« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 13 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre L

 

CHAPITRE L

"L'enfant regardait son père..."

 

Tigeaux, 3 août 1898  


L’enfant regardait son père. Il était terrorisé. L’homme, très en colère, tirait son fils par la main et avançait d’un pas pressé.
- Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
Devant le mutisme de l’enfant il insista :
- La honte que tu attires sur moi ! Le déshonneur sur notre famille ! En revenant sans cesse chez ces gens, tu leur fais croire que je ne suis pas capable de m’occuper correctement de toi et de tes frères et sœurs !
Le petit Gaston Croisy sentit les larmes ruisseler sur ses joues. Le père, indifférent à sa détresse, continuait son monologue :
- En plein travaux des champs en plus ! Tu crois que je n’ai que ça à faire ! Courir la campagne pour aller te rechercher ! 


L’enfant, lui, ne pensait qu’à la douce Marie Louise. Il avait parcouru les 14 kilomètres qui séparaient la ferme de son père du domicile de Marie Louise sous un soleil de plomb. Arrivé là il s’était effondré aux pieds de son ancienne nourrice, épuisé par cette longue marche. Celle-ci travaillait à quelques travaux de couture, à l’ombre de la porte de sa maison, assise sur une chaise paillée. Quand l’enfant était arrivé, elle avait posé son ouvrage dans un panier à ses pieds et, sans un mot, ouvert grand ses bras pour accueillir son ancien pupille. Lui avait enfoui sa tête sur les genoux de la matrone, entourant ses jambes de ses petits bras. 


Cette scène n’était pas inédite : l’enfant avait déjà fugué ainsi, échappant à la vigilance pourtant sévère de son père, afin de revenir dans son giron. Bien sûr, Marie-Louise n’aurait pas dû l’accueillir comme ça mais elle n’y pouvait rien : c’était plus fort qu’elle. Rien qu’à voir sa mince silhouette au bout du chemin, son cœur vibrait d’amour. C’était peut-être ça qui l’avait poussée à s’occuper d’enfants : un trop plein de sentiments maternels que les deux fils nés de son ventre n’avaient pas étanchés. 


Pourquoi avait-elle tissé des liens particuliers avec cet enfant chétif et pas les autres ? Elle ne saurait le dire. Il était maigrelet, de grands yeux lui mangeaient le visage et avait une santé chancelante. Sa véritable mère était décédée alors qu’il n’avait que huit mois. Petit dernier d’une fratrie de six, il était devenu plus encombrant qu’utile. C’est ainsi que, nourrisson, on l’avait placé chez Marie-Louise. Devenu plus grand, on l’avait récupéré pour les travaux de la ferme paternelle. Cependant il ne se faisait pas à cette charge et à cette nouvelle vie. C’est pourquoi, dès qu’il le pouvait, il s’enfuyait pour retrouver ce qu’il considérait comme son véritable foyer. Immanquablement son père venait le récupérer. Les colères paternelles et ses taloches ne l’empêchaient pas de recommencer. 


- Allez ! Grimpe là-dedans !
Sans ménagement Augustin Croisy hissait son fils sur la charrette qu’il avait prise pour aller plus rapidement jusqu’à Tigeaux.
- On retourne à Marles. Et cette fois je vais te faire passer l’envie d'y revenir, crois-moi bien !
La fureur du père annonçait une correction que le garçonnet ne serait pas près d’oublier. Cependant ce n’était pas le châtiment qui l’attendait qui le terrifiait le plus mais bien la quasi certitude de ne plus revoir de sitôt la douce Marie-Louise. Il se tourna vers la porte de la maison. La femme regardait l’enfant avec une infinie tristesse dans les yeux. 


A l’arrivée d’Augustin elle s’était levée. Elle avait supporté sans broncher les reproches du père car il n’avait pas tort : elle n’avait aucun droit sur l’enfant. Et même si elle ne l’encourageait pas à défier l’autorité paternelle, il était vrai qu’elle ne faisait pas beaucoup d’efforts pour couper les liens avec le petit. 


Au moment où le garçonnet allait perdre de vue sa bienfaitrice, il vit du coin de l’œil une silhouette qui observait la scène. Il reconnu sans peine Henri Macréau, le second fils de Marie-Louise. Âgé de 24 ans il avait une mâchoire carrée et un regard dur. Au début, le petit garçon avait été en admiration devant lui. C’était le modèle masculin dont il avait manqué. Mais au fil du temps, leurs relations s’étaient tendues. L’aîné arrivait à un âge où on ne s’embarrassait plus des petits et son caractère vif l’avait fait rudoyer plus que de raison. Parfois il semblait même trouver un certain contentement à mettre l’enfant en difficulté dès que la situation se présentait. 


