« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mardi 5 juin 2018

Un instituteur en 1830

Avait-il aimé l’école ? Y avait-il seulement pu aller ? Né en 1804 à Montanges (commune d’environ 750 habitants - à l’époque - dans l’Ain), Jean François Berrod est fils et petit-fils de cultivateurs, demeurant dans une ferme située à 900 m d’altitude au lieu-dit Petit Marnod, à presque 5 km du village. Il n’avait pas de frère aîné pour l’accompagner à travers les hauts plateaux et les épaisses forêts. Y allait-il seul ? Y avait-il même une école à Montanges ? Car si la Révolution avait rendu l'enseignement laïc et gratuit, et l’enseignement primaire même été déclaré obligatoire, on sait que dans les campagnes il n’y avait pas toujours d’école, en particulier dans les lieux les plus reculés et les plus pauvres. 

 Montanges © collection-jfm.fr

Si les nouvelles lois de la République concernant l’école marquent une véritable rupture par rapport aux époques anciennes où l’enseignement dépendait du pouvoir religieux, elles furent longues à appliquer partout. Le magister de village (ancien nom que l’on donnait aux instituteurs) et le clerc paroissial qui faisaient jusque là office de maîtres d'écoles furent remplacés par les instituteurs, eux-mêmes rattachés à corps d’État, dispensant un enseignement d'État. Leur but était d'ouvrir l'enseignement primaire à tous.
Jean-François avait-il donc fréquenté l’école ? Avait-il appris, avec gourmandise, à lire, à écrire, les notions grammaticales, les règles de l'arithmétique, les méthodes simples pour mesurer exactement un terrain ou toiser un édifice, une description élémentaire des productions du pays et des procédés de l'agriculture et des arts et, bien sûr, les idées morales et règles de bonne conduite qui en découlent ? Toutes ces matières qui étaient enseignées dans les « nouvelles » écoles.
Quoi qu’il en soit, il est probable que, comme souvent, au printemps on devait le retirer de l’école pour de menus travaux, la surveillance de frères et sœurs (il est l’aîné de 6 enfants) ou la garde du bétail. Il ne pouvait y retourner qu'en novembre.

Premier-né, il devait sans doute être tout destiné à reprendre la ferme. Au lieu de cela, il choisit une autre voie : il devint instituteur primaire. Dès l’âge de 28 ans, on le voit en effet apparaître comme tel. Et jamais il ne dérogera à sa vocation puisqu'il exercera ce métier jusqu'à sa mort.

Il va sans doute profiter de la loi de 1833, dite loi Guizot, imposant aux communes l'obligation d'entretenir une école primaire. Avant cette loi de 1833, le corps enseignant se composait d’un ensemble de maîtres isolés, voir improvisés,  tels que des domestiques du curé, sacristains, etc… qui enseignaient les rudiments de la lecture et l’écriture. Après la loi Guizot, il faut fournir des enseignants à ces nouvelles écoles. Le corps des instituteurs et enseignants se professionnalise avec la création d’écoles préparatoires : ce seront les Écoles normales (1832). La durée des études est de deux ans et les six derniers mois  les élèves-maîtres sont particulièrement exercés à la pratique des meilleures méthodes d’enseignement dans une ou plusieurs classes primaires annexées à l’École normale.
Les élèves sont internes ou externes. L’internat est payant, mais des bourses peuvent être accordées. Pour pouvoir prétendre à entrer dans ces Écoles normales, il faut être âgé de 16 ans, produire un certificat de bonne conduite et un certificat médical, prouver par le résultat d’un examen ou d’un concours que l’on sait lire et écrire correctement, que l’on possède les premières notions de la grammaire française et du calcul.
Cependant dans les faits, il faudra attendre encore plusieurs années avant que les Écoles normales ne se généralisent. Leur mise en place est en effet assez lente : la première s'ouvre dans l'Orne en 1838, suivie de quatre autres dans les Hautes-Pyrénées, le Jura, la Nièvre et le Doubs. Il faudra attendre plusieurs années, voire décennies, pour que le territoire soit complètement émaillé par ces établissements formateurs.

