« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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samedi 23 juin 2018

#Généathème : Des ancêtres

Pour ce #Généathème de juin laissons faire le hasard : la loterie des ancêtres s'est chargée de désigner le/la personne à étudier. Et c'est le numéro 73 qui est sorti pour moi !

Mon sosa n°73 est donc forcément une femme (numéro impair) [1]. Elle se nomme Michelle Dubois. Elle appartient à la branche angevine de mon arbre. Comme c’est une femme, je n’ai que peu d’information sur elle (les femmes sont toujours moins présentes dans les archives). Néanmoins, je sais qu’elle née en 1768 dans la paroisse de Jarzé, située à une trentaine de kilomètres au Nord Est d’Angers, d’où vient un grand nombre de mes ancêtres. Dans les années 1790 Jarzé compte un peu plus de 1 600 habitants.

Michelle n’a pas connu ses grands-parents, tous morts avant sa naissance. 

Ses parents, René Dubois et Jeanne Redessant  (dont on connaît une dizaine de variantes orthographiques du nom au fur et à mesure des actes) se sont mariés en 1754 et ont donné naissance à 9 enfants (3 fils et 6 filles). Michelle est la numéro 8. Comment se sont-ils connus ? Difficile à dire. Mais on ne peut manquer de remarquer que leur premier enfant naît trois mois seulement après le mariage ; il était temps ! Ce fils, hélas, ne verra pas l’âge adulte : il meurt âgé d’à peine trois ans.

La famille Dubois a quelque peu bougé : les 5 premiers enfants naissent à Echemiré, les 4 derniers à Jarzé. Il semble que, comme son père avant lui, René Dubois ait déménagé au fil des emplois trouvés : travailleur de la terre, il est tantôt dit closier tantôt cultivateur. Il est né à Jarzé. Son épouse Jeanne est dite de même, mais son acte de naissance n’y a pas été trouvé. Il semble que la famille Redessant habite Echemiré, paroisse voisine, lors du mariage de René et de Jeanne en 1754 ; c’est peut-être la raison qui explique que leurs premiers enfants y soient nés.

Au moment où « notre » Michelle naît, la famille est revenue à Jarzé depuis 4 ans ; elle n’en bougera plus. La paroisse a, selon le Dictionnaire historique et géographique de Célestin Port (1876/1878), « un sol inégal, coupé de vallons et de hauts coteaux boisés ». Vignes et bois se partagent le paysage.

La famille Dubois allait-elle aux grandes foires du 23 avril et celle du 2ème mardi de juin ? Ces foires existaient-elles seulement à leur époque ? Peut-être que les dates n’étaient pas les mêmes, mais sans doute en existait-il déjà et la famille devait s’y rendre, comme la majorité des paysans, ne serait-ce que pour vendre une partie de leur production, faire des rencontres et échanger les dernières nouvelles.

Quoi qu’il en soit, ils allaient forcément à l’église de Jarzé. Celle-ci est dédiée à deux saints peu connus, Saint Cyr et Saint Julitte. Jeanne a-telle raconté leur histoire à Michelle ? Lui a-t-elle dit qu’il y a fort longtemps, dans une ville lointaine, à Tarse, vivait un juge nommé Alexandre qui aimait à condamner les chrétiens. Que Saint Cyr avait à peine cinq ans lorsqu'il se faufila dans le tribunal en criant: "Moi aussi, je suis chrétien". Il courait dans les salles du tribunal et personne ne pouvait le rattraper. Il fallut plus d'une demi-heure pour que le juge mette la main dessus. Devant les exclamations de l'enfant, il lui fracassa la tête contre un mur. Sainte Julitte (ou Julienne), la mère de saint Cyr, fut également martyrisée [2]. De quoi calmer les ardeurs d’une enfant trop remuante sans aucun doute…

L’église s’élève un peu à l’écart du bourg, sur un sol fortement incliné. Une simple église de quatre travées, ajoutées au XVIème siècle à l’édifice primitif, où la petite Michelle Dubois a sans doute contemplé les voûtes en croisées d’ogive ornées de clés armoriées. Peut-être s’est-elle laissée distraire de l’office par la lumière qui entre dans l’édifice par des fenêtres à double meneau. Sa mère l’a peut-être légèrement poussé du coude pour qu’elle recentre son attention sur le prêtre officant dans la nef antique, composée de trois travées, servant de chœur. En partant, la famille a peut-être fait des dévotions particulières à la Vierge, dont une chapelle latérale lui est dédiée .Michelle a-t-elle été impressionnée par le chanoine Grippon dont le cadavre, couché nu, les mains croisées, étaient représenté sous son épitaphe datée de 1524 ? Ne préférait-elle pas contempler les belles statues de Saint Christophe et celle de Notre-Dame qui ornaient, plus loin, la chapelle seigneuriale ? Dans le chœur, a-telle pu s’approcher des stalles dont les miséricordes étaient ornées de feuillages, chauves-souris, « têtes de sauvages et bêtes fantastiques » ?

Église de Jarzé, lithographie de Deshayes et Bachelier, XIXe © AD49

Je n’ai trouvé aucune information particulière sur l’enfance de Michelle. Sans doute s’est-elle écoulée comme toutes celles des enfants de cultivateurs, au milieu d’une nombreuse fratrie. La seule anecdote notable est que le curé s’est trompé en rédigeant son acte de naissance : il a noté que le nom de sa mère était Dubois (son nom d’épouse) et non Redessant (son nom de jeune fille).

Est-ce qu'à la veillée on racontait des histoires à faire peur, des anecdotes du passé ? comme les épisodes de peste qui ont décimé la population angevine, notamment celle des années 1640 ; ou bien encore l’histoire de cette femme tuée en 1611 à coup de bâton et achevée d’un coup de pistolet parce qu’on l’accusait d’être une sorcière (et cependant enterrée dans le cimetière de Jarzé) ? Est-ce que pour garder les enfants à la maison on leur parlait de la « bête féroce » qui dévorait les enfants isolés de la paroisse quelques 70 ans plus tôt ?

Lorsqu’elle a 26 ans, Michelle et sa famille vont sans doute assister à l’ouverture de l’enfeu seigneurial : formant deux caveaux, on y trouva quatre cercueils « usés et vétustes », dont deux étaient brisés. Le tout fut transporté à Baugé. Cela a dû représenter un événement important dans la vie paroissiale et alimenter bien des conversations.

