« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 5 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre E

 CHAPITRE E

"Épousailles..."

 

Tigeaux, samedi 27 octobre 1900 


« L’an mil neuf cent le dimanche vingt et un octobre, nous Stephen Klein Maire et officier de l’état civil de la commune de Tigeaux, après nous être transporté devant la porte de la maison commune à l’heure de neuf heure du matin, avons publié pour la seconde fois les promesses de mariage enregistrées le Dimanche précédent à la porte de la Mairie pendant les huit jours d’intervalle entre le sieur Macréau Henri, manouvrier demeurant dans la présente commune fils majeur de Macréau Théodore Louis Léon, charretier et de Gibert Marie Louise son épouse, sans profession, tous deux domiciliés dans la présente commune. Et Demoiselle Le Floch Ursule Marie Mathurine, cuisinière, domiciliée à Tigeaux, fille majeure de Le Floch Vincent Marie, cultivateur et de Galerne Marie Mathurine son épouse sans profession, demeurant à Loudéac (Côtes du Nord). De quoi nous avons dressé le présent acte de cette publication et nous en avons affiché de suite un extrait à la porte de la maison commune. Signé Stephen Klein » 

Presque une semaine s’était écoulée depuis la publication des bans. Il faisait encore assez beau ce samedi de fin octobre. Si les températures avaient un peu fraîchi l’atmosphère on avait surtout craint une averse en milieu de matinée. Mais finalement un vent miséricordieux avait chassé les nuages inopportuns. La cérémonie de mariage avait eu lieu à la mairie vers 11h. 

A présent, Henri regardait les noceurs virevolter devant lui : Georges Thiberville avait mis à disposition la cour de son moulin. Tous les voisins et amis pouvaient y danser à l’envi et profiter de la fête. Son ami Léon Vautrain s’avança vers Henri et lui glissa, lèvres serrées :
- Tout de même, faire ça chez un meunier, y a pas idée ! 



Henri balaya la remarque d’un geste. Il ne voulait pas prendre partie dans cette antique querelle entre les gens de l’eau et ceux de la terre. Il ajouta tout de même, pour faire bonne mesure :
- C'est ton employeur, quand même, et c'est bien grâce à lui que tu manges non ?

Léon, haussant les épaules, s’éloigna en bougonnant tandis qu'Henri replongea dans ses pensées. 

La journée avait bien commencé : la bénédiction civile s’était donc déroulée en fin de matinée. Stephen Klein, le maire, avait procédé à la cérémonie. Il y eu juste un petit moment de cacophonie lorsque, lors de la présentation des pièces indispensables (en l’occurrence les extraits d’état civil), le maire s’était aperçu que sur son acte de naissance le patronyme d’Henri était orthographié Maquerau au lieu de Macréau, véritable orthographe de son nom. Ayant un doute légitime sur son identité, il avait déclaré que dans ces conditions il ne pouvait pas les marier. 

Des hauts cris avaient été poussés, protestant que le maire le connaissait bien, que c’était bien lui et qu’il n’y avait pas de doute à avoir. Finalement le premier magistrat avait accepté de terminer la cérémonie, mais tint absolument à mettre un mot à ce sujet dans l’acte de mariage qu’il rédigea lui-même. Maître brodeur dessinateur dans le civil, connu pour son perfectionnisme, le maire ne dérogea pas à sa réputation ce jour-là. 

Henri sourit à ce souvenir, mais sur le moment cela ne l’avait pas faire rire du tout. Peut-être raconterait-il cette anecdote lorsque, vieillard au coin du feu, il occuperait ses soirées à égayer celles de ses petits-enfants. Ses petits-enfants ! Il pensait déjà à eux alors qu’il était tout juste marié. Était-ce l’atmosphère de ce jour de fête qui le conduisait à penser ainsi ? Il faut dire qu’Ursule n’y était pas étrangère. A 26 ans révolus il était un peu tard pour prendre épouse. Et s’il était honnête avec lui-même il faut avouer qu’il n’y croyait plus vraiment. Il avait reporté toute son attention et ses efforts sur son travail. 

Mais lors d’une de ses tournées de livraison de tuiles Ursule et son doux regard étaient entrés dans sa vie. Aujourd'hui il ne regrettait pas son choix. Elle avait quelque chose de singulier qui le touchait particulièrement, bien qu’il soit incapable de le définir précisément. Une façon de se croire toujours en danger qui lui donnait envie de la protéger, de la prendre dans ses bras. Il aimait se laisser aller avec elle. Ce sentiment d’abandon et de partage était nouveau pour Henri, lui qui n’avait jamais eu qu’à se préoccuper que de lui-même.
- Et bien Henri ! Tu rêves ? Alexandre Petit, un charretier qui travaillait pour Abel Leblanc, le ramenait sur terre.
- Oui, je crois bien.
Il scruta l’assemblée et, perplexe, demanda :
- Tu n’as pas vu Ursule ?
Son épouse, en effet, n’était pas parmi les convives.
- Ah ! Le jeune marié ! Il a déjà perdu sa femme ! Eh ! Il va falloir la tenir mieux que ça sinon elle va t’échapper ! 

