« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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mercredi 25 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre V

 CHAPITRE V

"Vol ? Jalousie ? Adultère ?"



Vol ? Jalousie ? Adultère ? Les mobiles ne manquaient pas. Seul l’argent ne semblait pas être en cause. Allongée sur mon lit mouvant, j’avais trouvé une position qui, bien que précaire, était à peu près stable. Je faisais le point sur ce que j’avais appris ces derniers jours. A peine installée, Sosa surgit. Après de prudents détours il se mit en devoir de me renifler d'un air suspicieux. L'examen ayant dû être concluant il s'allongea près de mon épaule et me donna de petits coups de tête sous le menton. Je le caressai d’une main distraite ce qui enclencha aussitôt un volumineux ronronnement de satisfaction. 

Je ne savais pas par où commencer, mais la confusion de mes sentiments me bouleversait. En l'espace de quelques mois toutes mes certitudes s'étaient envolées. D’une personne ordinaire j’étais devenue la descendante d’un assassin. Aujourd’hui pourtant, tout semblait indiquer qu’Henri n’avait commis aucun crime mais qu’on avait ourdi cette machination pour le faire plonger. Qui lui en voulait à ce point ? Qu’avait-il fait pour mériter ça ? Un lien ténu, mais sans doute décisif, devait relier ces faits les uns aux autres. Hélas il m’échappait encore. 

Le lendemain je décidai de retourner une dernière fois aux archives. J’y retrouvai Alcide Bodin. Il me proposa de se pencher sur les archives judiciaires pour confirmer son hypothèse. Le but de notre recherche du jour était donc… de ne rien trouver. Les voies de la généalogie sont impénétrables.
- Bon déjà, mettons-nous d’accord sur le vocabulaire. L’homicide est le fait de tuer un homme. Mais on distingue le meurtre (tuer sans préméditation), de l'assassinat (lorsque l'homicide est prémédité). Un crime est une action considérée comme très grave par la loi. On utilise aussi le terme crime pour désigner un homicide, mais tous les crimes ne sont pas des homicides. Par exemple, le viol, la torture, le vol sont qualifiés de crimes. Le meurtre est en général puni de 30 ans de réclusion criminelle. L'assassinat, quant à lui, est puni de la réclusion criminelle à perpétuité. Tous deux sont des crimes, passibles de la cour d'assises.
- La cour d’assise ?
- C’est une cour jugeant uniquement les crimes les plus graves, c'est-à-dire encourant une peine de plus de 10 ans. Elle comporte la cour proprement dite (Président et ses assesseurs) et un jury. La cour d’assises ne siège pas en permanence : les procès sont regroupés en session. Pour chacune d’elle on tire au sort les jurés parmi les personnes de plus de 23 ans figurant sur les listes électorales. Je te passe les détails de la finalisation du jury.
- OK.
 

- Maintenant les protagonistes : les « magistrats » sont les personnes qui rendent la justice. Il en existe deux catégories : les juges et les procureurs. Parlons d’abord du procureur (ou ses substituts). Il représente le Ministère public (qu’on appelle aussi le « parquet »), c'est-à-dire l’autorité chargée de défendre l'intérêt de la collectivité et l'application de la loi. Il intervient en majorité pour des affaires pénales. Dans le cas d’un crime, le procureur est obligé d’ouvrir une information judiciaire qu’il confie au juge d’instruction. Le juge d’instruction, lui, est indépendant du Ministère de la Justice. Il est chargé d’instruire, c'est-à-dire de rassembler des preuves quand une infraction est commise. Pour cela il s’appuie sur des enquêteurs de la police. Une fois l’enquête terminée et un suspect trouvé, le juge d’instruction le met en examen et éventuellement en détention provisoire. Le procureur reprend alors le dossier et le met en forme pour qu’il aille à l’audience. En cas d’homicide, aux assises. On parle de « magistrature debout » puisqu’à l’audience, les procureurs se lèvent pour s’exprimer (contrairement aux juges qui font partie de la de « magistrature assise », car ils exercent leur fonction dans cette posture).
 

- Je comprends. Le juge d’instruction est une spécialisation, tout comme d’autres sont juges aux affaires familiales ou juges d’application des peines.
- C’est ça. Tous les juges font partie de la magistrature du siège. De même il existe différents types de procureurs, en fonction de leur rang hiérarchique : avocat général, procureur général, substitut du procureur, etc… Ensuite, au tribunal, il y a l’avocat : c’est un juriste dont les fonctions sont de conseiller, représenter, assister et défendre ses clients. La partie civile ou demandeur est la personne qui s'estime victime soit d'une infraction (à propos de laquelle une action publique a été déclenchée par le ministère public) soit d'un préjudice (pour lequel une juridiction civile a été saisie). Enfin, il y a le juge (« du siège ») qui est chargé de trancher les litiges opposant des parties (ou plaideurs). Ça va toujours ?
 

- Oui, je te suis. Mais quelles sont les différences entre contravention, délit et crime ?
- Ah ! La contravention est l’infraction la moins grave où la peine encourue est inférieure à 3  000 euros d’amende. Le délit est la catégorie intermédiaire. Il est, comme le crime, défini par la loi et jugé par un tribunal correctionnel. Le crime, on l’a vu, est l’infraction la plus grave.
- Et là, dans les archives, on a les pièces du tribunal civil et du tribunal correctionnel. Quelle est la différence ?
- Comme je le disais à l’instant le tribunal correctionnel juge les affaires les plus graves. Le tribunal civil juge… les affaires civiles !
- Merci !
- Pardon : j’ai pas pu m’empêcher. Les affaires civiles concernent les conflits juridiques entre deux parties appelées le plaignant et le défendeur. Le droit civil est le droit applicable à tous les citoyens. Il est omniprésent dans la vie quotidienne car il concerne toutes les étapes de la vie d'une personne : naissance, travail, vie familiale, consommation...
- OK ! C’est plus clair pour moi. Dire que je me gave de séries policières depuis des années et que je n’ai jamais prêté attention à tout ça avant…
- Attention : là on parle de la justice en France. Rien à voir avec d’autres pays, comme les États-Unis par exemple.
- C’est noté !
 

- Parfait. Donc les archives judiciaires se trouvent en série U, pour ce qui concerne les affaires « modernes », soit après 1800.
- De mémoire, c’est la série B pour les affaires antérieures à 1800 ?
- C’est ça. Et en série L pour la période révolutionnaire. Les archives judiciaires sont assez rarement en ligne, mais on y viendra certainement. Comme pour les notaires, nos ancêtres faisaient assez souvent appel à la justice : demande de dommages et intérêts, nomination de tuteurs ou de curateurs, litiges de la vie quotidienne. La première étape consiste à consulter les tables. Elles permettent de trouver le nom de la personne et le motif de la condamnation. Parfois il faut passer par un second registre, appelé rôle judiciaire, qui permet de découvrir le numéro de la chambre qui a prononcé le jugement, ainsi que la date à laquelle il a été rendu.
- Oui, c’est le cas à Paris. J’ai déjà effectué une recherche auprès du tribunal de la Seine.
- Et ça c’est pour le tribunal correctionnel ou civil, mais il y a aussi les tribunaux de commerce, les conseils des prud’hommes, etc… Tout un monde merveilleux dont on n’a pas idée, ajouta Alcide en souriant. Et pour chacune de ces juridictions on peut trouver les décisions du tribunal (arrêts, jugements, référés, ordonnances) mais aussi des dossiers de procédures (procès-verbaux de police, déclarations de témoins, procès-verbaux de séances du tribunal…). Et si on faisait des travaux pratiques maintenant ?
 

Je ne sus pas trop s’il y a avait un sous-entendu dans cette phrase. Quoi qu’il en soit, nous avons passé les heures qui suivirent à éplucher les répertoires en tout genre… sans trouver aucune mention d’Henri. Plus tard Charlotte nous rejoignit. Ensemble nous avons passé au crible toutes les pièces du dossier. De temps en temps Charlotte et Alcide se concertaient à mi-voix, montrant là un détail de calligraphie, là une ombre sur le papier. Enfin, ils relevèrent la tête et Alcide déclara :
- Pour moi cela ne fait aucun doute. Ce dossier est un faux ! 


