Symphorien regardait le tas de souilles qu’on avait placé près de la cheminée, une légère moue sur la figure. Il se demandait vaguement pourquoi on en faisait tout un plat, de ces chiffons. Tout d’un coup, ils s’agitèrent. Et, brusquement, un cri fracassant déchira l’atmosphère. Symphorien se boucha les oreilles des deux mains. Rien à faire ! Il entendait encore les rugissements assourdissants. Il n’en revenait pas : comment une aussi petite chose pouvait-elle faire autant de bruit ?
Aussitôt Guillemine se précipita, le chassant d’un geste, et s'occupa de la petite chose qui vagissait au milieu des chiffons. Haussant les épaules, l’enfant s’éloigna. Il ne savait pas pourquoi sa tante était là, mais ce qui est sûr c’est que, de mémoire, jamais on ne s’était précipité de cette manière pour satisfaire tous ses besoins !
D’ailleurs, c’était toute cette journée qui était bizarre. Symphorien alla se nicher dans son coin préféré, entre le vieux coffre de chêne et le grand lit. Les courtines couleur de musc le cachait à demi et, de là, il pouvait observer toute la salle basse sans qu’on le remarque. Le regard perdu, il suivait du doigt la silhouette de la serrure du coffre et sa grosse clé en fer, le menton dans l'autre main. Il repensait aux événements qui s’étaient succédé depuis hier. Alors qu’il somnolait, son père l’avait secoué :
- Allez ! C’est l’heure !
Les yeux ensommeillés, il s’était
enroulé machinalement dans son grand manteau brun, soigneusement cousu par son père – c'était son métier : il était tailleur d'habits. Sa mère lui avait pris la main. Elle
faisait un peu la grimace en marchant et soufflait fort. Mais sur le moment
Symphorien n’y avait pas prêté attention. A présent fort bien réveillé, il
avait hâte de rejoindre l’église. D’abord parce qu’il faisait terriblement
froid et qu’il espérait que les murs protecteurs du sanctuaire lui accorderaient
la chaleur, en plus de la grâce du Seigneur. Ensuite parce qu'il était impatient d’assister aux événements qui se préparaient. Les fêtes de Noël ! Il ne se
souvenait pas bien de celles de l’année dernière, mais les autres garçons ne cessaient
d’en parler depuis plusieurs semaines. En particulier de la grosse poignée de
noisettes, d’amandes ou de fruits secs, cadeau exceptionnel, qu’ils dévoreraient goulûment. Il en avait l’eau à
la bouche. Peut-être y aura-t-il aussi une belle soupe enrichie d’une tranche
de volaille bouillie ?
Symphorien aimait bien le cérémonial de la messe, les cantiques, la fumée s’échappant de l’encensoir vers les voûtes, les cloches au grand complet sonnant à toute volée. Maitre Nicolas de Paris, le curé de la paroisse, avait fort belle allure à la lumière des bougies dans sa tunique d’un blanc immaculé. Bon, mais c’est vrai qu’au bout d’un moment, ça commençait à être long… Son esprit s’évada vers la maison qu’on avait décorée de branches de houx, avec ses feuilles vert foncé brillant et ses baies rouges vives. Il avait à peine remarqué qu’à un moment sa mère s’était levée et avait quitté l’église. En pleine messe !
Du haut de ses 5 ans, le petit garçon ne se souvenait pas qu’on pouvait faire ça. Machinalement il s’était levé à son tour pour la suivre mais son père l’avait rassis fermement, faisant les gros yeux, montrant d’un signe de tête le curé à l’autel qui officiait. Il ne comprenait pas bien la réprimande de son père, d’autant plus que plusieurs autres femmes s’étaient éclipsées elles aussi. Quoi qu’il en soit, pas question de désobéir à son père. Il resta donc assis. Son esprit reprit son vagabondage.
Au retour, il ferait bon dans la salle commune : la grosse bûche bénie
qu’on avait allumée l’après-midi aurait réchauffé l’atmosphère. Son père lui
avait expliqué qu’elle devait brûler au moins trois jours durant, et plus encore si possible. Puis, on
récolterait ses cendres afin de protéger la maison et préserver les récoltes.
On racontait que, si les enfants étaient sages, ils auraient des cadeaux.
Pierre Joubert, son cousin, avait eu l’année dernière un sifflet en bois,
fabriqué par son père. Symphorien, lui, espérait que ce serait plutôt un petit pain
blanc et chaud que sa mère enduirait de beurre dégoulinant de gourmandise.