Quoi qu’il en soit, Jean François n’y a pas reçu sa formation première, puisqu’il était déjà instituteur avant leur création. Peut-être qu’il fit partie du lot des « anciens » que l’on essaya « d’améliorer » avec une formation accélérée distribuée pendant les vacances. Ils y apprenaient les nouveaux programmes en vigueur et certaines nouveautés comme les nouvelles mesures mises en place dans les années 1840 de façon unique partout en France, remplaçant les anciennes mesures particulières à chaque région.

A partir de 1833, les communes sont tenues d'entretenir au moins une école primaire élémentaire. Il doit être fourni à tout instituteur un local, tant pour lui servir d'habitation, que pour recevoir les élèves et un traitement fixe d'au moins de deux cent francs.
La loi charge le conseil municipal de proposer l’instituteur public ; mais après l’avis du comité local, et sous la décision du comité d’arrondissement.
Le comité local est présidé par le maire. Le comité d’arrondissement est présidé par le préfet ou le sous-préfet, et se compose avec lui du maire du chef-lieu, d’un juge de paix, d’un représentant religieux, de différents membres de l’enseignement, etc...
Rien n’est fait pour l’instruction des filles. Il faut attendre 1836 pour que la division en deux degrés soit étendue à l’enseignement féminin.
Est-ce que cette loi Guizot a changé le quotidien de Jean François ? Difficile à dire. Ce que l’on sait en revanche c’est que pendant toutes ces années il a toujours été instituteur à Montanges.

Guizot comprend qu’un grand nombre de maîtres, dispersés dans les campagnes les plus reculées, livrés depuis de nombreuses années à tant de hasards, ont besoin d’un guide pour leur indiquer la voie. Il crée un corps de délégués spéciaux chargés de visiter les écoles afin de les guider. Ainsi, à la fin de la Monarchie de Juillet (1830/1848), chaque enseignant dispose d’un dossier de carrière personnel dans lequel on trouve des renseignements sur la formation de l'individu, son recrutement, le déroulement de sa carrière, son réseau de relations puisqu'il est coutume de se faire appuyer pour obtenir mutations, décorations. On peut aussi y trouver des détails touchant le caractère, la considération, le zèle et l'aptitude de chaque fonctionnaire. Des notices complémentaires précisent la conduite, la santé, la sagacité et le jugement, l'exactitude, l'élocution, l'instruction et la tenue de la classe par l’agent. Toutes ces remarques sont possibles grâce à la constitution d’un corps d’inspecteurs qui viennent vérifier l’aptitude des enseignants.
Hélas, il ne semble pas que Jean François ait fait l’objet de suivis réguliers par des inspecteurs ; en tout cas, à ma demande, les archives départementales n’ont pas trouvé de dossier de carrière à son nom. Quelques liasses concernent les instituteurs du département mais, n’étant pas sur place, je n’ai pas pu les compulser.

A la fin de la Monarchie de Juillet, l'enseignement primaire a réalisé une progression sensible, mais il reste beaucoup à faire. L'amélioration doit porter à la fois sur l'effectif des maîtres, le nombre d’écoles et la qualité de l'enseignement. On constate qu’un certain nombre de communes font de la résistance et n'ont même pas institué d'école.
Un nombre élevé d'enfants et surtout de filles (40%) n'assistent pas ou assistent irrégulièrement aux travaux scolaires. D'autre part, certains parents n'attachent aucun prix à une instruction dont ils ont été eux-mêmes privés. Les écoles rurales se vident toujours du printemps à l’automne pour aider aux travaux des champs.
Pour élever la condition des instituteurs, la loi de 1833 accorde, comme on l’a vu plus haut, un traitement fixe minimum de 200 francs qui est souvent le maximum qu'ils perçoivent de la commune. Dans les faits leur rétribution mensuelle, laissée à l'appréciation des Conseils municipaux, est assez souvent au plus bas, quand ils arrivent à la percevoir, et souvent payée en nature. La situation des instituteurs est plus misérable que celle de beaucoup d'ouvriers.
Si médiocre que soit leur situation, la fonction assure une sécurité relative. Pour vivre, ils doivent exercer d'autres fonctions ; ainsi, en début de carrière, on voit Jean François déclarer être cultivateur en parallèle de son métier d’instituteur. Mais sa situation a dû s’améliorer avec le temps : un événement inattendu nous montre qu’il devait vivre assez confortablement et avait à sa disposition un certain pécule. En janvier 1846 un entrefilet dans la presse nous apprends en effet qu’un « vol à l'aide d'effraction a été commis, dans la nuit du 11 au 12 courant, au domicile et au préjudice de M. Berrod, instituteur à Montanges (Ain). Les voleurs se sont introduits dans sa chambre par une fenêtre de l'école et ont pris dans un tiroir, dont ils ont brisé la serrure, une somme de 360 fr. » Par ailleurs, il apparaît dans les tables de succession où il déclare des biens dont la valeur s'élève à 1 317 francs ; ce qui n’est pas négligeable.