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mardi 24 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre U

 CHAPITRE U

"Une nouvelle virée aux archives s'impose..."



Une nouvelle virée aux archives s’impose ! J’en avais beaucoup appris sur Henri et son environnement en venant fouler sa terre, mais je n’avais pas trouvé la clé du mystère principal : quand et pourquoi Henri avait assassiné sa femme. Je signalai donc par un sms rapide à Charlotte que je revenais aux archives et que si elle avait un moment à m’accorder elle me trouverait en salle de lecture. Alexandre déclara qu’il avait d’autres obligations et qu’il ne pourrait pas m’accompagner. C’est donc seule que je me rendis à Dammarie-les-Lys. 

Le trajet me permit de réfléchir à nouveau à cette histoire. Tandis que je marchai en direction du bâtiment des archives, je sentis un picotement dans la nuque, comme l’impression d’être observée. Je me retournai mais ne vis personne. Je repris ma route… Et ne vis pas la silhouette aux souliers vernis reprendre sa marche derrière moi. 

Arrivée aux archives je voulais explorer plusieurs pistes. Je demandais les premières cotes et pour patienter je me plongeai dans les inventaires à la recherche de nouveaux éléments pour faire rebondir mon enquête. Un archiviste vint me signaler aimablement que mes documents étaient arrivés et avaient été déposés à l’emplacement qui m’était dévolu. Je le remerciais et pris la direction de ma table. 

C’est ce jour-là aux archives que se produisit une anecdote que je n’aurais probablement pas retenue sans les événements qui ont eu lieu peu après. Debout devant ma place, un homme se trouvait en train d’examiner avec soin les registres qu’on avait déposés pour moi, cherchant visiblement une chose bien précise. C’était un petit homme aux yeux vifs et à la mine chafouine. Comme j’arrivai à sa hauteur, il releva brusquement la tête, surpris. Il afficha une mine déconfite comme s’il venait d’être pris en faute, et balbutia quelques mots d’excuse. Quelques secondes suffirent néanmoins pour qu’il retrouve son assurance et passe son chemin.
 

C’est à la pause déjeuner que je retrouvai Charlotte :
- Désolée, je n’ai pas eu une minute à moi ce matin. Mais tu as bien fait de venir : Alcide Bodin a réapparu.
Alcide Bodin ? Ce nom ne m’était pas inconnu, mais je ne parvenais pas à le remettre.
- Le responsable de l’association généalogique locale. Tu sais, je t’en avais parlé.
- Ah ! Oui, ça me revient maintenant. Et donc il est là ?
- Oui.
- Tu lui as parlé de l’affaire ?
- Tu penses ! C’est un archiviste contrarié : ses parents l’ont obligé à reprendre le commerce familial, mais il n’a jamais aimé ça. Du coup il passe tous ses temps libres ici où ses talents et ses aptitudes se sont épanouis. Il compile et classe avec gourmandise. Je crois qu’il a lu absolument tous les documents conservés dans ce bâtiment ! Je te le présenterai tout à l’heure. En attendant, allons manger !

Après le déjeuner Charlotte tint sa promesse : elle rentra avec moi et me conduisit vers le petit homme qui s'était intéressé de si près à mes documents le matin même. Elle fit les présentations. Je ne sais pourquoi, je ne relevai pas son indélicatesse du matin. Charlotte lui rappelai le contexte de l’affaire qui nous occupait et je brossais un portrait rapide d’Henri et sa famille.
- Il travaillait essentiellement pour Houbé, celui qui possédait les tuileries et briqueteries de Mortcerf si ma mémoire est bonne.
D’un ton mielleux il releva :
- Mais oui ! Votre mémoire est excellente. Des archives vivantes… On prendrait sans doute plaisir à vous feuilleter. 

Déjà que je n’appréciai guère le petit homme et ses regards gênants, mais là j’eus carrément un haut le cœur. Je regardai discrètement Charlotte qui étouffait un rire derrière sa main.
- Bon, je vous laisse discuter, j’ai à faire. A plus tard.
Je lui lançai un coup d’œil désespéré, mais elle s’éloigna en riant. Surmontant mon aversion pour la fouine, j’acceptai le café qu’il me proposait.
- Charlotte vous a parlé de ce meurtre que nous ne retrouvons pas. Elle m’a dit que cela vous évoquerait peut-être des souvenirs. Vous avez trouvé quelque chose ?
- Oui, bien sûr… Le meurtre n'en n'était sûrement pas un !
- Quoi ?
 

A compter de cet instant l'intérêt de mon vis-à-vis ne faiblit plus. Aussi longtemps qu’il voudrait me parler, je ne répugnerais plus à l’écouter.
- Voyons, Mademoiselle, si vous entendez des sabots, vous pensez cheval… Pas zèbre. N’est-ce pas ?
- Oui mais…
- Mais rien du tout : s’il n’y a pas de trace de meurtre, c’est qu’il n’y a pas de meurtre. C’est aussi simple que cela.
- Mais… j’ai retrouvé des traces justement : des lettres de dénonciations, des rapports de police, des courriers officiels.
- Et bien, je ne sais pas d’où vous tenez vos sources, mais sachez que la Seconde Guerre Mondiale est une époque que j’ai spécialement étudiée. J’ai dressé des notes particulières pour chaque dossier jugé compromettant. De sorte que si un dossier venait à disparaître – c’est plus fréquent qu’on ne le croit, hélas – je conserverais par devers moi le dossier d’origine, sans mensonge ni fausseté. Puis-je vous demander où vous avez trouvé ces documents ?
- Il m’ont été donnés par une connaissance qui les tenait lui-même de son grand-père. Ce grand-père, aujourd’hui décédé, avait été un voisin d’Henri.
- Hum… Il faut revenir aux recherches premières, passer au crible l'ensemble des éléments, les trier, les classer et peut-être aussi les mélanger. Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, nous allons dénouer cette pelote de laine. Il n'existe pas de verrou qui n'ait sa clé. Voyons voir…
 

Tout au long du trajet du retour je m’étais échinée à trouver un lien cohérent à cette affaire (ou non-affaire ?), en vain. Qu’avait-on loupé ? Je me plongeais dans mes pensées. Un mot prononcé par Alcide - mais lequel ? - avait éveillé un écho en moi. Hélas, je ne parvins pas à m’en souvenir.
Revenue chez Alexandre, je lui exposai les découvertes du jour et l’hypothèse d’Alcide Bodin.
- Un faux ? Mais n’importe quoi ! Et d’abord qu’est-ce qu’il en sait, lui ?
- Ce n’est qu’une hypothèse. Écoute au moins ce qu’il a à dire…
- C’est ridicule !
- Mais tu ne trouves pas ça bizarre, toi, que cette histoire incroyable ne ressorte nulle part ?
- Tu as raison ! C'est une histoire incroyable. Mais ce n’est pas parce que ça ne te plaît pas que ce n’est pas vrai. Tu n'y peux rien ! L’histoire est implacable… et parfois féroce. Nous ne pouvons qu’en hériter et la respecter. Je crains que tu n’aies perdu ton temps aujourd’hui.
Il sourit et pivota sur ses talons.
- Le dîner sera bientôt prêt. Tu dois avoir faim.
 

Un silence pesant régnait sur notre table. Rien à voir avec l’ambiance des jours précédents. Une migraine commençait à poindre. J’avais envie d'aller me coucher. J’avais besoin d'être seule pour réfléchir calmement aux événements du jour. Mais l’atmosphère étant ce qu’elle était, si je montai maintenant, je devrais quitter Alexandre sur un conflit larvé et cela ne ferait qu'empirer les choses. Je dus me faire violence pour trouver des sujets de conversation insignifiants et tenter d’apaiser le climat avant de monter.
 