Est-ce que la période troublée de la Révolution a eu un impact direct sur leur vie ? Difficile à dire. Le château seigneurial, par manque d’héritiers mâles, avait déjà été plusieurs fois vendu. Il est loin le temps où le roi Charles IX s’y était arrêté pour dîner. Jarzé connu bien quelques troubles, notamment en 1794 lorsque l’armée vendéenne incendia le château, mais on ne signale pas d’autres événements graves.
La famille ne semble pas avoir déménagé à cette période, ni changé d’emploi, mais les sources la concernant sont assez lacunaires et il est délicat de combler les trous.

Michelle se marie assez tard, à 29 ans, avec un cultivateur nommé Louis Lejard (en 1798). La famille Lejard est aussi un peu nomade, même si elle reste dans un cercle géographique relativement restreint : Vieil Baugé, Le Plessis Grammoire, Fougéré, Clefs, Saint Quentin les Baurepaire… Les nombreuses variantes orthographiques de leur patronyme m’ont souvent causé quelques difficultés pour les pister (sans compter les nombreux déménagements). Louis est né au Vieil Baugé, un peu par hasard puisque ses parents déménageait environ tous les 5 ans. Il a 27 ans lorsqu’il épouse Michelle. Celle-ci a perdu son père 6 ans plus tôt : est-ce l’un de ses frères (tous deux témoins de son mariage) qui l’a menée à l’autel ? Je ne connais au couple que trois enfants, nés entre 1799 et 1806, mais peut-être d’autres m’ont-ils échappé lors de déménagements demeuré inconnus. Entre temps, Michelle assistera au décès en sa mère, en 1800.

Le fils aîné des Lejard, Louis, né en 1799, est mon ancêtre direct. Il est l’arrière-grand-père maternel de mon grand-père. Michelle assistera à son mariage en 1826 à Saint Barthélémy d’Anjou, avec Marie Pillet. Celle-ci est aussi issue d’une famille de cultivateurs qui a un pied à Jarzé, un pied ailleurs selon les circonstances. Michelle verra la naissance de ses 4 petits-enfants.

Elle s’éteindra à Jarzé en octobre 1840, dix ans avant son époux, à l’âge de 71 ans.


[1] Pour mémoire les numéros sosa sont une façon de compter et d’identifier les ancêtres : la souche de l’arbre est le n°1, son père le 2, sa mère le 3, son grand-père paternel le 4, etc… De cette façon tous les numéros pairs sont des hommes et les numéros impairs des femmes.
[2] Ce qui fait de Saint Cyr l’un des plus jeu martyr de la chrétienté. Des variantes existent sur l’histoire, mais le crâne de l’enfant finit toujours par être fracassé. De même, son nom connaît plusieurs formes : Cirgues ou Cirq par exemple. 42 localités portent ce nom (Saint Cirq Lapopie, dans le Lot, est l’une des plus connue). Source : Nominis.

samedi 17 mars 2018

#RDVAncestral : La mort noire

Je me dirige vers la demeure de Pierre. Je sais qu’il m’attend, sans doute assis sur le banc devant la maison, comme à son habitude. En effet : il est bien là.

- Je te remercie de me recevoir et d’avoir accepté de me raconter tes souvenirs… même si je sais que cela doit être un peu pénible pour toi.
- Ça ne fait rien. De toute façon j’y pense souvent. J’étais petit : une dizaine d’années, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Nous habitions au hameau de Fremoulin, dans la paroisse de Villevêque [1]. Je me suis réveillé : c’était en plein jour. Ce qui était surprenant : je ne dormais jamais en plein jour. Mais ce réveil était spécial : j’avais l’impression de sortir d’un cauchemar. Je n’ai pas de souvenirs précis, mais l’impression d’une grande faiblesse. Petit à petit je me suis rappelé que tout avait commencé par des démangeaisons, puis des taches noires apparues sur ma poitrine et sur mes bras, enfin le gros bouton sous mon aisselle qui faisait si mal. Après j’ai eu beaucoup de fièvre, je toussais et même j’ai vomi du sang. Et puis j’avais soif : c’était le pire, la soif : même en buvant beaucoup, j’avais toujours aussi soif. C’était terrible ! Parfois je sommeillais, parfois j’étais réveillé. Ma mère s’occupait de moi.
Ce que j’ai vu dans les yeux de ma mère avant que je ne perdre totalement conscience, je ne l’oublierais jamais. C’était pas la peste : c’était la peur. La peur d’une mère qui voit la mort prendre son fils.
Après, on a appris que la peste avait frappé la population par milliers, par dizaine de milliers peut-être. Dans les fermes, la moitié des métayers et des journaliers y avaient succombé. D’où le nom de « mort noire » qu’on lui a donnée.