Gaston ne comprenait pas se revirement, mais désormais il craignait le jeune homme et l’évitait le plus possible. Alors que la charrette allait tourner, masquant la maison Macréau, le jeune Gaston cru apercevoir un éclair de plaisir dans l’œil d’Henri. Il n’en revenait pas ! Avait-il bien vu ? Henri se réjouissait-il de la mésaventure du petit ? 


De retour à Marles, le père attrapa son galopin de fils par les oreilles et le fit descendre violemment de la charrette. Il le traîna à travers la cour de la ferme. Il y avait là tous les journaliers de son père qui vaquaient à leurs occupations ordinaires de fin de journée. Tous avaient cessé leur besogne et regardaient la scène. Augustin fit déculotter son fils, annonçant d’une voix forte :
- Voilà ce qui arrive aux fils désobéissants !
Saisissant une badine il s’appliqua à infliger à son fils une correction mémorable.

Source image

 Les larmes de Gaston avaient le goût de l’amertume et de la honte. Tandis que la canne faisait ses allers et retours cuisants, l’enfant ne pouvait ignorer les regards tendus vers lui. Ils étaient si différents de ceux de Marie-Louise qui l’observait à son départ de Tigeaux ! Point de solidarité ou de tristesse dans ces yeux, en particulier ceux des plus jeunes, mais une réjouissance sauvage qui renforçait le déshonneur de l’enfant. Pourtant, le plus blessant n’était pas la douleur de la correction ni la honte ressentie au vu de tous. Non, le plus intolérable pour Gaston était l’attitude d’Henri empli de jubilation face aux malheurs du petit.


Presque indifférent au bas de son dos ensanglanté, toutes les pensées de Gaston se tournaient vers Marie-Louise. L’enfant se désespérait de ne plus la revoir. Il n’en doutait plus à présent : jamais il ne pourrait à nouveau s’échapper vers la maison du bonheur. Mais était-ce encore la maison du bonheur ? Une maison qui abritait la méchanceté gratuite d’Henri pouvait-elle mériter ce nom ? A bien y réfléchir, son père était arrivé très vite… 


Gaston se demanda avec stupéfaction si Henri n’y était pas pour quelque chose. Avait-il prévenu Augustin ? Aussi loin que sa mémoire lui permettait d’y penser, jamais sa fugue n’avait été aussi courte et jamais la colère du père aussi violente. Était-ce à Henri qu’il le devait ? Ce garçon qui avait été un frère pour lui dans ses jeunes années et qui aujourd’hui l’avait trahi sans vergogne ? 


Oui. C’était une certitude : il n’y avait pas d’autre explication possible. Les chicaneries d’Henri avaient changé de dimensions avec l’ignoble forfait du jour. Il n’avait pas seulement été l’instigateur indirect de la punition paternelle, il avait surtout été celui qui l’avait privé définitivement de l’amour d’une mère. Sa mère. En découvrant cela une déchirure s’ouvrit dans le cœur de Gaston. Une déchirure qui ne pourrait plus jamais se refermer. 



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jeudi 12 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre K

CHAPITRE K

"Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?"

 


Coulommiers, 02 octobre 1942 

- Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?
- Non commissaire !
- Ouais… Ben, tâchez de vous réveiller complètement : vous allez avec l’inspecteur Pochet interroger un suspect. Allez ! On se dépêche ! Et surtout, regardez-le bien et apprenez ! 

Le jeune policier, un blondinet à la silhouette toute en os, fraîchement arrivé de sa Bretagne natale, se leva en vitesse, attrapa sa veste et couru dans le couloir vers son collaborateur. Celui-ci ne l’avait pas attendu : il marchait d’un pas vif vers la sortie du commissariat. Kergogan arriva à la hauteur de l’inspecteur Abel Pochet. C’était la première fois qu’il travaillait en duo avec lui. Il se demandait pourquoi le commissaire l’avait changé d’affectation. Avait-il fait une bêtise ? Est-ce une sanction ou une promotion ? Il n’était pas là depuis assez longtemps pour connaître la réputation de son nouveau supérieur hiérarchique. 

Du coin de l’œil le jeune homme tenta de l’observer : plutôt carré d’épaules, la mâchoire saillante, les cheveux coupés ras. Il se déplaçait vite et, de temps en temps Kergogan était obligé d’allonger son pas presque jusqu’à la course pour se maintenir à sa hauteur. L’inspecteur Pochet avait dû repérer son manège car il demanda soudain :
- Et bien Kervolan ? Qu’est-ce que vous fichez ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de corriger son supérieur :
- Kergogan, monsieur.
- Humpf…
- Je me demandai, monsieur, pourquoi j’avais été affecté à vos côtés monsieur ?
- Pourquoi, ça vous gêne Kerbogan ?
Entre ses dents il répliqua :
- Kergogan.
Puis un ton plus haut :
- Non monsieur.
- Alors taisez-vous, Kergagan ! 

