« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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mercredi 6 novembre 2019

#ChallengeAZ : E comme Entraygues

Entraygues, en Rouergue, est la ville où a vécu mon ancêtre boucher Jean Avalon (aujourd’hui nommée Entraygues sur Truyère, au Nord du département de l’Aveyron). 

La ville est située sur un point de confluence, entre le Lot et la Truyère. C’est de là que lui vient son nom : Entraygues (prononcer "entraillgua", Entraigas en occitan rouergat) signifie entre deux eaux.


Vue aérienne d'Entraygues © chateau-entraygues.fr

La présence d’une cité gauloise puis gallo-romaine a été attestée par des fouilles. Mais c’est à partir du Xème siècle que la ville se développe véritablement avec la fondation d’un castrum* et d’une église par la puissante famille d’Entraygues. Cette place forte a la forme d’un triangle entouré par les deux rivières et dominé par trois sommets.

Jusqu’au XIIème elle connaît une première phase de prospérité. Cette phase d’expansion est quelque peu freinée par les guerres liées à la croisade des Albigeois, la région étant touchée par plusieurs vagues de conflits.

Les comtes de Rodez acquièrent le comté dans la seconde moitié du XIIIème siècle. Ceux-ci dotent alors la ville de tous les équipements « modernes » (pour l’époque) : un château, des murailles avec créneaux, tours de défense et porte d’entrée à pont-levis, le tout entouré d’un fossé ; et dans la ville un hospice et un marché couvert. Ils tentent de freiner l’emprise de la communauté des habitants, mais sans succès : le consulat* garde son influence et défend les droits individuels contre le pouvoir féodal classique que veulent imposer les comtes de Rodez.

La ville connaît une nouvelle phase de prospérité grâce notamment à la viticulture, la navigation sur le Lot et le commerce des coustoubis (maraîchers), du fromage, du bois et du seigle.

Au XVème siècle c’est la famille d’Armagnac qui possède Entraygues, grâce à un mariage avec une fille héritière du comté de Rodez. Mais suite au conflit qui l’oppose au roi, ce dernier lui reprend toutes les places du comté : Rodez, Séverac le Château et Entraygues, notamment. Cette dernière est alors confiée à la famille de Balzac.

Pendant les guerres de religions, la ville souffre à nouveau des conflits nationaux : la ville est prise par ruse par les protestants en 1558. Le château est pillé et gravement endommagé en 1587.

Au début du XVIIème siècle, c’est la famille de Montvallat qui règne sur Entraygues (voir la lettre C). Dans les années 1650 Henri Ier de Montvallat reconstruit le château, visible encore aujourd’hui. Si les remparts ont quasiment disparus (il ne reste que quelques pans de mur), on peut encore admirer les deux ponts du XIIIème siècle : le pont gothique sur la Truyère (dont les deux tours de péage à chaque extrémité ont aujourd’hui disparu) et le pont Notre-Dame sur le Lot. Le comte d’Armagnac le fit couper afin d’empêcher le passage des « routiers » (c'est-à-dire les pilleurs, pas les camionneurs !) ; il fut plusieurs fois réparé, notamment à cause des inondations fréquentes de la rivière.

Le bourg a conservé des rues et ganelles (ruelles) à caractère médiéval, des maisons des XV et XVIIème siècles, dont certaines à pans à bois et encorbellement. Ainsi la rue Droite (où Jean Avalon avait maison et boucherie) rejoignait en droite ligne (enfin presque) la place Majeure au Sud de la ville et le portail Nord : c’était la principale rue commerçante de la cité. La rue Esquerre (aujourd’hui rue du Collège) était celle où demeurait la bourgeoisie de la cité : Jean y acheta une maison en 1669.

L’église Saint Georges date du XIXème siècle. Elle est simple et dépouillée.

La chapelle Notre-Dame du Pontet (= petit pont) est située à l'entrée Sud Est d'Entraygues. Elle date primitivement de 1097. Un petit bâtiment est d'abord construit, servant de recluserie ou d’ermitage, dédié plus tard à Notre Dame. Agrandie en 1679, la chapelle devient un couvent d’Ursulines. Peu de temps après, la confrérie des Pénitents noirs de la Croix les remplace jusqu'au début du XXème siècle.

Au XIXème siècle la navigation sur le Lot cesse de façon importante à partir de 1835 à cause de l’ensablement de la rivière et de la concurrence du chemin de fer. La viticulture connaît une grave crise suite à plusieurs maladies de la vigne, entraînant une nouvelle phase de déclin de la ville.

Aujourd’hui Entraygues compte un peu plus de 1 000 habitants.


* Le sens d’un mot vous échappe ? Rendez-vous sur la page Lexique de généalogie de ce blog pour le découvrir !


mardi 5 novembre 2019

#ChallengeAZ : D comme désaccord

Si Jean Avalon passe souvent chez le notaire pour acheter ou vendre des biens (400 fois au total, rappelons-le), on le trouve mentionné aussi lors de mises en demeure ou procès. Bref, quand on ne peut pas régler l’affaire à l’amiable, on passe à la vitesse supérieure !

Dans son inventaire après décès on recense ainsi plusieurs « liasses de procès » (26 pièces au total, malheureusement le notaire n’a pas jugé bon d’en décrire le contenu…), des « mises en instance », « appointements de condamnations », etc...*


Sacs à procès © AD31

Par exemple, en 1694, on trouve une mise en instance de Jean Avalon contre Marguerite Boissière et son époux Jean Burguiere, demandant la condamnation des héritiers de Jean Rayrolles parastre (beau-père) de ladite Boissière en raison des impayés dudit feu Rayrolles : Jean Avalon avait fait un « prêt d'argent, viande de boucherie denrées, pain, vin et autres choses » équivalent à un total de 340 livres (soit près de 6 500 euros).

A l’inverse, en 1679 c’est une protestation* à l’encontre de Jean Avalon portée par le second consul de la ville, Bernard Brunet, pour taille non payée : après un dernier délai accordé, et une taille toujours non payée, un chaudron est confisqué au boucher pour être vendu en place publique (j'ai raconté cette histoire ici).

Dans ses disputes « notario-judiciaires », le marchand boucher n’hésite pas à faire face aux consuls de la ville ou bien… aux membres de sa famille ! En effet, dans ses papiers, figure par exemple un appointement de condamnation de Jean Avalon contre Meyric Pervenquières (1694). Et ce dernier n’est autre que son beau-frère  (le frère de feue sa première épouse Jeanne, très exactement).

