« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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vendredi 30 août 2024

Maître d'escrime

Lorsqu’il a 20 ans, Louis Astié est déclaré propre au service militaire. Il part donc pour le 9ème Régiment d’Infanterie le 12 novembre 1878.

Il mesure 1,68 m, il est châtain (des cheveux et … des yeux – on dirait plutôt "noisettes" aujourd'hui), un visage ovale, un front ordinaire et une bouche moyenne. Il a reçu une éducation puisqu’il sait lire, écrire et compter.

En janvier 1882 il devient "caporal moniteur d’escrime". Il entre à l’École Normale de Gymnastique et d'Escrime, basée à Joinville, qui forme des cadres sportifs pour les armées. Il a alors 25 ans : l’escrime est entrée dans sa vie et n’en sortira plus. 

 

La plus ancienne salle d'escrime parisienne

Salle Coudurier à Paris © elperiodico


L’art de l’épée a toujours tenu une place importante dans l'éducation des seigneurs et chevaliers. Il est enseigné par des maîtres d'armes, personnes qui enseignent les techniques de combat et le maniement des armes. Au XVIIIème siècle, dès leur jeune âge, les enfants de la noblesse portent la lame au côté et apprennent à l'utiliser. Naturellement l'escrime est primordiale dans l'éducation de la noblesse. Elle fait partie, avec la danse et l'équitation, des arts permettant de fortifier le corps. Et, bien sûr, comme la chasse elle prépare à la guerre.

Au cours de l'entrainement militaire chaque régiment a son maître d'armes, enseignant le maniement des armes. Son instruction, participant à la formation de la jeunesse à la défense de la nation, est le symbole d’une éducation patriotique par excellence. Tout au long du XIXème siècle, la pratique de l’escrime est alternativement obligatoire ou facultative dans les corps d’armées. En 1869, Napoléon III impose à nouveau l'instruction de l'escrime aux soldats. En 1877, le règlement prévoit de rendre l'escrime à l'épée obligatoire dans la cavalerie et l'infanterie, et l'escrime au sabre obligatoire dans la cavalerie et facultative dans l'infanterie.

 

Pourquoi Louis s’est-il tourné vers l’escrime ? A-t-il appris le rudiment des armes auprès de son père gendarme (voir ici) ? L’a-t-il découvert à l’armée elle-même ? Quoi qu’il en soit, Louis poursuit sa spécialisation dans l’escrime : en 1882 est dit "caporal chef de salle". Le 16 juillet 1882 il obtient son brevet de maître d’armes. Quatre jours plus tard il est nommé au poste de "sergent maître d’armes". C’est à son tour d’enseigner aux jeunes recrues ; ce qu’il fait au 95ème Régiment de Ligne. En septembre 1882 il se réengage dans l’armée pour 5 années supplémentaires.

Alors en garnison à Bourges, il rencontre et épouse Marie Eulalie Victorine Desroches, fille d’un casernier (chargé de l’entretien des bâtiments et du matériel d’un casernement) décoré de la médaille militaire. Ensemble ils auront trois filles.

 

En 1884 il est qualifié de "maréchal des logis" (équivalent du grade de sergent). En 1886 il est passé au 1er Régiment d’Artillerie où il est toujours maître d’escrime. En 1887 Louis signe à nouveau, pour un troisième engagement. Le certificat de bonne conduite lui est accordé, ce qui n’est guère étonnant au vue de ses états de services. Il est renvoyé dans ses foyers à l’expiration de son second engagement en 1893. Au tournant du siècle la famille emménage à Ivry, où l’un de ses frères aînés demeure déjà depuis quelques années.


En avril 1896, un article le concernant paraît dans la presse.

 

« Salle d'armes

Jeudi 15 avril 1896, à 7 heures du soir, ouverture d'une salle d'armes, 3, rue Coutant, à Ivry-Port, par M. Astié Louis, professeur ex-maître d'armes, au 1er régiment d'artillerie à Bourges. Les leçons seront données de 7 à 10 heures du soir. Prix très modérés. Nous espérons que la jeunesse ivryenne ne restera pas indifférente à cet appel, et qu'elle viendra en grand nombre grossir le contingent d'élèves que possède déjà M. le professeur Astié. » (Le Réveil Républicain, édition de Malakoff)

 

Depuis la Restauration, en effet, la liberté d'installation permet à de nombreux vétérans de l'armée d'ouvrir leur propre salle d'escrime. Pour pouvoir enseigner et diriger une salle d’armes, les maîtres d’armes français doivent être titulaires d’un diplôme d’état et doivent pouvoir enseigner le maniement de trois types d’armes :

- le fleuret est une arme d’estoc (coup porté par la pointe). Il apparaît au XVIIème siècle : arme plus légère et plus courte que la rapière, sa lame de section quadrangulaire se termine par un bouton (ce qui lui donne son nom car il est moucheté comme une fleur). Grâce à elle on peut faire de l’escrime sans avoir l’intention de se battre, le jeu consistant à effleurer la poitrine adverse. Élégance et courtoisie marque le fleurettiste.

- l’épée est caractérisée par une lame droite et une coquille circulaire qui protège la main.

- le sabre est une arme d’estoc, de taille et de contre taille (coups portés à la fois par le tranchant, le plat ou le dos de la lame). Sa lame est quadrangulaire et peut éventuellement être courbée. La coquille n’est pas circulaire mais a un profile en poignée.

 

C’est ce qu’a fait Louis Astié : ouvrir sa salle, après de nombreuses années passées dans l’armée. Pour cela il est titulaire du brevet de maître d’armes, comme on l’a vu plus haut. Selon l’article de journal, il avait déjà des élèves (mais on ignore où il enseignait).

 

Il faut dire que l'escrime jouit d'un prestige grandissant dans la société de l'époque. Les maîtres d’armes n’enseignent plus exclusivement à la noblesse ou aux militaires, mais s’ouvrent aux civils : la bourgeoisie, notamment, mais aussi les gens de plume, deviennent adeptes de cet art. L’enseignement ne se fait plus à des fins guerrières mais devient davantage récréatif. Il se démocratise et devient un véritable spectacle : des assauts (simulacres de duels où l’on ne se bat qu’avec des armes mouchetées) sont organisés, connaissant un certain engouement du public.

 

Ainsi Louis organise un assaut d’armes public, dont les bénéfices seront reversés aux pauvres et à la caisse des écoles, en octobre 1897. L’événement connaît un véritable succès, la salle étant comble. Trois articles parus dans le Réveil Républicain le citeront même dans ses colonnes (le 2 pour l’annoncer, les 16 et 23 pour en faire le bilan). L’assaut a lieu dans les salons de l’Hôtel de Ville d’Ivry, animé par les sociétés musicales de la cité. De grands noms de l’escrime, tant militaires que civils y ont été conviés pour assurer le spectacle. Bien que plusieurs tireurs aient été gênés dans leur jeu par la défectuosité d’une planche pas assez suffisamment longue et large, ils ont néanmoins recueilli une ample moisson de bravos. 13 « combats » ont été donnés. Les tireurs ont fait apprécier leurs qualités de sang-froid et de précision. Les amateurs se sont surpassés. La séance a été close par la Marseillaise (rappelant les valeurs de patriotisme associées à l’escrime) donnée par les trois ensembles musicaux de la ville.