De toute évidence, ce n’est pas aujourd’hui que l’inspecteur Pochet prononcerait correctement son nom. Il ne se fatiguerait pas non plus à lui expliquer quoi que ce soit. Kergogan se promit de se taire. Ne plus ouvrir la bouche mais laisser ses oreilles grandes ouvertes afin d’en apprendre le plus possible… et de ne pas faire de gaffe. Les deux hommes sortirent sur le perron juste au moment où une Renault Novaquatre noire faisait son entrée dans la cour du commissariat. Deux hommes en sortirent, encadrant étroitement un troisième. Ce dernier était un homme plutôt âgé (du point de vue du jeune Kergogan), le front dégarni, le visage carré. Il était vêtu d’un complet veston de couleur sombre qui avait connu des jours meilleurs. Ses yeux reflétaient son incompréhension : visiblement il ne savait pas pourquoi il était là. 

Sans dire un mot, l’inspecteur Pochet fit signe aux deux agents de le suivre. Il fit demi-tour et s’engouffra dans les entrailles du commissariat. Ils commencèrent leur descente dans les sous-sols du bâtiment. L’air s’était soudain comme raréfié, devenu vicié. Kergogan se demandait s’ils allaient interroger le prisonnier dans la « cave », cette salle souterraine longue d’une dizaine de mètres, qui l’avait tant impressionné lors de sa première et unique visite. 

Finalement, les cinq hommes pénétrèrent dans une pièce très étroite que ne connaissait pas le jeune agent. Elle était chichement meublée : une table avec deux chaises de part et d’autre, un classeur métallique, c’était à peu près tout. De toute façon on n’aurait pas pu y mettre grand-chose de plus. Une ampoule nue au plafond éclairait la pièce. Les murs avaient été autrefois peints en ocre mais, entre deux fissures, la couleur devenue lépreuse s’écaillait et le plâtre tombait par plaques sur le parquet usé et gondolé. 

L’inspecteur Pochet s’assit d’un côté de la table. L’un des deux agents, le plus grand, fit asseoir le prisonnier d’une pression ferme sur l’épaule. Puis sans un mot il repartit avec son collègue. Le jeune Kergogan se demanda l’espace d’un instant ce qu’il devait faire et où se mettre. Finalement il décida de ne pas bouger : il resta debout le long du mur, les mains croisées dans le dos. 

L’inspecteur Pochet fixa le prisonnier, sans un mot. Celui-ci n’hésita pas à lui rendre son regard mais il n’ouvrit pas la bouche : ses tentatives ayant été vaines dans la voiture, il se doutait qu’il en serait de même ici. Par ailleurs, dans ces circonstances il pensait qu’il valait mieux attendre qu’on l’interroge plutôt que d’être le premier à parler. Au bout d’un moment qui paraissait une éternité au jeune Kergogan, l’inspecteur demanda d’un ton doucereux :
- Monsieur Macréau, comment va votre femme ? 

Kergogan sursauta : il ne s’attendait pas à une telle entrée en matière. Ensemble Henri Macréau et Abel Pochet tournèrent leurs visages vers lui. Le premier était interrogatif, une lueur vaguement amusée dans l’œil. L’autre était carrément furieux. Kergogan rentra la tête dans les épaules, tâchant de se faire oublier.
- Monsieur Macréau ? insista l’inspecteur.
- Bien je pense, répondit Henri Macréau.
- Vous pensez ? Pourtant, votre femme n’était pas à votre domicile quand mes collègues sont venus vous chercher, n’est-ce pas ? Alors de quelle façon pouvez-vous savoir comment elle se porte ?
- Et bien, la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles elle se portait bien et je n’ai pas de raison de douter qu’il n’en soit pas encore ainsi.
- Où est votre femme, monsieur Macréau ?
 