Peste © commons.wikipedia.org

Après un silence, Pierre repris :
- Comme je te l’ai dit, quand je me suis réveillé, ce qui était venu en premier c’était l’étonnement de ce jour qui éclairait la pièce. Je me suis assis dans mon lit. La tête me tournait. J’étais sans force. Il m’a fallu un petit moment pour réussir à me lever.  
Dans la pièce commune, puis autour de la maison j’appelais ma mère. Je me rappelais alors qu’elle aussi avait fini par tomber malade, ainsi que mon père et ma petite sœur [2]. J’ai eu une grande peur soudain : étaient-ils encore vivants ? La maison était plongée dans le silence. Le hameau tout entier aussi d’ailleurs. Pourtant c’était le milieu de l’après-midi, d’après la position du soleil, une heure où l’air devrait vibrer de vie : les paysans qui passent avec leurs outils sur l’épaule, le grincement d’une roue de charrette, les conversations échangées en passant, la vache qui meugle au loin, les poules qui caquètent se disputant le grain… or je ne percevais aucun son !
Au bout d’un moment mon petit frère, Petit René, est arrivé :
- Tu es vivant !
Un voisin est entré :
- Que fais-tu debout Jeune Pierre ! Comment te sens-tu ?
- Où est ma maman ?
Le voisin a baissé les yeux.
- Maman est partie, a répondu Petit René.
Aussitôt j’ai été assommé, comme si j’avais reçu un coup sur la tête. Je ne pouvais pas imaginer ma vie sans ma mère.
Le voisin entreprit une pénible tâche :
- Et ce n’est pas tout mon pauvre petit : ton père lui aussi il est parti, ainsi que ta petite sœur. Il ne reste que toi, les deux petits et le bébé. C’est toi l’homme de la famille maintenant !
Il me fallut un moment pour comprendre ce que disait ce brave voisin : comment accepter, lorsqu’on a dix ans seulement, que tes parents soient partis subitement, te laissant seul avec tes petits frères et sœurs.
Plus tard, je voulus aller au cimetière voir leurs tombes. Hélas, on m’apprit qu’au bout d’un moment on avait cessé de célébrer des funérailles. La population était trop terrifiée à cause de la contagion : on évitait les rassemblements. On se contentait de laisser les cadavres sur le bord de la route : les « porteurs de cadavres » ramassaient les corps pour les transporter dans des fosses communes. En plus, le curé avait disparu une nuit, sans qu’on ne sût jamais où il était allé : effrayé lui aussi, il s’était enfui ! [3] Mais un curé tout de même ! Bref, impossible de savoir où reposait mes parents et ma sœur.
- Combien de temps suis-je resté au lit ?
- Deux semaines. Tu as été affreusement malade.
Je me demandais pourquoi j’avais survécu à la maladie alors que l’immense majorité y succombait. Certains, c’est vrai, ne l’attrapaient pas. On ne savait pas pourquoi : c’est comme s’ils étaient protégé par quelques forces mystérieuses. Les rares chanceux l’étaient doublement car c’était un mal que l’on n’attrapait jamais deux fois ; ça je l’ai appris plus tard.
Comme je ne pouvais pas rester seul à m’occuper de mes frères et sœurs  (ils avaient 7, 4 ans et 4 mois) on m’envoya chez un lointain cousin qui avait accepté de me prendre en charge : c’est comme ça que je me suis retrouvé à Angers.
Je me souviens de ce jour sinistre où j’ai rejoint la grande ville à l’arrière d’un chariot : les villages et hameaux étaient vides. Même dans cette immense cité le silence régnait encore.
Combien étaient mort ? Un tiers de la population ? La moitié ? Les rares personnes que l’on croisait étaient hagardes, étonnées d’en avoir réchappé. Certains secouaient la tête ou se mettait soudain à pleurer.
- ils sont morts.
- ils sont morts.
- ils sont morts.
C’était la phrase qu’on entendait le plus souvent. La plupart du temps les rues étaient vides : soit les gens étaient morts, soit ils se cachaient chez eux.

Un nouveau silence passa, que je n’osais briser. Pierre s’abîmait dans ses tristes souvenirs, sans doute maintes fois ressassé. Puis il reprit le cours de son récit, de façon un peu décousue mais sans doute suivait-il les méandres de sa mémoire :
C’est un mal dont on meurt dans les cinq jours en général, souvent moins. Des familles entières avaient disparues. Dans les campagnes, les maisons désertes n’abritaient plus que des cadavres en décomposition. Parfois on croisait un enfant en pleurs qui cherchait ses parents. Le bétail, décimé lui aussi, jonchait les champs.
- Quel était le remède ? Que préconisaient les médecins en ville ?
- Ils priaient, chantaient des cantiques, pratiquaient des saignées, faisaient payer une fortune pour ces soins inutiles car tout ce que l’on tentait restait sans effet. A ma connaissance,  ils n’ont guéri personne. Il y a une seule chose que l’on pouvait faire…
- Quoi ?
- On s’est vite rendu compte que la peste se transmettait d’une personne à l’autre ; comme la plupart des maladies, mais le voisinage était essentiel: si quelqu’un l’attrapait, ses proches étaient rapidement touchés aussi. Les réunions de personnes, les marchés et même les offices ont été déconseillés pour éviter la propagation de la maladie.
- Et la seule chose que l’on pouvait faire alors ?
- Partir le plus loin possible. Comme on dit : « Pars sans attendre, parcours une longue route et ne revient pas avant longtemps ».
C’est une loterie : pile ou face, la mort ou la vie.
Ça commence par un éternuement, puis on crache du sang et la semaine suivante vous êtes six pieds sous terre. Du coup, dès que quelqu’un se mettait à éternuer, c’était l’hystérie « la peste ! Il a la peste ! » ; même si ce n’était qu’un simple rhume.
Partout les cimetières étaient devenus trop petits : on en avait aménagé d’autres un peu plus loin : on les reconnaissait aux monticules de terre marquant les tombes fraîchement creusées.
Même les seigneurs n’étaient pas épargnés et eux aussi mourraient par dizaine. L’inquiétude se lisait sur les visages des rares survivants. Nombre de terres n’éteint plus cultivées à cause des nombreux journaliers ayant succombé à l’épidémie. Avant la peste, le pays n’avait jamais connu de pénurie de main-d’œuvre. Au contraire, dans bien des villages, c’était le travail qui manquait. Après c’était totalement l’inverse. Partout on s’inquiétait des récoltes à cause de la peste qui avait décimé les paysans.
Puis, petit à petit la peste connut un répit. On s’aperçut que les gens continuaient à mourir, mais ils étaient beaucoup moins nombreux à tomber malades. Quand enfin un jour on ne compta qu’un seul décès, l’euphorie régnait presque.
La vie a reprit son cours : les paysans travaillaient à nouveaux leurs cultures dans les champs, les marchés avaient rouvert, les églises étaient pleines, enfin pleines des survivants. Les gens se remettaient des ravages de la peste à une vitesse étonnante, comme s’il ne s’était rien passé. Pourtant, près de la moitié de la population avait été emportée.
Bien sûr, il y eu des récidives, mais elles ne furent jamais aussi virulentes que cette épidémie de l’été 1640. Celle qui me laissa orphelin et bouleversa profondément ma vie.