Une fois dans ma chambre, je réfléchis posément à la situation. Je savais qu’Alexandre était un homme de passion et de conviction, sûr de suivre le chemin qu'il pensait être le bon. Mais s'il avait tort ? Si Henri n’était coupable de rien depuis le début et qu’Alexandre avait simplement refusé de le voir ? Il était si facile de se leurrer quand on était persuadé d’un fait. 



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lundi 23 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre T

 CHAPITRE T

"Triste histoire"

 

- Triste histoire. Oui, bien triste.
Nous étions chez Honoré, un voisin du quartier qui avait connu Henri lorsqu’il était jeune, dans les années 1940. Henri était âgé d’une soixantaine d’années bien sonnée à l’époque.
Honoré était aujourd’hui un vieillard tout en rondeur. Un nuage de cheveux blancs saupoudrait son crâne. Des yeux doux, parfois un peu taquins, les pommettes roses, des joues bien remplies. La douceur l’environnait d’une aura bienfaisante.
 

- Vous souvenez-vous de l'incendie qui a ravagé la maison d’Henri en 1938 ?
- Bien sûr, comment pourrais-je l'oublier ? Une nuit, vers la mi-avril, il était 3 ou 4h du matin, nous avons été réveillés par des cris dehors. Mon père était déjà debout, tout habillé. Il nous a simplement dit "une maison brûle un peu plus haut". Depuis notre domicile on voyait le ciel se parer de sinistres lueurs rougeoyantes indiquant un incendie. Ma mère ne voulait pas qu'on quitte la maison, mais avec mon grand frère on n'aurait loupé ça pour rien au monde. Dès qu’elle a eu le dos tourné, on s’est faufilé à l’extérieur et, caché par l’ombre des bosquets, on a été assister au spectacle. Et oui, pour les gosses que nous étions, c’était plus une fête qu’un drame. Je suis désolé de dire ça, ajouta-t-il en me regardant.
Je lui fis signe qu’il était tout pardonné et l’invitai à poursuivre.
 

- D’ailleurs nous n’étions pas les seuls : on a vu quelqu’un d’autre sous les bosquets, mais on n’a pas vu son visage. Sans doute un autre gamin du quartier qui avait filé en douce comme nous.
En train de prendre des notes sur ce récit passionnant (effroyable bien sûr, mais passionnant), je ne prêtai pas attention à cette remarque anodine et enchaînai avec la question suivante :
- Les habitants du quartier sont-ils venus, comme votre père, pour lutter contre l’incendie ?
- Oui, bien sûr. Une chaîne humaine s’est formée pour arroser l’incendie avec des seaux d’eau. Ce n’était pas très efficace, mais au moins ils ont réussi à limiter les dégâts. Au petit matin la maison fumait encore, mais le feu ne s’était pas propagé aux autres habitations. Faut dire, la maison d’Henri était en brique : ça joue. L’incendie se propage moins vite. C’est sans doute ce qui l’a sauvée. La toiture par contre…
- Et Henri ? Vous l’avez vu ?
- Oui, il avait pris la direction des opérations pour coordonner les secours. Enfin, c’est ce qu’il nous a semblé de notre point de vue, car on n’entendait pas ce qu’ils se disaient : leurs paroles étaient couvertes par le bruit infernal du brasier. C’est fou ce que ça fait comme bruit, un incendie. Vous avez déjà entendu ça, mademoiselle ?
Dans un sourire, je lui répondis :
- Non, heureusement non…
 

Alexandre intervint :
- Et sa femme, à Henri, vous l’avez vue ?
- Attendez voir que je me souvienne. Non je crois pas. Il n’y avait que des hommes cette nuit-là. Pas de chemise de nuit, ajouta-t-il avec un sourire entendu dans le regard.
- Elle n’était pas là ? Où était-elle ?
- Hum… Ça, je l’ai jamais su.
- Que sont devenus Henri et Ursule après l’incendie ?
- Ben, je crois qu’ils sont allés habiter chez l’un de leurs enfants. Chez la Germaine, je crois. On voyait Henri régulièrement : il venait déblayer la maison et récupérer ce qui était encore en état.
- Henri ? Henri seul : pas avec Ursule ?
- Je saurais pas dire. Mais j’étais pas devant la maison en permanence à tout surveiller.
- Bien sûr… Et qu’est-ce qui avait provoqué cet incendie ?
- Ben… On n’a jamais vraiment trop su. Certains disent qu’il est parti de la cuisine à cause d’un feu de cuisson mal éteint. Mais je ne sais pas. Il y a eu du dégât quand même. Et une sacrée frousse, parce que nous, dans notre bosquet, on n'en menait pas large. C’était drôlement impressionnant. Finalement on est rentré chez nous la queue basse, sans se pavaner, je peux vous dire. C’était bien triste cette histoire. Oui, bien triste… Une autre tasse ? 



Je rempilai pour un second chocolat chaud, préparé à l’ancienne, qui fondait dans la bouche comme un nuage parfumé. Tandis que je me délectai, Honoré commenta :
- On n’en fait plus des comme ça, hein ? C’est ma mère qui le préparait de cette manière. Et encore : je ne le fais pas aussi bien qu’elle. Un petit gâteau pour aller avec ? me demanda-t-il en tendant une assiette pleine de sablés ronds et dorés comme des soleils.
Je déclinai les astres blonds pour demander ensuite :
- Et son arrestation ? Vous l’avez vue son arrestation ?
- Eh, non ! Je n’étais pas là. Mais on en a parlé bien sûr, vous savez ce que c’est.
- Pouvez-vous m’en dire plus ?
- Et bien, c’était pendant la guerre… en 42 ou 43 peut-être. Une Novaquatre noire est venue se garer devant la maison à ce qu’il paraît. Deux hommes en sont sortis. Ils ont été chercher Henri et sont repartis tout de suite. Ça n’a pas duré 5 minutes. Mais ne me demandez pas pourquoi ils sont venus. Ça je peux pas vous dire.
 

Honoré était du genre à ne pas colporter les ragots, et c’en était presque regrettable en l’occurrence : ça m’aurait bien aidé. A mon avis il ne disait pas tout mais je ne parvenais pas à déterminer si c’était par politesse ou pour garder par devers lui des éléments troublants.
- Comment était Henri, dans votre souvenir ?
- Hum… C’était un homme assez secret. Plutôt fier. Mais il ne se mélangeait pas trop aux autres. Oh ! Poli, attention ! Je ne veux pas dire. Mais réservé. Il aimait bien que tout soit comme il l’avait décidé, ça je m’en souviens. Il boitait, vous saviez ?
Je fis oui de la tête.
- Peut-être que c’était à cause de ça qu’il n’aimait pas trop se mêler aux gens. Une sorte de timidité à cause de son infirmité. Il n’avait pas fait la guerre à cause de sa claudication. Certains le lui ont reproché, bien sûr, mais il y a toujours des mauvaises langues pour dire n’importe quoi sur n’importe qui, hélas.
 

Enfin, j’osai poser la question qui me brûlait les lèvres :
- Et Ursule ?
- Comment elle était ?
- Non, comment est-elle morte ? Et quand ? Le savez-vous ?
Honoré fouilla sa mémoire.
- Non… Ça je peux pas dire. Je ne m’en souviens pas. Je suis désolé.
- Ce n’est pas grave, dis-je en dissimulant ma déception du mieux que je pouvais.
Honoré me regarda un moment avant de déclarer :
- Vous me faites penser à lui.
- A lui ?
- Oui. Des gestes, une attitude.
- Mais je ne l'ai pas connu !
- Il faut croire que ceux que nous avons aimés et qui ont disparu demeurent présents par des attitudes qui se transmettent de génération en génération. Leur mémoire demeure dans les gestes des vivants. 

Nous avons encore bavardé un moment, mais Honoré ne m’apprit rien de plus sur l’histoire d’Henri. 


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samedi 21 novembre 2020

ChallengeAZ : Chapitre S

 CHAPITRE S

"Sa sœur jumelle ?"

