« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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samedi 19 octobre 2019

#RDVAncestral : Le gobelet de Salonique

J’arrivai à la fin du jour : le coucher de soleil était magnifique, le ciel immense se parant de couleurs rougeoyantes de toute beauté. Hélas, le fracas des canons et les tirs incessants des mitraillettes brisaient le charme de cette scène. Je me faufilai jusqu’à l’infirmerie : une intense activité y régnait. On y déposait à la hâte des blessés, avant d’aller en chercher une nouvelle fournée, les médecins examinaient des plaies béantes pour lesquels ils n’avaient plus de médicament et les infirmières avaient tout juste un peu d’eau à distribuer à ceux qui étaient encore conscients. Au milieu de ce capharnaüm teinté de râles, de bourdonnements d’insectes et d’odeur de sang je pensai bien passer inaperçue.

- Et vous là !
Raté.
- Euh ? moi ?
- Ben oui : qui d’autre ? Mais vous n’avez pas mis votre uniforme ?
Je cherchai quelque chose d’approprié à répondre quand je reçu dans les bras un tas de chiffons… qui s’avéra être un uniforme d’infirmière.
- Allez ! Ne restez pas à rêver comme ça ! Vous croyez qu’il n’y a pas assez de travail comme ça ? Ah ! Et pendant que vous y êtes : allez me rattraper le caporal Astié. Il a encore quitté son lit en douce pour aller retrouver ses camarades dans les tranchées.

Je restai interdite une seconde en entendant ce nom qui est le mien aujourd’hui. Mince, je pensai le trouver (assez) facilement au fond d’un lit tout fiévreux. Encore raté. Je restai là, immobile, me disant que je n’avais pas du tout envie d’aller visiter les tranchées. L’infirmerie passe encore mais je ne tenais pas tant que ça à m’approcher plus près du front. L’infirmière en chef me regardait bizarrement : elle devait penser que j’étais stupide. Ou encore endormie. Ou les deux.
- Allez ! me pressa-t-elle.
Elle me montra un paravent derrière lequel j’enfilai prestement la tenue d’infirmière qu’elle m’avait lancée. J’avais de la chance : elle était à peu près propre. Y avait pire dans la pile visiblement. Puis je sorti rapidement de là avant qu’on ne me récupère pour aller assister un médecin faisant une amputation à vif sur un pauvre homme faute d’anesthésiant !

La nuit était tombée maintenant. La lune, pleine, et les étoiles brillaient de mille feux. Les bombardements s’étaient calmés. Le silence de la nuit n’était troublé que par quelques tirs sporadiques. Je demandai mon chemin plusieurs fois et fini par atteindre la tranchée qu’on m’avait indiquée. Je n’en menai pas large. Soudain un grand gars sortit le l’ombre et me jeta son manteau sur les épaules.
- Ma parole ! Vous cherchez la mort ou quoi ? Blanche comme vous êtes avec votre uniforme vous brillez sous la lune comme une chandelle dans l’obscurité.
C’est vrai que, côté discrétion, on pouvait faire mieux. Le type était déjà parti : je n’eus pas le temps de le remercier. Je m’enroulai dans la large capote sombre. Elle sentait assez mauvais et était toute tâchée de sang et de boue mêlée. Mais je ne fis pas la fine bouche, je me demandai seulement combien de gars l’avaient portée avant moi et si l’un d’entre eux (ou plusieurs) était mort dedans. Je n’eus pas vraiment le temps de philosopher sur ce point car un solide gaillard m’empoigna et se jeta à terre avec moi. J’en eu le souffle coupé. Alors que je tentai de me relever, j’entendis des tirs et au même moment un soldat déboula, comme tombé du ciel et vint s’écraser à l’endroit exacte où je me tenais une seconde avant. Sans le gaillard il m’aurait proprement aplatie !
Je le remerciai et l’aidai à relever le type qui venait tout droit du no man’s land, poursuivit par le feu nourri d’un ennemi invisible dans le noir de la nuit.
- Ben mon cochon ! C’était moins une !
Je ne sais pas s’il parlait de moi ou du tir.
- M’en parle pas ! Ces « reco » à force ça finira mal. Et je voudrai pas être le pauvre gars à qui ça arrivera. Bon c’est pas tout : il faut que j’aille faire mon rapport maintenant.
Tandis qu’il disparaissait je demandai au fameux gaillard s’il n’avait pas vu le caporal Astié.
- Ouais, j’l’ai vu passer y a pas longtemps. Il doit être un peu plus loin vers la cahute avec les gars de chez Bessonneau.
Bessonneau ? Le patron des usines d’Angers qui, selon la légende familiale avait emmené avec lui tous ses ouvriers « aux Dardanelles » pour contribuer à l'effort de guerre ? Les Dardanelles ! Elles devaient être vraiment très grandes ces Dardanelles, parce qu’on disait toujours ça, chez nous, pour parler de la guerre dans cette partie du monde : les Dardanelles. En fait mon arrière-grand-père avait connu plusieurs positions, comme Salonique par exemple, qui n’est pas précisément à côté des Dardanelles (500 km tout de même). Je m’apprêtai à demander si c’était vrai cette histoire du patron d’usine mais mon gaillard avait filé. Dommage, je ne saurai jamais le fin mot de l’histoire.