 

A la fin du XIXème siècle, l’escrime est vue peu à peu comme un sport de compétition. Depuis 1890, on commence en effet à parler d'escrime sportive. Des novateurs suggèrent de faire « juger» les assauts et de compter les coups. On ne prononce pas encore le mot de « match » mais celui de « duel blanc ». Un juge et quatre témoins sont présents pour comptabiliser les scores. Au début c’est davantage la manière et la vitesse relative des coups qui comptent, plus que les points. Peu à peu, cette pratique sportive de l’escrime s’organise et des compétitions apparaissent. Elle fait partie des sports retenus aux premiers Jeux olympiques modernes de 1896.

 

Les années 1880 marquent aussi le retour des duels dans la société. Les élégances prônées par les puristes du fleuret n’étaient pas toujours de rigueur et, dans la rue, l’escrime était plus souvent meurtrière. Devant l’hécatombe de la fine fleur de la nation, on tenta à plusieurs reprises d’interdire les duels, mais sans succès. Les salles d’armes qui se multiplient ont l’ambition de canaliser ces velléités de violence au nom de l’honneur (qu’il soit réel ou imaginaire). L'épée, arme de duel réglementaire, était utilisée sans conventions. Dans sa salle, le maître d'armes met en condition celui qui doit régler un duel à l'épée. Le but n'est pas de tuer mais de mettre son adversaire hors de combat.

 

Le XIXème siècle est un âge d’or pour l’escrime : les armes légères et équilibrées permettent des prouesses techniques en toute sécurité, les maîtres d’armes sont au sommet de leur science. Ils seront à la source du rayonnement de l’escrime française à l’étranger.

 

Louis Astié a dû, tant de fois, revêtir l’équipement complet du fleurettiste (dans cet ordre) : des chaussettes, un pantalon, une veste en toile très serrée, dont le plastron est doublé d'une grosse toile ou d’un cuir pour améliorer la protection aux points les plus sensibles, un gant, un fleuret et un masque.
Devant le nombre d’accidents type « œil crevé » lors des entraînements, on créa en effet le masque afin de protéger le visage des pratiquants. Au début simple grille un peu lâche devant la face, il se développe pour préserver le cou, les côtés du visage et le dessus de la tête, avec une grille plus serrée et une bavette en cuir pour éviter de se faire transpercer la gorge. La tenue est traditionnellement blanche. Cette couleur, difficile à entretenir, est naturellement attribuée aux tenues réservées à l'activité sportive que seuls les milieux aisés pouvaient pratiquer, comme les polos et pantalons pour jouer au tennis, la combinaison des pilotes des sports automobiles, etc…

 

On notera, lors de l’assaut organisé en 1897 par Louis Astié, la leçon publique donnée après les combats par Louis lui-même à sa fille de 11 ans, Jeanne.

 

Rappelons que l’éducation physique et intellectuelle des jeunes filles du début du XIXème siècle était extrêmement limitée, tout comme les fonctions que leur promettait l’âge adulte : épouser un homme, lui donner des héritiers et, pour les classes supérieures,  assurer un rôle de représentation aux côté de leurs maris. Autant dire que l’escrime, activité virile et musclée par excellence, en était bannie. La morale la condamnait fermement. Les activités physiques, déjà peu fréquents chez les fillettes, étaient encore plus rares chez les adolescentes, car ils étaient suspectés d’éveiller la sexualité. La bienséance limitait l’éventail des exercices physiques à la promenade et à la danse, qui permettaient aux jeunes femmes de d’exacerber leur féminité et, par la même occasion, de se trouver un époux.

Cependant, quelques féministes revendiquèrent l’accès à l’escrime par les femmes,  appuyées par certains médecins sensibles aux bienfaits de l’activité physique sur la santé et le développement de l’organisme.

 

C’est le cas de Marie Rose Astié de Valsayre. Née Claire-Léonie Tastayre (en 1846), elle se fait connaître pour ses talents musicaux sous le pseudonyme de Marie de Valsayre. En 1869, elle épouse le docteur Astié (sans rapport avec notre famille). Elle commence des études médicales et sert comme infirmière (ou ambulancière, selon les sources) pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Parallèlement, elle entreprend une carrière de journaliste. Elle s’intéresser aussi aux luttes menées par des travailleuses en compagnie de Louise Michel. Elle milite pour le droit des femmes à l’éducation (en demandant par exemple leur accès aux études de médecine, mais aussi la possibilité de devenir librement cochères ou maçonnes si elles le souhaitent), touche un peu à la politique. Elle est la première à demander l'abrogation de l'ordonnance de 1800, qui interdit aux femmes de porter le pantalon. Peu à peu ses revendications se font plus radicales, exigeant l’égalité des salaires ou le droit de vote pour les femmes. C’est l’âge d’or de la presse : Marie Rose y exprime ses opinions. Elle subit les railleries, parfois grossières, de ses contemporains masculins.
Presque naturellement, elle en vient à réclamer le libre accès à la pratique du sport, et en particulier de l’escrime, pour les femmes. Intrépide (elle s’est elle-même cautérisé une plaie au fer rouge), elle provoque en duel tous ceux (et celles) qui s’opposent à elle. Ainsi, en octobre 1884, un journaliste l’ayant traité de « veuve vautour », elle lui demanda une réparation par les armes. C’est le premier d’une longue liste, toujours vaine toutefois, les hommes répugnant à ferrailler avec une femme. C’est finalement une américaine qui accepta le combat, en 1886 : après un contentieux au sujet de la supériorité des doctoresses françaises sur les américaines, et comme l’Américaine traita d’idiote Marie Rose, aussitôt celle-ci lui jeta son gant à la figure. Miss Shelby releva le défi et les deux femmes croisèrent le fer. Mais l’Américaine dû s’incliner après avoir été blessée au bras par Marie Rose qui reconnut cependant les qualités de son adversaire.

 

Louis Astié était-il sensible aux revendications féministes ? Nous l’ignorons. Bien sûr, il n’avait pas de fils pour lui succéder, mais le fait qu’il enseignait son art à sa fille tendrait à prouver son ouverture d’esprit sur ce sujet.

 

Louis s’éteint en 1905 à l’âge de 48 ans. Il était encore professeur d’escrime.

 

 

 

 

mercredi 24 juillet 2024

Héritiers lointains

A vrai dire je ne l’avais pas vraiment remarquée, Anne Julienne Briand. Un peu éloignée dans une branche collatérale de mon arbre, elle se faisait discrète. C’est finalement sa petite cousine, mon ancêtre directe Marie Anne Puissant (sosa 35, génération VI) qui a mis le projecteur sur elle.

Dans l’inventaire après décès de son époux, Alexandre Rols (l’épicier de la rue de la Roë – voir ici pour en savoir plus), il est noté que son épouse a recueilli deux successions : celle de sa mère et celle de « sa tante Mlle Anne Julienne Mathurine Briand, propriétaire demeurant à Bonnétable (Sarthe) où elle est décédée au cours de l’année 1871. Ladite Mad. Briand lui avait remis de son vivant à titre de don manuel, purement gratuit :
- Divers meubles meublants et objet mobiliers existant encore et précédemment inventoriés d’une valeur de 150 francs
- Et une somme de 3000 francs en argent
Ainsi que la somme de 166 francs lui revenant qu’elle a touché de M Aristide Bois notaire à Bonnétable le 12 août 1871 en sa qualité de légataire pour cette somme de Mlle Anne Julienne Mathurine Briand sa tante propriétaire demeurant à Bonnétable (Sarthe) où elle est décédée au cours de l’année 1871.
 »

 

Quelques erreurs se sont glissées dans ces lignes, mais peu importe : ma curiosité était piquée. Qui était cette « tante » si généreuse ? J’ai remonté la branche de Marie Anne. Pas d’Anne Briand parmi les véritables tantes de Marie Anne. Je continue un peu plus loin. Finalement je la trouve enfin : elle était la cousine germaine du père de Marie Anne. En d’autres termes, la mère d’Anne Julienne était la sœur de la grand-mère de Marie Anne (vous suivez ?).

