« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 25 octobre 2024

#ChallengeAZ 2024 : Présentation

C'est l'heure du ChallengeAZ. Ce défi dure tout un mois : tous les jours (hors dimanche) un article est publié avec l'alphabet en fil rouge. Ainsi, le 1er jour du mois le premier article a pour sujet un mot commençant par la lettre A, puis le 2 un mot commençant par la lettre B, et ainsi de suite...

 Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

« Procédure
Pour le seigneur avocat fiscal général demandant en cas d’homicide
Commis en la personne de Vincent REY cavalier
Contre le chanoine de Samoëns CHOMETTY, les mariés JAY et Claudine VUAGNAT servante

Copie de lettre
Monsieur Comme l’on vient de me donner
Avis que l’on a trouvé dans les bois
Commun du Berouze un cadavre enveloppé
D’un manteau blanc…
 »

 

C’est ainsi que commence l’épais dossier de procédure du Sénat de Savoie contre mes ancêtres François JAY et Françoise GUILLOT sa femme.

 

Extrait du dossier de l'affaire JAY-GUILLOT © AD73 via le Fil d’Ariane

Le Spectable [respectable, honorable] François Joseph DELAGRANGE, avocat et juge au Sénat de Savoie, était en résidence à l’abbaye royale de Sixt (Haute-Savoie) lorsqu’il reçu cet avis de Me DUSSAUGEY notaire et châtelain de Samoëns (paroisse voisine) l’avisant qu’un cadavre avait été trouvé dans les bois de Bérouze, situés à un quart de lieue [1,2 km] du bourg de Samoëns.

L’alerte est donnée : c’est le début de la procédure. Nous sommes le 11 février 1748. 

L’histoire se situe en Faucigny (Haute Savoie actuelle). Ce territoire, frontalier du Valais Suisse, appartient au Duché de Savoie (alors indépendant du royaume de France).

François JAY et Françoise GUILLOT sa femme sont mes sosas 400 et 401 (ancêtres à la IXème génération). Installés à Samoëns. Il a 30 ans et elle 23. Mariés depuis 1743, ils ont deux jeunes enfants de 4 et 2 ans (Claude et Jeanne Marie). François est maçon de profession (une spécialité locale et réputée). Le couple possède aussi quelques terres et bestiaux. Une servante, Claudine VUAGNAT, âgée de 25 ans, aide Françoise à tenir son ménage ; elle est par ailleurs sa cousine issue de germain (en d’autres termes, leurs parents étaient cousins germains).

Nicolas CHOMETTY est originaire de Taninges (11 km plus bas dans la vallée). Prêtre et vicaire de Morzine d’abord, il devient chanoine à Samoëns en 1745*.

 

La Savoie a connu plusieurs périodes d’occupation française, mais à l’époque où se déroulent les faits qui nous intéressent elle dépend de la Maison de Savoie. Au XVIIIème les ducs de Savoie obtiennent aussi le titre de rois de Sardaigne. Charles-Emmanuel III de Savoie accède au trône en 1730 et gouverne en despote éclairé. En 1733 il s'unit à la France et à l'Espagne qui projettent d'affaiblir la maison d'Autriche, lors de la guerre de Succession de Pologne.

 

C’est à cette occasion que le pays est occupé par l'armée espagnole, de 1742 à 1748. Il sert de base de ravitaillement à l’ennemi et de lieu de repos pour ses troupes ; les impôts sont multipliés, le pays est épuisé, l’époque est très dure. Le Faucigny est surtout occupé par la cavalerie. En 1743 deux compagnies de cavalerie du régiment de Séville sont logées à Taninges et Scionzier (22km). Les soldats et leur capitaine M. D’AGUILA (ou D’AGUILLARD) sont logés dans les maisons du bourg de Taninges, avec leurs chevaux. Nourriture pour les hommes, avoine et paille pour les montures sont fournis par la population locale. En décembre 1747, ces cavaliers du régiment de Séville sont envoyés prendre leurs quartiers d'hiver à Samoëns. Cette région, plus éloignée du centre du gouvernement, eut peut-être un peu moins à souffrir que la Savoie propre de cette occupation étrangère et l’entente entre les Espagnols et la population locale semble plutôt cordiale. Des affinités se sont créées, des mariages ont été conclus, mais aussi… un meurtre !

 

Deux juges sont en charges du dossier JAY : d’abord François Joseph DELAGRANGE, juge ordinaire du marquisat de Samoëns, puis le juge mage de la province de Faucigny, Joseph RAMBERT (à partir du 24 février). 56 témoins vont être entendus. La procédure va durer du 11 février au 6 avril, date à laquelle les conclusions du substitut de l’avocat général seront rendues. Le jugement sera prononcé le 7 juin 1748.

 

A bientôt : le 11 février 1748 l’alerte sera donnée, l’histoire commencera…

 

 

 

 

* Pour l’anecdote, Nicolas CHOMETY (ou CHOMETTY) maria un couple de mes ancêtres, François BEL et Jeanne Etienne MARIN en 1739 à Taninges ; avec, comme témoin, un certain Joseph DELAGRANGE avocat et juge au Sénat de Savoie.

 

Certains articles seront suivis d'une rubrique "Pour en savoir plus..." afin d'apporter quelques renseignements complémentaires sur des points de droit en Savoie au XVIIIème siècle - comme ci-dessous.

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Pour en savoir plus…
Le fonctionnement de la justice en Savoie au XVIIIème siècle


Le souverain de Savoie (Charles Emmanuel III à l’époque qui nous occupe), portant aussi le titre de roi de Sardaigne, est en haut en la pyramide, le juge suprême. Mais ne pouvant juger seul toutes les affaires, il a mis en place une justice déléguée, sur le terrain, que rendent les magistrats au nom du souverain.

