« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 18 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre P

 CHAPITRE P

"Pourquoi pas ?"

 

- Pourquoi pas ?
Alexandre avait accepté de me montrer les Egyptes, le quartier où habitait Henri Macréau entre 1911 et 1921.
- Mais tu vas voir, c’est vite fait !
Je lançai un regard noir à Sosa caché sous son meuble et suivis Alexandre. Je répétai en guise d’excuses :
- Je suis vraiment désolée, c’est la première fois qu’il fait ça…
- Peu importe !
 

Nous avions parcouru la rue des Vallées dans les deux sens. Alexandre expliqua :
- Voilà : c’est le site des Egyptes. Maintenant englobé dans le quartier des Vallées.
- Hum, je comprends mieux les recensements maintenant. En 1911 et 1921 Henri habite aux Egyptes. En 1926 il y a une lacune des registres. Mais on le retrouve en 1931 aux Vallées, nommés ensuite rue des Vallées en 1936.
Je pensai à tout cela. En fait Henri n’avait peut-être pas déménagé plusieurs fois comme je le pensai au début : c’était peut-être seulement la maison qui avait changé d’adresse.
- On peut refaire le trajet encore une fois ?
- Si tu veux, répondit Alexandre en haussant les épaules.
 

J’égrenai au fur et à mesure :
- A l’angle en bas de la rue, une grande maison, deux étages plus un comble. Le crépi a été refait mais la cheminée en brique pourrait supposer un bâti plus ancien. Ensuite une maison basse toute en longueur, bardée d’un revêtement moderne, mais elle aurait pu tout à fait être de brique comme sa voisine. Celle-ci est intéressante : toute de brique rouge, un porte centrale, des fenêtres de part et d’autre. Probablement deux pièces. Pas d’étage. Une double frise qui vient souligner la toiture. Très joli. On ne construit plus comme ça aujourd’hui : trop cher. Oh ! Dommage : le pignon a été enduit de blanc. Après encore une maison basse à deux fenêtres.
- Et encore du crépi !
- Oui, les marchands d’enduit ont dû faire fortune dans ce quartier. Il n’y a de maisons que d’un seul côté. De l’autre c’est déjà la campagne. La maison suivante a un étage. Il faudrait voir le cadastre pour savoir si c’est une construction neuve ou rénovation… pas très heureuse, d’ailleurs. J’espère que l’intérieur est plus coquet. Ah ! Ici deux maisons face à face : à droite c’est à nouveau une maison basse, mais un peu transformée, notamment par l’ajout d’une véranda. Celle de gauche en revanche est plus dans son jus : on retrouve la brique rouge, la double frise sous la toiture. Elle est un peu asymétrique avec deux fenêtres d’un côté de la porte et une seule de l’autre. Avec les fleurs, ça rend très bien. Des briques partout, jusqu’à la cheminée.

maison à Mortcerf (Seine et Marne)



- Oui l’une des tuileries-briqueteries est située un peu plus haut.
- On devine facilement que la brique et le patron Houbé régnaient non seulement sur le marché du travail mais ont aussi inscrit leur marque dans le paysage. 

J’appréhendai le pays d’un œil neuf. Je me rappelai ce que j’avais lu sur Houbé. « Il employait environ 80 ouvriers en saison ». Cela pourrait paraître assez peu dit comme ça, mais si on compte une ou deux personnes par foyer travaillant pour lui ça fait déjà une soixantaine de foyers directement impliqués. Soit six quartiers comme celui des Egyptes qui ne comptait que dix ou douze maisons. Ce n’est pas négligeable pour une petite localité comme Mortcerf. Je pensai à toutes ces « familles de la brique ». Et à la catastrophe qui avait dû advenir quand le marché s’est effondré et que les briqueteries ont dû fermer leurs portes. 

Nous reprîmes notre déambulation.
- Une petite allée non goudronnée qui mène à trois maisons semblables et puis les deux maisons de part et d’autre de la rue qui finissent le quartier.
- Voilà ! Comme je te disais : c’est pas très grand.
 

Je restai pensive alors que nous revenions sur nos pas.
- Alors, me demanda Alexandre osant troubler mon silence, ça fait quoi de marcher dans les pas de son aïeul ?
- C’est émouvant, dis-je la gorge un peu plus serrée que je ne l’aurai voulu.
Pour faire passer l’émotion, nous avons marché jusqu’aux Vallées, ancien lieu-dit jouxtant aujourd'hui Mortcerf. Moins de brique, plus d’étages : le paysage changeait.
 

Nous fîmes une halte devant une maison restaurée récemment, mais qui avait pris soin de garder sur sa façade un témoin d’hier : une plaque métallique où était inscrit « La mendicité est défendue dans le département de Seine-et-Marne ». Un quartier plus aisé, sans aucun doute, où on ne voulait pas s’encombrer de pauvreté et où on le faisait savoir. Des traces d’une époque révolue avaient été maintenues, comme l’ancien lavoir, couvert de tuile évidemment. 