Arbre généalogique
Filiation Briand/Puissant


Anne Julienne était l’aînée de trois enfants. Née à Candé (Maine et Loire) en 1796, elle est suivie de Michelle Jeanne (née en 1798) et Mathurin (né en 1801). Mon ancêtre Anne Marie, aussi née à Candé (950 habitants en 1800), devait entretenir des relations étroites avec les cousins de son père, si l’on fie aux généreux legs qu’elle a reçus.

D’ailleurs, l’époux de Michelle, Antoine Sibaut, était concierge du Duc de Talleyrand à Saint-Patrice (Indre et Loire) : c’est sans doute grâce à ce couple qu’Anne Marie s’est retrouvée là-bas aussi (à une centaine de kilomètres à l’ouest de son lieu de naissance). Elle y a rencontré Alexandre Rols, domestique au château, puis concierge lui-même, qu’elle a épousé en 1856. Comme on le verra plus bas, elle devait avoir gardé aussi des liens avec Anne Julienne, bien que celle-ci vivait 110 km plus au nord, à Bonnétable, dans la Sarthe.

 

Le père des enfants Briand était jardinier à Candé. Il ne possédait pas de biens immeubles et ses effets mobiliers ont été évalués à 527 francs lors de son décès, soit un niveau de vie assez modeste. Par comparaison, en 1820 le travailleur rural non nourri gagne à l'année, en moyenne, 350 francs, l'ouvrier urbain de province 540 francs (chiffres à prendre avec précaution tant sont grandes les disparités régionales et les statistiques telles qu’on les connaît aujourd’hui inexistantes). Une étude estime qu’un homme est aisé dès lors qu’il « gagne entre 600 et 1 000 francs par an, mais taxe de misère un gain annuel de 300 francs »*. Michelle était femme de charge. Mathurin, son frère, était tailleur de pierre. Tous les deux ne laissent aucun bien en succession (Mathurin est même nanti d’un certificat d’indigence). Or Anne Julienne était rentière ! Comment a-t-elle atteint ce niveau de vie ? Mystère.  Si le document cité en début d’article la dit propriétaire, ce n’était pas vrai (elle ne possédait aucun immeuble), mais rentière oui. Dans les tables de succession, la valeur de son mobilier était évaluée à 31 359 francs. Rien à voir avec le niveau de vie de sa famille.

 

De même, j’ignore pourquoi elle a emménagé à Bonnétable (distant d’un peu moins de 150 km au nord de Candé). Je l’y découvre en 1846. Dans le recensement de 1861. Elle a alors 65 ans, vit sans doute au domicile qu’elle occupera jusqu’à la fin de sa vie, est célibataire et déjà qualifiée de rentière. Quelle a été sa vie avant ça ? Difficile à dire. Comme elle ne s’est jamais mariée, aucun acte d’état civil ne permet de la suivre et de connaître ses domiciles ou emplois. Je sais juste qu’elle était instruite car, si elle n’est pas mentionnée parmi les témoins, on reconnaît sa signature au bas de l’acte de mariage de sa sœur Michelle en 1839 à Saint Patrice.

 

Comme expliqué ci-dessus, à Bonnétable Anne Julienne n’était pas propriétaire de son logement : elle louait à un M. Moreul, vicaire, une maison située à l’angle des rues St Sulpice et Mazagran. Lors de la succession elle lui devait 230 francs pour ses loyers, mais le montant mensuel n’est pas indiqué.

 

Ni sa sœur et son beau-frère, ni son frère, ni elle-même n’ont eu de descendance. Sans ascendant ni descendant direct, et par conséquent sans héritier à réserve [= ou héritiers réservataires, c'est-à-dire ceux qui reçoivent obligatoirement une part de l’héritage du défunt] lorsqu’arrive son décès, le notaire et les exécuteurs testamentaires d’Anne Julienne vont devoir faire de nombreuses recherches pour régler sa  succession.

 

Sachant cet état de fait, Anne Julienne avait anticipé, autant que faire ce peut, cette situation. Cinq mois avant son décès, elle avait dressé son testament devant notaire. Elle commence par détailler le type d’enterrement qu’elle souhaite : « je veux un enterrement de 3e classe et que le jour de mon enterrement soit célébré une messe à mon intention, mon corps présent à l'église ; que dans l'année de mon décès il soit dit 1500 messes basses pour le repos de mon âme et celles des membres de ma famille ; qu'il soit célébré un annuel à mon intention et à celle des membres de ma famille, c'est-à-dire une messe chantée chaque semaine, à partir du jour de mon décès et pendant un an dans l'église de Bonnétable ». Elle se soucie aussi de ses héritiers.

Elle prévoit de léguer « à [ses] parents côté paternel une somme de 11 000 francs qui leur sera payé dans les 6 mois de mon décès […], à [ses] cousins et cousines germains du côté maternel une somme de 500 francs ».

Anne Julienne a dû suivre un peu l’évolution de sa famille élargie, même si de temps en temps elle peine un peu à savoir où en est chacun. Elle sait ainsi que du côté paternel elle a des petites cousines nommées Loie « qui sont au nombre de six ». A chacune d’elles, par égale portion, elle lègue la somme de 833,33 francs (soit un total de 5 000 francs pour les six). Anne Julienne est prévoyante : « dans le cas où, soit dans ce moment soit à l’époque de mon décès, quelques unes de mes petites cousines Loie seraient décédées, j’entends que leurs enfants recueillent la part qu’auraient eu leur auteur. » Cela signifie aussi qu’elle ne sait pas si les petites cousines sont encore vivantes ou non.

Elle pense aussi à ses petits cousins ou petites cousines Patourel « que je ne connais pas et qui, je crois, demeurent aux environ de Candé (Maine et Loire) ». Elle leur lègue 5 000 francs, à répartir par égale portion. De la même manière, s’il y a des décès dans cette génération, ce seront leurs enfants qui recueilleront la succession.

A sa petite cousine Clavary « demeurant à la Rochelle, rue des Prêtres n°8, une somme de mille francs ». Cette fois l’identification est plus claire : on a une adresse précise. Sans doute entretenaient-elles une correspondance ou des relations quelconques. Le legs est plus élevé aussi : elles devaient être plus proches.

 

A ses cousins/cousines germains maternels elle donne la somme de 500 francs chacun. On voit encore la prévoyance d’un décès dans cette génération germaine et le legs qui échouera aux enfants du décédé. Toutefois une nuance est apportée ici : « cependant si mon cousin Noel Puissant était mort avant moi, j’entends que son plus jeune enfant Auguste Puissant ait les 500 francs à l’exclusion de ses frères et sœurs. » Ambiance. Je ne sais pas ce qu’ont fait ces deux enfants, toujours est-il que ledit Noël survivra à sa cousine et c’est donc lui qui touchera le legs.