Kergogan retenait sa respiration.
Henri fixa l’inspecteur un instant avant de répondre d’une voix blanche :
- En voyage.
Abel Pochet fit comme s’il n’avait pas entendu sa réponse et demanda ensuite :
- Connaissez-vous la fontaine Saint-Leu, Monsieur Macréau ?
Henri fut surpris de ce changement de sujet.
- A Tigeaux ? Oui, bien sûr ! Chez nous on l’appelle le puits de Saint-Leu. Lors de la fête patronale, le premier dimanche du mois de septembre, une procession se rend de l’église au puits. On y boit son eau qui aurait des vertus miraculeuses : elle guérirait les maladies des yeux et protègerait les gens de la peur.
- Votre femme y a été vue : aurait-elle une raison de sentir le besoin de conjurer sa peur ?
- Pas que je sache. Mais si je puis me permettre, on vénère le saint aussi pour la protection contre les maladies des yeux, comme je vous le disais à l’instant. Or ma femme a la vue qui baisse de plus en plus. L’âge, vous comprenez ?
- C’est important la famille à vos yeux, monsieur Macréau ?
- C’est primordial. 

Henri n’était pas vraiment inquiet. Malgré des lieux peu adaptés à une conversation mondaine, l’inspecteur n’était pas agressif avec lui. Il lui répondait donc volontiers, se demandant toujours ce qu’il faisait là et pourquoi on parlait de sa femme. Henri n’aimait pas parler de sa femme à des inconnus. Abel Pochet enchaîna les questions pendant plusieurs heures sans se départir de son ton doucereux qui, à la longue, finissait par paraître menaçant. 

L’atmosphère était de plus en plus pesante et Kergogan se sentait étouffer, comme si c’était lui qu’on interrogeait. Toujours muet, il osait à peine bouger de peur de briser le fragile équilibre de l’atmosphère. Henri, lui, commençait à se sentir épuisé par le feu roulant des questions. Faisant de plus en plus d’effort pour maîtriser la colère qui l’envahissait, il avait baissé les yeux sur ses mains croisées dont il tordait les doigts à s'en faire blanchir les jointures. Cependant il persistait à répondre de la même façon aux mêmes questions qui lui étaient posées encore et encore. 

Puis, aussi brutalement que cette journée avait commencé, l’inspecteur annonça soudain que c’était terminé.
- Vous pouvez vous en allez, monsieur Macréau. Je n’ai pas besoin de vous raccompagner, n’est-ce pas ?
- N… Non, ça ira.
Quoique légèrement surpris, Henri se leva et se dirigea vers la sortie. Au moment où il atteignait la porte, Abel Pochet demanda d’une voix forte :
- Au fait ! Une dernière question : avez-vous tué votre épouse monsieur Macréau ?  



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mercredi 11 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre J

 CHAPITRE J

"Je ne le trouve pas..."

 


Je ne le trouve pas ! Je ne le trouve pas ! Rageuse, je fermai un énième site internet visité ce jour-là et grommelai pour qui voudrait m’entendre :
- Bon sang ! Rien à faire je ne le trouve pas ! Impossible de mettre la main sur Henri et son fichu dossier ! 


Après la découverte de l’acte de décès d’Henri, j’avais essayé d’affiner mes recherches concernant ses adresses successives pendant la seconde guerre mondiale, en vain. Sans plus de succès, je ne trouvai pas l’acte de décès d’Ursule. Et encore moins une trace de l’assassinat ou de l’enquête.
- Mais il n’y a rien ! C’est le trou noir, le désert ! Rien ! 


Alerté, Sosa s’approcha. Comme je ne réagissais toujours pas le félin se frotta contre mes jambes et guetta une réaction à ses efforts de consolation. Mais je me tenais toujours la tête entre les mains, frémissante d’insatisfaction. Sosa, que cette attitude inquiétait, sauta sur mes genoux et tenta, d'une patte câline, d'écarter mes poings serrés. Ceux-ci finirent par céder aux avances du matou, épousant son corps chaud qui, sous les caresses, se cambra en poussant de petits feulements heureux. Mes yeux plongèrent dans les siens. Aussitôt de puissants ronronnements se firent entendre.
- OK ! OK ! Ça ne sert à rien de s’énerver. Mais c’est tellement frustrant parfois de ne pas trouver ce que l’on cherche. 


J’enfouis mon visage dans la fourrure de l’animal, geste qui m’apaisait toujours. Hélas, je ne voyais pas d’issue à cette recherche et je devais me résoudre à jeter l’éponge. Cela me mettait au désespoir. L’après-midi touchait à sa fin et, comme à son habitude, Alexandre avait pris le téléphone pour me parler de ce qu’il appelait « son mystère mystérieux ». 