Sans nous en rendre compte nous étions arrivés au cœur de Mortcerf. Le bâti avait à nouveau sensiblement évolué : davantage d’étages s’épanouissaient, la polychromie décorait les façades, des signes extérieurs de richesses aussi comme des avant-corps, des murets, des marquises… Presque la ville déjà. 


- Puisqu’on est là, j’irai bien à la mairie consulter le cadastre !
- Si tu veux, mais moi j’ai un rendez-vous : je dois m’absenter.
- Ah ? Bon, ben, très bien, j’irai seule. De toute façon je trouverai le chemin du retour sans difficulté.
- OK !
Alexandre repartit en sens inverse tandis que je traversais la placette, moderne, qui était devant la mairie. J’étais sur le point de franchir les quelques marches qui menaient à la mairie, quand je me figeai sur place.
- Mais ??? 


Je reculai un peu et fouillai dans mon sac. J’en extrayais un dossier qui ne me quittait pas : c’était le dossier de « l’affaire de Mortcerf » et toutes les notes que j’avais prises en rapport avec cette enquête depuis plusieurs mois. Enfin, je mis la main sur le document que je cherchai : une photographie de petit format, en noir et blanc, un peu floue. On y voyait un bâtiment assez cossu, précédé par un perron. Un arbre dispensait son ombre sur le côté. La photo était cadrée très serré c’est pourquoi on ne voyait rien en dehors de ce bâtiment. Je relevai la tête, fit l’aller-retour entre la photo et le paysage devant moi : c’était la même chose ! 


Sans réfléchir je dis tout haut :
- Sosa ! C’est la mairie de Mortcerf !
Puis, reprenant mes esprits, je réfrénai mon enthousiasme. OK, Sosa n’est pas là. D’ailleurs on doit avoir une conversation lui et moi. Mais j’aurai aimé partager cette découverte inattendue avec lui ; enfin dans la mesure où on peut partager quoi que ce soit avec son chat ! 

 


C’était vraiment le même bâtiment : le perron grillagé, la porte plein cintre, le balcon en fer forgé, la fausse colonnade et l’œil de bœuf tout là-haut, dominant le tympan sculpté. Tiens ! L’œil de bœuf avait perdu son décor dans la partie supérieure. J’avais résolu, sans le vouloir, une nouvelle énigme posée par le dossier. 

J’entrai dans la mairie, heureuse de cette découverte. Trois hommes et une femme discutaient autour de la banque d’accueil à propos du chantier de l'aménagement paysager devant la gare. Lorsque je pénétrai dans la pièce, les quatre personnes présentes se turent en même temps et me regardèrent, curieux. Aussitôt un homme grand, mince, la chevelure grisée, le costume sombre, se détacha du groupe et me souhaita la bienvenue. Le maire songeais-je in petto. J’expliquai en quelques mots ce qui m’amenait à Mortcerf. 


Un gros homme, rougeaud, le cheveu ras, m'interpella :
- Ah ! Mademoiselle !
(Mademoiselle ? A mon âge ?)
- Vous qui n’êtes pas du pays : voici une devinette ! Comment appelle-t-on les habitants de Mortcerf à votre avis ?
Satisfait de lui-même, il était sûr de me coller. Mais j’avais fait mes devoirs avant de venir et je répondis du tac au tac :
- Les Moressartoises et les Moressartois évidemment !
Le type, stupéfait, n’en revenait pas. Amusée d’avoir arrosé l’arroseur je m’approchai de la secrétaire de mairie et demandai si je pouvais consulter le cadastre. Le maire eut un peu de mal à rattraper ses ouailles après ce tacle en bonne et due forme, mais reprit vaillamment sa conversation d’édile fraîchement élu. La secrétaire, petite femme joviale, me proposa de m’installer dans la salle du conseil municipal :
- Vous serez plus tranquille comme ça. Je vous apporte les registres. 


Elle sortit, elle aussi fort réjouie par la scène qui venait de se produire. Je passai les heures qui suivirent (sans les voir défiler, ça va de soi) à éplucher les matrices du cadastre, les plans correspondant. Et puis aussi l’état civil tant qu’à faire. Et tout ce qui pouvait me tomber sous la main. 


Ce n’est que beaucoup plus tard (j’avais un peu perdu le fil des heures) que je ressortis de la mairie. Je refis le chemin inverse pour retourner chez Alexandre. J’avais la tête pleine de mes investigations et découvertes du jour. C’est sans doute pour cela que je ne vis pas la silhouette qui me guettait à l’autre bout de la place. Une paire de souliers vernis embrayèrent alors le pas derrière moi et me suivirent à bonne distance. 



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5 commentaires:

  1. Pauvre maire 🤣
    Mais à qui donc appartiennent ces souliers vernis ?

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    1. Pour des raisons évidentes de confidentialité, vous comprendrez que je ne peux pas confirmer ou infirmer cette hypothèse !
      Ceci dit, merci pour votre fidélité ;-)
      Mélanie - Murmures d'ancêtres

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  2. Cet épisode me fait penser à "La Maison Assassinée".

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  3. Mais que de mystères à chaque avancée, je dirais même à chaque pas.

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