Enfin viennent les dispositions particulières prises pour mes ancêtres directes : « Je donne à ma cousine femme Puissant [Anne Marie Sebeault] et à la femme de Charles Puissant sa belle-fille [Marie Joséphine Chevalier] à part égale portion tous les habits, linges, hardes et bijoux composant ma garde robe et les malles, coffres et cartons nécessaires pour emporter ces effets. Je ne veux pas qu'il soit vendu le moindre objet de ma garde robe. On donnera aux pauvres ceux que mes légataires ne voudraient pas. Je donne à ma cousine femme Puissant 3 paires de draps qu'elle choisira parmi ceux que je possèderai à mon décès. Je lui laisse en souvenir et en reconnaissance des bons procédés et des attentions qu'elle a toujours eu pour moi. Je donne à Maria Puissant ma petite cousine le petit tableau qui représente le château de Roche Cote. Je veux que les legs ci-dessus soient exempts de tous frais et droits quelconques (lesquels seront payés par ma succession). » Maria Puissant est probablement Anne Marie Puissant (mon ancêtre directe) puisqu’elle lui donne le tableau représentant le château de Rochecotte, à Saint Patrice, demeure de la famille de Talleyrand, où elle a travaillé.

 

Enfin, elle prévoit de donner « au bureau de bienfaisance de Bonnétable tout ce qui, après délivrance et paiement des dons et legs ci-dessus, frais et droits, restera dans ma succession ».  Anne Julienne n’a visiblement pas oublié ses jeunes années de misère.

 

Anne Julienne a aussi désigné deux exécuteurs testamentaires, choisis parmi ses relations : Mme Vilain veuve Letouzé, rentière demeurant à Bonnétable, et M. Millet, homme de confiance de M. le Comte de la Rochefoucauld Duc de Bisaccia maintenant rentier, ayant demeuré au château et actuellement même ville Grande Rue. Le tout passé devant Me Bois, notaire audit Bonnétable.

 

Bref, si Anne Julienne a pris ses dispositions, elles restent un peu floues. Aussi après son décès, survenu le 5 janvier 1870, le notaire et les exécuteurs testamentaires vont avoir du travail pour pouvoir régler sa succession.


Première étape : les scellés. Aussitôt après le décès, ils sont « apposés au domicile mortuaire de Mlle Briand ». Ensuite l’inventaire après décès : il commence le 31 janvier, à la requête des exécuteurs testamentaires. Lors de cette « première vacation il fut seulement procédé à la prisée du mobilier » qui est évalué à 1 334 francs, y compris la garde robe de la défunte. Ce mobilier a été vendu aux enchères publiques, sauf les objets légués spécialement par testament, rapportant un total de 1 707 francs.


Ensuite, commence un travail laborieux pour le notaire : identifier les héritiers. Éloignement géographique, implexe, décès en cascade, la tâche est ardue.

J’ai moi-même eu le plus grand mal à les identifier. Ainsi, les petites cousines Loie « qui sont au nombre de six » voient leur patronyme orthographié tantôt Loie, tantôt Loye ou Louays. Elles sont dispersées entre Maine et Loire et Loire Atlantique. Et parmi elles certaines sont déjà décédées avant même le testament d’Anne Julienne, d’autres après son décès en 1870. Il faut donc identifier les héritiers des héritières décédées. Même chose pour les Patourel/Pastourelle.

 

Le notaire le précise : « après des recherches très difficiles qui ont nécessité au notaire et à M. Millet un voyage dans les départements de Maine et Loire et de Loire Inférieure [actuelle Loire Atlantique], les légataires de Mlle Briand ainsi que tous ceux qui peuvent prétendre à des droits sur sa succession sont actuellement connus. » 

Ils sont, pour la branche paternelle :

1) Mlle Clavary, devenue épouse Barrault, cousine issue de germaine.
2) La branche Loie :

- Renée étant décédée, ce sont ses fils Pierre et Félix Muret qui héritent. Cependant Félix n’a pas de domicile connu : on ignore où il se trouve.

- Angélique, veuve Robert.

- Julienne, épouse Goupil.

- Jeanne étant décédée en 1864, ce sont ses fils mineurs Jean et Pierre Lequeu, sous tutelle de leur père ; leur sœur Jeanne devrait aussi hériter, mais elle est déjà décédée : ce sont ses filles, Jeanne et Joséphine Lerouil, filles mineures sous la tutelle de leur père qui reçoivent le legs Briand. Elles sont cousines au 7ème degré de la défunte.

- Marie, épouse Neveu.

- Joséphine étant décédée en 1859, ce sont ses enfants Joséphine, Philomène et Jean Aubert (les deux derniers mineurs sous la tutelle de leur père) qui héritent.

3) La branche Patourel :

- Marie Renée veuve Fénard.

- Julien Patourel.

- Louise, décédée en 1851, ce sont ses enfants qui deviennent héritiers : Julien Jean, Pierre Jean, Louis René Legras, enfants de Julien Legras.

- Rose Julienne, décédée en 1865, cède la place à ses enfants Marie Julienne, Jean Baptiste Eugène et Rose Désirée Legras, enfants mineurs sous la tutelle de leur père (Julien Legras, qui a épousé successivement les deux sœurs Patourel).

- Jeanne Marie (née Jeanne Renée Pastourelle) épouse Nourry.

- Renée épouse Guérin.

- Pierre étant décédé en 1869, ce sont ses 6 enfants qui héritent (Pierre, Marie Jeanne, Désirée Louise, Jeanne Emilie, Jean Marie et Eugénie Marie, les 5 derniers encore mineurs sous la tutelle de leur oncle).

Soit 29 personnes pour la lignée paternelle.


Pour la branche maternelle :

1) Noel Joseph Puissant, cousin germain (né Chaillou, enfant naturel de Cécile, reconnu par Noel Puissant lors de son mariage avec ladite Cécile l’année suivant

2) Louis René Puissant, frère germain du précédent.

3) Charles Puissant étant décédé, le legs est transmis à Marie Puissant [Marie Anne, en fait], épouse Rols, son frère Charles et sa sœur Augustine ; ces trois enfants sont cousins au 5ème degré de la défunte.

4) Elisabeth Martin épouse Vincent, cousine germaine.

5) Jacques Grange, cousin germain de la défunte par sa mère étant décédé, l’héritage échut à ses deux enfants François et Jacques, troisième du nom.

6) Prosper Chaillou, aussi cousin germain.

Tous descendants de feus René Chaillous et Anne Huilière [Lhuillier] grands-parents de la défunte. Soit 9 personnes pour la lignée maternelle (auxquelles il faut ajouter Anne Marie Sebault femme Puissant et Marie Chevalier épouse Puissant sa belle fille qui ont reçu un legs particulier lors du testament, comme on l’a vu plus haut).

Héritiers d'Anne Julienne Briand

 

Des indices nous laissent à penser que Marie Anne Puissant s’occupait particulièrement d’Anne Julienne : le legs de son vivant de divers effets mobiliers et de la somme de 3000 francs, la déduction faite sur la créance Rols de la somme de 321 francs « qui lui étaient dus pour ses soins et déboursés ». De même sa mère est récompensée « en souvenir et en reconnaissance des bons procédés et des attentions qu'elle a toujours eu pour [Anne Julienne]. »

 

Pour retrouver toutes ces personnes il a fallu aller à La Rochelle (Charente Maritime), Cheillé (Indre et Loire), St Léger des Bois, Bécon, Freigné, Candé, Denée, Vritz et Angers (Maine et Loire), St Sulpice des Landes, Grand Auverné, Mésanger, Teillé, Mouzeil, St Mars la Jaille et Nantes (Loire Atlantique), Paris.