Hum. Il s’en léchait les babines par avance. Les temps festifs du Réveillon se
prolongerait jusqu’à l’Épiphanie, rythmés par les rencontres, les chants et les
danses. C'était également le temps des veillées, où ils se réunissaient avec tous ses cousins et cousines et où mamée Jacquine, sa grand-mère paternelle, racontait de belles histoires qui, parfois aussi, les faisaient frissonner de peur.
Enfin la messe avait pris fin. Symphorien attendait la suite des festivités avec impatience. Mais rien ne s’était passé comme prévu. Quand ils étaient rentrés à la maison, il avait entendu sa mère qui criait depuis sa chambre. Il avait voulu aller voir, mais on l’avait durement rabroué. Malgré l’heure tardive plusieurs personnes les avaient rejoints, dont Jacques Voluette, le nouveau mari de sa mamée (son grand-père à lui était mort; ce qu'il faisait qu'il avait trois grand-pères, même s'il trouvait ça un peu bizarre parce que les copains lui avaient dit qu'on ne pouvait en avoir que deux), ce Jacques, donc, qui lui fichait la trouille avec sa grosse voix. On l’avait envoyé au lit sans plus de cérémonie. Symphorien avait cru qu’il ne pourrait jamais s’endormir au milieu des plaintes déchirantes de sa mère. Il avait en fait glissé dans le sommeil presque immédiatement sans même s’en apercevoir. Le lendemain matin il avait été réveillé par d’autres cris. Plus aigus. Stridents. Acérés.
Il pénétra prudemment dans la salle commune, où il y avait encore plus de monde que la veille au soir. Au moins les plaintes de sa mère ne déchiraient plus l’atmosphère. Aussitôt cette constatation énoncée, le hurlement tonitruant repris de plus belle. Il n’avait jamais entendu rien de tel. Mais qu’est-ce qui pouvait bien faire un tintamarre pareil ? Sa tante Guillemine le remarqua. Toute guillerette, elle lui dit :
- Symphorien ! Viens voir par ici mon chéri, le cadeau que Notre Seigneur t’a apporté cette nuit !
De toute évidence ce n’était pas un petit pain blanc ! Ils s’étaient approchés de la cheminée. Au début il avait cru qu’il n’y avait qu’un tas de chiffons dans la caisse. Mais soudain de nouveaux hurlements s’en échappèrent. Ce n’était pas juste une caisse. Ni juste des chiffons. Il n’avait qu’une envie : fuir le plus vite possible de cet enfer retentissant. Mais sa tante ne cessait de l’y pousser davantage. Enfin il l’aperçu. Des petits points serrés qui battaient l’air, une face rougeaude aux yeux clos et un crâne chauve.
- Il est beau, n’est-ce pas ?
Des qualificatifs à propos de cette chose vagissante, Symphorien en avait beaucoup en tête. Mais beau, ça sûrement pas !
- Eh bien ! Tu ne dis rien ? Ce bébé c’est ta petite sœur. Elle est née cette nuit. Devine comment on va l’appeler ?
Mais comment voulait-elle que je devine ça ? se demanda Symphorien. Je suis pas voyant, moi !
- Eh bah alors, nigaud ! Tu trouves pas ?
Il sentit une main sur son épaule. C’était Pépoune, son grand-père maternel et parrain, Symphorien Moloré. Il l’aimait bien, Pépoune. Il lui avait dit un jour que c’était à lui qu’il devait son prénom. Il lui souriait. Il lui dit doucement :
- Vois-tu, comme elle née au petit matin et que nous sommes le jour de Noël, il a été décédé de l’appeler Noëlle. C’est ta petite sœur. Comme tu es l’aîné, ce sera à toi de t’en occuper…
Alors que les grands s’éloignait, Symphorien resta à contempler le tas de chiffon. Il n'avait vraiment pas envie de s'occuper de ça ! En plus, l'horrible bébé se remit à hurler. Guillemine se précipita et chassa Symphorien.
De son petit coin secret, l’enfant regardait les grands s’agiter. Ils se réjouissaient de l’arrivée de la nouvelle venue. Allaient dans tous les sens. Parlaient fort. Se tapaient sur l'épaule.
