consciente que je tenais là sans doute un témoignage de première main sur le mystère planant autour d’Henri. Je lus la lettre dans un état second, me décomposant un peu plus à chaque ligne. Il manquait plusieurs pages, mais ce qui avait été conservé était bien suffisant. Par ailleurs, j’étais heureuse d’être seule pour prendre connaissance des révélations de ce document, tant elles étaient intrigantes. Entre mes mains, c’était un véritable message d’outre-tombe. Je ne savais pas comment réagir à cette confession. Je repliai soigneusement les feuillets et les remis dans leur cachette. 

Que faire maintenant ? Compte tenu de tout ce que j’avais appris, il me fallait agir rapidement. Bien sûr, au milieu de la nuit, cela restait compliqué. Je décidai donc de regagner ma chambre et de me lever à la première heure le lendemain matin. Soudain, je perçus une respiration : je n’étais pas seule dans la pièce ! Lentement, je me retournai. Une silhouette était là, qui m’observait. 

Toute la partie supérieure du corps restait dans l’ombre. Seuls ses souliers vernis brillaient sous la lune. Tétanisée, je reconnu immédiatement l’observateur de l’autre nuit. J’étouffai un cri. Une voix sourde, déformée par la haine, résonna dans le silence de la nuit :
- Il a fallu que tu t’en mêles, que tu ailles là où tu ne devais pas aller. Comme ton Henri, ce sale fouineur. Vous êtes tous de la même engeance. Des rats ! C’est tout ce que vous êtes ! 

J’eus du mal à reconnaitre la voix, tant l’aversion et la férocité altéraient le timbre ordinairement doux d’Alexandre. Atterrée, je ne parvenais pas à articuler un son. Alexandre, quand à lui, continuait sa diatribe. Maintenant sa voix était pleine de hargne, enlaidie par le ressentiment. Son teint prit une couleur pourpre. Je ne pus rien trouver à répondre. Les mots se bousculaient dans ma tête et aucun n'était assez fort pour exprimer l'horreur qui me saisissait.
Je fixai Alexandre comme si j’avais devant moi une apparition diabolique surgie des entrailles de la terre. Il avait perdu toute son humanité et sa bienveillance.

Tout prenait un sens à présent.
Les mots se bousculaient dans sa bouche pleine de fiel. Brusquement il poussa un long cri lugubre et sauta vers moi, les mains en avant. Je l’évitai juste au moment où il allait me saisir au niveau du cou. Je plongeai sur le côté tandis que lui, déséquilibré, tombait en avant. J’en profitai pour me précipiter vers la porte. Jamais la maison ne me parut aussi grande et aussi hostile. 

Quand enfin j’approchai de la porte d’entrée, je vis du coin de l’œil un éclair blanc. Ce n’est qu’en entendant son cri de douleur que je compris que c’était mon chat Sosa qui avait tenté de faire barrage, fragile obstacle dressé devant la fureur d’Alexandre. D’un coup il l’avait balayé et envoyé rouler dans la nuit noire. Cela n’avait pris qu’une seconde et avait à peine ralenti Alexandre. Les larmes perlant aux paupières, j’atteignais enfin la porte. Je l’ouvris et me retrouvai au milieu du chantier laissé à l’abandon par les ouvriers partis en vacances. 

A la dernière seconde j’évitai des tuyaux en plastique, je contournai une brouette et faillis déraper sur une bâche translucide, pâle reflet de lune. Tournant soudain à droite, je contournai l’échafaudage appuyé sur la façade et me précipitai vers les profondeurs du parc. Derrière moi, j’entendis le pas d’Alexandre qui gagnait du terrain. 



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