« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

dimanche 8 janvier 2017

Allons au cimetière

On le sait, la période qui précède la Révolution française est une période de calamités agricoles : mauvaises récoltes, faim, froid, disettes… puis Révolution. Bien peu ont échappé à ces fléaux (en général, ils seront bientôt rattrapés et auront des ennuis jusqu’au cou…).
A Conques (12), si je n’ai pas de détails particuliers sur cette période, je vois bien que les registres paroissiaux débordent d’actes de sépultures.

Est-ce que la configuration du village a beaucoup changé par rapport à aujourd’hui ? Je l’ignore. Cependant aujourd’hui le cimetière est coincé entre l’abbaye et… le vide. Conques est en effet un village niché à mi-pente d’une grande colline (petite montagne ?) au cœur d’une vallée encaissée [*]. Il n’est pas très grand. Entouré d’un petit muret ; paisible lieu de repos et d’éternité.

Vue aérienne de Conques © B.Rousset via survoldefrance.fr

Lieu que la famille Mas a fréquenté de (trop) nombreuses fois. Antoine Mas (mon sosa n°132) a épousé Françoise Pradel - ou Pradellis/Pradelly - (sosa n°271) en 1775. Il est couvreur (il est même dit « Maître couvreur » en 1789 ; ce qui me fait penser qu’il ne devait pas être le plus pauvre parmi les plus pauvres), demeurant à Conques, rue des Rocs [**]. Ensemble ils ont eu 9 enfants… Et ils en ont enterré 8 ! Presque aussi régulièrement que Françoise mettait des enfants au monde (soit à peu près tous les deux ans), Antoine allait ensuite les enterrer au cimetière !
Le plus jeune a vécu 13 jours, le plus vieux 87 ans (mais il est resté célibataire). Seul mon ancêtre directe, Jean Antoine a survécu à cette hécatombe et a eu une descendance.

Antoine a donc accompagné ses enfants au cimetière en :
  • 1781 : décès de Françoise (âge inconnu)
  • 1783 : décès d’Antoine âgé de 2 semaines
  • 1785 : décès de Catherine âgée de 11 mois
  • 1789 : décès d’Antoine âgé de 13 jours
  • 1792 : décès d’Anne âgée de 13 ans
  • 1794 : décès de Marie âgée de 4 semaines
  • 1818 : décès de Marie Jeanne âgée de 31 ans
  • 1883 : décès d’Antoine âgé de 87 ans

Deux parviendront  tout de même à l’âge adulte mais, restés célibataires, ils ne donneront pas de descendance. A vrai dire, Antoine père ne connaîtra pas le décès de son (troisième) fils Antoine, car il meurt avant lui et avant son épouse, décédés respectivement en 1883 et 1833.

Le paradoxe de l’histoire est que j’ignore quand exactement Antoine père est décédé : je perds sa trace entre le décès de Marie Jeanne en 1818, où il est présent, et celui de son épouse en 1833, où il est dit décédé. Le voir si souvent au cimetière pour les autres et ne pas le trouver lui…

Si autrefois la mortalité infantile était courante, et si aujourd’hui elle est effrayante, comment ces parents ont-ils vécu le décès de la quasi-totalité de leurs enfants ? C’est une chose que nous ne pouvons imaginer à leur place, à leur époque. Mais la tristesse a bien dû habiter dans une maison de la rue des Rocs à Conques…


[*] Ce qui explique l’origine de son nom : la conque.
[**] Du moins je le suppose : l’adresse donnée est en partie sous une tâche d’encre !

samedi 31 décembre 2016

#Centenaire1418 pas à pas : décembre 1916

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de décembre 1916 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er décembre
Le sous-secteur s’appellera désormais : 607-Lesseux.
Les Allemands travaillent au blockhaus 607 : beaucoup de terre remuée.
2 obus et 3 bombes sont tombés, mais aucun dégât.
Écoute du génie : travail actif en souterrain.

2 décembre
Écoute du génie : travail actif dans la demi-lune de droite.

3 décembre
Écoute du génie : travail actif dans la demi-lune de droite.
Roulement de voitures en fin d’après-midi vers Provenchères.
Carte St Dié-Provenchères

4 décembre
Une note de la division précise de se conformer à l’Instruction sur les travaux de campagne pour dénommer le fractionnement des secteurs.
On nous donne donc les 19 nouvelles dénominations des points d’appuis de notre sous-secteur.