Pierre hésita un instant :
- Parfois j’ai pensé que j’aurai aimé être emporté avec mes parents… Mais au lieu de ça, j’ai vécu une longue vie : près de 80 ans, te rends-tu compte ? J’ai eu deux épouses, 8 enfants et de nombreux petits-enfants. Mais je ne saurai jamais pourquoi j’ai été épargné cet été là…

Je quittais Pierre, non sans le remercier de m’avoir fait partager un moment douloureux de sa vie. Moi non plus je ne savais pas pourquoi il avait été épargné cet été là… Mais sans cela, je ne serais pas ici aujourd’hui…



[1] Maine et Loire
[2] Magdelaine Aubry est décédée le 29 septembre. Son mari, Pierre, est décédé avant elle,  le 8 du même mois. Une jeune fille, Marie Ouvrard est décédée de la même façon  (« de contagion ») le 27, sans que des liens de parenté soient précisés ; mais pour l’histoire on peut prendre la liberté d’imaginer qu’elle était de la même famille.
[3] Véridique ! Si l’on en croit le Dictionnaire historique… de Célestin Port.

mercredi 21 février 2018

#Généathème : Le cabinet de curiosités

L’histoire pourrait commencer ainsi :

On célèbre la joie aujourd’hui. Une naissance inespérée. La mère s’est bien remise de ses couches. On a fait venir parents et amis pour admirer le nouveau-né, Nicolas. Les aînés du premier lit paternel sont là aussi. Et près de cheminée, il y a Pierre. Le vieillard de 72 ans reste assis là. Isolé. Il est heureux, mais reste incrédule. Il regarde Magdelaine, son épouse. Il n’arrive pas à croire à son bonheur. Elle est rayonnante, inondée du bonheur de sa récente maternité et de sa jeunesse ; elle qui n’a que 34 ans.
Déjà, lorsqu’ils se sont mariés, il y a 7 ans, il ne pensait pas à la joie qui lui procurerait cette nouvelle union…

Mais, comment en est-on arrivé là ?

Nicolas Rouault est mon ancêtre à la VIIIème génération (sosa n°154). Il est né en 1764 à Villevêque (Maine et Loire) du second mariage de son père Pierre. Celui-ci a épousé (en 1715) en premières noces Andrée Lemele, dont il a eu quatre enfants, puis Magdelaine Saulnier (en 1757) dont il a eu trois enfants. Nicolas est le dernier-né.

Jusque là rien de très anormal. Je poursuis donc mes recherches en remontant (facilement) d’une génération, le curé ayant aimablement renseigné l’identité des parents dans l’acte de mariage de Nicolas. Je m’intéresse à Pierre Rouault (sosa n°308). Celui-ci est aussi le dernier-né mais d’un premier lit cette fois. De la même manière l’identité de ses parents est indiquée (dans ses deux mariages). Pas de doute possible donc : son père, René, a épousé Perrine Dalibon, dont il a eu 5 enfants. Mais Pierre n’a quasiment pas connu sa mère car elle est décédée deux ans après sa naissance. Trois ans plus tard René s’est remarié avec Louise Repussard, - il fallait sans doute s’occuper des enfants, âgés de 5 à 13 ans - dont il a eu cinq autres enfants.


Extrait arbre famille Rouault

Mais ici les choses se compliquent : comme je viens de l’indiquer, la parenté de Pierre ne semble faire aucun doute car elle est très détaillée dans ses deux actes de mariages. Or Pierre est né en 1692. Marié la première fois en 1715, il a 22 ans. Mais lors de son second mariage en 1757 il a 64 ans ; ce qui n’est pas si mal. Or son épouse, Magdelaine Saulnier, elle, n’a que 27 ans, soit 37 ans d’écart ! S’ils ne détiennent pas le record dans mon arbre (eh non, j’ai mieux ailleurs…), ils obtiennent tout de même la médaille d’argent. Cependant, si vous vous rappelez le début de l’article, Pierre a eu trois enfants de son second mariage. C'est-à-dire qu’il a été père à 65, 67 et 72 ans !!! Bon là, pas de discussion possible : il gagne haut la main la médaille d’or du père le plus âgé de ma généalogie.

Donc, lorsque notre petit Nicolas est né, son père avait 72 ans ! Autant vous dire que mon logiciel de généalogie clignote de partout : « alerte ! alerte ! ». Pour un peu il se mettrait à sonner. En tout cas, c’est trop vieux pour lui, 72 ans, et il me le fait savoir. Bon, j’avoue que moi aussi je tique un peu. Alors je reprends tous les actes. Mais je ne décèle aucune anomalie. Je pense à frère homonyme éventuellement et je reprends la lecture des registres page après page pour être sûre de ne pas avoir loupé un frère. Cependant, comme la mère de Pierre, Perrine, est décédée 2 ans après sa naissance, cela ne laisse guère de place pour un frère plus jeune. Rien on plus avant. J’examine à nouveau tous les actes en ma possession sur les trois générations concernées, détaillant les témoins, m’intéressant particulièrement aux membres de la famille, mais là aussi tout semble concorder.

Rien à faire : il semble bien que Pierre ait été père, pour la dernière fois, à 72 ans ! [*] A l'âge où, donc, il aurait pu être arrière-grand-père. A-t-il profité des joies de la paternité (sa septième paternité) me direz-vous ? Un peu ma foi : il est décédé en 1776, âgé de 83 ans… Ce qui n’est pas si mal non plus, soit-dit en passant.
Nicolas, quand à lui aura davantage connu sa mère, qui décède alors qu’il est âgé de 28 ans et qu’il est lui-même marié depuis trois ans. Ses filles n’auront pas cette chance : l’année suivante, en 1794, il suit sa mère dans la tombe – il avait 30 ans seulement : les petites n’ont que un et deux ans. Comme quoi, la question d’âge n’est pas héréditaire…


[*] Si quelqu’un trouve une preuve contredisant cette thèse, qu’il n’hésite pas à se manifester…


samedi 17 février 2018

#RDVAncestral: deux cousines en voyage

Comme vous le savez peut-être, je suis une habituée des articles à thèmes nommés RDVAncestral : le principe ? rencontrer un ancêtre en faisant fi des critères de temps et d’espace. Mais à force d’avoir des « rendez-vous » avec des ancêtres disparus, j’avais envie de partager cette expérience avec un membre de ma parenté… vivant ! C’est pourquoi j’ai contacté Françoise, du blog Feuilles d’ardoise, ma « multiple cousine » comme je l’appelle ; en effet, nous partageons de nombreux ancêtres (pour en savoir plus, voir l’article « C’est ma cousine » sur ce blog). Je savais, bien sûr, que Françoise n’avais jamais participé au RDVAncestral… mais qui ne tente rien n’a rien. Je lui ai donc proposé d’écrire un article à quatre mains, façons « cadavre exquis », à la différence que l’on découvre l’histoire au fur et à mesure et non pas à la fin seulement : l’une écrit le début, l’autre prend le relais, la première reprend l’écriture continuant l’histoire et ainsi de suite. L’idée est de publier cet article commun le même jour sur nos deux blogs.