Carte des domiciles des héritiers

Tous les héritiers/héritières ne pouvant se déplacer en personne, il a fallu ensuite faire des procurations : Me Billot notaires à Nantes, Me Roffay notaire à Bécon, Me Caron notaire à Candé, Me Echasseriaux notaire à la Rochelle, Me Fontenaux notaire à Angers. Ces procurations ont été transmises par M. Dangin, clerc de notaire à Bonnétable et M. Pean libraire à Bonnétable, qui ont fait déposer les documents officiels à Me Bois notaire à Bonnétable, responsable de la succession Briand.

Toutes ces procurations sont données par les héritiers ci-dessus nommés comme habiles à se dire héritiers de Mlle Briand.

 

L’inventaire après décès a été terminé entre le 23 et le 25 septembre 1871. Ont été recensés et estimés :

- les papiers et renseignements (une seule cote, le testament),

- les immeubles (néant),

- les créances actives (total : 19 825 francs), dont une créance de 8 200 francs due (et remboursée) par mon ancêtre Alexandre Rols. Il est dit dans ce document qu’il est « ci devant commis de banque actuellement marchand de vin ». Si vous avez lu l’histoire de l’épicerie de la rue de la Roë vous vous rappelez qu’Alexandre était employé à la Banque de France d’Angers avant de devenir épicier. Peut-être qu’Anne Julienne a prêté une certaine somme à Alexandre pour lancer son commerce ? D’où la créance ?

- les valeurs au porteur (21 obligations du Chemin de fer du Nord, d’Orléans et de l’Est et un titre de rente sur l’État romain, pour une valeur de 9 411 francs, trois obligations de 1000 francs chacune de l’emprunt royal du Portugal mais ces obligations, dont les intérêts n’ont pas été payés depuis 1834, devaient être considérées comme étant de nulle valeur),

- les délivrances de legs : il a été rendu compte des paiements faits aux héritiers paternels et maternels,

- les immeubles tenus à loyers : dû à M. Moreul pour la maison occupée par la défunte, 230 fcs,

- les pièces relatives à la succession de Mad. Cebeaux  [Michelle Jeanne Briand épouse Sibaut, la sœur de la défunte] : liasse contenant 25 pièces. Ces pièces ne présentant aujourd’hui aucune opportunité il n’en est parlé ici que pour ordre,

- l’argent comptant : ladite Briand possédait au moment de son décès la somme de 121 francs,

- les créances actives : elles totalisent 29 896 francs,

- les dettes : 19 692 francs,

- les droits de mutation : 3065 francs.

 

Extrait de la succession Briand © AD72 via FDA72

 

 Le 27 septembre 1871, par devant Me Bois, ont comparu :

1° Mme veuve Letouzé et M.Millet, en qualité d'exécuteurs testamentaires

2° Me Dangin, clerc de notaire agissant comme mandataire au nom  des héritiers paternels

3° M. Pean libraire marchand agissant comme mandataire au nom  des héritiers maternels

Ils ont fait part des comptes dépendant de la succession d’Anne Julienne Briand. Tous les légataires de Mlle Briand étant (enfin) connus, les exécuteurs testamentaires leur ont payé le montant des legs particulier à eux fait par ladite demoiselle, pour un total de 13 583 francs.

Ils présentent ensuite les recettes liées à ladite succession (vente de mobilier, créances dues et rentes viagères), pour un total de 24 784 francs.

Puis les dépenses : frais funéraires et messes, porteurs de cierges, personne chargée d'envoyer les invitations à l'enterrement, couronne, cercueil, luminaire, sépulture, place au cimetière, grand'messe et messes basses, transport au corps, denier de la domestique, entretient de la tombe par le fossoyeur, engagement à la propagation de la foi par le curé de Bonnétable, frais de dernière maladie, scellés, état des lieux, assurance, dettes diverses (blanchisserie, horloger, réparations au domicile à la charge de la locataire). A cela s’ajoutent les frais de recherche des héritiers et voyages, frais de délivrance d’extraits d’état civil, de legs et de procuration, frais de testament, frais d'inventaire et de tableau généalogique, frais divers, frais de correspondance. Sans oublier les droits de mutation. Les legs (payés aux héritiers et aux exécuteurs testamentaires, selon les dernières directives de la défunte). Total des dépenses : 23 082 francs.

Après la balance des recettes moins les dépenses, il se trouve un reliquat actif de 1 701 francs.

Sont signalées quelques sommes restant à recouvrer dans ladite succession Briand et legs restant à acquitter : somme due sur la vente mobilière, reliquat de créance, titres de l’emprunt royal du Portugal, mais considérés comme étant de nulle valeur. Et à acquitter : le legs de 416 francs revenant à M. Felix Muret aujourd’hui sans domicile connu. Enfin, le legs fait au bureau de bienfaisance (reliquat actif), prévu par le testament de la défunte, est accepté par les parties.

Dont acte, fait et passé à Bonnétable le 27 septembre 1871.

 

C’est ainsi que se clôt la difficile succession d’Anne Julienne Briand, 20 mois après le décès de celle-ci.

 

 

Je remercie Christelle, du Fil d’Ariane de la Sarthe, qui a réalisé les 125 photos de cette succession peu ordinaire.

 

 

* Paul Paillat : Les salaires et la condition ouvrière en France à l'aube du machinisme (1815-1830)

 

 

 


lundi 25 décembre 2023

#Généathème : Un cadeau de Noël

Symphorien regardait le tas de souilles qu’on avait placé près de la cheminée, une légère moue sur la figure. Il se demandait vaguement pourquoi on en faisait tout un plat, de ces chiffons. Tout d’un coup, ils s’agitèrent. Et, brusquement, un cri fracassant déchira l’atmosphère. Symphorien se boucha les oreilles des deux mains. Rien à faire ! Il entendait encore les rugissements assourdissants. Il n’en revenait pas : comment une aussi petite chose pouvait-elle faire autant de bruit ? 

 

Dessin Saint Joseph et la Vierge contemplant l'Enfant (détail)  d'après Bartolommeo Biscaino © Louvre
Saint Joseph et la Vierge contemplant l'Enfant (détail) 
d'après Bartolommeo Biscaino © Louvre


Aussitôt Guillemine se précipita, le chassant d’un geste, et s'occupa de la petite chose qui vagissait au milieu des chiffons. Haussant les épaules, l’enfant s’éloigna. Il ne savait pas pourquoi sa tante était là, mais ce qui est sûr c’est que, de mémoire, jamais on ne s’était précipité de cette manière pour satisfaire tous ses besoins  !

 

D’ailleurs, c’était toute cette journée qui était bizarre. Symphorien alla se nicher dans son coin préféré, entre le vieux coffre de chêne et le grand lit. Les courtines couleur de musc le cachait à demi et, de là, il pouvait observer toute la salle basse sans qu’on le remarque. Le regard perdu, il suivait du doigt la silhouette de la serrure du coffre et sa grosse clé en fer, le menton dans l'autre main. Il repensait aux événements qui s’étaient succédé depuis hier.  Alors qu’il somnolait, son père l’avait secoué :

- Allez ! C’est l’heure !