Ou encore à mes propres ancêtres : Pierre Mayrinhac (sosa 2148, génération XII) figure parmi les condamnés !

On notera au passage que l’épouse de Jean Avalon, Bonne Noël, n’hésite pas elle aussi à faire valoir ses droits : à plusieurs reprises les appointements de condamnation sont en sa faveur.

Les sommes en jeu ne sont pas toujours des tas d’or : l’un des appointement de condamnation est de 6 livres seulement (un peu moins de 130 euros). Mais on n’hésite pas à lancer une procédure tout de même.


* Le sens d’un mot vous échappe ? Rendez-vous sur la page Lexique de généalogie de ce blog pour le découvrir !


lundi 4 novembre 2019

#ChallengeAZ : C comme comte

Entraygues, autrefois vicomté, a été achetée par les comtes de Rodez au XIIIème siècle. Ceux-ci font construire un château, puis des remparts pour fortifier la ville qui se trouve aux confluents des routes d’Auvergne et du Lot. Au gré des guerres, le comté changera plusieurs fois de mains.

A l’époque de « notre » Jean Avalon, c’est le comte Henri II de Montvallat et son épouse la comtesse Blanche de Castrevielle qui règnent sur la ville. Le couple se marie en 1668 à Jaujac, fief d’où est native la future comtesse, situé à 200 km à l’Est (en Ardèche actuelle). 

La maison de Montvallat est originaire d’Auvergne. Le grand-père d’Henri II épousa une dame d’Entraygues et c’est ainsi qu’ils arrivèrent en Rouergue.

Les Castervielle (ou Castrevielhe, Castervieille, Chastrevieille) « sont venus, on ne sait en quelle circonstance, mais très anciennement, au château de Castrevieille. Ce château est situé à l’entrée du bourg de Jaujac. […] Après sept générations, la maison tomba en quenouille (sic), en la personne de Blanche de Castrevieille, héritière de tous les biens de sa famille [Castrevieille, Jaujac, Rocles, Saint Pierre de Malet, etc…] dont le fils, François Gaston, vendit tous ses biens du Vivarais ».*

Ils auront huit enfants, dont seul l’aîné semble naître à Jaujac. Après cela la famille s’installe vraisemblablement à Entraygues, s’enracinant dans le comté. Henri de Montvallat acquiert, en 1685, la seigneurie de Montpezat (Ardèche, à une quinzaine de kilomètres de Jaujac), étendant ainsi le domaine. Il était aussi capitaine-lieutenant de la compagnie des Chevaux-Légers de Monseigneur le Duc d'Orléans (en 1656) et portait le titre de seigneur de divers lieux, en plus du comté d’Entraygues : Neuve-Église (aujourd’hui La Chapelle Neuve Église en Aveyron), Cornette, Unies, Montpezat et Castrevielle.

Henri décède en 1690 et son fils François Gaston lui succède en tant que comte. La comtesse douairière survit quelques années à son défunt époux : elle meurt en 1703.

Le nouveau comte d’Entraygues, François Gaston porte également les titres de seigneur de Montpezat et Castreveille (jusqu’à la vente de ce dernier tout au moins). Il fut page du roi dans la grande écurie avec son frère puîné Hyacinthe en 1685. Il servit ensuite chez les mousquetaires. Il porta successivement les titre d’enseigne, sous-lieutenant, lieutenant puis enfin capitaine dans le régiment des gardes françaises en 1700. Il quitta le service en 1704 (suite au décès de sa mère et de la vacance du comté ?). Entre temps il s’était marié en 1700 avec Marguerite de Pleure (en la paroisse de St Jean de Grève à Paris), fille d’un chevalier et seigneur de Romilly et divers autres lieux.

Dans les archives notariales concernant Jean Avalon, on voit régulièrement apparaître la Dame comtesse, en particulier après le décès de son époux. Je n’y ai pas rencontré son fils, qui devait alors se trouver en région parisienne.

Le château comtal est situé à l’extrémité de la ville, à la confluence des deux rivières qui entourent la cité (le Lot et la Truyère). La bâtisse médiévale fut pillée et dévastée en 1587, puis reconstruite par le grand-père d’Henri II de Montvallat. Des vestiges du XIIIème siècle il ne reste que la cage d'escalier, la salle voûtée gauche du rez-de-chaussée et les deux tours carrées. Le corps de logis a été édifié au XVIIème siècle. Il restera dans la famille de Montvallat jusqu’à la Révolution où il fut vendu comme bien national. Par la suite il changea plusieurs fois de propriétaire. Il appartient aujourd’hui à une communauté religieuse qui y a fondé une école.


 Château d'Entraygues aujourd'hui © Wikipédia

* (source : Revue historique, archéologique, littéraire et pittoresque du Vivarais illustrée)


samedi 2 novembre 2019

#ChallenAZ : B comme boucher

Jean Avalon est dit boucher et, plus souvent encore, marchand boucher. Le boucher était autrefois le marchand qui vendait principalement de la viande de bœuf ou de mouton.

Boucher © Wikipedia

En 1678 Jean afferme une boucherie, pour une durée de deux ans et un loyer de 2 livres par an. La boutique est située « dans la place publique de ladite ville » (il s’agit sans doute de la place Mage – aujourd’hui A. Castanié – la place principale de la forteresse). Ce n’est pas son seul établissement puisqu’il dispose aussi d’une petite boucherie située rue Droite près du portail de la ville. Cette dernière est sans doute celle dont il a hérité de son père.

D’après son inventaire après décès, elle comprenait des balances et leurs poids, des couteaux de boucherie, un grand quartier et un petit de viande de « pourceau » (lard ? jambon séché ?), un pressoir pour le suif, un coffre, un tour de fer à tourner la broche, etc…

On a vu dans la lettre A que Jean avait remporté le marché de fourniture de viande, avec son frère, auprès des consuls de la ville. Par contrat, ils sont tenus de « fournir ladite ville et habitants dicelle de la viande necessaire pour la subsistance diceux. […] A condition neanmoins quils soient surs quils puissent debiter et tenir boucherie dans ladite ville et fauxbourg dicelle sur le prix quils seront convenus [les] dites parties. » La viande vendue doit être de la viande de bœuf ou de veau et les prix en sont fixés à l’avance, de façon fort précise (15 deniers la livre de Pâques à la St Michel puis 1 sol la livre de la St Michel jusqu’au carême suivant). « La chair de motton », de veau de lait, de pourceau et de brebis sont réglementées de la même façon. Le contrat est signé pour une durée d’un an, commençant à partir de Pâques 1679. J’ignore s’il a été renouvelé ou non.