 

Coulommiers, 02 novembre 1942 

 

- Sa sœur jumelle ? Quelle sœur jumelle ?
- Oui ! Rosalie… Rosette… Rose… Ah ! Voilà ! Marie-Rose.
- Mais combien elles sont ?
- Ben… Deux : des jumelles, quoi.
- Humpf ! Kerdogan, je comprends rien : qui sont toutes ces Rosalie… Rose… ???
- Ah ! Oui ! Non ! En fait c’est une seule et même personne : Marie-Rose, que l’on appelle aussi Rosalie, ou Rosette ou Rose tout court. Et c’est Kergogan, monsieur.
L’inspecteur Abel Pochet jeta un regard noir à son jeune adjoint.
- Vous ne me facilitez pas la vie, Ker…
Il renonça à chercher la fin du nom de l’enquêteur : il avait assez à faire avec toutes ces sœurs jumelles. 


- Bon, donc elle avait une sœur jumelle. Elles se voyaient ?
- Ben… J’imagine…
- Vous imaginez ? Mais vous imaginez quoi Kerpogan ?
Par réflexe, Kergogan ouvrit la bouche pour corriger son supérieur, puis y renonça finalement et la referma.
- On n’imagine pas dans une enquête, Perdogan ! Vous savez ou vous savez pas ?
- Ben… Pas vraiment…
- « J’imagine », « pas vraiment »… 

L’inspecteur prit sur lui pour ravaler tout les noms d’oiseaux qui lui venaient à l’esprit.
- Bon, cette sœur jumelle, elle est venue à son mariage, n’est-ce pas ?
- Euh… Non chef, celle qui venue c’est… (il vérifia ses papiers) Marie-Joseph.
Soupir de l’inspecteur.
- Marie-Rose, Marie-Joseph… Que de Marie. Heureusement que la nôtre s’appelle Ursule.
- En fait elle s’appelle Ursule Marie Mathurine, chef. Et ses frères Vincent Marie et Auguste Marie…
- Vincent Marie ? Mais je croyais que c’était le père ?
- Oui, aussi.
- Aussi ?
- Oui : ils s’appellent pareil. Le père et le frère. Et la mère c’est Marie Mathurine, Comme Ursule.
- Oh ! Bon sang ! Vous me donnez mal à la tête Pergogan !
On y est presque, pensa Kergogan : peut-être qu’un jour il se rappellera mon nom correctement. Ou au moins il tombera dessus par hasard.
 

- Eh ! Vous rêvez ou quoi ?
- Non monsieur !
- Bon. Il y a d’autres Marie dans l’coin ?
- Oui, monsieur : deux oncles, trois tantes, une grand-mère, un grand-père…
- Oui, oui, bon ça va, j’en ai assez ! Quoi d’autre ?
- Euh… Marie est un prénom très porté chez nous en Bretagne depuis le XVème siècle. On le trouve aussi sous la forme Mari (sans -e à la fin) pour les hommes, et des déclinaisons comme Marianning, Marivonn ou Maiwenn…
Voyant la tête de son chef qui virait au rouge, Kergogan ne termina pas son exposé sur les prénoms bretons. 



- A propos des sœurs, Lerbogan, les sœurs !
- Ah ! Oui, euh… Bien sûr, les sœurs.
Il feuilleta son calepin du plus vite qu’il pût.
- Les sœurs… Oui ! On sait que Marie-Joseph, l’aînée, est venue au mariage d’Ursule. Elle était sa témoin. Elle habitait alors Vernon dans l’Eure, donc elle a fait… près de 140 km… (il réfléchit)… sans doute en train, chef, termina Kergogan triomphalement.
- Au mariage ?
- Oui.
- En 1900 ?
Vérifiant ses notes, désormais beaucoup moins sûr de lui devant l’instance de son chef :
- Oui, c’est ça, en 1900.
- Mais on est en 1942 ! Barbogan ! 1942 ! Je m’en fiche moi de ce qu’il s’est passé il y 40 ans ! Est-ce qu’elle voyait ses sœurs là, maintenant ? C'est ça que je vous demande, moi !
- Ah ! Bah oui, je comprends. C'est-à-dire que, depuis qu’on surveille le suspect Macréau, on n’a pas vu de rapprochement entre les sœurs.
L’inspecteur n’en croyait pas ses oreilles.
- Quoi ?
- On… n’a pas…
- Mais bougre d’imbécile, évidemment que vous n’avez pas vu de rapprochement, puisque vous n’avez pas vu Ursule, puisqu’elle a DIS-PA-RUE !!! Vous comprenez « disparue » Radoban ?
 

L’inspecteur tenta de maîtriser ses nerfs.
- Bon ! Reprenons depuis le début. Que savons-nous ? Nos services reçoivent plusieurs lettres anonymes nous invitant à enquêter sur ledit Henri Macréau. Motif 1) écoute la radio anglaise 2) assassine sa femme. L’accusé nie en bloc mais ne peut pas dire où est son épouse.
Très vite, l’inspecteur avait senti que cette affaire leur donnerait beaucoup de fil à retordre. Il y a quelque chose qui ne collait pas. Un élément avait joué contre eux dès le début. Mais qu’est-ce que c’était ?
- Voyons l’affaire sous un autre angle…
Kergogan osa une suggestion :
- Si ce n’est pas le mari, qui est-ce ?
- C’est toujours le mari ! Retenez bien ça Berdogan. Ça vous facilitera les choses à l’avenir.
 

L’inspecteur coula un regard de travers vers son jeune acolyte, qui se le tint pour dit. En son for intérieur il pensa néanmoins : « Est-ce que le climat actuel et la piste d’un règlement de compte sous couvert de pays envahi par l’ennemi ne pourraient pas tenir ? » Mais il n’osa pas formuler cette audacieuse hypothèse à son supérieur.
Abel Pochet poursuivait son raisonnement :
- C’est sans doute à cause de la femme. Elle a dû faire quelque chose d’inconvenant. Elle a peut-être fricoté avec qui ne fallait pas… Oui… Mauvaises fréquentations, c’est sûr.
 

Kergogan leva les yeux pour réfléchir. Il réfléchissait toujours mieux les yeux en l’air : l’inspiration divine peut-être. Il avait renoncé à deviner si, pour son patron, les « mauvaises fréquentations » étaient du côté des Allemands ou des Résistants. Tout en fixant une des nombreuses taches de moisissure au plafond, il filait son propre raisonnement. Un coup on dénonçait Henri pour avoir écouté la radio, une autre fois carrément pour avoir tué sa femme. Comme si la première dénonciation n’avait pas été assez efficace. Et, de fait, la police n’avait enquêté sérieusement qu’après la deuxième lettre. Mais qui dans l’entourage d’Henri lui en voulait ? Qui l’avait chargé au point de faire tomber la lourde main de la police sur lui ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui avait motivé ces lettres de dénonciations quelques peu incohérentes ?  



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jeudi 19 novembre 2020

ChallengeAZ : Chapitre Q

 CHAPITRE Q

"Quelle horreur..."

 


Mortcerf, 12 avril 1938 


- Quelle horreur !
Henri se précipita vers la fenêtre de la cuisine mais les langues de feu léchaient déjà le mur, atteignant le plafond à une vitesse folle. Il tenta d’arrêter la progression de l’incendie mais ses efforts n’étaient guère récompensés. On était encore en pleine nuit. Trois ou quatre heures peut-être, Henri ne savait pas très bien. Il avait été réveillé par un bruit. Ou était-ce une odeur ? En tout cas quelque chose de pas normal. Peut-être était-ce son sixième sens qui l’avait averti ? Il s’était levé et avait demandé à haute voix :
- Il y a quelqu’un ?
 

Seul le silence de la nuit lui avait répondu. Le silence et ce petit crépitement qu’il entendait maintenant distinctement. Il s’était habillé en vitesse et était sorti de sa chambre. C’est dans la cuisine qu’il avait vu les flammes. Attrapant un torchon il avait essayé d’enrayer le feu en tapant du plus près qu'il put s’approcher. En vain. Sa maison brûlait. Pris à la gorge par les fumées il était sorti. A présent, il était sur le bord de la route, impuissant. Il regardait le bûcher qui éclairait la nuit comme en plein jour.
 