Les yeux ensommeillés, il s’était enroulé machinalement dans son grand manteau brun, soigneusement cousu par son père c'était son métier : il était tailleur d'habits. Sa mère lui avait pris la main. Elle faisait un peu la grimace en marchant et soufflait fort. Mais sur le moment Symphorien n’y avait pas prêté attention. A présent fort bien réveillé, il avait hâte de rejoindre l’église. D’abord parce qu’il faisait terriblement froid et qu’il espérait que les murs protecteurs du sanctuaire lui accorderaient la chaleur, en plus de la grâce du Seigneur. Ensuite parce qu'il était impatient d’assister aux événements qui se préparaient. Les fêtes de Noël ! Il ne se souvenait pas bien de celles de l’année dernière, mais les autres garçons ne cessaient d’en parler depuis plusieurs semaines. En particulier de la grosse poignée de noisettes, d’amandes ou de fruits secs, cadeau exceptionnel, qu’ils dévoreraient goulûment. Il en avait l’eau à la bouche. Peut-être y aura-t-il aussi une belle soupe enrichie d’une tranche de volaille bouillie ?

 

Symphorien aimait bien le cérémonial de la messe, les cantiques, la fumée s’échappant de l’encensoir vers les voûtes, les cloches au grand complet sonnant à toute volée. Maitre Nicolas de Paris, le curé de la paroisse, avait fort belle allure à la lumière des bougies dans sa tunique d’un blanc immaculé. Bon, mais c’est vrai qu’au bout d’un moment, ça commençait à être long… Son esprit s’évada vers la maison qu’on avait décorée de branches de houx, avec ses feuilles vert foncé brillant et ses baies rouges vives. Il avait à peine remarqué qu’à un moment sa mère s’était levée et avait quitté l’église. En pleine messe !

Du haut de ses 5 ans, le petit garçon ne se souvenait pas qu’on pouvait faire ça. Machinalement il s’était levé à son tour pour la suivre mais son père l’avait rassis fermement, faisant les gros yeux, montrant d’un signe de tête le curé à l’autel qui officiait. Il ne comprenait pas bien la réprimande de son père, d’autant plus que plusieurs autres femmes s’étaient éclipsées elles aussi. Quoi qu’il en soit,  pas question de désobéir à son père. Il resta donc assis. Son esprit reprit son vagabondage.

Au retour, il ferait bon dans la salle commune : la grosse bûche bénie qu’on avait allumée l’après-midi aurait réchauffé l’atmosphère. Son père lui avait expliqué qu’elle devait brûler au moins trois jours durant, et plus encore si possible. Puis, on récolterait ses cendres afin de protéger la maison et préserver les récoltes. On racontait que, si les enfants étaient sages, ils auraient des cadeaux. Pierre Joubert, son cousin, avait eu l’année dernière un sifflet en bois, fabriqué par son père. Symphorien, lui, espérait que ce serait plutôt un petit pain blanc et chaud que sa mère enduirait de beurre dégoulinant de gourmandise. Hum. Il s’en léchait les babines par avance. Les temps festifs du Réveillon se prolongerait jusqu’à l’Épiphanie, rythmés par les rencontres, les chants et les danses. C'était également le temps des veillées, où ils se réunissaient avec tous ses cousins et cousines et où mamée Jacquine, sa grand-mère paternelle, racontait de belles histoires qui, parfois aussi, les faisaient frissonner de peur.

 

Enfin la messe avait pris fin. Symphorien attendait la suite des festivités avec impatience. Mais rien ne s’était passé comme prévu. Quand ils étaient rentrés à la maison, il avait entendu sa mère qui criait depuis sa chambre. Il avait voulu aller voir, mais on l’avait durement rabroué. Malgré l’heure tardive plusieurs personnes les avaient rejoints, dont Jacques Voluette, le nouveau mari de sa mamée (son grand-père à lui était mort; ce qu'il faisait qu'il avait trois grand-pères, même s'il trouvait ça un peu bizarre parce que les copains lui avaient dit qu'on ne pouvait en avoir que deux), ce Jacques, donc, qui lui fichait la trouille avec sa grosse voix. On l’avait envoyé au lit sans plus de cérémonie. Symphorien avait cru qu’il ne pourrait jamais s’endormir au milieu des plaintes déchirantes de sa mère. Il avait en fait glissé dans le sommeil presque immédiatement sans même s’en apercevoir. Le lendemain matin il avait été réveillé par d’autres cris. Plus aigus. Stridents. Acérés.

 

Il pénétra prudemment dans la salle commune, où il y avait encore plus de monde que la veille au soir. Au moins les plaintes de sa mère ne déchiraient plus l’atmosphère. Aussitôt cette constatation énoncée, le hurlement tonitruant repris de plus belle. Il n’avait jamais entendu rien de tel. Mais qu’est-ce qui pouvait bien faire un tintamarre pareil ?  Sa tante Guillemine le remarqua. Toute guillerette, elle lui dit :

- Symphorien ! Viens voir par ici mon chéri, le cadeau que Notre Seigneur t’a apporté cette nuit !

De toute évidence ce n’était pas un petit pain blanc ! Ils s’étaient approchés de la cheminée. Au début il avait cru qu’il n’y avait qu’un tas de chiffons dans la caisse. Mais soudain de nouveaux hurlements s’en échappèrent. Ce n’était pas juste une caisse. Ni juste des chiffons. Il n’avait qu’une envie : fuir le plus vite possible de cet enfer retentissant. Mais sa tante ne cessait de l’y pousser davantage. Enfin il l’aperçu. Des petits points serrés qui battaient l’air, une face rougeaude aux yeux clos et un crâne chauve.

- Il est beau, n’est-ce pas ?

Des qualificatifs à propos de cette chose vagissante, Symphorien en avait beaucoup en tête. Mais beau, ça sûrement pas !

- Eh bien ! Tu ne dis rien ? Ce bébé c’est ta petite sœur. Elle est née cette nuit. Devine comment on va l’appeler ?

Mais comment voulait-elle que je devine ça ? se demanda Symphorien. Je suis pas voyant, moi !

- Eh bah alors, nigaud ! Tu trouves pas ?

Il sentit une main sur son épaule. C’était Pépoune, son grand-père maternel et parrain, Symphorien Moloré. Il l’aimait bien, Pépoune. Il lui avait dit un jour que c’était à lui qu’il devait son prénom. Il lui souriait. Il lui dit doucement :

- Vois-tu, comme elle née au petit matin et que nous sommes le jour de Noël, il a été décédé de l’appeler Noëlle. C’est ta petite sœur. Comme tu es l’aîné, ce sera à toi de t’en occuper…

Alors que les grands s’éloignait, Symphorien resta à contempler le tas de chiffon. Il n'avait vraiment pas envie de s'occuper de ça ! En plus, l'horrible bébé se remit à hurler. Guillemine se précipita et chassa Symphorien.

 

De son petit coin secret, l’enfant regardait les grands s’agiter. Ils se réjouissaient de l’arrivée de la nouvelle venue. Allaient dans tous les sens. Parlaient fort. Se tapaient sur l'épaule.

