« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 9 mars 2020

Cadastre napoléonien en généalogie

Bonne nouvelle : les archives départementales commencent à mettre en ligne le cadastre napoléonien. Et quand je dis cadastre, je parle de l’ensemble des documents du cadastre, pas seulement des plans. En effet, si les plans sont mis en ligne depuis assez longtemps déjà, ils ne sont néanmoins quasi inutilisables en généalogie : ils peuvent vous donner une idée de l’environnement de vos ancêtres, mais sans la "documentation cadastrale" on ne peut pas situer leurs possessions dans cet environnement. Et ce sont justement ces documents qui arrivent en ligne.

Le cadastre est composé de plusieurs types de documents :
- les plans eux-mêmes (tableau d’assemblage représentant l’ensemble de la commune et planches détaillant les parcelles)
- une documentation "littérale" ou "cadastrale" composée des état des sections (registres qui répertorient pour chaque section les différentes propriétés qui la composent) et des matrices des propriétés foncières - devenues ensuite matrices des propriétés bâties et non bâties - (qui recensent l’ensemble des propriétés d’une personne sur un territoire donné.)

Rappelons que le service fiscal a été mis en place à partir de 1807 par Napoléon Ier. Il a pour but de prélever la taxe foncière sur les biens bâtis et non bâtis en respectant la nature et la qualité du sol (pré, jardin, vigne, étang, maison...).

Ainsi grâce aux matrices vous pouvez avoir une vision globale des possessions de votre ancêtre.
Grâce aux états des sections, vous pouvez analyser plus finement ces possessions.
Grâce aux plans vous pouvez les situer dans l’espace.

Prenons l’exemple de l’Ain : le cadastre concernant mes aïeux y a été réalisé entre 1810 et 1840. En entrant par les états des sections, j’y ai retrouvé 8 de mes ancêtres, répartis sur 6 communes (et davantage encore en entrant par les matrices puisque celles-ci sont évolutives dans le temps).

Examinons quelques cas :

Jean Claude Assumel-Lurdin possède 28 parcelles dans la commune du Poizat : 2 jardins, 1 maison et cour, 1 pâture, 7 prés, 16 terres et 1 [terrain] vague en copropriété avec la veuve Beroud Maure Pierre; pour un total de 33,60 francs. Sa maison n'a qu'une porte et une fenêtre, elle est classée dans la 5ème catégorie (la dernière), 3ème du revenu non imposable (elle vaut 88 centimes).


Extrait du cadastre d'Assumel Lurdin JClaude © AD01


Bien sûr, comme toutes autres sources, il faut croiser les éléments. Ainsi la matrices des propriétés bâties et non bâties indique qu'il possède d'autres parcelles en section C, mais il ne faut pas perdre de vue que ce document date de 1842 (or lors de la création du cadastre en 1827 elles appartenaient à un autre propriétaire) et en section G, mais celle-ci est manquante dans les états des sections (ce que l'on ne peut donc pas vérifier).

Blaise Jeanvion, lui, ne possède que 12 parcelles dans sa commune de Lalleyriat, et toutes en copropriété (ou indivision) avec son frère Joseph. Leur maison ne vaut que 82 centimes (l’impôt le plus bas parmi cet échantillon d'ancêtres).

Si Jean Antoine Gros ne possède que 27 parcelles dans la commune proche de Groissiat, elles valent en revanche 128, 76 francs – presque quatre fois plus que celles de Jean Claude Assumel-Lurdin.

Quand à Claude Cochet, outre les terres cultivables il possède une masure, une maison et trois "bâtiments et cours". La masure mesure 4 perches*, ce qui en fait l’une des parcelles les plus vastes, classée en première catégorie (la meilleure). De ce fait on pourrait déduire que cette "masure" n’a rien d’une ruine, comme son nom le fait penser. Mais si on regarde les plans : surprise ! La propriété est non bâtie. D'où l'importance d'avoir accès à tous les documents du cadastre. Et voici une nouvelle énigme à résoudre : pourquoi la "masure" n'est pas bâtie...

A lire les états des sections concernant Benoît Mollie, on voit tout de suite qu’il est vigneron (il possède 24 vignes sur les 57 parcelles possédées dans la commune de Cerdon). Et sans doute un vigneron assez aisé : de nombreuses parcelles, plusieurs maisons à 2 ou 3 portes/fenêtres valant 24 francs. Le total de son imposition vaut 204,09 francs. C’est lui qui paye le plus d’impôts.