Les voisins arrivaient en courant, habillés à la hâte, surpris dans leur sommeil tant par l’incendie que par l’alerte qui se propageait de maison en maison.
- Il y a quelqu’un à l’intérieur ? Henri ! Il y a quelqu’un dedans ? demanda un sexagénaire, court sur pattes mais bien en chair, vêtu d’un simple marcel blanc sur un pantalon de flanelle.
La fraîcheur de la nuit laissait les hommes indifférents : la chaleur du brasier compensait largement la météo de cette nuit de printemps.
- Ta femme, Henri ? Elle est là ?
Henri ne répondit pas tout de suite, tétanisé par le spectacle qu’il avait devant lui. Les riverains venus en renfort n’attendirent pas pour commencer à lutter contre l’incendie. La solidarité jouait bien sûr, mais aussi la peur de voir le feu s’étendre aux autres maisons.
 

Au loin une ombre observait la scène. L’homme ne bougeait pas : du bosquet où il était caché il avait une excellente vue sur toute la scène. Il trouvait cela magnifique. Il ressentait un mélange de peur et d’excitation. Il allait enfin être vengé. Pendant toutes ces années il s’était senti rabaissé, critiqué, humilié. On lui avait bien fait sentir qu’il n’était pas légitime, qu’il n’avait droit de revendiquer aucune place dans ce foyer. Dans son esprit fragile la maison de son enfance à Tigeaux se superposait à celle d’Henri aujourd’hui à Mortcerf. 

Mais cette fois c’est fini. Le feu purificateur est un auxiliaire puissant. Des images fugitives se superposaient dans son esprit perturbé : la maison du bonheur, celle de Marie-Louise, la douce Marie-Louise, et sans transition le champ de bataille, les obus, les cris. Et la mort. Détachant ses yeux des flammes qui l’hypnotisaient il vit Henri, sur le bord de la route, toujours figé. Gaston sentit la colère monter en lui. Il aurait tellement voulu qu’Henri ne se réveille pas et périsse dans l’incendie. Au lieu de ça il avait l’air à peu près indemne. 


- Henri ! Tu es blessé !
Instinctivement Henri porta la main à sa jambe. Mais ce n’était pas elle qui inquiétait son voisin. Sans comprendre il regarda alternativement la face rougeaude du voisin puis sa manche. Il avait côtoyé le feu de trop près. Il était brûlé sur une partie du bras et de la main. Ses cheveux avaient été roussis par la chaleur. Des traces de suie maculaient son visage. Hébété, il ne réagissait toujours pas. Son voisin le secoua tant qu’il finit par répondre, hésitant, qu’il était seul dans la maison.
- Tu es sûr ? Ta femme ?
Brusquement Henri semblât s’éveiller. Il reprit ses esprits et, d’une voix plus assurée, affirma qu’il n’y avait personne d’autre. Il s’approcha de la chaîne humaine qui se formait déjà pour faire passer des seaux d’eau et prit sa place dans le rang. 

Quand les flammes sortirent par la fenêtre, s’élançant à l’assaut de la cheminée, un sourire s’était dessiné sur les lèvres de Gaston. Savourant le sentiment de plénitude qui l’envahissait, même si Henri s’était réveillé un peu trop tôt à son goût, il se décida à quitter les lieux de sa vengeance. Il pivota alors et s’éloigna lentement, goûtant chaque pas comme un verre d’eau fraîche dans le désert. Au loin, les hommes s’interpellaient mais leurs paroles se noyaient dans le vacarme du brasier. Il ne s’aperçut pas que, au bord de la route, une pluie fine comme de la dentelle était apparue. 

Comme lui, les voisins attaquant le feu ne la remarquèrent pas tant elle s’était manifestée discrètement. Et tout aussi subtilement la pluie força. C’est alors que les hommes la découvrirent. Une pluie fine, mais drue tombait régulièrement à présent. Elle fut beaucoup plus efficace que les riverains dans leurs efforts malhabiles de maîtriser leur ennemi flamboyant. Le feu continua une partie de la nuit mais il n’était plus un danger. Au matin la maison fumait encore, mais au moins l’incendie ne s’était pas propagé aux habitations voisines. Le caractère incombustible des briques de la maison avait permis aux murs de rester debout. Néanmoins, les façades avaient pris différentes teintes colorées allant du rouge vif au grenat. La suie et la fumée avaient laissé de longues traces noires sur le fronton de la maison. L’intérieur en revanche avait beaucoup moins bien résisté aux flammes. La cuisine était particulièrement atteinte. 

Après le moment de faiblesse qui l’avait gagné au plus fort de la crise, Henri avait repris ses esprits. Il s’était porté à la tête de ses voisins, organisant les secours d’une poigne ferme. Il n’avait pas épargné sa peine, ne sentant ni la douleur chronique de sa jambe ni celle, toute fraîche, de son bras. Ce n’est qu’au matin qu’il s’accorda une courte pause. Après avoir bu un peu d’eau il pénétra dans la maison pour recenser les dégâts et sauver ce qui pouvait l’être. Son inspection le soulagea : finalement la situation n’était pas aussi grave qu’il aurait pu le craindre. Un instant il avait cru perdre tous les souvenirs d’une vie. Bah ! Il était vivant, c’était l’essentiel. Sans attendre il plongea les mains dans les restes de l’incendie noyés d’eau et commença à trier les vestiges de son histoire. 



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mercredi 18 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre P

 CHAPITRE P

"Pourquoi pas ?"

 

- Pourquoi pas ?
Alexandre avait accepté de me montrer les Egyptes, le quartier où habitait Henri Macréau entre 1911 et 1921.
- Mais tu vas voir, c’est vite fait !
Je lançai un regard noir à Sosa caché sous son meuble et suivis Alexandre. Je répétai en guise d’excuses :
- Je suis vraiment désolée, c’est la première fois qu’il fait ça…
- Peu importe !
 

Nous avions parcouru la rue des Vallées dans les deux sens. Alexandre expliqua :
- Voilà : c’est le site des Egyptes. Maintenant englobé dans le quartier des Vallées.
- Hum, je comprends mieux les recensements maintenant. En 1911 et 1921 Henri habite aux Egyptes. En 1926 il y a une lacune des registres. Mais on le retrouve en 1931 aux Vallées, nommés ensuite rue des Vallées en 1936.
Je pensai à tout cela. En fait Henri n’avait peut-être pas déménagé plusieurs fois comme je le pensai au début : c’était peut-être seulement la maison qui avait changé d’adresse.
- On peut refaire le trajet encore une fois ?
- Si tu veux, répondit Alexandre en haussant les épaules.
 

J’égrenai au fur et à mesure :
- A l’angle en bas de la rue, une grande maison, deux étages plus un comble. Le crépi a été refait mais la cheminée en brique pourrait supposer un bâti plus ancien. Ensuite une maison basse toute en longueur, bardée d’un revêtement moderne, mais elle aurait pu tout à fait être de brique comme sa voisine. Celle-ci est intéressante : toute de brique rouge, un porte centrale, des fenêtres de part et d’autre. Probablement deux pièces. Pas d’étage. Une double frise qui vient souligner la toiture. Très joli. On ne construit plus comme ça aujourd’hui : trop cher. Oh ! Dommage : le pignon a été enduit de blanc. Après encore une maison basse à deux fenêtres.
- Et encore du crépi !
- Oui, les marchands d’enduit ont dû faire fortune dans ce quartier. Il n’y a de maisons que d’un seul côté. De l’autre c’est déjà la campagne. La maison suivante a un étage. Il faudrait voir le cadastre pour savoir si c’est une construction neuve ou rénovation… pas très heureuse, d’ailleurs. J’espère que l’intérieur est plus coquet. Ah ! Ici deux maisons face à face : à droite c’est à nouveau une maison basse, mais un peu transformée, notamment par l’ajout d’une véranda. Celle de gauche en revanche est plus dans son jus : on retrouve la brique rouge, la double frise sous la toiture. Elle est un peu asymétrique avec deux fenêtres d’un côté de la porte et une seule de l’autre. Avec les fleurs, ça rend très bien. Des briques partout, jusqu’à la cheminée.