Une petite sœur ! Et alors ? A quoi ça sert, d’abord, une petite sœur ? Elle pourrait peut-être l’aider dans ses tâches quotidiennes ? Mais à condition qu'elle sorte de sa caisse. Et surtout qu’elle se taise ! Il n’allait pas supporter ces cris toute la journée ! Il ne savait pas à quoi servait une petite sœur, mais il espérait qu’elle serait plus utile qu’un petit frère. Parce que Pierre, le petit frère qu’il avait déjà, lui, il ne servait pas à grand-chose. Justement, le voilà qui arrivait, se dandinant sur ses jambes malhabiles. Il avait pris trop d’élan et ne semblait plus pouvoir s’arrêter. Il termina sa cavalcade en s’affalant dans les bras de Symphorien.

- Maman ! gémit-il. Je veux maman !

Et aussitôt il se mit à pleurer. Allons bon ! En voilà un autre qui pleure ! Quels joyeux cadeaux il avait reçu là. Il n’avait pas dû être bien sage pour mériter des présents pareils. Symphorien se demandait combien il y en aurait encore, des petits frères et des petites sœurs.

 

Tout à coup ce fut le branle bas de combat. Comme un seul homme, les grands se levèrent et s’habillèrent chaudement. Voyant son désarroi, Pépoune s’approcha :

- Il faut aller tout de suite à l’église pour la faire baptiser afin qu’elle soit mise sous la protection du Seigneur.

Symphorien ne répondit rien.

- Mais l’as-tu regardée au moins ?

Regardée, il ne se rappelait plus, mais entendue ça oui. Et il ne voulait pas renouveler l’expérience, merci bien.

D’un air entendu, le grand-père s’éloigna avant de revenir immédiatement. Il portait dans ses bras le tas de souilles, désormais emmitouflé dans une couverture. Délicatement, il le lui mit dans les bras. Symphorien n’était pas sûr d’en avoir envie. Mais tout aussi doucement, le grand-père écarta un pan de la couverture. A regret, Symphorien pencha les yeux vers le « cadeau ». C’est le moment que choisit la petite fille pour agripper son doigt fermement. Puis, surtout, elle planta ses yeux au fond des yeux de Symphorien. Sans qu’il ne comprenne comment ni pourquoi une espèce de vague de bien-être l’envahit. Plus chaude qu’un bon feu de cheminée. Il ne pouvait plus détacher ses yeux des deux grands lacs bleus qui ornaient le petit visage. Un visage d’ange.

C’est décidé ! La petite sœur, je l’aime ! décréta Symphorien. C’est le plus beau des Noëls, ma Noëlle !

___

 

Symphorien Saulnier, né en 1625 à Villevêque (49), aura encore deux petits frères et deux petites sœurs supplémentaires, de quoi écorcher ses oreilles et étancher sa soif d'amour fraternel...



 

samedi 19 août 2023

L'enfant surprise

Cécile Rols, épouse Astié, est mon aïeule à la Vème génération (sosa 17). Avec son époux, elle a eu 11 enfants : 4 sont morts en bas âge, 3 sont Morts pour le France lors de la Première Guerre Mondiale (j’ai raconté cette triste histoire dans un article du blog – un de mes préférés je vous le conseille si vous ne l'avez déjà lu, voir ici). Il en reste 4 (dont mon AGP Augustin).

Étant un peu en panne de nouvelles fraîches concernant mes ancêtres directs sur les sites des archives départementales, je me suis intéressée à mes collatéraux. Et en particulier aux deux frères et à la sœur de mon AGP Augustin. Il me manquait quelques actes de décès ou de mariages les concernant. J’ai tenté de les pister entre Ivry (94) et Paris 13e où je savais qu’ils avaient habité. Pour cela, j’ai mobilisé toutes les ressources à ma disposition : état civil, recensements, registres d’inhumation des cimetières, arbres et relevés en lignes (Geneanet, Filae…)…

Et c’est là, dans les tables d'état civil, que j’ai fait une curieuse découverte : Benoit, l’un des frères Morts pour la France d’Augustin (auquel je ne m'intéressais pas particulièrement ce jour-là), a eu un enfant hors mariage ! J’ai aussitôt abandonné Louis, François, etc... pour examiner cet enfant surprise.

 

Benoit est né en 1892 à Angers (49). Il suit ses parents lorsqu’ils déménagent en région parisienne au tout début du XXème siècle. C’est le vaurien de la famille. J’ai raconté ses « méfaits » dans un article du défi #52Ancestors sur ce blog (voir ici).

En résumé, le jeune Benoit (alors âgé de 18 ans) a de mauvaises fréquentations. En 1910 il est arrêté dans l’affaire de la « caverne aux huit voleurs ». Il n’a pas été condamné, mais a eu chaud. Cela ne lui a pas servi de leçon : en 1911 il est condamné par le tribunal de la Seine à deux mois de prison pour vol.

Lors de sa mobilisation dans l’armée il est envoyé dans un Bataillon d’Afrique, histoire de le mater. Les « bat d’af » recevaient les civils ayant un casier judiciaire non vierge ou recyclaient les militaires condamnés à des peines correctionnelles. Utilisés initialement pour écarter les fortes têtes, ils sont conçus pour redresser « ceux qui ont failli ». Considérant le type de soldats qui les composent, il y règne une discipline bien plus forte que dans les autres unités de l'armée.

Là encore, Benoit fait des siennes : condamné par le conseil de guerre de Tunis le 11 août 1914, coupable d'abandon de poste étant de garde, à un mois de prison ; puis à nouveau en 1916 comme on le verra plus bas.

 

Or, les registres d’état civil m’indiquent que le 5 décembre 1916, en pleine Guerre Mondiale, il reconnaît pour son fils un garçon né le 17 juin 1916 au domicile de sa mère, Louise Caroline Rosala, 30 ans, journalière demeurant 68 rue de Clisson, Paris 13e, prénommé Alexandre Benoît.

 

Reconnaissance Astié Alexandre Benoit, 1916 © AD75
Reconnaissance Astié Alexandre Benoit, 1916 © AD75

D’abord affecté en Tunisie, où les Bat d’Af étaient chargés d’assurer « l’intégrité des colonies », Benoit est rappelé en France, « contre l’Allemagne », après la déclaration de guerre de 1914. Pour la durée de la guerre trois bataillons de marche d'infanterie légère d'Afrique (BMILA) ont été formés par prélèvement de compagnies dans les 5 Bataillons d’Afrique et engagés en métropole : ce sont les 1er, 2e et 3e BMILA. Benoit est affecté au 3e, le 3 janvier 1915. Embarqué pour la métropole fin décembre, Benoit et son bataillon arrivent dans le secteur d’Ypres en Belgique. Tranchées, bombardements, pluies diluviennes puis gel implacable sont l’ordinaire de ces soldats. Au printemps, ils succombent à l’étouffement et l’asphyxie d’un « nouveau et barbare moyen de combat » poussé par les vents : le gaz moutarde. C’est pourtant un bon vieil éclat de shrapnel qui blesse Benoit le 30 avril 1915 (plaie à la jambe gauche, hémorragie). Combien de temps a-t-il été hospitalisé ? A-t-il eu une permission après son rétablissement ? Je l’ignore.Toujours est-il qu’en septembre 1915 il devait bien se trouver en région parisienne puisque c’est à cette époque qu’a été conçu l’enfant !

En octobre 1915 il est de retour sur le front, transféré au 4e BILA.

