CHAPITRE N
"Nom de Dieu !"
Mortcerf, 1er août 1914
- Nom de Dieu !
- La mobilisation générale !
- Cette fois ça y est !
- On est fichu !
- Tu plaisantes ? On va leur foutre la pâté, oui !
La foule se pressait devant l’affiche de mobilisation générale qui venait d’être collée aux murs de la mairie. Chacun y allait de son commentaire. Un homme jouait des coudes pour apercevoir l’affiche. Il était de taille relativement petite et ne voyait pas le placard caché par les autres devant lui.
- Mais qui ? Ils appellent qui ?
- Tous les hommes de 38 à 21 ans ! répondit un autre.
- Mince, j’en suis ! répliqua le petit, déçu. J’ai 35 ans.
A cet instant, le maire sortit de la maison communale.
- Messieurs ! Si vous ne l’avez déjà fait rentrez vite chez vous consulter votre livret militaire : il vous indiquera où vous devez vous rendre pour rejoindre votre régiment et à quelle date. S’il y a quelque chose que vous ne comprenez pas ou si avez des questions vous pouvez revenir ici avec votre livret, je vous expliquerais ce qu’il convient de faire. Pensez à embrasser vos femmes avant de partir, ajouta-t-il d’un air sombre.
- Peuh ! On s’ra pas absent bien longtemps. Nos femmes, elles auront même pas l’temps de voir qu’on était parti ! dit un grand brun à moustaches pointues.
Des rires accueillirent cette saillie. Tandis que la foule se dispersait un homme, resté jusque là en retrait, se caressait le menton tout en réfléchissant :
« Hum… Est-ce que ce sera si facile ? L’avenir nous le dira. »
Henri Macréau pivota sur lui-même et s’apprêta à répondre à la mobilisation générale, comme les autres. De sa démarche asymétrique, il regagna son domicile. Machinalement il se toucha la jambe gauche. Il repensa à cette blessure ancienne, reçue quand il était enfant. Il habitait encore Tigeaux à cette époque. Un soir qu’il rentrait le troupeau dont il avait la charge il y avait eu, on ne sait pourquoi, un moment de panique parmi les bêtes. S’en était suivi une bousculade et le petit Henri avait été piétiné par une vache. Pendant plusieurs jours il était resté entre la vie et la mort. Puis finalement la vie l’avait emporté. Mais il avait gardé des séquelles, notamment au niveau de la fracture de sa cuisse qui lui occasionna une boiterie permanente. L’âge venant, la douleur se réveillait aussi parfois.
A 20 ans, lorsqu’il avait été appelé pour la conscription militaire, il était passé devant une commission de réforme qui avait jugé sa claudication incompatible avec l’état de soldat. Il avait été réformé. Il s’était cru débarrassé définitivement de la vie militaire, mais bien sûr il n’avait pas envisagé un nouveau conflit et une mobilisation générale.
Une mobilisation générale ! C’était la première fois, selon les mémoires d’anciens, que la population masculine du pays en entier était rappelée ainsi sous les drapeaux. Enfin, pas tous les hommes : juste ceux aptes au service militaire. Comme il avait été réformé une première fois, le serait-il à nouveau ou le contexte changerait-il la donne ? Il pesait le pour et le contre. En plus de sa claudication il avait maintenant 40 ans, il était chargé de famille, père de 7 enfants, fils d’une mère veuve âgée. Ça pèserait sûrement dans la balance…
En poussant la porte de son domicile, il dit simplement :
- C’est la guerre.
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Craonne, 8 mai 1917
- Nom de Dieu !
Gaston Croisy serrait dans sa main la feuille de papier froissée. Il ferma les yeux. Il pouvait presque sentir le parfum de Marie-Louise à travers sa lettre. Depuis qu’il avait été rappelé en 14 ils avaient pris l’habitude de s’écrire. C’était sa marraine de guerre officielle. Ils s’entretenaient de tout et de rien. Surtout de rien. Gaston, de toute façon, ne pouvait pas trop décrire ce qu’il vivait sur le front à cause de la censure. Marie-Louise, elle, n’abordait que les sujets légers afin de ne pas aggraver le moral de son pupille qu’elle devinait fragile.