5 décembre
Plusieurs accidents entraînent des blessures de chasseurs.

6 décembre
Bruit de travaux sur le château de Lusse et le village entre 7 et 8h.
Bombardements.

7 décembre
Écoute du génie : travail actif dans la demi-lune de droite.

8 décembre
Bruits de travaux à la Sapinette.
Tirs de mitraillette à 8h. Bombardement l’après-midi.
Écoute du génie : comme hier.

9 décembre
L’ennemi semble avoir placé du fil de fer autour du château de Lusse.
Château de Lusse © Delcampe
La 9e rencontre une patrouille boche : échange de coups de feu.

10 décembre
Ordre de relève : le 11e doit nous relever dans la nuit du 12. Nous resterons en réserve vers Laveline.
En attendant nous partons en reconnaissance avec la 8e.
Des torpilles obstruent les tranchées vers 607.

11 décembre
Des éclats d’obus blessent des chasseurs de la 6e.

12 décembre
Circulation très active dans la nuit du 11 au 12.
Ecoute du génie : encore un travail très actif entendu.

13 décembre
Notre Cie part vers 3h pour relever la 2e Cie du 11e à Combrimont.
Les 1ers éléments du 11e arrivent vers 4h pour nous remplacer
La relève s’effectue sans incident.

14 décembre
Arrivée de nouveaux chasseurs affectés à la 10ème Compagnie.

15 décembre
Aucune note pour ce jour.

16 décembre
Revue de Bataillon par le Lieutenant colonel. Remise de croix de guerre.

17 décembre
Aucune note pour ce jour.

18 décembre
2 avions boches ont survolé nos lignes à 10h45 et 11h30.
A 14h ce sont 2 avions français.

19 décembre
Le Capitaine Janin part en reconnaissance. Un peloton de la 9e se rend au camp Gaud en réserve.

20 décembre
Le sous-lieutenant Chandon, venant des aspirants du 14e régiment de Dragons, est affecté à la Compagnie des Chasseurs.

21 décembre
Aucune note pour ce jour.

22 décembre
Le lieutenant Tavernier est affecté au 51e Bataillon de Chasseurs.

23 décembre
La 7e nous relève à Combrimont entre 4 et 6h.
Rien à signaler.

24 décembre
Un avion boche survole, à grande hauteur, la vallée. Tir de notre artillerie antiaérienne.

25 décembre
Je ne sais pas comment font les copains : c’est peut-être le miracle de Noël. En tout cas il y aura de l’oie pour le dîner !
Soldats tuant une oie à Noël, 1914 © Gallica

26 décembre
C’était le 3ème Noël loin des miens… Combien en faudra-t-il encore ?

27 décembre
Les commandants des Cies et  les chefs de section vont faire la reconnaissance de leur point d’appui au CR 607-Lesseux.

28 décembre
Avec la 6 et la 9e, nous relevons 3 Cies à 7h. Pas d’incident. Notre Cie remplace la 3e au PA Lacombe.

29 décembre
La 4e relève la 7e. Tirs de mitrailleuse. Ecoute du génie : travail ennemi dans la région A2 et 5.

30 décembre
2 patrouilles ennemies s’approchent de nos positions au collet Lesseux. La 1ère est mise en fuite par la 9e Cie, la 2ème dispersée à coups de grenades.

31 décembre
Vers 22h une patrouille ennemie s’approche de nos défenses mais disparaît devant nos coups de feu. Ecoute du génie : coups de mines fréquents.  




samedi 17 décembre 2016

#RDVAncestral : la loge dans la forêt

J'avance lentement dans la forêt. Je suis partie tôt car je n'ai pas le sens de l'orientation et je sais que je vais me perdre. En effet j'ai un mal fou à suivre le sentier. D'ailleurs "sentier" c'est beaucoup dire : c'est plutôt une trace dans l'herbe, entre les arbres. J'erre un moment, reviens sur mes pas, avant d'apercevoir enfin la loge. Les maisons de bûcherons ou de charbonniers étaient installées directement en forêt, au plus près de leurs chantiers : celle qui m'intéresse est située près du village de La Prise (dont le nom signifie "pris sur la forêt"), paroisse de La Sauvagère (61).