C’est pour moi une expérience assez surprenante de faire ce voyage « main dans la main » avec cette cousine qui m’est proche et que pourtant je ne connais pas…

Mais assez parlé. Comme Françoise est l’invitée de la partie, je lui ai laissé choisir les pions blancs : c’est elle qui a choisi le lieu, l’époque, nos ancêtres communs et a donc commencé l’histoire  - ses pensées apparaissent en rouge, les miennes en violet - (pour l’anecdote, je n’aurais jamais mis en scène un texte de cette manière : c’est donc une surprise pour moi mais c’est aussi ce qui fait le sel de cet exercice particulier d’une écriture à quatre mains…).

_____

Nous nous sommes réveillées, toutes les deux, dans un chemin creux de l'Anjou. Nous étions en l'année 1644, mais nous savions qu'il nous suffisait de fermer les yeux pour nous téléporter où nous voulions, et dans l'espace et dans le temps...



Pour lors, nous regardions, terrorisées et incapables du moindre mouvement, une charrette qui fonçait sur nous à toute allure ! Impossible de l'éviter... Et c'est ainsi, alors que la charrette passait sur nous sans même nous effleurer, que nous comprîmes que nous n'étions pas de ce monde, mais seulement des ombres invisibles autorisées à parcourir le passé...



Les voyages pouvaient commencer...

Carte Cassini Le Plessis-Grammoire/Andard © Géoportail

9 mai 1644, Andard...

Les cloches sonnent... Les mariés s'avancent. Jeanne OUDET tient fièrement le bras de sa fille, Andrée NAU. Cette dernière n'est pas apeurée. Elle épouse Laurent FELON, le fils de son beau-père,  Marc FELON, qui est aussi le frère de son beau-frère... En effet, Guillaume, le frère de Laurent, est déjà marié à sa sœur Michelle...

Je devine vos yeux interrogateurs... Moi-même, je suis un peu perdue... Je décide de repartir quelques années en arrière...

27 juin 1640, Le Plessis-Grammoire...

Quatre ans plus tôt, les cloches sonnent également en l'église Saint-Etienne du Plessis-Grammoire, le fils aîné de Marc FELON, Guillaume, épouse ce jour-là Michelle NAU, la fille aînée de Jeanne OUDET. Cette dernière est veuve depuis de longues années déjà et ses filles, Michelle, celle qui se marie aujourd'hui, et Andrée qui n'a encore que 17 ans, n'ont presque pas connu leur père, Anceau NAU, disparu bien trop tôt, il y a déjà de cela une douzaine d'années. Heureusement, Jeanne avait auprès d'elle son fils, René, qui n'a cessé de la soutenir. Il s'est occupé de tout... Pour lors, ce Guillaume FELON lui plaît bien. Il sera un bon époux pour sa fille, elle en est sûre. Il n'y a qu'à regarder son père, Marc. C'est encore un bel homme, dans la force de l'âge. A côté de lui, sa femme, Renée DAUDOUET, a l'air bien maladif. On ne peut s'empêcher de remarquer ses traits tirés, son teint cireux, ses yeux creux. On chuchote qu'elle a été très malade pendant la contagion qui, l'année précédente, a décimé la paroisse, et son pâle sourire cache mal sa maigreur.
Mais Renée quant à elle, songe malgré tout qu'elle est bien heureuse de voir son fils se marier et qu'elle sera peut-être bientôt grand-mère...
Hélas ! Je n'ose le lui dire - d'ailleurs m'entendrait-elle ? - mais sa première petite fille qui naîtra au printemps suivant arrivera trop tard... En son honneur, Guillaume donnera à sa première fille le prénom de sa mère défunte...

Médusée, Mélanie toujours à mes côtés, je me sens soudain enlevée par un souffle invisible. J'ouvre les yeux que j'avais fermés... Un an s'est écoulé...


Église du Plessis-Grammoire © Delcampe

15 juillet 1641, Le Plessis-Grammoire...

De nouveau les cloches sonnent en l'église du Plessis-Grammoire. Cela fait maintenant plus de trois mois que Marc FELON s'est retrouvé veuf. Tout naturellement il s'est tourné vers Jeanne. Il avait tout de suite aimé les manières douces et simples de la mère de sa belle-fille, sa gentillesse, son sourire... Elle était seule. Il est seul maintenant à son tour. Quoi de plus simple que de la demander en mariage !
Marc songe que la vie est bien imprévisible : "Il y a un an mon fils se mariait en cette église. Qui aurait pensé qu'un an plus tard, ce serait mon tour ! Qui plus est avec la mère de sa femme !"
"Marc FELON et Jeanne OUDET, je vous unis par les liens sacrés du mariage..." La voix forte et assurée de l'abbé CLOQUET résonne dans la sacristie...

Je regarde Françoise : à force de changer d’époque et de rencontrer toutes ces différentes générations, elle risque d’avoir la tête qui tourne, surtout pour un premier voyage… Mais elle semble bien supporter l’expérience. Mon attention se porte à nouveau sur la cérémonie.

Il y a du monde dans l’église du Plessis-Grammoire : nous distinguons à peine les mariés. Mais d’où je suis je vois clairement le jeune abbé CLOQUET qui préside à la cérémonie. Il vient d’arriver dans la paroisse et y restera un peu plus de 35 ans : il va en voir passer, de nos ancêtres, depuis la cuve baptismale jusqu’à la fosse finale… Il marquera sans doute toute la paroisse car lors de son décès en 1679 une plaque testamentaire en cuivre portant son effigie peinte sera apposée dans la sacristie. Oubliée des mémoires, elle ne sera redécouverte qu’en 1888 lors de la démolition de d’une cloison de la sacristie. Je regarde le reste de l’assistance : il y a du beau monde parmi les témoins car je reconnais le vicaire Jean CROSNIER ainsi que Charles LESOURD qui est maître chirurgien. A côté de lui, je montre du doigt à Françoise un autre témoin :
- « C’est Maistre René GUESPIN ! Il est sergent royal au Plessis, comme le sera son fils. Il est originaire de Saint Sylvain d’Anjou. Dans quelques années sa fille épousera le notaire royal de la paroisse : tu sais, il existe encore aujourd’hui le château à motte de la Haie Joulain à Saint Sylvain (enfin, une reconstitution) où ils demeuraient. Est-il de tes ancêtres aussi ? »
La cérémonie se termine. Et si nous retournions en 1644, point de départ de notre voyage ?

Une seconde passe. Trois ans se sont écoulés. Nous revoici dans une église pour un autre mariage : nous sommes de retour à Andard. Laurent FELON, fils de Marc, épouse donc Andrée NAU.