A travers les documents notariés, on voit régulièrement Jean vendre ou acheter des animaux :
- 2 vaches poil rouge l'une avec son suivant mâle et l'autre pleine, d'environ 6 et 4 ans (1680).
- une paire de bœufs de 3 ans (1693, 1694).
- une vache à poil rouge de 5 ans avec son suivant femelle de 3 semaines aussi poil rouge (1695).
- une paire de taureaux (1695).
Ces animaux sont sans doute destinés à son commerce. Plus rare, en 1695 il achète un cheval poil gris âgé de 3 ans. Je ne sais pas si à cette époque on mangeait de la viande de cheval, mais Jean possède aussi beaucoup de terre, qu’il faut travailler : le cheval est peut-être réservé à cet usage ?

On le voit aussi faire crédit à ses clients (devant notaire bien sûr), comme en 1694 où il fait crédit « pour viande de boucherie, pain et argent » pour une somme de 80 livres. Ses clients sont parfois prestigieux : la comtesse d’Entraygues elle-même lui doit 8 livres 16 sols « pour la viande de boucherie prise à la boutique ».

Grâce à ces documents notariés, nous avons un aperçu du quotidien d’un boucher au XVIIème siècle.


vendredi 1 novembre 2019

#ChallengeAZ : A comme Avalon

Jean Avalon est né sans doute au début des années 1640 (mais comme il n’y a pas de registre antérieur à 1662 dans sa ville d'Entraygues je n’en sais pas plus) de Guillaume Avalon et Izabeau Bosque. Ceux-ci demeurent rue Droite à Entraygues (la rue principale de la ville). Le père est boucher. Le couple aura deux autres enfants : Gabrielle et Louis.

Jean se marie une première fois avec Jeanne Pervenquieres. La date n’est pas connue, disons dans les années 1660. Des trois enfants de leur union (nés en 1669, 1672 et … ?), Eymeric et Anne sont décédés en bas âge; le sort de leur sœur Gabrielle reste incertain (décès pas trouvé mais elle n'est pas mentionnée dans le testament de son père en 1700).

En 1669 Jean achète une maison sise rue Esquerre (aujourd'hui rue du Collège), composée de deux étages et un « chay » (cave) ; elle est couverte de tuiles. Son prix est de 160 livres, payés en pistoles d’Espagne, louis d’or et d’argent (payable en plusieurs fois).

Le père de Jean est décédé avant 1669 et sa mère en 1670. Il reprend alors probablement la boucherie familiale avec son frère, lui aussi boucher (ensemble ils obtiennent le marché de la fourniture de la viande pour la cité d’Entraygues, contrat passé auprès des consuls de la ville pour l’année 1679, par exemple).

Le décès de Jeanne Pervenquières, épouse Avalon, se situe entre 1672 (naissance de sa fille Gabrielle) et 1675 ou début 1676. En juin 1676 en effet Jean fait rédiger un contrat de mariage pour lui-même et une dénommée Bonne Noël. Elle est aussi originaire d’Entraygues. Son père, Bernard, est déjà décédé, mais sa mère Bonne Soulié est encore vivante. Ce couple a eu 11 enfants, dont deux prénommées Bonne, deux Suzanne et un Durand.

J’espère que vous suivez toujours.

Le mariage de Jean Avalon et Bonne Noël doit probablement suivre de peu le contrat de mariage, mais là encore des lacunes m’ont empêché de le trouver. Ils auront eux aussi trois enfants (nés entre 1678 et peut-être 1687 ?) : Louis, Bonne l’Aînée et Bonne la Jeune. Mon ancêtre directe est Bonne l’Aînée.


 Arbre Jean Avalon via Généatique

Ce qui, au passage, nous fait 2 Gabrielle, 2 Louis, 2 Suzanne et 5 Bonne ! Une belle pelote à démêler…

La maison de la rue l’Esquerre est revendue en 1679, au prix de 253 livres, faisant là une belle opération immobilière.

L’épouse de Jean, Bonne Noël, décède le 28 janvier 1700, ab intestat, c'est-à-dire sans avoir eu le temps de faire un testament. Ce que ne fera pas Jean – et c’est pour cela que nous sommes là ! – faisant rédiger son testament le 27 décembre 1700. Il est alors « alite de certaine maladie corporelle [mais] toute fois en son bon sens entendement et parfaite mémoire ». Cependant « de laquelle maladie il croit mourir et afin quapres son deces il ny ait discussion parmy ses enfants bas nommes et autres ses heritiers » il a fait part de ses dernières volontés. Comme on l'a vu plus haut sa fille aînée Gabrielle n’y est pas mentionnée, ce qui peut laisser supposer qu’elle est déjà décédée, même si l’acte n’a pas été trouvé. Il ne resterait donc plus aucun des trois enfants de son premier lit.

Il donne a chacun de ses trois enfants du second lit 4 000 livres, « payables audit louys et bonne plus jeune la moity en biens fonciers [ ?] et lautre moytie en obligations quand ils marieront ou auront ateint laage de vingt cinq ans ». Louis et Bonne la jeune devront être logés et nourris jusqu'à ce qu'ils aient 25 ans ou qu'ils se marient. En échange ils devront participer aux travaux de la maison. Il « institue son heritier general universel le sieur simon mommaton son beau fils » (l’époux de Bonne l’Aînée).

Et finalement il aura bien fait de rédiger son testament car il décède 13 jour plus tard, le 9 janvier 1701. Il a probablement 60 ans ou environ. Son acte de décès est le seul document type BMS (baptême/mariage/sépulture : les « 3 actes de la vie ») que j’ai retrouvé le concernant directement. Un seul acte.

A la demande de Simon Mommaton, l’héritier désigné, un inventaire des biens laissés par le couple défunt est souhaité ; ce qui sera fait du 3 au 12 février 1701. Un conseil de famille a suivi début avril (pas trouvé), sans doute pour évoquer la situation des deux enfants orphelins mineurs. Puis finalement un partage des biens, qui a lieu le 20 avril 1701.