Carte de Cassini, village de La Prise, paroisse de La Sauvagère © Geoportail

J'y ai rendez-vous avec la famille Guillouard : François le père, Jeanne son épouse, et Pierre leur fils. Les forestiers ont plutôt la réputation d'être des taiseux, mais là, assemblés près de la cheminée (nous somme en février 1657), la famille me raconte volontiers sa matinée.
Père et fils sont de retour du bourg de La Sauvagère où, ce matin, ils étaient chez le notaire Me Perier. Accompagné de Jean Bernier, ils ont fait rédiger un contrat de mariage pour Pierre avec la sœur de Jean, prénommée Marie. 

Ils m'expliquent que le père de Marie étant déjà décédé, c'est Jean qui s'occupe de tout désormais. Les deux fiancés se sont promis que, "au plaisir de Dieu [mariage] sera fait et accomply selon les constitutions et cérémonies de nostre mère sainte église catholique apostolique et romaine."

Jean Bernier "a promis, en faveur dudit mariage, en don pécuniel la somme de 150 livres". Cette somme représente à la fois la part de Jean, l'héritage paternel et les "biens meubles". Elle sera versée en plusieurs termes, dûment définis. Marie apportera aussi dans la corbeille de mariage un beau trousseau qu'elle a dû patiemment élaborer : "un habit honneste et selon son usage, un lit fourny de couette, traversier, oreiller, couverture et courtine et pendant dudit lit selon la coustume, avec une douzaine de linge." Ce linge sera complété par de la vaisselle : "6 écuelles, 6 assiettes, un pot, le tout d’estain." Le tout sera disposé dans "un coffre de bois de chesne fermant à clef bon et suffisant." Du bétail complète la dot : "une vache pleine ou le veau après elle, une genisse de 2 ans, 6 brebis pleines ou les aigneaux après elle." 
- Et toi François, qu'as-tu promis ?
- J'ai "consenty et accordé que de ladite somme de 150 livres en soit mis et employé en fond ou rente la somme de 100 livres au nom et ligne de ladite fille pour assignat." Et si jamais mon fils venait à décéder du vivant de Marie, j'ai promis quelle "ait son douaire coustumier sur tous ses biens comme sy dès à présent Pierre estoit héritier."

L'ensemble ne représente pas une grande fortune, mais les deux familles sont des gens modestes.
Je me tourne vers Pierre : 
- "Tu es content ?" 
Un large sourire est ma seule réponse.
- Le notaire a tout rédigé selon vos vœux ? Et il vous a fait signer le document ?
- Ben, nous autres on ne sait pas écrire, mais on a mis notre marque. Chacun a la sienne.
Extrait du contrat de mariage de Pierre Guillouard, 1657 © AD Orne via Geneanet

La nuit commence à tomber. François me raccompagne à la lisière de la forêt grâce à un petit lumignon qui n'éclaire pas grand chose; mais heureusement il connaît le chemin par cœur. Au moment de nous quitter, je me retourne et lui chuchote : "ne t'inquiète pas : il aura une belle vie...".

De retour dans le présent, je ne résiste pas à aller aux archives voir s'il reste des traces de cette matinée. Mais, si j'ai découvert plusieurs documents sur la famille confirmant ma prédiction (Pierre sera collecteur de taille [*] par exemple), je suis déçue car je ne trouve pas le contrat de mariage dans la liasse des archives du notaire Perier en 1657. Finalement, c'est O. Halbert qui va me donner la solution : "Il existe un véritable problème pour trouver les contrats de mariage dans les énormes registres reliés des archives notariales de l’Orne, car en fait puisque les dots étaient rarement payées dans les temps, on devait se référer à ce contrat souvent des décennies plus tard, lors de la "reconnaissance". Le notaire sortait donc à ce moment là le contrat de son année réelle, et le reclassait avec la transaction passée des décennies plus tard. Ainsi, à titre d’exemple, le contrat de Pierre Guillouard, passé en 1657, est classé en 1679, soit 22 ans plus tard." Et effectivement, il est là, bien plus tard que prévu, mais bien là, souvenir et preuve de notre rencontre en février 1657...

[*] Selon O. Halbert, le fait que Pierre ne sache pas signer n'est pas un obstacle à son métier de collecteur de taille : savoir compter et faire rentrer l'argent suffit !