- Oui l’une des tuileries-briqueteries est située un peu plus haut.
- On devine facilement que la brique et le patron Houbé régnaient non seulement sur le marché du travail mais ont aussi inscrit leur marque dans le paysage. 

J’appréhendai le pays d’un œil neuf. Je me rappelai ce que j’avais lu sur Houbé. « Il employait environ 80 ouvriers en saison ». Cela pourrait paraître assez peu dit comme ça, mais si on compte une ou deux personnes par foyer travaillant pour lui ça fait déjà une soixantaine de foyers directement impliqués. Soit six quartiers comme celui des Egyptes qui ne comptait que dix ou douze maisons. Ce n’est pas négligeable pour une petite localité comme Mortcerf. Je pensai à toutes ces « familles de la brique ». Et à la catastrophe qui avait dû advenir quand le marché s’est effondré et que les briqueteries ont dû fermer leurs portes. 

Nous reprîmes notre déambulation.
- Une petite allée non goudronnée qui mène à trois maisons semblables et puis les deux maisons de part et d’autre de la rue qui finissent le quartier.
- Voilà ! Comme je te disais : c’est pas très grand.
 

Je restai pensive alors que nous revenions sur nos pas.
- Alors, me demanda Alexandre osant troubler mon silence, ça fait quoi de marcher dans les pas de son aïeul ?
- C’est émouvant, dis-je la gorge un peu plus serrée que je ne l’aurai voulu.
Pour faire passer l’émotion, nous avons marché jusqu’aux Vallées, ancien lieu-dit jouxtant aujourd'hui Mortcerf. Moins de brique, plus d’étages : le paysage changeait.
 

Nous fîmes une halte devant une maison restaurée récemment, mais qui avait pris soin de garder sur sa façade un témoin d’hier : une plaque métallique où était inscrit « La mendicité est défendue dans le département de Seine-et-Marne ». Un quartier plus aisé, sans aucun doute, où on ne voulait pas s’encombrer de pauvreté et où on le faisait savoir. Des traces d’une époque révolue avaient été maintenues, comme l’ancien lavoir, couvert de tuile évidemment. 

Sans nous en rendre compte nous étions arrivés au cœur de Mortcerf. Le bâti avait à nouveau sensiblement évolué : davantage d’étages s’épanouissaient, la polychromie décorait les façades, des signes extérieurs de richesses aussi comme des avant-corps, des murets, des marquises… Presque la ville déjà. 


- Puisqu’on est là, j’irai bien à la mairie consulter le cadastre !
- Si tu veux, mais moi j’ai un rendez-vous : je dois m’absenter.
- Ah ? Bon, ben, très bien, j’irai seule. De toute façon je trouverai le chemin du retour sans difficulté.
- OK !
Alexandre repartit en sens inverse tandis que je traversais la placette, moderne, qui était devant la mairie. J’étais sur le point de franchir les quelques marches qui menaient à la mairie, quand je me figeai sur place.
- Mais ??? 


Je reculai un peu et fouillai dans mon sac. J’en extrayais un dossier qui ne me quittait pas : c’était le dossier de « l’affaire de Mortcerf » et toutes les notes que j’avais prises en rapport avec cette enquête depuis plusieurs mois. Enfin, je mis la main sur le document que je cherchai : une photographie de petit format, en noir et blanc, un peu floue. On y voyait un bâtiment assez cossu, précédé par un perron. Un arbre dispensait son ombre sur le côté. La photo était cadrée très serré c’est pourquoi on ne voyait rien en dehors de ce bâtiment. Je relevai la tête, fit l’aller-retour entre la photo et le paysage devant moi : c’était la même chose ! 


Sans réfléchir je dis tout haut :
- Sosa ! C’est la mairie de Mortcerf !
Puis, reprenant mes esprits, je réfrénai mon enthousiasme. OK, Sosa n’est pas là. D’ailleurs on doit avoir une conversation lui et moi. Mais j’aurai aimé partager cette découverte inattendue avec lui ; enfin dans la mesure où on peut partager quoi que ce soit avec son chat ! 

 


C’était vraiment le même bâtiment : le perron grillagé, la porte plein cintre, le balcon en fer forgé, la fausse colonnade et l’œil de bœuf tout là-haut, dominant le tympan sculpté. Tiens ! L’œil de bœuf avait perdu son décor dans la partie supérieure. J’avais résolu, sans le vouloir, une nouvelle énigme posée par le dossier. 

J’entrai dans la mairie, heureuse de cette découverte. Trois hommes et une femme discutaient autour de la banque d’accueil à propos du chantier de l'aménagement paysager devant la gare. Lorsque je pénétrai dans la pièce, les quatre personnes présentes se turent en même temps et me regardèrent, curieux. Aussitôt un homme grand, mince, la chevelure grisée, le costume sombre, se détacha du groupe et me souhaita la bienvenue. Le maire songeais-je in petto. J’expliquai en quelques mots ce qui m’amenait à Mortcerf. 


Un gros homme, rougeaud, le cheveu ras, m'interpella :
- Ah ! Mademoiselle !
(Mademoiselle ? A mon âge ?)
- Vous qui n’êtes pas du pays : voici une devinette ! Comment appelle-t-on les habitants de Mortcerf à votre avis ?
Satisfait de lui-même, il était sûr de me coller. Mais j’avais fait mes devoirs avant de venir et je répondis du tac au tac :
- Les Moressartoises et les Moressartois évidemment !
Le type, stupéfait, n’en revenait pas. Amusée d’avoir arrosé l’arroseur je m’approchai de la secrétaire de mairie et demandai si je pouvais consulter le cadastre. Le maire eut un peu de mal à rattraper ses ouailles après ce tacle en bonne et due forme, mais reprit vaillamment sa conversation d’édile fraîchement élu. La secrétaire, petite femme joviale, me proposa de m’installer dans la salle du conseil municipal :
- Vous serez plus tranquille comme ça. Je vous apporte les registres. 


Elle sortit, elle aussi fort réjouie par la scène qui venait de se produire. Je passai les heures qui suivirent (sans les voir défiler, ça va de soi) à éplucher les matrices du cadastre, les plans correspondant. Et puis aussi l’état civil tant qu’à faire. Et tout ce qui pouvait me tomber sous la main. 


Ce n’est que beaucoup plus tard (j’avais un peu perdu le fil des heures) que je ressortis de la mairie. Je refis le chemin inverse pour retourner chez Alexandre. J’avais la tête pleine de mes investigations et découvertes du jour. C’est sans doute pour cela que je ne vis pas la silhouette qui me guettait à l’autre bout de la place. Une paire de souliers vernis embrayèrent alors le pas derrière moi et me suivirent à bonne distance. 



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mardi 17 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre O

 CHAPITRE O

"Où va-t-on ?"

 

- Où va-t-on ?
J’étais enfin arrivée à destination et je tentai d’avoir des précisions sur le programme qu’Alexandre nous avait concocté. 

Arrivée quelques minutes plutôt tôt à la gare de Mortcerf, il m’avait fallu repérer Alexandre. Celui-ci avait promis de porter à la main, en signe de reconnaissance, une loupe et une pipe. Il n’avait pas osé coiffer le deerstalker, le fameux chapeau pied de poule associé à Sherlock Holmes. Il n’y avait pas foule sur le quai et il est probable que même sans les insignes de détective, j’aurai fini par tomber sur lui. La quarantaine, il était de grande taille, tout en coude et en genou, le regard perçant. Il agitait si frénétiquement sa loupe que les rares passagers qui descendaient du train le regardaient avec des yeux ronds, se demandant si l’asile d’aliénés du coin n’avait pas eu une fuite. 