Et c’est à partir de ces trois documents (testament, inventaire et partage) que j’ai découvert… un total de 400 actes notariés concernant Jean Avalon !


vendredi 25 octobre 2019

#ChallengeAZ 2019 : Présentation

C'est la sixième année que je participe au #ChallengeAZ; d'ailleurs c'est la première édition qui m'a donné envie de créer ce blog. Pour mémoire, le but est de publier un article par jour (sauf le dimanche) pendant un mois, en suivant les lettres de l'alphabet, tout en ayant un rapport avec la généalogie, bien sûr.



En 2014, première participation, j'ai papillonné au hasard de ma généalogie.
En 2015 j'ai suivi un fil rouge : celui de mon arrière-grand-père parti de l'Ain pour se bouturer avec la branche angevine de mon arbre.
En 2016 je me suis intéressée aux dictons ayant un rapport avec des mots généalogiques.
En 2017 j'ai fait un challenge photographique.
En 2018, j'ai rendu hommage à un autre de mes arrières-grands-pères, Poilu de la Guerre 14-18.

Cette année 2019 le ChallengeAZ aura pour fil conducteur l'un de mes ancêtres... un peu particulier (sur une idée de Sophie alias @gazetteancetres bien sûr !).

La branche aveyronnaise - et paternelle - de mon arbre part de Conques. Mais plus on remonte le temps, plus elle se déporte légèrement à l’Est. C’est ainsi que je suis arrivée dans la ville d’Entraygues, à moins d’une trentaine de kilomètres de Conques. Ville située à la confluence de deux rivière, le Lot et la Truyère, elle comptait sans doute un peu plus d'un millier d'habitants au XVIIème siècle.

C'est là que j’ai notamment rencontré la famille Avalon : d’abord la fille, prénommée Bonne, puis les parents, Jean et Bonne, et les grands-parents, Guillaume et Izabeau.

Au fur et à mesure des recherches, j’ai étoffé un peu ce rameau : fratrie, premières noces, enfants du premier lit, belle famille… Peu à peu tout ce petit monde s’est organisé autour de Jean Avalon (ca 1640/1701), marchand boucher de la ville d'Entraygues, mon ancêtre à XIIème génération.

Faute d'actes paroissiaux (largement lacunaires pour cette période) pour me renseigner sur sa vie, je me suis tournée vers les archives notariées. J’ai commencé par trouver son testament, puis son inventaire après décès et enfin le partage de ses biens entre ses héritiers.

Et là, surprise, ces trois pièces m'apprennent que Jean avait en sa possession plusieurs centaines de documents notariés, soigneusement conservés et référencés !

 Archives © debaecque.fr

Et c’est ainsi que l’aventure a commencé. Petit à petit j’ai retracé son parcours et sa vie grâce à ces archives notariales. J'en ai beaucoup appris sur lui-même mais aussi sur le "fonctionnement" au quotidien d'un homme du XVIIème siècle dans une ville de province. Entre les lignes j'ai découvert son "pays" - la ville et les paroisses alentours - ses contemporains (environs 300 protagonistes) et les liens tissés entre eux.

Je dépouille et classe ces archives depuis le début de l'année. Pendant l'été, j'ai officiellement stoppé le décompte de ces pièces à 400 documents. Depuis, j'en ai trouvé quelques autres, mais ayant déjà rédigé plusieurs articles et réalisés les infographies correspondantes, je ne les ai pas inclues dans ces statistiques. Je pense que si je faisais un dépouillement systématique de tous les registres notariés de la ville, j'en trouverai d'autres. Mais pour l'instant je vais me contenter de cette masse de sources à traiter...


Et merci aux archives départementales de l'Aveyron dont le site internet est la mine que j'ai pu explorer et y trouver toutes ces pépites.


A noter : la modération des commentaires sera levée pour le ChallengeAZ, ainsi pour pourrez mettre un mot facilement quand vous le souhaitez...



mardi 25 juin 2019

La guerre de sécession

Parmi les actes notariés d’Entraygues, petite ville du Nord de l’Aveyron, je trouve un compte-rendu d’assemblée des habitants de ladite ville.

En effet, les comtes de Rodez, propriétaires officiels de la cité, ont doté celle-ci d’un consulat (à la fin du Moyen-Age). Le consulat est un peu l’ancêtre du conseil municipal. Les villes ou territoires qui en bénéficient ont alors des droits particuliers pour s'administrer eux-mêmes en matière juridique, fiscale, défensive, policière, etc... Ces communautés d'habitants peuvent délibérer en commun (du latin consulere) au sein d'une assemblée qui reçoit le nom de consulat. Ses représentant, élus, sont appelés consuls (dans le Nord de la France on parle plutôt d’échevinage et d’échevins).
Les situations peuvent être légèrement différentes d’un territoire à l’autre mais en principe les consuls étaient élus par les habitants (c'est-à-dire les chefs de famille ou les chefs des métiers). Certains représentaient la ville entière et/ou le territoire qui dépendait d’elle (paroisse par exemple), d’autres ne représentaient qu’un quartier de la ville ; tout dépend de la taille dudit territoire. La durée du mandat des consuls était généralement d'un an.

Donc, en 1698 se tient l’une de ces assemblées de la « communautte » des habitants de ladite ville, avec à leur tête les deux consuls : les sieurs Bernard Brunet et Jean Avalon.
Chez les Brunet on se prénomme Bernard de père en fils, mais vu les dates, je pense qu’il s’agit de celui marié en 1686 et décédé en 1720.
Chez les Avalon on se prénomme Jean d’oncle en neveu. L’oncle est mon ancêtre direct (j’ai déjà parlé de lui ici et ou ailleurs). Les deux Jean Avalon sont marchands bouchers et ne savent signer ni l’un ni l’autre. Difficile de les distinguer ! Du moins entre 1690 (le neveu se marie alors à l’âge de 21 ans) et 1701 (décès de l’oncle). En 1698, année qui nous occupe, « mon » Jean a environ 56 ans, son neveu 29. Mais j’ignore lequel a été élu consul. Plouf ! Plouf ! C’est au choix.
Quoi qu’il en soit, les deux consuls sont qualifiés ici de « consuls modernes ». J’ai trouvé la définition suivante : consul nouvellement élu, en opposition au « consul ancien » (on dirait sortant aujourd’hui). Mais j’ai aussi trouvé d’autres définitions, donc…

Viennent ensuite les « teigmoins » : des messires et des sieurs à la pelle, tous d’honnêtes citoyens (si je peux me permettre cet anachronisme) de la bonne société d’Entraygues. Ils sont « conseiller medecin ordinaire du roy, notaire, marchants, bourgeois, chirurgiens jurés », etc... Parmi eux un de mes ancêtres directs, Anthoine Soulié. Sans oublier le « noble jean de roquefeuil sieur de cangris ». Je situe la majorité des premiers sans problème (car ils apparaissent souvent dans les actes notariés qui concernent mes ancêtres entrayols), mais le seigneur de Roquefeuil est beaucoup plus difficile à pister. Si Cangris est en fait Campgris, aujourd’hui commune de Soulages-Bonneval, il ferait partie de la prestigieuse famille des Roquefeuil Blanquefort… Mais sans doute une branche cadette car pour le moment je ne l’ai pas encore identifié formellement (pas de registres paroissiaux antérieurs à 1748 notamment). Bon, en tout cas c’est la classe, quand même. D’ailleurs le notaire utilise cette formule pour qualifier cette belle assemblée : « faisant la plus grande et meilheure partie de ladite communautte ». La classe.