9 mai 1644, Andard…

Il y a de la tendresse dans les yeux de Laurent. Lui et Andrée se côtoient depuis quelques années, puisque leurs parents se sont remariés ensemble, sur le tard. Marc avait la soixantaine et Jeanne 10 ans de moins, mais depuis trois ans cette union est un bel exemple à suivre pour Laurent. Il espère que son mariage avec Andrée sera aussi heureux. Il jette un coup d’œil à ses proches : les deux Guillaume, celui que l’on surnomme « Lesné » et l’autre, « le Jeune », son frère, qui sont ses témoins; sans oublier son père bien sûr. Jamais il n’aurait voulu que ce jour arrive sans la présence des membres de sa famille, chaude et rassurante. Mais rapidement son attention se concentre sur celle qui va, dans un instant, devenir son épouse. Il pense à l’avenir et fait le voeu en secret d’avoir une belle et nombreuse famille. Une vie simple mais heureuse.

Bien que plutôt courte, sa vie sera remplie d’enfants (11 tout de même)... mais ça, nous ne pouvons le lui révéler.

Non Mélanie, ne t'inquiète pas, tout va bien ! Je m'habitue et prend plaisir à voyager rapidement sur les courants du temps...

Vers 1645, Andard ...

Andrée NAU met au monde son premier enfant. Il sera prénommé Pierre. A peu près au même moment - peut-être le même jour. Qui sait ? -  sa sœur, Michelle accouche aussi d'un garçon qui sera également prénommé Pierre. Nous voici désormais avec deux Pierre FELON, cousins germains, qui vont vivre à quelques kilomètres l'un de l'autre...

J'ai désormais la maîtrise du temps et, en un quart de seconde, je nous transporte 30 ans plus tard, en 1675...

9 juillet 1675, Le Plessis-Grammoire...

Cette année-là, la même année, à quelques mois d'intervalle, nos deux Pierre FELONs vont se marier dans la même église, celle de Saint-Etienne du Plessis-Grammoire où officie encore l'abbé CLOQUET, celui-là même qui a déjà marié leurs parents ! Tu as raison Mélanie, il a dû baptiser, épouser et ensevelir un nombre incalculable de nos ancêtres !
Ce 9 juillet, c'est Pierre, celui dont nous descendons, le fils de Laurent et d'Andrée, qui se marie avec une fille JOUBERT de la Jousselinière à Villevêque (ou peut-être s’agit-il de La Joussinière... J'ai du mal à comprendre ce que disent les invités...) et le 17 septembre, à la fin de l'été, c'est le second Pierre FELON, son cousin germain, celui de Guillaume et Michelle, qui convole à son tour, juste avant les vendanges, avec une fille  LETTRIE.
Les deux sœurs NAU, Andrée et Michelle, sont très fières de marier chacune leur fils aîné, même si, un peu de tristesse se mêle à leur bonheur, car, hélas, elles sont toutes les deux veuves. Andrée aurait tant voulu que Laurent s’associe à son bonheur...

Allez ! Encore un petit saut de dix ans ! Nous voici en 1685. Toujours accompagnée de Mélanie, je me faufile avec difficulté parmi la foule qui se presse autour de l'église d'Andard afin d’atteindre la grande porte.

27 mai 1685, Andard...

C'est le jour de la nomination du Procureur de la confrérie de Saint-Symphorien. Il y a quelques semaines, l'ancien procureur, Simon GAULTIER, est mort. Il faut donc le remplacer. C’est Mathurin LEBRETON qui en reçoit la charge.
Oh, j'ai bien fait de venir car je m'aperçois que je m'étais trompée ! Eh oui, tout est clair maintenant que je suis sur place !
Tous les paroissiens d’Andard sont là et parmi eux, nos deux Pierre FELONs. Pour les différencier, on les appelle de leur nom suivi de l'endroit où ils vivent. C'est ainsi que j'entends dire que Pierre FELON de La Porcherie est celui qui est Procureur de la Fabrique, tandis que l’autre est dit Pierre FELON de Chauceron. C’est ainsi que je m’aperçois de ma méprise, celui qui signe, ce n’est pas celui de la Porcherie, mais celui de Chaucheron. Et celui de Chaucheron, c’est le mari de Guillemine LETTRIE, qui d’ailleurs va bientôt y mourir.
Vite ! Il faut que je revienne en 2018 et rétablisse la vérité ici

Carte de Cassini © Gallica

Non !!! Trop tard ! Françoise, excitée par sa découverte, est retournée dans le présent pour corriger l’article de son blog. Elle ignorait sans doute qu’à trop penser à une époque on y est transportée automatiquement ! Bon, je n’ai plus qu’à rentrer toute seule… Je n’ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. 

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Enfin, cette promenade à deux m’aura permis, outre le plaisir de voyager avec Françoise, de rencontrer nombre de nos ancêtres communs : en quelques minutes nous avons parcouru 45 ans et fréquenté 3 générations successives, tout en démêlant les fils de leurs vies. Nous avons ainsi pu confronter nos découvertes, les compléter ou les corriger parfois… Un voyage des plus inattendus, c’est sûr mais quel bonheur cela a été de le faire !

Quoi qu'il en soit, si vous avez débuté votre lecture par ce blog, je vous invite tout de même à visiter celui de Françoise, car ses introduction/conclusion sont différentes des miennes. Pour cela, cliquez ici.



samedi 20 janvier 2018

#RDVAncestral : les deux cousines

Je m’apprête à rencontrer Perrine Le Seigneur, épouse Georget. Il y a 10 jours elle a mis au monde une petite Toinette. Quand j’arrive dans la maison d’Echemiré (Maine et Loire), une surprise m’attend : ce n’est pas seulement une jeune mère et son bébé qui sont là, mais une autre femme enceinte est présente aussi.

C’est la belle-sœur de Perrine et visiblement elle est proche du terme : il va y avoir deux naissances rapprochées chez les frères Georget. On est en février 1634 et, en plus de la période hivernale, il n’y a pas beaucoup de travaux que ces deux femmes peuvent entreprendre vu leurs situations : bébé à allaiter pour l’une, tour de taille conséquent pour l’autre. Néanmoins d’un œil elles surveillent les enfants, de l’autre le repas qui mijote. Les mains ne restent pas inactives : elles sont occupées à des travaux de couture, notamment pour les bébés. Comme les mains, les langues ne se reposent pas non plus : je distingue leurs murmures, leurs rires, leurs espérances prochaines.