De mon côté, j’avais aussi un signe distinctif : je portai, en plus de ma valise, la caisse de transport noire et blanche assortie au pelage de Sosa. J’avais récupéré mon chat laissé seul chez des amis parisiens pendant ma journée passée aux archives. Depuis, il était d’humeur boudeuse. Seuls de longs sifflements ébouriffés provenaient de la cage ajourée, à intervalle régulier. Il me faisait savoir qu’il n’en pouvait plus de rester confiné dans cette boîte… alors que d’habitude cela ne le dérangeait absolument pas de rester huit heures de rang à dormir sur le fauteuil de mon bureau. Comme quoi, tout est relatif. 


- Alors, où va-t-on ?
Alexandre me répondit avec un sourire :
- Chez toi bien sûr !
Il me conduisit jusqu’à une belle maison au milieu d’un jardin coquet. Enfin, ça avait dû être un jardin coquet. Aujourd’hui c’était un chantier !
- Oui, bon, il faut imaginer, me dit Alexandre. Finalement les travaux ont été décidés un peu plus tôt que prévu. Mais il n’y a pas d’ouvriers pour le moment : on sera tranquille. Tu es ici chez toi ! 



La maison était composée d’un corps central à deux travées de fenêtres prolongé par une travée latérale de part et d’autre. Le rez-de-chaussée était surmonté d’un niveau sous comble aménagé. La toiture était d’ardoises. Les fenêtres étaient soulignées d’un arc polychrome. Les petits moellons apparents égayaient la façade. Un échafaudage s’appuyait sur la bâtisse, mais il en laissait deviner suffisamment pour imaginer son allure. Le jardin était occupé par des tuyaux, des gravats, des bâches plastiques, etc…
- Voici donc la maison des Vallées ? Ta maison de famille ?
- Oui. Et probablement que l’un de nos voisins habite la maison d’Henri, puisque mon grand-père demeurait à côté de chez lui. Mais je ne sais pas quelle maison c’est exactement. Il faudra chercher ça. En attendant, je te le redis, tu es ici chez toi ! 

Alexandre me fit visiter la maison de son grand-père. Elle était dans la famille depuis trois générations. Après un rapide calcul, j’estimai qu’elle devait être entrée dans le patrimoine familial vers les années 1930. En ces temps de mobilité galopante, c’était déjà pas si mal. Hélas, les descendants actuels ne souhaitaient pas prolonger ce capital domestique et avaient décidé de la mettre en vente. 

Moi qui rêvai d’une maison de famille, cela me fendait le cœur. Eux la voyaient comme un fardeau, moi comme un point d’ancrage, de sécurité. La maison de famille représentait pour moi le symbole d’un enracinement, un cadeau venu du passé. C’étaient des souvenirs, des sons, des sensations. La maison familiale naît et entre dans la famille, comme un enfant. Elle a parfois grandi avec elle. C’est un membre à part entière de la famille, témoin de joies et de peines communes. Une communion, c’est ça : une communion. 

C'est depuis leurs cadres photographiques que sont transmises les légendes familiales, réelles ou imaginaires. Le bagnard réquisitionné pour la construction de la Grande Digue, le Corse avec un grand C - mythe à lui tout seul -, la grand-mère scandaleuse ayant posé à demi-nue. Les vieux objets oubliés dans le grenier sont autant d’archives précieuses exhumées par une nouvelle génération qui, pour l’occasion, s’est faite archéologue, chercheuse d’or et de trésors d’ancêtres, une lampe de poche éclairant dans l’obscurité du passé. 

La maison familiale est souvent liée à l’enfance. L’époque de l’insouciance. Les premiers liens tissés, les goûts qu’on s’est forgé. Les amitiés à la vie, à la mort. Et pas besoin d’être un château, ce qui en fait la valeur c’est le vécu qui y est associé, la mythologie familiale qui s'y est constituée, les petits rituels qui y sont attachés. Le petit déjeuner sous le grand arbre du jardin, tous ensemble réunis, les mal-réveillés comme les lève-tôt. La promenade digestive dans le quartier. La flambée dans la cheminée réchauffant les veillées d’hiver. 

Elle renvoie au roman familial. Peu importe si chacun en a des souvenirs différents, évoquant des anecdotes qui paraissent déformées aux autres (« - Il s’est ouvert le front en chutant sur le carrelage glissant de la cuisine. - Mais non il est tombé de l’échelle appuyée au cerisier du jardin ! ») ; c’est cela aussi la richesse de l’histoire familiale. 

Perdre la maison de famille c’est franchir la frontière du temps, sortir définitivement de l'enfance et de ses souvenirs heureux. C’est rompre avec la lignée, refuser un héritage, trahir ses ancêtres. La quitter peut être vécu comme un traumatisme, une petite mort. Certains ne peuvent s’empêcher de revenir régulièrement sur les lieux comme un pèlerinage, d'autres au contraire restent longtemps dans l’impossibilité d’y retourner. Et attention : une maison de famille n’a rien à voir avec une résidence secondaire. Elles boxent dans deux catégories différentes. L’une est un héritage, l’autre un gain au loto. Mais peut-être que la résidence secondaire deviendra à son tour une maison familiale ? Alors il ne sera plus question de s’en séparer. Malgré les problèmes d’éloignements kilométriques, de coûts d’entretiens, de disputes générationnelles. 

Et pourtant Alexandre et les siens envisageaient de vendre leur maison de famille.
- Sans état d’âme ?
- Sans état d’âme !
Je caressai d’une main les fauteuils à tapisserie usés, les poignées de portes polies par les générations successives, la batterie de cuisine témoin de tant de repas communs. Chaque meuble était paré d’un post-it dévoilant le nom de son nouveau propriétaire. 

J’essayai de plaider pour les fantômes du passé. Alexandre m’opposa le rideau à fleurs qui répondait aux tapisseries où s’épanouissaient des bergères évadées d’un XVIIIème siècle en perdition.
- Bon, d’accord, les bergères et les fleurs on n’est pas obligé de les garder.
- Ce ne serait pas faire offense à nos aïeux que de les décapiter ? me rétorqua Alexandre, moqueur.
 

Par quelques miaulements de réconciliation mon chat Sosa me fit alors savoir qu’il avait fini sa bouderie. Après avoir reçu l’approbation d’Alexandre, je le sortis de sa caisse. Il me récompensa par un câlin sonore. Je le posai à terre et fis les présentations.
- Sosa, je te présente Alexandre.
Le félin renifla l’inconnu puis commença à manifester quelques agacements. Sans transition, il s'arqua, gronda sourdement, dressa sa queue et cracha mille insultes - en langue féline heureusement : nos oreilles d’humains ne furent pas outragées par le vocabulaire peu amène utilisé par mon compagnon. Nous comprenions néanmoins le sens général du propos.
- Sosa !
Le chat cracha sa réprobation et fila comme une flèche se cacher sous un meuble.
- Je ne comprends pas, c’est la première fois qu’il fait ça… 



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lundi 16 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre N

 CHAPITRE N

"Nom de Dieu !"

 

Mortcerf, 1er août 1914 

 
- Nom de Dieu !
- La mobilisation générale !
- Cette fois ça y est !
- On est fichu !
- Tu plaisantes ? On va leur foutre la pâté, oui ! 

La foule se pressait devant l’affiche de mobilisation générale qui venait d’être collée aux murs de la mairie. Chacun y allait de son commentaire. Un homme jouait des coudes pour apercevoir l’affiche. Il était de taille relativement petite et ne voyait pas le placard caché par les autres devant lui.
- Mais qui ? Ils appellent qui ?
- Tous les hommes de 38 à 21 ans ! répondit un autre.
- Mince, j’en suis ! répliqua le petit, déçu. J’ai 35 ans. A cet instant, le maire sortit de la maison communale.
- Messieurs ! Si vous ne l’avez déjà fait rentrez vite chez vous consulter votre livret militaire : il vous indiquera où vous devez vous rendre pour rejoindre votre régiment et à quelle date. S’il y a quelque chose que vous ne comprenez pas ou si avez des questions vous pouvez revenir ici avec votre livret, je vous expliquerais ce qu’il convient de faire. Pensez à embrasser vos femmes avant de partir, ajouta-t-il d’un air sombre.
- Peuh ! On s’ra pas absent bien longtemps. Nos femmes, elles auront même pas l’temps de voir qu’on était parti ! dit un grand brun à moustaches pointues. 