Cette lettre était la dernière qu’il avait reçue. Elle datait déjà de sept mois ! Bon sang ! Pas de nouvelles depuis sept longs mois. Pourquoi Marie-Louise ne lui écrivait-elle plus ? Cela lui était déjà arrivé de ne plus recevoir de lettre, mais jamais pendant aussi longtemps. Une fois il en avait reçu trois d’un coup : les courriers s’étaient perdus et ils avaient eu du mal à retrouver son régiment. Mais là… Il sentit comme un coup de poing au niveau du cœur. Et si c’était plus grave ? Si ce n’était pas juste une histoire de courrier perdu ? Est-ce qu’il était arrivé quelque chose à Marie-Louise ? Après tout, elle n’était plus toute jeune. Ce qu’il redoutait le plus était-il en train de se produire ? Marie-Louise s’était-elle éteinte ?
Il pressa son poing refermant le feuillet sur son cœur. Chez elle sans doute que personne ne savait qu’elle lui écrivait. Donc, s’il lui était arrivé quelque chose, nul ne prendrait la plume pour le lui dire. Et pour couronner le tout, dans sa dernière lettre, elle lui donnait des nouvelles de son fils Henri ! Elle ignorait sans doute les relations difficiles des deux garçons et l’avait fait en toute innocence. Mais pour lui ça avait été une blessure supplémentaire.
Bien sûr Henri, lui, n’avait pas été mobilisé ! Déjà qu’il n’avait pas fait son service mais en plus il avait été à nouveau réformé après la mobilisation générale. Il était resté planqué tranquillement à la maison tandis que lui, Gaston, il avait été rappelé et envoyé au front. De rage il fit de la lettre une boule de papier qu’il envoya dans la boue. Aussitôt cependant il rattrapa la boulette : c’était la dernière lettre de Marie-Louise. Il ne pouvait pas s’en séparer. Il défroissa le fragile feuillet et tenta de le nettoyer au mieux. Soigneusement il le replia et le remit à sa place, dans la poche qu’il avait au plus près de son cœur.
A ce moment retentit un long coup de sifflet. Il réajusta son casque, s’assura que rien n’entraverai la prise en main des munitions qu’il portait à la ceinture et cria :
- Grenadiers, à l’assaut ! Cette fois c’est la bonne !
- Oui, caporal ! répondirent les hommes qu’il avait autour de lui.
Le deuxième coup de sifflet fatidique résonna dans l’air immobile, signal du départ. Les hommes se hissèrent hors de la tranchée. Ils poussèrent ensemble de grands cris afin de se donner du courage et s’élancèrent à travers le plateau déjà dévasté, jonché de cadavres, déformé par les nombreux cratères des obus tombés en abondance les jours précédents. Çà et là des souvenirs d’arbres tendaient vers le ciel leurs troncs calcinés. Les Boches réagirent aussitôt et les balles sifflèrent aux oreilles des soldats qui couraient. Certains étaient à peine sortis de leur trou qu’ils s’effondraient déjà, fauchés sans avoir eu le temps de pousser un cri. Le caporal Croisy encouragea les hommes de son escouade.
- Je croyais qu’on faisait relâche aujourd’hui, chef ?
- Plus tard, Caquineau, plus t…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que le visage du soldat 2ème classe Arthur Caquineau explosa littéralement. Au même moment tout devint silencieux. Gaston eut la drôle de sensation, pendant une seconde, de flotter, avant de retomber lentement à terre. C’est alors qu’il ressentit une vive douleur dans le bras. A ses côtés, l’ex-soldat Caquineau pulvérisé. Gaston eut cette pensée curieuse :
- Ils ne l’identifieront jamais avec son visage arraché. Un de plus qui sera porté disparu.
Puis, au loin, il vit le lieutenant Willain, à la tête de quelques nettoyeurs, se jeter avec fougue sur un point d'appui bétonné pour enlever le système des courtines du secteur de Chevreux. C’est alors qu’il réalisa qu’il était tombé lui aussi. A cet instant, il sombra dans l’inconscience.
Plus tard, alors que le soir tombait, Gaston se réveilla. Il était trimballé sur une civière. Les infirmiers avaient encore fait des exploits pour aller chercher les blessés sur le no man’s land. Une vive douleur l’élançait à chaque cahot du transport.
- Allez, c’est fini pour toi mon gars. Avec c’te trou qu’t’as à la place du bras, c’est la quille !
- Et la médaille ! renchérit l’autre infirmier.
Gaston leva la tête : au bout de son épaule son uniforme était déchiqueté. Le sang et la boue se mélangeaient, masquant son bras gauche qu'il ne sentait plus.
- Y va boiter du bras ! rigolait le premier.
Sombrant dans la torpeur, Gaston pensa : Boiter ? Comme Henri ? Je suis comme Henri ? Tout en songeant qu’il était devenu comme Henri, le véritable fils de Marie-Louise, Gaston s’évanouit tout à fait, un sourire sur les lèvres.