L’objet de la réunion est une question d’impôt (et oui, déjà). Chaque année les impôts sont décidés en haut lieu et réclamés plus bas en  « deniers royaux et autres ». La liste est « envoyee aux consuls dudit antraigues » et le montant réparti « sur tous les habitans et manans de la presente communautte ». Cela se fait à l’aide d’un document qu’on appelle un « rolle » : c’est une liste où en face du contribuable imposable se trouve le montant de la somme exigée. Les noms sont répartis par lieux d’habitation et sont suivi de la signature pour ceux qui savent signer. C’est un document annuel.

En 1698, comme d’habitude les consuls ont reçu le montant des impôts exigés, ont dressé leur rôle et l’ont « fait verifier par messieurs les eslus au comptes de rodez ». On notera que, de tout temps, ce rôle concerne la paroisse entière d’Entraygues, plus celles voisines de Golinhac et Florentin.

Carte du secteur © googlemaps

Je n’ai pas les chiffres précis pour l’année 1698 mais à l’époque révolutionnaire Entraygues compte 1 400 habitants, Golinhac 760 et Florentin 1 000.
Ce territoire fait partie de la généralité de Montauban. La généralité est circonscription administrative. Celle de Montauban s’étendait sur la Guyenne (Aquitaine actuelle), le Quercy et le Rouergue.

Or, en ce mois de juin 1698 Entraygues apprend que Golinhac a fait établir son propre rôle, de sa propre « authorité », et l’a envoyé directement à Montauban, visiblement sans en avertir personne. Mais de ce fait le receveur de Rodez réclame à Entraygues des frais pour ce changement desdits rôles. C’est pourquoi l’assemblée se réunit.

Tous sont d’accord sur le « grand mepris et prejudice de la communautte quay de vouloir ramverser lordre qui a esté gardé de tout temps ». Il faut faire « toutes les diligences » pour casser la « pretandue separation » et la « destruction du bon ordre qui a esté toutjours gardé dans la presente communautte ». Il « est important de sy maintenir et [c’est] pour cest effort il faut envoyer un expres [ ?] audit montauban pour la deffance de ceste cause et apuyer » leur dossier. En conséquence « lesdits consuls ont requy et prié lassemblée de vouloir deliberer sur tout ce dessus et de pourvoir aux fraix necessaires » tant pour se déplacer à Montauban que pour « le remboursement des fraix avancés par ledit sieur brunet ».
Le sieur Brunet ajoute qu’il proteste auprès de l’assemblée des frais que lui et son collègue Avalon « pourront souffrir » à cause du consul de Golinhac !

Sur ce, Durand Soulié (un de mes collatéraux, fils dudit Anthoine cité plus haut), « docteur en droits et lieutenant de la presente ville » a délivré un document précisant « que toutes les susdites representations sont tres pertinantes » et que pour « ne [pas] tomber en succombance » de défendre l’affaire il faut envoyer audit Montauban un représentant. A cet « effect il sera fait un rolle damprunt de la somme de deux cent livres » appliqué à tous les éligibles à l’impôt de la taille. Le sieur Brunet devra rendre compte des tous les « emplois legitimes pour subvenir auxdits fraix ». Un représentant de la communauté est désigné pour « se transporter incessament audit montauban pour la poursuitte des affaires ». On ne connaît pas encore son identité : un blanc est laissé par le notaire rédacteur de l’acte.

Ces propositions ayant été adoptées par l’assemblée, le notaire a fait rédiger le présent document expliquant la situation et l’a fait signer à ceux qui savent le faire (l’acte compte 20 signatures en plus de celle du notaire rédacteur).


Signatures au bas du document "assemblée des habitants", Entraygues,1698 © AD12

Cet acte ne dit hélas pas pourquoi le consul de Golinhac a fait sécession ainsi. Et bien sûr je ne connais pas le fin mot de l’histoire. Y a-t-il eu poursuite du conflit ou les choses sont-elles rentrées dans l’ordre très vite ? Peut-être les archives judiciaires en gardent-elles une trace, à Rodez ou à Montauban ?

Voici un document notarial qui sort des classiques quittances et obligations, mais qui illustre la vie ordinaire et la gestion d’une ville à la fin du XVIIème siècle. Et même si je n’ai pas la réponse à toutes mes questions, pour cela je souhaitais vous le faire partager...


mercredi 27 mars 2019

La Lettre calomnieuse

Suite à mon article « les pionnières de ma généalogie », j’ai découvert que ma lointaine cousine Marie-Louise Jay, épouse d’Ernest Cognacq (les fameux Cognacq-Jay) avait reçue la Légion d’honneur en 1920.

Pour mémoire, la Légion d'honneur est la plus haute distinction française. Elle a été fondée en 1802 par Napoléon Bonaparte. Elle récompense les mérites éminents rendus à la Nation. Nul ne peut demander pour soi-même un grade dans la Légion d'honneur : il faut être proposé par quelqu'un d'autre. Les mérites dont il est question doivent avoir été exercés au moins pendant au moins 20 ans. Le nom doit être proposé par un Ministre, après consultation d’un dossier constitué par une administration, une association, une personnalité politique... C’est le Grand Chancelier qui valide, ou non, la proposition. Après ratification par le Président de la République, le décret de nomination est publié au Journal Officiel. La remise de la décoration fait l’objet d’une cérémonie (publique ou privée). La médaille est une étoile à cinq rayons doubles surmontée d’une couronne de chêne et de laurier avec un ruban rouge.