D’un sourire poli, Henri quitta son voisin avant que ses propos n’empirent et attirent l’attention générale, faisant déraper la conversation sur un terrain où il ne voulait pas aller. Mais où était Ursule ? Il ne la voyait nulle part. Cette petite réflexion anodine prononcée par Alexandre Petit faisait son chemin et Henri était de plus en plus exaspéré de ne pas trouver sa femme. Il fit le tour des danseurs, en vain. Il était maintenant tiraillé entre deux sentiments contradictoires : les devoirs qu’une épouse se devait de tenir en public et sa propre tendance à s’inquiéter pour sa jeune épouse. 

Henri espéra que tout allait bien : Marie Joseph, la sœur d’Ursule, lui avait dit ce matin combien elle regrettait que le mariage se déroule si loin de ses parents, restés là-bas, en Bretagne. Au moins, ils avaient approuvé l’union de leur fille, envoyant leur consentement dûment enregistré devant Me Davy, leur notaire à Loudéac. Mais ils n’avaient pas fait le déplacement, bien sûr, ni Marie Rose, la jumelle d’Ursule. Henri ne l’avait jamais rencontrée, mais Marie Joseph lui avait expliqué qu’enfants elles étaient très proches. Ursule n’avait rien dit de son absence, mais peut-être en portait-elle la blessure secrètement ?
- Albert ! T’as pas vu Ursule ? demanda-t-il le plus discrètement possible à son frère.
Celui-ci ne réfléchit qu’un instant avant de répondre :
- Oui, tout à l’heure je l’ai vu se diriger vers le moulin. 

Sans même penser à remercier son aîné, Henri se dirigea vers le moulin. L’inquiétude grandissait en lui. Sa mère lui reprochait toujours de s’inquiéter de tout mais il n’y pouvait rien, c’était plus fort que lui. Il aimait bien que tout soit à sa place et pouvait vite s’énerver si ce n’était pas le cas. Il entra dans le moulin. L’atmosphère se fit soudain plus silencieuse, contrastant avec le bruit de la musique et des pas cadencés des danseurs. Au début Henri n’entendit ni ne vit rien. Il allait ressortir lorsqu’un bruissement attira son attention. Il pénétra doucement plus avant dans le moulin. 

Là, près des meules, il vit Ursule et Georges. Celui-ci tenait les mains de la jeune femme entre les siennes et, son visage très près du sien, il lui murmurait quelque chose. Henri ne parvenait pas à distinguer ce qu’il lui disait. Il ne voyait pas davantage le visage de sa femme qui lui tournait le dos. Mais aucun signe, dans son attitude, ne lui indiquait qu’elle n’approuvait pas cette situation. La bienséance aurait voulu qu’elle s’éloigne de lui : ils étaient beaucoup trop proches. Non ! La bienséance aurait voulu qu’à aucun moment sa femme ne soit seule en compagnie d’un homme de huit ans son aîné ! 

Henri, envisageant immédiatement le pire, sentit le sang se retirer de son visage. Il fixait intensément cet homme qu’il n’avait rencontré qu’assez récemment. Il était de taille moyenne, le visage ovale marqué par ses yeux bleus perçants. De sa main droite mutilée (il lui manquait une partie de l’index) il effleurait les cheveux d’Ursule. Dire que cet homme était le témoin de son épouse ! Comment avait-il pu autoriser cela ? Quelle trahison ! Un meunier qui plus est ! Léon avait raison : tous de la mauvaise engeance ces hommes de l’eau ! Comment se faisait-il qu’il n’avait rien vu ? Que se passait-il entre eux ? Il se sentit soudain glacé. Est-ce que sa belle histoire allait se transformer en cauchemar ? Déjà ? 

De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, toutes plus noires les unes que les autres. Il cherchait des signes qu’il n’avait pas vus, ressassant chaque instant où le nom de cet homme était venu dans la conversation : Ursule s’était-elle empourprée, avait-elle balbutié à son évocation, trahissant un trouble qui cachait un secret bien plus grave encore ? Jamais il n’avait remarqué cela. Sa femme pouvait-elle en fait se révéler une ignoble comédienne, qui l’avait dupé comme un enfant ? Avait-il été si naïf ? Il ne laisserait pas passer ça. Et certainement pas aujourd’hui. 

Cette journée qui avait soi-disant si bien commencé ! Sentant la colère l’envahir, il serra les poings. Il entra, fou de rage.   



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