Les maires, chefs immédiats des instituteurs, les considèrent souvent comme un subalterne au même titre que leur garde-champêtre. Ils n’hésitent pas à intervenir dans les affaires de l’école. Ainsi, un document fragmentaire retrouvé par la cousine de mon père, nous apprends que le maire de Montanges s’est plaint de Jean François. En 1857, alors qu’il est instituteur dans la commune depuis près de 30 ans, une lettre signale que « M. Berrod est un instituteur âgé, il est peu capable et ne peut plus desservir la commune de Montanges. Les autorités locales demandent depuis longtemps son changement et lui-même le sollicite. Je le propose pour la petite commune de Mérignat qui lui convient sous tout rapport. » Que s’est-il passé ? Trop peu d’informations nous sont parvenues pour le déterminer. Mais il semble que les rapports entre les autorités et l’instituteur se soient tellement dégradées, que même Jean François ait souhaité « changer d’air ». Et en effet, l’année suivante on le retrouve instituteur à Mérignat, commune de moins de 300 habitants située à 40 km au Sud Ouest de Montanges. La situation s’est-elle apaisée ? Le décès brutal de Jean François en octobre 1858, à seulement 53 ans, ne nous permet pas de le savoir.

C’est ainsi que s’arrête la carrière d’instituteur de Jean François. Lui qui aura transmis son savoir à des dizaines (centaines ?) d’enfants… et peut-être fait naître d’autres vocations.

jeudi 31 mai 2018

#Centenaire1418 pas à pas : mai 1918

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de mai 1918 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
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1er mai
Instruction par compagnie. Tir.

2 mai
Exercice de nuit.

3 mai
Instruction par compagnie.

4 mai
La 47e DI se déploie par voie de terre vers le Nord. Le bataillon fait étape sur Halloy. Départ à 7h. Itinéraire : Rubempré, Puchevillers, Beauquesne (Somme), Halloy (Pas-de-Calais).

Carte Villers-Halloy

5 mai
Étape sur Neuville-au-Cornet (près de Saint Pol). Départ 7h. Itinéraire : Lucheux, Ivergny, Beaudricourt, Estrée-Wamin (grand halte), Houvin, Moncheaux, Buneville, Neuville.

Carte Halloy-Neuville

6 mai
Travaux de propreté, installation au cantonnement.

7 mai
On a du mal à distinguer les soldats des civils, le front de l’arrière : c’est devenu une guerre totale. [1]

8 mai
Ordre de bataillon n°196 (cassation).

9 mai
Séjour à Neuville au Cornet. Instruction.

10 mai
La guerre n’a pas seulement détruit les maisons, les villes et les vies : elle a détruit les rêves, la foi et l’espoir. [1]

11 mai
Poursuite de l’instruction.

12 mai
Nous sommes toujours au cantonnement de Neuville au Cornet.

Neuville au Cornet © Geoportail

13 mai
Revue passée par le Général de Division en présence de deux Généraux canadiens.

14 mai
Préparatifs de départ. 32 gradés et chasseurs viennent grossir nos rangs.

15 mai
Le bataillon embarque en camion à 7h30 à Buneville (près de Neuville au Cornet) ; débarque à Bout de la Ville (près Fauquembergues, Pas de Calais) à 11h35. Nous cantonnons en différents mieux autour de Fauquembergues (St Martin, Bout de la Ville, Villametz).

Carte Neuville-Fauquembergues

16 mai
Les équipages, partis par voie de terre hier, nous rejoignent. Installation dans les nouveaux cantonnements.

17 mai
L’adjudant Verollet est inscrit au tableau spécial de la médaille militaire.

18 mai
Instruction par compagnie. Tir.

19 mai
Exercice de cadres de division.

20 mai
Exercice de cadres de groupe.

21 mai
Instruction par compagnie. Tir.