Médaille de la Légion d’honneur © Wikipedia

On distingue plusieurs grades dans la Légion d’honneur (du plus bas au plus haut) : chevalier, officier, commandeur, grand officier, crand-croix. A noter : pour les civils, la Légion d’honneur ne donne pas droit à une gratification. La légion d’honneur n’est pas transmissible à ses descendants.

Dans le dossier de Marie-Louise figurent les documents traditionnels : une copie de son acte de mariage, son acte de décès (ajouté à posteriori donc), un récépissé des 25 francs versés à la Recette centrale pour droits de la chancellerie, un extrait de casier judiciaire (vierge), le procès verbal de réception d’un chevalier de la légion d’honneur.

Mais visiblement son nom avait été suggéré bien plus tôt car dans son dossier figure aussi une lettre de 1906 évoquant cette possible distinction.

Cette lettre  est adressée au Grand Chancelier de la Légion d’honneur et aux membres de son conseil. Elle fait état de différents éléments qui, selon l’auteur, empêcherait Mme Cognacq de recevoir ladite distinction.

L’auteur est très virulent, utilise un vocabulaire grossier et ordurier : il dit que Mme Cognacq  (Marie-Louise Jay) a un tempérament haineux et inhumain, qu’elle est mue par un esprit malfaisant et pervers, pur orgueil, vanité, rapacité, son infernal caractère, ses grossières insolences, parle d’une femme plutôt méprisable qui dispose d’une fortune mal acquise. [Toutes les citations en italiques sont extraites de la lettre]


Il l’accuse de plusieurs vices :
  • Mauvaise vie
Il parle de son union libre qu’elle forme avec Ernest ; celui-ci n’est jamais nommé mais appelé son concubin.
En fait ils se sont rencontrés en 1856 alors qu’ils travaillaient tous les deux à la Nouvelle Héloïse. Mais Ernest quitte ensuite ce magasin et a eu différentes expériences (notamment en Province), jusqu’à ce qu’il fonde "A la Samaritaine" en 1871. A cette date Marie-Louise est employée au Bon Marché. Il la fait venir à la Samaritaine et l’épouse l’année suivante en 1872.
Pourquoi l’auteur de la lettre parle d’une union libre en 1906 ? Le couple est marié légalement, très uni et nulle part on ne trouve à leur sujet d’histoire scabreuse ou contraire à la morale.

  • Corruption  publique
Elle compte sur  la puissance de ses millions afin de conquérir un peu d’estime publique. Elle a fait ériger un parc sous la dénomination de son nom, désormais porté à la postérité samoisienne (parc de jésyna) […] : elle prétend, par un cadeau, influencer ses juges et acheter la croix nationale.
D’abord l’auteur se trompe : sur le nom de habitants de Samoëns (les Septimontains et non les Samoisiens) et dans le nom du jardin (la Jaÿsina et non la jésyna). Par ailleurs, Ernest a lui aussi effectué une fondation (un musée en l’occurrence) dans son village natal. Ces œuvres s’inscrivent dans leurs actions de philanthropie et non pour se faire bien voir et élire à quoi que ce soit. On notera que dans le dossier d’Ernest ne figure aucune lettre de ce type, et encore moins d’un courrier signé de cet auteur.

  • Abus  de la crédulité des gens avec des projets valorisants pour elle mais qui ne voient pas le jour (selon lui)
Profitant  de la déconfiture du trop fameux abbé Rosembert, elle devint propriétaire de son château de Rueil (bâti pour des œuvres avec les libéralités de feu Mme la Duchesse d’Albufera).
Cet abbé dont il est question s’est en fait révélé être un escroc qui, sous prétexte de morale religieuse, abusait de grandes fortunes (dont celle de la comtesse d’Albufera) dont il détournait les fonds à son profit : il prétendait fonder des établissements religieux mais en fait gardait tout l’argent pour lui. Quand cela commençait à se voir, il changeait de région ou de pays (Bretagne, Canada…). Il eut l’idée de l’établissement de Rueil en 1892 : avec l’argent de la comtesse d’Albufera il achète une partie des terres du domaine de Malmaison (celui de Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon Bonaparte), alors en très mauvais état, pour construire un édifice de style anglais destiné à accueillir les enfants déshérités et les jeunes filles étrangères, sous le nom de la « Lumière éternelle ». En 1895 l’abbé ne paie que le minimum légal de ses nombreuses dettes, fait des promesses, trouve des excuses, laisse passer le temps et joue de ses nobles et influentes fréquentations pour faire patienter les créanciers. Cependant cette fois le pot au rose est découvert : avec l’accumulation des dettes l’affaire est portée en justice qui décide la saisie et la vente des biens. L’abbé prend la fuite mais, finalement rattrapé, il est ensuite condamné pour escroquerie. Ce sont ces biens de Rueil qui sont rachetés par M. et Mme Cognacq-Jay en 1898. Ils y créèrent le premier centre social en Ile de France avec un pouponnat, une maison de convalescence et une maison de retraite ; le bâtiment existe toujours aujourd’hui et il y subsiste une maison de retraite gérée par la Fondation Cognacq-Jay. Contrairement à ce que l’auteur de la lettre prétend, ces établissements ont donc bien existé.

  • Trahison de la confiance de ses vieux employés
La fondation de Rueil avait pour but d’y installer soit disant une maison de retraite pour ses vieux employés, qui tous sont jetés à la porte sans aucune considération avant d’atteindre l’âge exigé, cette fameuse maison de retraite ne fut ouverte que pour y installer une pension de famille payante, elle […] ne fut qu’un trompe l’œil.
On sait que les Cognacq-Jay étaient sévères avec leur personnel, mais de là à « tous les jeter à la porte », c’est peut-être un peu exagéré. Je n’ai pas trouvé de trace de cette soit disant pension de famille payante : je ne sais pas à quoi l’auteur fait allusion.