On trouve, au bas de l’échelle judiciaire, le châtelain. Il traite des affaires civiles de peu d’importance (menus conflits, litiges mettant de faibles sommes en jeu). Il doit procéder à l’information [enquête] sur les délits dans les 8 jours après leur perpétuation et confier les pièces du dossier au greffe criminel. Il recueille les témoignages et les plaintes. Il arrête les prisonniers et en assure la bonne garde. Conséquence de ce rôle policier, la saisie et l’inventaire des biens des personnes incriminées sont de son ressort. Outre ce rôle de magistrat, il est aussi un employé du fisc, chargé de la perception des revenus du domaine, des amendes et des impôts. Il exécute les décisions venant d’autorités supérieures. Bref, il joue un rôle fondamental étant à l’interface entre la population et les autorités centrales.

Au-dessus de lui exercent une multitude de juges seigneuriaux ordinaires, émaillant le territoire. Ils jugent en première instance toutes les causes tant civiles que criminelles.

On notera aussi la présence d’un « official », juge ecclésiastique qui traite des affaires mettant en cause les sujets ecclésiastique du prince.

Puis vient le juge-mage, magistrat unique pour chaque circonscription savoyarde. Celui du Faucigny siège à Bonneville. Il est nommé (et rétribué) par le roi sur proposition du Sénat. Le mot mage  signifie « plus grand », sans doute parce qu’ils ont la prééminence sur les autres juges de première instance, tels que les juges seigneuriaux et ecclésiastiques. Les crimes qui touchent à la souveraineté du prince relèvent de leur juridiction.


Le Sénat de Savoie (à ne pas confondre avec notre Sénat moderne qui a un rôle politique, celui-ci a bien un rôle judiciaire) se situe au sommet de la pyramide (exception faite du souverain, bien sûr), y compris en matière religieuse. Il siège à Chambéry. Il a des compétences tant au civil qu’en matière criminelle. Il juge en première instance les causes qui excèdent 2 000 livres. Il traite également de toutes les affaires dans lesquelles sont mis en cause les personnages centraux de l’État. Il a la compétence exclusive des crimes de lèse-majesté. Il s’occupe des délits passibles de peines corporelles ou pécuniaires dépassant un certain montant, des délits qui sont de nature à mériter la peine de mort ou celle des galères. Les sentences du Sénat sont rendues sans appel (l’unique solution pour les parties étant le recours en grâce auprès du roi).

Les membres du Sénat sont nommés directement par le roi. Son personnel comprend un premier président (à l’époque qui nous occupe il s’agit de Horace-Victor SCLARANDI SPADA), des présidents de chambres - il y a deux chambres : une pour le civil, une pour le criminel -, des sénateurs (dont le nombre varie selon les époques, comme Jacques RAMBERT ou François-Joseph BOURGEOIS), des auxiliaires de justices tels que conseillers, greffiers, huissiers.

 

Le Sénat est flanqué d’un ministère public, composé d’un avocat général et un procureur général (nommé avocat fiscal général à partir de 1723*), dont la mission est de défendre l’intérêt public et les droits du roi. Le parquet compte aussi un avocat des pauvres et un procureur des pauvres, pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat ordinaire.

 

Au niveau local il existe des avocats et procureurs fiscaux, et leurs subordonnés (nommés vice fiscaux), établis auprès de chacun des juges-mages. Les procureurs fiscaux sont choisis par le Premier Président du Sénat parmi les notaires ; ils ne peuvent pas refuser d’exercer cet office. Les vices fiscaux sont choisis parmi les « gens de biens ». Leurs fonctions est de rechercher les auteurs des crimes ou des délits commis dans leurs ressorts et d'en poursuivre la punition. Quand le cas est grave, ils en informent l’avocat fiscal général qui reprend éventuellement le dossier. Le personnel du ministère public est complété par des auxiliaires tels que les deux secrétaires (un au civil, un au criminel) chargés du service des audiences, des clercs, etc...

 

Les « Loix et Constitutions de Sa Majesté », ou Royales Constitutions (Regie Costituzioni), sont des lois ayant pour but de codifier le droit privé dans les États du roi de Sardaigne. Elles sont publiées en 1723 et 1729. Elles compilent et mettent à jour des antiques coutumes et des anciens édits afin d’en faire un corps régulier et complet de lois applicables dans tous les États de Victor-Amédée II (réformé ensuite par Charles-Emmanuel III en 1770). Toutes les procédures, peines et applications sont détaillées dans les Royales Constitutions.

Elles distinguent les « délits légers », qui correspondent aux « injures verbales entre des personnes de la même condition, aux batteries sans armes, et sans effusion de sang », les « autres délits » plus graves et les crimes très atroces, dont le texte ne donne pas de définition, mais pour lesquels il établit une procédure particulière. Parmi l’arsenal de peines laissé à disposition du juge, nous trouvons : la fustigation publique, la prison, la chaîne (le prisonnier est enchaîné et utilisé pour les travaux de force), le bannissement, les galères, et enfin la mort, le plus souvent par pendaison.

La peine de mort est prévue dans un nombre considérable de cas, mais elle reste assez inégalement appliquée. Le bannissement comme l’envoi aux galères, sont largement employés par le Sénat pour toutes sortes de crimes et de délits avec une durée variable.

Les sentences du Sénat sont en principe rendues sans appel, l’unique solution pour les parties étant le recours au roi. Celui-ci peut rendre des lettres de grâce, pardon ou abolition de crimes.

 

 

* Les fonctions du ministère public n'avaient rien de fiscal; mais comme il avait été institué pour que la faiblesse des juges ou la ruse des parties ne fissent rien perdre au trésor, il conserva les traces de son origine.