Une petite sœur ! Et alors ? A quoi ça sert, d’abord, une petite sœur ? Elle pourrait peut-être l’aider dans ses tâches quotidiennes ? Mais à condition qu'elle sorte de sa caisse. Et surtout qu’elle se taise ! Il n’allait pas supporter ces cris toute la journée ! Il ne savait pas à quoi servait une petite sœur, mais il espérait qu’elle serait plus utile qu’un petit frère. Parce que Pierre, le petit frère qu’il avait déjà, lui, il ne servait pas à grand-chose. Justement, le voilà qui arrivait, se dandinant sur ses jambes malhabiles. Il avait pris trop d’élan et ne semblait plus pouvoir s’arrêter. Il termina sa cavalcade en s’affalant dans les bras de Symphorien.
- Maman ! gémit-il. Je veux maman !
Et aussitôt il se mit à pleurer. Allons bon ! En voilà un autre qui pleure ! Quels joyeux cadeaux il avait reçu là. Il n’avait pas dû être bien sage pour mériter des présents pareils. Symphorien se demandait combien il y en aurait encore, des petits frères et des petites sœurs.
Tout à coup ce fut le branle bas de combat. Comme un seul homme, les grands se levèrent et s’habillèrent chaudement. Voyant son désarroi, Pépoune s’approcha :
- Il faut aller tout de suite à l’église pour la faire baptiser afin qu’elle soit mise sous la protection du Seigneur.
Symphorien ne répondit rien.
- Mais l’as-tu regardée au moins ?
Regardée, il ne se rappelait plus, mais entendue ça oui. Et il ne voulait pas renouveler l’expérience, merci bien.
D’un air entendu, le grand-père s’éloigna avant de revenir immédiatement. Il portait dans ses bras le tas de souilles, désormais emmitouflé dans une couverture. Délicatement, il le lui mit dans les bras. Symphorien n’était pas sûr d’en avoir envie. Mais tout aussi doucement, le grand-père écarta un pan de la couverture. A regret, Symphorien pencha les yeux vers le « cadeau ». C’est le moment que choisit la petite fille pour agripper son doigt fermement. Puis, surtout, elle planta ses yeux au fond des yeux de Symphorien. Sans qu’il ne comprenne comment ni pourquoi une espèce de vague de bien-être l’envahit. Plus chaude qu’un bon feu de cheminée. Il ne pouvait plus détacher ses yeux des deux grands lacs bleus qui ornaient le petit visage. Un visage d’ange.
C’est décidé ! La petite sœur, je l’aime ! décréta Symphorien. C’est le plus beau des Noëls, ma Noëlle !
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Symphorien Saulnier, né en 1625 à Villevêque (49), aura encore deux petits frères et deux petites sœurs supplémentaires, de quoi écorcher ses oreilles et étancher sa soif d'amour fraternel...
Oh ! la belle histoire de la naissance de Noëlle vue par le grand frère Symphorien.
RépondreSupprimerUne histoire de famille, puisque je descends de Pierre Saulnier le jeune, x Renée Destriché .
fils de Pierre Saulnier l'aisné x Jacquine Barré (anc 12 g).
Merci petite cousine.et heureuses fêtes de Noêl.
M@g.
Merci cousine ! Belles fêtes à toi aussi.
SupprimerMélanie - Murmures d'ancêtres
Quelle jolie tranche de vie si bien racontée 🤗 Bonnes fêtes de fin d’année.
RépondreSupprimerEt moi je descends d'une tante de Symphorien, Symphorienne SAULNIER, épouse de Pierre JOUBERT, vigneron, qui demeurait au village de La Joliserie à Villevêque, tout comme les parents de Symphorien et de Noëlle d'ailleurs. ( Mon premier commentaire semble s'être perdu...). Très joli cadeau de Noël, cette évocation du temps passé ! Bonnes fêtes de fin d'année Mélanie !
RépondreSupprimerMerci cousine ! Le Pierre Joubert cité dans l'histoire est bien le fils du couple Saulnier/Joubert : déjà des cousins (comme nous... enfin, un peu plus proches tout de même). Bonne année à toi aussi.
SupprimerMélanie - Murmures d'ancêtres
Mélanie, tu es trop forte pour raconter des histoires ! Celle-ci est un vrai conte de Noël, vécu à hauteur d’enfant, tout est crédible.
RépondreSupprimerTrès jolie histoire, presqu'un conte. Une lecture ou l'on plonge espérant que ça ne s'arrête pas. Merci pour ces si belles lignes
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