La Samaritaine (rue de la Monnaie à gauche), 1905 © ruedeparis.com
  • Abus  et mépris pour son personnel, allant jusqu’à dévoyer les jeunes filles
Mme Jay utiliserait l’incompétence, la crédulité et la coquetterie prolétarienne pour amasser un scandaleux capital. Par ailleurs Mme Cognacq quoique 300 fois millionnaire, dirige et conduit en personne le rayon des costumes de son magasin. Non seulement elle est détestée de tout son personnel en général, mais encore elle est méprisée d’une façon spéciale de celui de son rayon en particulier, qui journellement subit et supporte avec amertume de son infernal caractère ses grossières insolences et ce qui est le plus ignoble encore ses infâmes encouragements aux jeunes filles sous ses ordres à la débauche, elle exige que toutes les femmes de son rayon quoi que peu rétribuées portent la toilette une fois sorties de chez moi leur dit-elle, faites ce que vous voudrez, fréquentez les abords des gares ou autres lieux publics, l’argent n’a pas d’odeur.
Là encore on reconnaît la sévérité de direction de Marie-Louise, mais je doute qu’elle encourage ses jeunes vendeuses au vice. Elle-même a été formée au Bon Marché où les règles de moralité étaient très strictes ; d’où vraisemblablement son attitude à la Samaritaine. Employer du personnel dévoyé serait une atteinte à la bonne réputation de la maison, et je doute que ces attitudes soit non seulement permises, mais encouragées.

  • Responsable  de la mort d’enfants dans son pouponnat à cause de son incompétence
Au pouponnat, l’alimentation étant exclusivement observée par l’élaboration du lait cru sans aucune préparation de stérilisation préalable fit des victimes. Cette alimentation économique pendant les chaleurs détermina une épidémie foudroyante, puis une véritable hécatombe s’ensuivit, emportant cinq enfants le même jour et un sixième à huit jours d’interval (sic). Cet événement qui a été étouffé par Mme Cognacq.
Il y a là une double accusation fort grave : la mort de nourrissons et l’étouffement de l’affaire. Malgré des mots très durs ("épidémie foudroyante, véritable hécatombe") elle est pourtant noyée dans la lettre, sans plus y insister. Y a-t-il eu des décès au pouponnat ? Sans doute vu la mortalité infantile de l’époque. Est-ce dû à une incompétence du personnel ? Plus difficile à dire. Si tel était le cas, il y aurait sans doute eu une enquête. Et une condamnation, si les faits étaient avérés ; or on sait que le casier de Marie-Louise était vierge puisqu’il figure dans son dossier de Légion d’honneur. Est-ce que le tableau a volontairement été noirci pour assurer le propos de l’auteur ? Est-ce une invention pure et simple ? Ou y a-t-il plusieurs décès sans qu’un coupable ne soit trouvé ? Il faudrait mener une enquête plus spécifique sur cette affaire pour le savoir.


  • Responsable de la mise à mort commerciale du quartier de St Germain de l’Auxerrois
Le développement d’une activité exceptionnelle (la Samaritaine) et la réussite de leur accaparement commercial commun (des Cognacq-Jay) fut pour le quartier Saint Germain l’Auxerrois une véritable plaie publique et un effondrement général du petit commerce, et apportera au centre d’un quartier autrefois prospère, la désolation commerciale, la ruine de déshonneur et le suicide
La véritable raison de la lettre n’est-elle pas en fait ce dernier point : la concurrence d’un grand magasin qui met le (son) petit commerce en péril ? L’argent est un point essentiel de cette lettre : on le devine au nombre de fois où il parle de la fortune de Mme Cognacq. De plus, il l’accuse d’être responsable de la mort commerciale d’un quartier. Or, au fur et à mesure des agrandissements, il a bien fallu créer des emplois (dans le bâtiment d’abord, puis la vente et les activités annexes comme la manutention, la livraison etc…). Évidemment ce n’est plus le petit commerce d’autrefois et sans doute certaines petites boutiques ont dû souffrir de ce nouveau mode de consommation. Cependant les Cognacq-Jay ne sont pas les seuls à les mettre en pratique : c’est une époque de changement et le couple ne fait que suivre (ou devancer) les habitudes commerciales. D’ailleurs on les voit plutôt qualifiés de précurseurs que d’assassins en général !
On pourrait d’autan plus s’en étonner car l’auteur de la lettre est boulanger, la Samaritaine n’est donc pas un concurrent direct.

Peut-on en déduire que c’est la jalousie le véritable motif de cette lettre ? Voir une éclatante réussite si proche de la sienne est-elle si insupportable qu’il faille prendre sa plume pour répandre son fiel ?


Signature de l'auteur de la lettre © Base Léonore

Un mot sur l’auteur de la lettre : les cinq feuillets accablants « l’ignoble Mme Cognacq » sont en effet signés. La signature semble être celle d’un « A. Camus » (si je lis bien), qui ne peut s’empêcher de rajouter :
« boulanger notable commerçant
21 rue de la Monnaie depuis 25 ans »

Pour mémoire la rue de la Monnaie est l’une des rues où est implanté le premier magasin de la Samaritaine (qui en comptera quatre au final : pour les détails voir l’article sur Marie-Louise). Hélas un Camus (si c’est bien son nom) à Paris en 1900 : impossible à trouver ! Je sais seulement qu’il est boulanger et qu’il demeure au 21 rue de la Monnaie, 1er arrondissement, quartier de Saint Germain de l’Auxerrois depuis au moins 1881 (c'est-à-dire 10 ans après l’ouverture de la Samaritaine, soit dit en passant). Est-il marié et père ? Jusqu’à quand a-t-il vécu ? Est-ce que la Samaritaine lui a véritablement porté préjudice (et l’obliger à fermer son commerce ?) ou est-ce juste de la malveillance ? Nous ne le saurons probablement jamais… Cependant, à mon avis c’est bien la jalousie qui a présidé à la rédaction de ce courrier venimeux.

Cette lettre a peut-être déclenché une enquête approfondie. Ce qui expliquerait la présence, dans le dossier, de la déclaration sur l’honneur de Marie-Louise assurant qu’elle « n’a réalisé au cours des hostilités [Première Guerre Mondiale, NDLR] aucun bénéfice sur les commandes faites pour la défense nationale » et son extrait de casier judiciaire vierge.