Mathurin, l’époux de Perrine, qui m’a accueilli dans sa demeure, a un sourire indulgent mais lève les yeux au ciel :
- Mon Dieu ! C’est comme ça depuis qu’elles ont appris qu’elles étaient grosses toutes les deux en même temps ! Depuis, impossible de les tenir !
Il les gratifie d’un nouveau regard amicale.
- C’est pourtant pas la première fois. Tiens, ma Perrine, par exemple, c’est son huitième enfant. Mais toutes les deux ensemble, ça oui, c’est bien la première fois…
La journée avance : Françoise regagne sa chaumière. Perrine se lève et couche le bébé dans son petit lit, pour m’accueillir, en s’excusant de ne pas l’avoir fait convenablement plus tôt. Je la rassure et l’engage à se rassoir aussitôt, mais elle insiste pour me servir une collation. Tout en s’occupant dans la cuisine, elle me raconte ce fameux jour où, sûre de sa grossesse, elle s’est précipitée chez sa belle-sœur pour lui annoncer la bonne nouvelle. Celle-ci a alors éclaté de rire en doublant la bonne nouvelle. Elles n’en revenaient pas. Toutes les deux ensemble !

Autour de la table, nous discutons de choses et d’autres sans voir le temps passer puis, tout d’un coup, un jeune garçon fait irruption dans la pièce comme une tornade :
- « Françoise va avoir le bébé ! Françoise va avoir le bébé ! » crie-t-il.
Avant que nous soyons revenus de notre surprise, il est déjà reparti. Reprenant ses esprits, Perrine se lève et s’apprête à aider sa belle-sœur. Je m’étonne alors de la voir si active et prête à sortir, alors que les 40 jours traditionnels après la naissance ne se sont pas encore écoulés et que la cérémonie des relevailles n’a pas encore eu lieu. Elle sourit et hausse les épaules :
- « Ici, à la campagne, on ne respecte pas toujours le délais de 40 jours, surtout quand il y a du travail ou des enfants à s’occuper ! ». [1]
Je propose alors de l’accompagner et de m’occuper du bébé, ce qui la soulage. Bien emmitouflés, nous partons tous chez Etienne, le frère de Mathurin.

Françoise est en travail. Mathurin tient compagnie à son frère Etienne, à l’écart, tandis que Perrine a accompagné plusieurs voisines au chevet de la parturiente. Je fais des allées et venues entre les deux groupes, jette un œil sur les enfants, rassure le futur père. Le soir est tombé et les cris de Françoise sont de plus en plus rapprochés.

Assise dans un coin, au calme, je pense aux conditions d’enfantement : ici, dans cette ferme, en 1634, tout se fait sur place bien sûr. Les naissances ont lieu à la maison dans l’espace de vie quotidien. L’accouchement, tout comme la mort, se passe là où on vit au jour le jour, souvent dans la ferme familiale transmise de génération en génération. La naissance a lieu dans la pièce la plus utilisée, la salle commune, dont le sol est habituellement en terre battue. Chez les plus humbles, c’est aussi la seule pièce à posséder une cheminée : un grand feu de bois permet de maintenir la chaleur, essentielle à la mère et à l’enfant.
La parturiente est assistée par un entourage uniquement féminin : la mère, les voisines, une sage-femme si on a de la chance, l’assistent. La sage-femme, qu’on appelle la matrone, est en général âgée, et donc plus disponible. Elle a appris son métier sur le tas, sans étudier. Elle est souvent la fille ou la nièce d’une autre matrone. Il lui a suffi de réussir quelques accouchements pour avoir la confiance des villageoises ; elle ne sait en général ni lire ni écrire et le curé qui surveille ses compétences ne lui demande que de savoir réciter les formules du baptême, au cas où elle devrait ondoyer un nouveau-né en danger de mort. Elle doit donc au préalable prêter un serment devant lui pour être agréée « officiellement ». [2]
Rien à voir avec les conditions actuelles. Bien sûr, la mortalité en couches et la mortalité infantile ont aujourd’hui largement diminuées, et c’est tant mieux, mais à quel prix ? Sans vouloir céder au c’était mieux avant », on peut se poser la question : « est-ce que c’est mieux maintenant ? ».
Les réelles formations des sages-femmes d’aujourd’hui sont un gage de maîtrise des gestes et d’efficacité. Mais le milieu ultra médicalisé de nos jours connaît aussi ses dérives : tout y est aseptisé, on y abuse facilement des déclenchements d’accouchements à la date choisie (par le médecin ou la patiente), des épisiotomies imposées, des césariennes de confort, etc… Des plaintes concernant l’absence d’information, des propos culpabilisants, voire des gestes non expliqués, ou même non souhaités, sont hélas devenues récurrentes. L’accouchement devient alors un traumatisme, avec un sentiment d’humiliation, voire pour les femmes l’impression d’avoir été dépossédées de leurs propres corps. [3]

Finalement on me sort de ma rêverie. Je m’aperçois que la lumière du matin filtre à travers la fenêtre. Un pâle rayon de soleil éclaire la face ravie d’Etienne. Il me tend un petit paquet : soigneusement serré dans ses langes, le nouveau-né fait une drôle de grimace. J’effleure son petit visage fripé de la main :
- « Bienvenue dans ce monde…
- … Catherine, nous avons décidé de l’appeler ainsi. Je m’en vais de ce pas aller la faire baptiser à l’église de la paroisse. »
Il sort, accompagné de son frère Julien qui sera le parrain. En chemin ils passeront prendre la marraine. Ils ne savent pas encore que, dans les registres de baptême, les deux naissances ne sont séparées que par un seul acte : une naissance d’une autre petite fille Georget (tous trois orthographiés Jeorget) – mais qui ne semble pas avoir de liens familiaux proches avec les deux petites qui nous concernent.

Extrait du registre de baptême d'Echemiré © AD49

Perrine, toute joyeuse, sort de la chambre où on a installé Françoise :
- « Tout s’est bien passé : elle se remettra vite ! »
Françoise, la mère, oui. Mais je n’ose pas dire que la petite Catherine qui vient de naître ne vivra que 7 ans. Perrine est toute excitée :
- «  A dix jours près nous avions nos filles ensemble ! Bien que cousines, elles sont presque sœurs  finalement ! Nous allons les élever ensemble. Et qui sait : peut-être épouseront-elles des frères ou des cousins ? Perrine pouffe de rire. C’est une belle journée : allons fêter ça ! 