Joseph Marie Prost n’a que 12 parcelles ; mais il n’en n’a pas vraiment besoin : il tire l’essentiel de ses revenus de la parcelle n°210 située à Martignat. C’est une maison d’habitation, réunie à la patente d’aubergiste. En effet, contrairement aux précédents il n’est pas cultivateur, mais aubergiste. De ce fait sa « maison » comporte 12 ouvertures (portes et fenêtres) et deux portes cochères. Elle vaut donc logiquement beaucoup plus cher que les petites fermes vues précédemment : 30 francs pour le bâtiment à lui seul.
Si l’ont rapproche le cadastre napoléonien de l’habitat d’aujourd’hui, on retrouve nettement la parcelle de l’auberge. Autrefois elle était située au milieu d’un verger ; aujourd’hui près d’un rond-point. 


Martignat hier / aujourd’hui © Cadastre napoléonien AD01 / GoogleMaps

Et si l’on examine le bâtiment on s’aperçoit que sa partie gauche peut tout à fait correspondre à l’ancienne auberge, avec portes cochères et multiples fenêtres.

Emplacement de l’ancienne auberge de Martignat © GoogleStreetview

Si les états des sections donne un aperçu des possessions à un instant T, on peut suivre les propriétés sur le long terme grâce aux matrices des propriétés bâties et non bâties. Ainsi on retrouve le nom de Jean Marie Prost dans ce registre : sur un folio récapitulatif, indiquant l'entrée et la sortie de chaque parcelle, ou bien au fur et à mesure des agrandissements de l'auberge (en 1855 et 1867) puis une diminution (en 1868) et jusqu'au moment où l'auberge passe à l'un de ses fils (en 1878). 
On peut ainsi suivre l'auberge de main en main, de travaux en travaux.

Bref, ce cadastre « global » permet d’en savoir plus sur vos ancêtres : une nouvelle source qui permet de donner corps à votre généalogie... Et qui ouvre parfois de nouvelles perspectives de recherches.


* Pour en savoir plus sur le vocabulaire spécifique, voir la page Lexique de ce blog.


samedi 29 février 2020

#29fevrier

Que s'est-il passé les 29 février dans mon arbre ? Est-ce un jour comme les autres ?
Une infographie pour vous répondre :


samedi 15 février 2020

#RDVAncestral : Les deux fillettes

Les deux bébés gazouillaient dans leur panier rembourré qui leur servait de lit. 


© Pixabay

Soudain, dans un bel ensemble, elles se relevèrent maladroitement et se mirent en position assise, l’une en face de l’autre. Elles commencèrent alors un dialogue, compris d’elles seules, fait de babillages et de monosyllabes, entrecoupé de rires. Puis elles décidèrent de s'évader et elles sortirent du panier. Elles rampèrent et s’accrochaient à tout ce qu’elles pouvaient pour s’aider à se lever. Bientôt elles marcheraient toutes seules et il serait sans doute bien difficile de les contenir. Tout en gambadant, elles continuaient de se raconter une histoire, semble-t-il très drôle. Des boucles folles se formaient dans le fin duvet qu’était leur chevelure. L’une était le miroir de l’autre : elles se ressemblaient tant !

La femme qui m’avait invité à entrer les couvait d’un regard attendri. Nous nous étions rencontrées le matin et j’avais été invitée à dîner. J’étais curieuse, en effet, d’en savoir plus sur ces deux petites filles, si semblables.

Marie Thérèse, épouse Beroud, se détourna afin de s’occuper du dîner qui mijotait dans la cheminée.
- Mon mari et mes beaux-parents ne vont pas tarder à nous rejoindre.
Je tentai de capter l’attention des deux fillettes, mais je devais reconnaître que c’était un échec cuisant : je n’existai pas pour elles. Elles étaient dans leur monde et tout ce qui n’était pas elles ne semblait pas les intéresser.
Je me retournai, désemparée, vers Marie Thérèse :
- Mais… on dirait que je n’existe pas ?
Marie Thérèse eut un sourire et un haussement d’épaules :
- Je sais : elles font souvent ça. Et, si ça peut vous rassurer, je n’ai pas beaucoup d’existence pour elles moi non plus ; du moins tant qu’elles n’ont pas faim !