Je m’approchai des trois hommes qui discutaient à voix basse dans la tranchée. Parmi eux, je reconnu sans mal mon arrière-grand-père puisque j’avais hérité d’une photo de lui prise quelques mois plus tard et intitulée « retour de la guerre, 1919 ».
- Caporal !
Les autres s’esclaffèrent :
- On t’a retrouvé Astié ! tu y échapperas pas : va falloir retourner bien gentiment faire dodo.
Ils pouffèrent de nouveau.
- Pouvons-nous parler, caporal ?
Il me zieuta et me fit entrer dans la cahute derrière lui.
- ‘Tention la tête.
La porte était basse, la cahute faite de bric et de broc. Un bidon et une cagette renversée composaient l’essentiel du mobilier. Le caporal alluma une lampe sourde qui dispensa chichement sa lumière. Laissant ses yeux s’habituer à la pénombre, il me regardait fixement. Son hypermétropie [1] devait le gêner pour me reconnaître.
- Vous êtes nouvelle ? Vous n’étiez pas à l’infirmerie ce tantôt ?
- Non… Je rends visite aux soldats malades ou blessés.
Je ne sais pas si c’était plausible à cet endroit et à ce moment, mais aussitôt le caporal se détendit et respira mieux. C’était passé !
- D’ailleurs, je vous croyais au lit. On m’a dit que vous aviez fait une nouvelle crise de paludisme.
Comme à peu près 40% des personnes de l’aviation affectées en Orient, il avait d’abord attrapé cette satanée maladie qui le poursuivra toute sa vie durant, entraînant même une pension d’invalidité après-guerre.

Il se coinça un morceau de tabac dans la bouche et se mit à chiquer, mastiquant avec plaisir, expulsant de temps en temps à terre des jets de salive par de grands crachats, comme dans les films de cowboys. Habitude qu’il ne perdra pas en rentrant au pays. Le seul moment où il ne chiquait pas c’était pendant les repas : il mettait alors sa chique dans la doublure de sa casquette, ou sous la table, et la reprenait en partant, à la grande fureur de mon arrière-grand-mère !
Il sorti de sa besace une petite bouteille en argile et un gobelet en fer : il y versa une rasade généreuse d’un  liquide indéterminé.
- Vous en voulez ? C’est les gars qui la font en distillant de la patate. Ça vous rabote le gosier mais c’est pas mauvais. Attention quand même à ne pas en mettre sur vos vêtements, ça f’rait des trous.
- Euh… Non merci, ça ira.
Il avala donc la rasade qui m’était destinée et s’en servit une seconde pour ne pas laisser la première toute seule. Pour ma part, je regardais le gobelet, très légèrement cabossé dont il s’était servi. Remarquant mon intérêt, il l’admira lui aussi une seconde avant de me le tendre pour que je puisse le détailler de plus près.
- Pas trop moche, hein ? Je l’ai fait en 16, à Salonique. Tenez, c’est marqué dessus. Des fois le temps est long, surtout à l’infirmerie, alors j’ai fait ça pour m’occuper. J’aime bien travailler de mes mains. Je préfère le bois, mais ici…

Gobelet ciselé par Augustin Astié avec l’inscription « Souvenir de Salonique 1916 » © Coll. familiale

Je lui rendis le précieux objet et tentai d’en savoir plus sur ses activités :
- Mais que faites-vous dans les tranchées ? N’êtes-vous pas sensé vous trouver à l’arrière, sans même parler de l’infirmerie…
- Non d'une pipe de peau d'chien vert !!!
Oh mince ! J’avais provoqué son juron favori, signe d’un coup de sang et d’un grand mécontentement : j’avais intérêt à me tenir à carreau. Je changeai de sujet aussi rapidement que possible :
- Euh… C’était des hommes de l’usine Bessonneau avec vous ? Avez-vous tous été affectés au même groupe d’aviation ?
Sa colère retomba bien vite et après un jet de salive et de tabac mêlé, digne de figurer au Guinness des records, il me dit :
- Non ces deux-là  je les ai retrouvé par hasard. Les autres... y en a un paquet qui sont perdus…
Il n'en dit pas plus.
- Et que faites-vous alors ?
- Je fais partie des petites mains qui montent les hangars et font mille tâches dans la construction d'une base aérienne. Comme installer les tentes Bessonneau, qui protègent les aéroplanes ou d’autres qui servent d’hôpitaux militaires de campagne. 

Il me raconta un moment sa vie, aux Dardanelles (les vraies !) puis à Salonique : le froid extrême en hiver et les grosses chaleurs en été. Les marais, dernier endroit d’Europe où tu peux attraper le paludisme. Et les tranchées, comme partout ailleurs. Puis la conversation dévia sur sa femme…
- …et mon gosse, qu’est né en 13 et que j’ai presque pas vu. Y me r’connaîtra jamais quand j’vais revenir… Si je reviens un jour…
Il avait raison : le petit garçon s’est insurgé contre ce monsieur inconnu et qui, à peine arrivé, dormait dans le lit de sa maman. Cependant je taisais cette anecdote familiale et je le réconfortai sur son retour assuré.
- Vous êtes sûre ?
- Absolument.
Et pour cause. Mais je voyais qu’il commençait à montrer des signes de fatigue. Il avait beau faire le bravache, il se remettait (à peine) d’une de ces crises de paludisme qui vous terrasse un homme en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Je lui proposais donc de le raccompagner à l’infirmerie. Cette fois il ne se mit pas en colère et accepta même mon soutien pour finir le voyage. Encore quelques mois sur le front, et d’autres encore après la signature de l’Armistice, puis la démobilisation, enfin, en mars 1919 et le retour à la maison...

Famille Astié, 1919 © Coll. personnelle



Merci à mon oncle Jean, dont le texte est émaillé de ses souvenirs d’enfance.

[1] Hypermétropie : Sans équipement optique, l'hypermétrope doit fournir un effort de mise au point, le réflexe d'accommodation, pour obtenir une vision nette. Cet effort visuel est nécessaire en vision de loin, mais plus encore en vision rapprochée, c'est pourquoi c'est en vision de près que la vision se trouble (guide-vue.fr).