Des rires accueillirent cette saillie. Tandis que la foule se dispersait un homme, resté jusque là en retrait, se caressait le menton tout en réfléchissant :
« Hum… Est-ce que ce sera si facile ? L’avenir nous le dira. » 

Henri Macréau pivota sur lui-même et s’apprêta à répondre à la mobilisation générale, comme les autres. De sa démarche asymétrique, il regagna son domicile. Machinalement il se toucha la jambe gauche. Il repensa à cette blessure ancienne, reçue quand il était enfant. Il habitait encore Tigeaux à cette époque. Un soir qu’il rentrait le troupeau dont il avait la charge il y avait eu, on ne sait pourquoi, un moment de panique parmi les bêtes. S’en était suivi une bousculade et le petit Henri avait été piétiné par une vache. Pendant plusieurs jours il était resté entre la vie et la mort. Puis finalement la vie l’avait emporté. Mais il avait gardé des séquelles, notamment au niveau de la fracture de sa cuisse qui lui occasionna une boiterie permanente. L’âge venant, la douleur se réveillait aussi parfois. 

A 20 ans, lorsqu’il avait été appelé pour la conscription militaire, il était passé devant une commission de réforme qui avait jugé sa claudication incompatible avec l’état de soldat. Il avait été réformé. Il s’était cru débarrassé définitivement de la vie militaire, mais bien sûr il n’avait pas envisagé un nouveau conflit et une mobilisation générale. 

Une mobilisation générale ! C’était la première fois, selon les mémoires d’anciens, que la population masculine du pays en entier était rappelée ainsi sous les drapeaux. Enfin, pas tous les hommes : juste ceux aptes au service militaire. Comme il avait été réformé une première fois, le serait-il à nouveau ou le contexte changerait-il la donne ? Il pesait le pour et le contre. En plus de sa claudication il avait maintenant 40 ans, il était chargé de famille, père de 7 enfants, fils d’une mère veuve âgée. Ça pèserait sûrement dans la balance… En poussant la porte de son domicile, il dit simplement :
- C’est la guerre.


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Craonne, 8 mai 1917 


- Nom de Dieu ! 

Gaston Croisy serrait dans sa main la feuille de papier froissée. Il ferma les yeux. Il pouvait presque sentir le parfum de Marie-Louise à travers sa lettre. Depuis qu’il avait été rappelé en 14 ils avaient pris l’habitude de s’écrire. C’était sa marraine de guerre officielle. Ils s’entretenaient de tout et de rien. Surtout de rien. Gaston, de toute façon, ne pouvait pas trop décrire ce qu’il vivait sur le front à cause de la censure. Marie-Louise, elle, n’abordait que les sujets légers afin de ne pas aggraver le moral de son pupille qu’elle devinait fragile. 

Cette lettre était la dernière qu’il avait reçue. Elle datait déjà de sept mois ! Bon sang ! Pas de nouvelles depuis sept longs mois. Pourquoi Marie-Louise ne lui écrivait-elle plus ? Cela lui était déjà arrivé de ne plus recevoir de lettre, mais jamais pendant aussi longtemps. Une fois il en avait reçu trois d’un coup : les courriers s’étaient perdus et ils avaient eu du mal à retrouver son régiment. Mais là… Il sentit comme un coup de poing au niveau du cœur. Et si c’était plus grave ? Si ce n’était pas juste une histoire de courrier perdu ? Est-ce qu’il était arrivé quelque chose à Marie-Louise ? Après tout, elle n’était plus toute jeune. Ce qu’il redoutait le plus était-il en train de se produire ? Marie-Louise s’était-elle éteinte ? 

Il pressa son poing refermant le feuillet sur son cœur. Chez elle sans doute que personne ne savait qu’elle lui écrivait. Donc, s’il lui était arrivé quelque chose, nul ne prendrait la plume pour le lui dire. Et pour couronner le tout, dans sa dernière lettre, elle lui donnait des nouvelles de son fils Henri ! Elle ignorait sans doute les relations difficiles des deux garçons et l’avait fait en toute innocence. Mais pour lui ça avait été une blessure supplémentaire. 

Bien sûr Henri, lui, n’avait pas été mobilisé ! Déjà qu’il n’avait pas fait son service mais en plus il avait été à nouveau réformé après la mobilisation générale. Il était resté planqué tranquillement à la maison tandis que lui, Gaston, il avait été rappelé et envoyé au front. De rage il fit de la lettre une boule de papier qu’il envoya dans la boue. Aussitôt cependant il rattrapa la boulette : c’était la dernière lettre de Marie-Louise. Il ne pouvait pas s’en séparer. Il défroissa le fragile feuillet et tenta de le nettoyer au mieux. Soigneusement il le replia et le remit à sa place, dans la poche qu’il avait au plus près de son cœur. 

A ce moment retentit un long coup de sifflet. Il réajusta son casque, s’assura que rien n’entraverai la prise en main des munitions qu’il portait à la ceinture et cria :
- Grenadiers, à l’assaut ! Cette fois c’est la bonne !
- Oui, caporal ! répondirent les hommes qu’il avait autour de lui. 

Le deuxième coup de sifflet fatidique résonna dans l’air immobile, signal du départ. Les hommes se hissèrent hors de la tranchée. Ils poussèrent ensemble de grands cris afin de se donner du courage et s’élancèrent à travers le plateau déjà dévasté, jonché de cadavres, déformé par les nombreux cratères des obus tombés en abondance les jours précédents. Çà et là des souvenirs d’arbres tendaient vers le ciel leurs troncs calcinés. Les Boches réagirent aussitôt et les balles sifflèrent aux oreilles des soldats qui couraient. Certains étaient à peine sortis de leur trou qu’ils s’effondraient déjà, fauchés sans avoir eu le temps de pousser un cri. Le caporal Croisy encouragea les hommes de son escouade.
- Je croyais qu’on faisait relâche aujourd’hui, chef ?
- Plus tard, Caquineau, plus t… 

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que le visage du soldat 2ème classe Arthur Caquineau explosa littéralement. Au même moment tout devint silencieux. Gaston eut la drôle de sensation, pendant une seconde, de flotter, avant de retomber lentement à terre. C’est alors qu’il ressentit une vive douleur dans le bras. A ses côtés, l’ex-soldat Caquineau pulvérisé. Gaston eut cette pensée curieuse :
- Ils ne l’identifieront jamais avec son visage arraché. Un de plus qui sera porté disparu. 

Puis, au loin, il vit le lieutenant Willain, à la tête de quelques nettoyeurs, se jeter avec fougue sur un point d'appui bétonné pour enlever le système des courtines du secteur de Chevreux. C’est alors qu’il réalisa qu’il était tombé lui aussi. A cet instant, il sombra dans l’inconscience. 

Plus tard, alors que le soir tombait, Gaston se réveilla. Il était trimballé sur une civière. Les infirmiers avaient encore fait des exploits pour aller chercher les blessés sur le no man’s land. Une vive douleur l’élançait à chaque cahot du transport.
- Allez, c’est fini pour toi mon gars. Avec c’te trou qu’t’as à la place du bras, c’est la quille !
- Et la médaille ! renchérit l’autre infirmier. 

Gaston leva la tête : au bout de son épaule son uniforme était déchiqueté. Le sang et la boue se mélangeaient, masquant son bras gauche qu'il ne sentait plus.
- Y va boiter du bras ! rigolait le premier. 

Sombrant dans la torpeur, Gaston pensa : Boiter ? Comme Henri ? Je suis comme Henri ? Tout en songeant qu’il était devenu comme Henri, le véritable fils de Marie-Louise, Gaston s’évanouit tout à fait, un sourire sur les lèvres. 



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