22 mai
Instruction par compagnie. Tir.

23 mai
Aucune note pour ce jour.

24 mai
Le sous-lieutenant Viallet est nommé au grade de lieutenant.

25 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

26 mai
Les exercices d’instruction par compagnie vont se poursuivre toute la semaine.

27 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

Soldats avec une mitraillette, 1917 © Gallica

28 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

29 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

30 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

31 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.


[1] Documentaire Arte "14, des armes et des mots"


jeudi 24 mai 2018

#Généathème : Autour de la famille

J'ai choisi la famille Prost, étudiée sur trois générations, à voir et/ou à lire.
Pour ceux qui préfèrent voir, voici une infographie :

Pour les plus curieux, voici le détail à lire :
  • Génération n°1
- les grands-parents sont originaires de Martignat, petite commune de l'Ain dont le bourg se situe à 500 m d'altitude et compte environ 650 habitants. Nés sous l'Ancien Régime, ils se marient en 1798. Ils auront 4 enfants, dont les trois premiers meurent en bas âge. Cultivateurs et propriétaires, ils ne savent pas signer. Cependant, ils ne devaient pas vivre dans l'indigence car ils laissent un héritage relativement important : en effet, même si nous n'avons pas de détail sur leurs possessions, nous savons que le mobilier est évalué à 71 francs et 41 francs pour le revenu des immeubles (soit 112 francs). Marie Françoise meurent en 1832, à 69 ans et François en 1840, à 70 ans.
  • Génération n°2
- les parents : mon ancêtre Jean Marie est donc le seul survivant de sa fratrie. Né le 9 frimaire an XIV, ou le 30 novembre 1805, il fait sa vie à Martignat, comme ses parents. Cependant on le voit d'abord exercer le métier d'aubergiste (1828/1838), avant d'être dit cultivateur (1852/1860), puis enfin, au moment de son décès, rentier. Instruit, on le voit signer plusieurs documents. En 1827, il épouse une fille de cultivateurs de Cerdon, commune située à une vingtaine de kilomètres au sud ouest de Martignat, nommée Marie Moillie. Ils sont alors âgés de 21 ans et sont tous les deux descendants du couple Louis Bondet et Claude Robin (à la 7ème et 8ème génération). Ensemble, ils auront cinq enfants (cf. ci-dessous). Lorsque Marie meurt, en 1882, à 77 ans, elle laisse à ses enfants un patrimoine évalué à 132 francs. Lorsque son époux décède à son tour, l'année suivante (à l'âge de 78 ans), l'héritage a légèrement fondu : il n'est plus que de 125 francs.
  • Génération n°3
- les enfants : Rompant avec la tradition familiale, l'aîné, Auguste, se fait gendarme. Du fait de son métier, il déménage souvent : on le voit dans le Loiret, la Sarthe et le Loir et Cher notamment. On lui connaît deux enfants, mais vu ses nombreux déménagements, d'autres ont pu nous échapper. Il meurt à 60 ans dans le Loir et Cher.
La seconde, Célestine, reste à Martignat. Elle est ouvrière en soie, profession courante dans ces régions de l'Ain, qui peut s'exercer soit en manufacture soit en complément d'une activité agricole plus classique. Elle décède à 21 ans, sans s'être mariée.
Le troisième, Jean Baptiste, naît à Martignat. En 1886 il est dit cultivateur dans cette commune. Il épouse alors une fille de Montréal la Cluse, commune voisine, mais on perd leur trace ensuite. Ils ne semblent pas avoir eu d'enfants dans aucune des deux communes et leurs décès n'ont pas été trouvés d'après les ressources en lignes.
La quatrième, Marie, est aussi ouvrière en soie. Elle fait sa vie à Martignat, où elle se marie en 1864. Elle mettra au monde trois enfants. Son décès n'a pas été trouvé.
La dernière, enfin, Marie Philomène, est la grand-mère de ma grand-mère. J'ai déjà raconté son histoire à propos du "projet Philomène". Cultivatrice, elle est elle aussi restée à Martignat. Instruite, elle signait son nom, même s'il lui arrivait d'intervertir deux lettres de son prénom parfois ! Elle épousa Alphonse Gros dont elle eu trois enfants. Elle mourut en 1928 à l'âge canonique de 85 ans, ce qui fait d'elle l'une des plus âgée de mes ancêtres.