Je décline l’invitation et laisse Perrine et Françoise à leur joie et à leurs projets d’avenir. Avenir qui sera de courte durée, hélas…


samedi 21 octobre 2017

#RDVAncestral : le tuteur

Le temps est gris en ce froid mois de janvier 1760. J’aperçois la petite assemblée qui se serre autour d’un trou. Un trou béant et noir qu’il a été difficile de creuser dans cette terre gelée d’hiver. Antoine est là. Il fixe ce trou à qui l’on vient de confier le cercueil de sa belle-mère. Autour de lui ses demi-frère et sœurs, sa tante et d’autres qu’il ne semble pas remarquer, tant il est absorbé dans ses pensées en fixant ce trou.

Combien de fois s’est-il retrouvé devant un trou semblable ? Il se concentre pour essayer de se rappeler :
- sa mère, Jeanne Le Tessier. Il avait 8 ans, il ne s’en souvient pas très bien.
- son grand-père paternel François Courtin, l’année suivante.
- sa grand-mère maternelle, Jeanne Duffé ; il avait 13 ans.
Ses deux autres grands-parents, il ne les a pas connus.
- deux de ses frères aînés sont là aussi : le premier décédé à 8 jours, le second mort-né.
Deux ans après le décès de sa mère, son père s’est remarié avec Marie Rogue. C’est cette Marie qui repose là maintenant. Ensemble ils ont eu 10 enfants, mais cinq fois il a fallu revenir ici porter en terre ces petits êtres qui n’ont pas vécu.
- et puis l’année dernière c’était son père.
- et maintenant Marie.

Pendant qu’Antoine était plongé dans ses pensées, la cérémonie s’est terminée et chacun s’est retiré dans la discrétion. Il ne reste autour de lui que les enfants. Soudain, il sent qu’on lui tire la manche : c’est Perrine, sa demi-sœur, âgée de quatre ans. Elle pleure :
- Maman ! Je veux maman !
Antoine sort de sa torpeur. Ils sont six autour de lui, âgés de 16 à 4 ans : cinq filles et un garçon. 


Frise d'enfants © via 9decoeur.org

J’en profite pour m’approcher :
- Tu veux que je m’occupe des enfants ?
Il ne répond pas, toujours soucieux. Que va-t-elle devenir toute cette fratrie ?

Je le laisse à ses pensées et rassemble le petit groupe de bambins pour les ramener à la maison, au chaud. Perrine pleure toujours dans mes bras, appelant sa mère. Elle ne comprend pas bien ce qui s’est passé aujourd’hui et pourquoi sa maman ne vient pas la réconforter.
A quelques pas derrière nous, je remarque que le jeune Jacques Raveneau est toujours là. Il fixe Marie, l’aînée des enfants. Peut-être qu’elle ne restera pas longtemps avec ses frère et sœurs, finalement…

Antoine nous rejoint enfin à la maison. Il ne sait toujours pas qui va s’occuper de cette troupe.
- Le conseil de famille ne s’est-il pas réuni ? lui demandais-je.
- C’est pour demain. Mon oncle Pierre, celui de Tiercé, a proposé son aide. Le père de Marie Rogue est toujours de ce monde, mais il a 80 ans et il est bien fatigué maintenant. A mon avis, il ne passera pas l’année, alors s’occuper de petits enfants… La famille de ma mère demeure à Briollay et ne s’est pas précipité pour prendre en charge des enfants qui ne sont pas de leur sang. Mon oncle Jacques est prêtre à Gesté : il ne prendra certainement pas des filles chez lui, mais peut-être pourra-t-il nous aider financièrement. Mes autres oncles et tantes, je ne sais pas. Il reste Mathurine, la sœur de feue Marie qui était à l’enterrement aujourd’hui. Ma propre sœur, qui s’appelle aussi Mathurine, mariée depuis 10 ans, et moi. Ma femme et moi feront ce qu’il faudra, bien sûr, même si je ne sais pas trop comment…

Accueillir sa fratrie faute de parents pour s’en occuper, cela paraît naturel, mais je comprends l’embarras d’Antoine : comment recevoir six enfants d’un coup ? Sans parler des problèmes « techniques » : où les faire dormir, comment les nourrir… Même si Antoine est un fermier relativement aisé [1], ce n’est pas évident de faire face à ce type d’événement. D’autant que sa situation peut basculer du jour au lendemain, avec ces hivers rigoureux, les disettes et les famines qui se multiplient…

La nuit est maintenant tombée. Les enfants se sont endormis, même la petite Perrine qui a enfin cessé de réclamer sa maman… pour le moment.
Je me retire à mon tour, dans le silence de la maison, Antoine toujours plongé dans ses pensées, préoccupé par ses nouvelles responsabilités.


Marie, l’aînée des enfants, âgée de 16 ans, épousera l’année suivante Jacques Raveneau, de cinq ans son aîné. Pierre Courtin, son oncle de Tiercé, y est mentionné comme son tuteur.
Perrine, la cadette, se mariera 15 ans plus tard, « procédant sous l’authorité de son frère Antoine ».
Nicolas Rogue, le père de Marie, décèdera en octobre de la même année 1760, âgé de 80 ans.
J’ignore qui s’est occupé des quatre autres enfants et qui a été nommé leurs tuteurs.
Bien que mariés depuis 1757, je n’ai pas trouvé d’enfant né d’Antoine Courtin et de son épouse avant 1766 : hasard, recherches infructueuses ou est-ce parce qu’il occupait de ses demi-frères et sœurs ?


[1] Antoine Courtin, quelques années plus tard, signera le cahier de doléances de Villevêque (en 1789). Pour pouvoir y prétendre, il devait être Français, âgé d'au moins 25 ans et compris dans le rôle des impositions ; ce qui signifie qu’il n’était pas parmi les plus miséreux. Sur les 300 feux que comptait alors la paroisse, une cinquantaine de personnes ont été réunies au moment de la messe dominicale, pour rédiger ces cahiers de doléances. Une vingtaine l’ont signés, dont notre Antoine, mais il n’a pas fait partie des 4 députés qui sont allés représenter la paroisse à la réunion qui s’est tenue par la suite à Angers. Pour en savoir plus, voir l’article paru à ce sujet sur le blog en cliquant ici.