Benoit ne s’est toujours pas assagi : il est condamné en février 1916 par le tribunal de guerre de Tunis à un mois de prison pour coups et blessures volontairement porté sur le chasseur Vasse le 21 novembre 1915. Ayant trop peu d’informations sur cet épisode, je n’ai pas pu retrouver ce soldat ni quel rôle il a joué dans cette bagarre.

Après avoir reçu la médaille coloniale avec agrafe « Tunisie » en 1917, Benoit est finalement tué sur le champ de bataille le 5 avril 1918 à Cantigny (Somme), attaque qui compte parmi les combats les plus durs et les plus meurtriers auxquels le bataillon ait pris part. Mort pour la France, sa sépulture est à la nécropole nationale de Montdidier. Il avait 25 ans.

 

Mais revenons à son fils : Alexandre Benoit est donc né le 17 juin 1916 au domicile de sa mère, Louise Rosala, journalière demeurant 68 rue de Clisson, Paris 13e. La naissance est déclarée par Cécile Rols, veuve Astié, journalière de 60 ans, qui demeure à la même adresse, « ayant assisté à l'accouchement » ; en présence de Louise Bodin, femme Astié, journalière demeurant à la même adresse. Ladite Louise est l’épouse de François Astié, fils de Cécile et frère de Benoit.

Un peu plus tard, le 29 juin, Louise Caroline Rosala se présente à la mairie du 13e pour reconnaître son enfant. En effet, d'après le Code napoléonien, naissance ne vaut pas reconnaissance pour un enfant d'une femme non mariée : celle-ci doit le faire reconnaître par un acte officiel. Elle est accompagnée dans sa démarche par Louise Bodin-Astié notamment.

Enfin, en décembre, c’est autour de Benoit de venir reconnaître officiellement son fils – il doit bénéficier d’une nouvelle permission pour ce faire.

Mais qui est cette Louise Rosala ?

Née à Ivry en 1887 d’un chauffeur/journalier originaire de Suisse, Louis Auguste, et d’une matelassière/blanchisseuse, Pauline Luxembourg ; couple non marié qui aura deux autres enfants, Auguste et Henriette.

En cherchant des informations sur Louise, je découvre d’autres surprises : elle a eu 4 autres enfants de « père non dénommé » :

- Marcelle née à l’hôpital de la Pitié, Paris 5e, en 1910 qui n’a vécu que « un mois vingt et un jours »,

- Raymond, « fils naturel » né au domicile de sa mère à Ivry en 1912, décédé à l’hôpital Trousseau en 1913 (hôpital spécialisé dans le traitement des enfants malades),

- Raymonde née à la maternité de Port Royal, Paris 14e, en 1914 et décédée trois mois plus tard à l’hôpital Necker,

- un enfant sans vie né en 1915 à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière (nouveaux bâtiments inauguré après la destruction de l’ancienne Pitié devenue vétuste en 1912).

On le voit, Louise était grande consommatrice d’hôpital. C’était sans doute parce que les femmes qui venaient à l’hôpital pour accoucher étaient principalement des filles-mères ou des femmes de milieux très pauvres.

Sa sœur Henriette a eu, elle aussi, deux enfants nés illégitimes et son frère Auguste un : les enfants naturels, une histoire de famille quoi !

Au fil des naissances et décès de ses enfants, on voit Louise déménager : d’abord à Ivry, 56 rue du Liégat en 1910, 13 rue Grand Gord en 1912, 51 route de Choisy en 1913, 29 rue Fontainebleau en 1914 ; puis à Paris 13e : 15 rue Damesme en 1914, 25 rue des Cinq Diamants en 1915, 68 rue de Clisson Paris 13e de 1916 à 1926.


Route de Choisy © AD94
Route de Choisy © AD94

Apparemment le 51 route de Choisy devait être une petite maison (d’après le recensement de 1936 : un seul couple y vit) – aujourd’hui remplacée par un immeuble moderne. 

Or certaines de ces adresses me sont connues : Cécile Rols demeure elle aussi au 51 route de Choisy en 1913, au 11 rue Damesmes en 1914 et au 68 rue de Clisson en 1916/1926.

Donc en 1913 Louise devait habiter chez Cécile, son mari et ses fils… Est-ce là qu’elle a connu Benoit ? En 1916 elle habite avec Cécile, son fils François et son épouse Louise Bodin qui est témoin de plusieurs actes des enfants de Louise Rosala. En 1926 les deux femmes habitent ensemble, toujours à la même adresse (son fils a déménagé).

Cécile et Louise entretiennent donc des relations étroites : elles demeurent ensemble durant une longue période. La première est témoin lors du décès du fils de la deuxième, Raymond, en 1913. Elle déclare aussi la naissance de son petit fils Alexandre Benoit, né chez elle comme on l’a vu plus haut. La « belle-fille » illégitime est donc acceptée par sa belle-mère. Elle est d'ailleurs qualifiée comme telle (« belle-fille ») dans le recensement de 1926, bien qu'elle ne soit pas mariée légitimement au fils de Cécile.

C'est au tout début des années 1930 qu'elles doivent se séparer. En effet, en 1931, Céclie habite désormais chez sa fille et son gendre, toujours dans le 13e. Je pers momentanément la trace de Louise et ne la retrouve qu’en 1936 : elle habite alors 33 rue Deparcieux, Paris 14e, avec un « ami », Henri Bootz (un livreur parisien né en 1901). Quels sont précisément les liens qui les unissent ? Je l’ignore.

Les deux femmes se sont-elles brouillées ? Est-ce simplement la vie qui les a séparées ? Pas de réponse là encore.

L'unique fils survivant de Louise, Alexandre Benoit, n’habite jamais avec elle. Je ne l’ai pas trouvé non plus avec sa grand-mère Cécile Rols. Et, bien sûr, pas avec son père puisqu'il est décédé. Alors où est cet enfant ?

Une mention en marge de son acte de naissance indique que suivant un jugement du tribunal de la Seine en date du 12 septembre 1919, Alexandre Benoit est déclaré « adopté par la Nation ». L'institution des pupilles de la Nation a été créée par la loi du 27 juillet 1917. Son but était d'apporter une protection morale et matérielle, jusqu’à leur majorité, aux nombreux orphelins de guerre et enfants de mutilés ou d'invalides. Cette demande a été acceptée en premier ressort, ce qui n’est guère étonnant puisque son père est Mort pour la France. Si le jugement (succinct) est en ligne, le dossier individuel complet a disparu (avec tous les dossiers de 1918 à 1940, dans l'incendie du Fort de Montlignon en 1974).

Une autre mention indique qu’il se mariera en 1946 avec Lucie Trichard à Paris 14e. Il décèdera finalement à Lapalud (Vaucluse) en 1977, à l’âge de 60 ans.

Louise Rosala meurt en 1946 à l’âge de 59 ans dans le 14e arrondissement de Paris… à l’hôpital Broussais. Encore un hôpital.
Cécile, pour sa part, meurt en 1937 à l'âge de 79 ans, chez sa fille à Paris (13e arrondissement).

En rédigeant cet article, j’aperçois soudain une mention ajoutée au crayon de papier, à moitié effacée, sur la fiche matricule de Benoit : « Secours de 150 f le 20.7.1918 à Mme Rosala Louise mère de l’enfant mineur Astier ». 

Bon sang ! Cet enfant était là sous mes yeux depuis tout ce temps !