Les petites diablesses ! Elles agissaient déjà comme de véritables jumelles. Pourtant, elles n’étaient pas sœurs… mais tante et nièce ! Et seulement trois mois et demi d’écart les séparaient. L’une appartenait à la sixième génération de mon arbre et l’autre à la septième.
Claudine Marie était l’aînée ; elle était la nièce.
Marie Joseph était la cadette ; elle était la tante.
C’est cette bizarrerie temporelle qui m’avait fait venir ici.

Sur ce, mari et beaux-parents arrivèrent, comme l’avait prédit Marie Thérèse. Celle-ci fit les présentations et, sans attendre nous nous mîmes à table. J’observais Claude à la dérobée. Il n’avait pas encore 50 ans, mais il était père de onze enfants ; Marie Joseph était sa petite dernière. Pierre, quant à lui, était son deuxième enfant ; Claudine Marie était la première-née de ce dernier. C’est ainsi que la dernière d’une génération s’était trouvée à naître quelques mois après la première de la génération suivante !

Cette situation peu banale semblait amuser la compagnie. Entre deux bouchées Claude tenta d’expliquer ce phénomène :
- C’est que, voyez-vous, je me suis marié très jeune : je n’avais que 15 ans quand j’ai épousé Marie Françoise.
- Et moi j’étais déjà vieille, renchérit l'intéressée : j’en avais 18 !
Le marié le plus jeune de mon arbre…
- Notre aînée est arrivée quinze mois après. Puis ce fut notre Pierre dit-il en posant une main remplie de fierté sur l’épaule de son fils.
- Moi j’ai attendu un peu plus longtemps, enchaîna-t-il avec un clin d’œil vers son père. J’avais 20 ans !
- Mais tu n’as mis que 12 mois à nous faire une petite ! rétorqua le père dans un grand rire.
Je soupçonnais que cette gentille scène avait déjà été donnée au cours d’un, voire de plusieurs, échanges précédents.

Les deux fillettes continuaient leur conversation secrète, indifférentes au monde qui les entourait. Leurs royaume était fait de rêves, de jeux et de rires. Point de roi déchu, comme dans le royaume des grands : chez elles il n'y avait que deux reines. Qui, pour l’heure, riaient aux éclats, se tenant les côtes et se roulant par terre.

Inconsciemment le silence s’était fait autour de la table et tout le monde regardait les drôlesses. Chacun était perdu dans ses pensées.  
- Je les imagine rentrant de leur journée vagabonde, des traces d’herbes des prés, de poussière du chemin et d’eau de la rivière maculant leurs visages et leurs robes, dit doucement Marie Thérèse.
- Humph ! il va falloir les dompter, les diablesses : il n’est pas question qu’elles fassent la loi ici ! gronda Claude.
- Et mon Dieu quand elles seront en âge, je plains d’avance leurs futurs maris, s’alarma Pierre.
- Il sera bien temps alors de s’inquiéter, ajouta Marie Françoise, clôturant ainsi le débat.
Elle avait dit cela d’une voix morne. La voix de celle qui a déjà perdu deux enfants et craint toujours d’en perdre un autre. Elle se leva et mit le holà au jeu des fillettes en les reconduisant d’autorité dans leur lit pour les coucher.

Hélas ce n’était que trop vrai. Si j’étais venue en ce mois de février 1800, c’est que je savais que l’une de ces petites filles comptait, sans le savoir, son temps sur cette terre. En effet la tante (la cadette) ne survivrait pas à cet hiver. Les deux fillettes ne grandiraient pas ensemble, n’épuisant ni père ni mari. Est-ce que la mélancolie gagnerait l’aînée survivante ? Ou était-elle trop jeune pour que ce traumatisme de la petite enfance ne la marquât à jamais ? L’agréable soirée que je passai chez les Beroud ne répondrait pas à ces funestes questions.

Le dîner se termina et je quittai la maison alors que résonnaient dans la nuit glaciale les rires cristallins des deux fillettes, innocentes du sort qui les attendait, tout à leur joie d'être ensemble... et visiblement pas encore endormies comme elles l'auraient dû depuis longtemps déjà.