Mais finalement cette lettre haineuse restera sans effet, puisque Marie-Louise Jay recevra bien la Légion d’honneur en 1920. Je ne sais pas si elle a eu connaissance du courrier de son voisin ni s’il y a eu des répercussions pour lui-même (les Cognacq-Jay ont-ils porté plainte pour diffamation par exemple ? - si toutefois cela existait à l'époque -). On peut cependant se demander quel genre de lettre ce monsieur aurait écrite quelques décennies plus tard…


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Transcription complète de la lettre :

« Paris, le 22 décembre 1906
A Monsieur le général Florentin grand Chancelier d e la Légion d’Honneur.
A messieurs les membres du conseil de l’ordre de la Légion d’Honneur.
Messieurs
En raison de l’incessante rumeur, des bruits persistants donnant corps à la future et prochaine nomination de Mme Cognacq propriétaire des magasins de la Samaritaine au grade de chevalier de la Légion d’Honneur
Pour ces motifs j’ai cru de mon devoir d’intervenir. […] Si ces bruits sont fondés […] le décret de cette nomination serait un défi à l’Honneur même et soulèveraient dans toute les classes de la société Parisienne, particulièrement dans le commerce et l’industrie une légitime indignation générale publique.
Cette femme dont les antécédents déplorables ont illustré sa frivole jeunesse, a avec les années développé encore ses mauvais instincts, poursuivant sans cesse ses nombreuses victimes.
Cette femme qui pratique sans scrupule les principes de collectivisme conjugal.
Cette femme enfin au tempérament haineux et inhumain par excellence mue par un esprit malfaisant et pervers ne peut vu son passé exécrable, sa manière de voir présente intolérable prétendre se parer des insignes de l’Honneur.
Qu’a donc fait Mme Cognacq pour envier et se croire digne du ruban rouge ? où sont ses titres pour qu’une pareille audace ose espérer égaler les braves.
Quoi qu’il en soit Messieurs, avant la sanction du conseil avant votre arrêt définitif, j’ai cru devoir vous signaler que dans le cas où il y aurait existence d’un dossier favorable, ce dossier ne serait issu que de la vénalité politique […] malsaine et dangereuse devant rester sans valeur à la porte de la grande Chancellerie.
Prenant toute responsabilité personnelle du présent acte qui peut avoir pour effet d’arrêter la marche audacieuse d’une ambition susceptible de faire naitre une honte publique ; veuillez Messieurs de ce fait excuser mes paroles brutales mais extrêmement justes et me permettre de solliciter de votre haut jugement, une enquête qui en tout point vous confirmera mes dires, en quelques mots, voici l’exposé succinct des véritables titres de Mme Cognacq.
1) Mme Cognacq a collaboré il faut le reconnaître de mèche avec celui qui avant de légitimer son union libre fut son concubin, à l’exploitation de l’incompétence de la crédulité et de la coquetterie prolétarienne (gangrène sociale) à amasser le scandaleux capital de 300 millions dont certaines unités au préjudice de la fortune naissante, sont journellement sacrifié en pature intéressé, à la corruption des pouvoirs publics.
2) Mme Cognacq escomptant la puissance de ses millions afin de conquérir un peu d’estime publique de ses compatriotes, à par pur orgueil, vanité et réclame, pour les besoins de sa cause, fait ériger un parc sous la dénomination de son nom, désormais porté à la postérité samoisienne ( parc de jésyna). Cette dotation conditionnelle ne saurait du reste justifier l’honorabilité, et la valeur personnelle de celle qui prétend, par un cadeau, par un trafic professionnel, influencer ses juges, et acheter la croix nationale.
3) Mme Cognacq il y a quelques années fut inspirée d’une généreuse idée, qui cependant ne fut qu’éphémère, car rien de cette conception ne vit le jour, profitant de la déconfiture du trop fameux abbé Rosembert, elle devint propriétaire de son château de Rueil (bâti pour des œuvres avec les libéralités de feu Mme la Duchesse d’Albufera) pour y installer soit disant une maison de retraite pour ses vieux employés, qui tous sont jetés à la porte sans aucune considération avant d’atteindre l’âge exigé, cette fameuse maison de retraite ne fut ouverte que pour y installer une pension de famille payante, elle est du reste sous ce titre inscrite au rôle des contributions de Rueil, cette […] ne fut qu’un trompe l’œil.
4) Mme Cognacq hantée par sa mentalité des grandeurs honorifiques, n’ayant à son actif que des titres fabriqués, des plus aléatoires sinon illusoires, décida afin de corser la facticité de sa valeur personnelle, par de nouveaux moyens pécuniers, et sur les conseils de ses obligés protecteurs politiques mit à exécution son projet de pouponnat qu’elle avait conçu, le fit installer dans sa propriété de Rueil.
Cette inspiration intéressée ne fut pas heureuse, l’alimentation étant exclusivement observée par l’élaboration du lait cru sans aucune préparation de stérilisation préalable fit des victimes. Cette alimentation économique pendant les chaleurs détermina une épidémie foudroyante, puis une véritable hécatombe s’ensuivit, emportant cinq enfants le même jour et un sixième à huit jours d’interval (dans cet événement qui a été étouffé l’imprévoyance et la rapacité de Mme Cognacq ont présidé).
5) Mme Cognacq en collaboration de son auguste associé qui lui aussi prétend à la cravate de commandeur, développa une activité exceptionnelle à la réussite de leur accaparement commercial commun, l’extension de cette combinaison de crédit Dufayel fut pour le quartier Saint Germain l’Auxerrois une véritable plaie publique et un effondrement général du petit commerce, et apportera au centre d’un quartier autrefois prospère, la désolation commerciale, la ruine de déshonneur et le suicide.
6) Mme Cognacq enfin quoique 300 fois millionnaire, dirige et conduit en personne le rayon des costumes de son magasin, non seulement elle est détestée de tout son personnel en général, mais encore elle est méprisée d’une façon spéciale de celui de son rayon en particulier, qui journellement subit et supporte avec amertume de son infernal caractère ses grossières insolences et ce qui est le plus ignoble encore ses infâmes encouragements aux jeunes filles sous ses ordres à la débauche, elle exige que toutes les femmes de son rayon quoi que peu rétribuées portent la toilette une fois sorties de chez moi leur dit-elle, faites ce que vous voudrez, fréquentez les abords des gares ou autres lieux publics, l’argent n’a pas d’odeur, je veux que vous soyez bien mises (ces paroles sont authentiques et communes de tout le personnel du magasin) et cette femme plutôt méprisable, pour quelques parcelle d’une fortune mal acquise voudrait porter sur son […] poitrine les insignes qui ne doivent être réservés qu’aux sans tache, la légion d’Honneur n’a pas été institué pour elle Messieurs.
Vous avez tenu tête à l’orage Ministériel, vous avez résisté aux désirs injustifiés ainsi qu’à la tenace volonté d’un Ministre Messieurs pour la nommination d’une comédienne en renom, en ce qui concerne Mme Cognacq je suis convaincu que la pression de ses rabatteurs sera accueilli par un légitime refus et ce sera justice.
Agréez Messieurs l’assurance de mes sentiments les plus distingué.
A. Camus
boulanger notable commerçant 21 rue de la Monnaie depuis 25 ans »