La mort dans l’âme, je dus me résoudre à lui annoncer ma décision de stopper mes recherches :
- Tu comprends, on ne trouve rien. Je ne sais pas ce qui s’est passé, et j’aimerai le savoir, mais pour le moment ce n’est pas possible. Peut-être dans quelques années il sera plus facile de trouver des informations. Avec l’indexation par exemple on découvre régulièrement des « nouveautés » alors que les documents étaient là depuis toujours. C'est juste que leur chemin d’accès demeurait caché… Alexandre ? Tu es là ?
- Si je suis là ? Mais bien sûr que je suis là ! Et je suis sidéré de t’entendre dire ça ! Tu m’avais promis qu’on irait au bout de cette histoire et voilà que tu abandonnes ! me répondit Alexandre d’un ton plus agressif que la situation ne l’exigeait. 


Je fus surprise de sa véhémence. C’est vrai qu’on avait parlé de résoudre cette énigme ensemble, mais je ne pensais pas que cela lui importait à ce point.
- Écoute, je suis désolée, mais je ne trouve rien. Et l’archiviste que j’ai contacté non plus.
- Une archiviste ? Quelle archiviste ?
- Oh ! Oui, je ne t’en ai pas parlé avant parce que tant qu’elle ne trouvait rien je considérai cela inutile. Mais voilà, j’ai contacté une archiviste qui a accepté de se renseigner sur place. Mais elle non plus n’a rien trouvé. Donc tu vois que…
- Mais elle est nulle si elle n’a rien trouvé !
- Euh… Alexandre, là tu y vas un peu fort.
- Et bien je vais trouver moi ! Tu verras ! 


Je ne voyais pas bien comment mais je finis par accepter du bout des lèvres de ne pas abandonner l’affaire complètement, ou tout du moins de la reprendre si Alexandre trouvait une nouvelle piste. La conversation ne s’éternisa pas : je raccrochai tout en ayant un goût amer dans la bouche. Je n’aimai pas la façon dont cette histoire se terminait. 


Pourtant, malgré ma résolution, dans les semaines qui suivirent je ne cessai de songer à ces événements. Je n’arrivai pas à m’en détacher. Était-ce parce que cela concernait un de mes ancêtres ? Par goût morbide d’une histoire tragique ? Ou tout simplement parce que je détestai m’avouer vaincue ? 


Mais j’avais déjà lu à peu près tout ce qu’il était possible de trouver à distance sur le lieu et la période, pour essayer d’en saisir le contexte particulier. J’avais écumé le site des archives départementales pour consulter tous les documents qui évoquaient de près ou de loin la vie de mes ancêtres. 


Je ressassai ce que je savais mais je ne parvins pas à trouver une explication au geste insensé d’Henri. Comment un homme qui menait une vie ordinaire et, semble-t-il, sans ombre pouvait-il en venir à de telles extrémités ? J’avais l'impression que toutes mes certitudes s'étaient décomposées. Je tenais une foule de fragments, que je ne pouvais assembler pour en faire un tout compréhensible. Je ressentais de la pitié et de la tristesse pour Henri. Là encore était-ce à cause de nos liens familiaux ? Ou le malheur rapproche-t-il les êtres par delà les époques ? Je n’avais pas de réponse. 


Enfin, un soir de juin, Alexandre rappela :
- Tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé ?
- Non, quoi ?
- Le lien entre mon défunt grand-père et ton ancêtre !
- Quoi ???
- Oh ! Et peut-être même le fin mot de l’histoire. Oui, il faut que tu viennes voir ça.
- Comment ça ?
- Mais viens ici ! Je te montrerai ma découverte. Et puis ça sera bien de se voir et d’en parler en vis-à-vis, n’est-ce pas ? Si tu veux je t’invite ! Je te prends un billet et pour le logement il y a la maison de mon grand-père : elle est très grande, tu y seras à ton aise. Bon, la déco est un peu passée de mode, mais on ne devrait pas commencer les travaux de rénovation tout de suite. C’est idéal !
- Mais… Qu’est-ce que tu as trouvé en fait ? Tu ne peux pas me l’envoyer, comme le reste du dossier ? Alexandre se mit à rire :
- Oh ! Non ça, ça va pas être possible. Il ne passera pas dans les tuyaux : c’est un papi.
- Un quoi ?
- Un papi ! Un témoin, un être vivant quoi !
- Un témoin ? Des événements des années 1940 ? Dis donc, il ne doit pas être tout jeune !
- 89 ans exactement ! Il en avait 10-15 pendant la guerre. Il a connu mon grand-père et Henri. Il se souvient très bien de ce qui s’est passé.
- Mais alors ! Dis-moi vite ce qu’il t’a raconté !
- C’est que… Il trouve que ce sont des souvenirs pénibles : pour moi il ne veut pas y repenser. Mais pour toi, qui est une descendante d’Henri, il veut bien. C’est pour ça qu’il faut que tu viennes !

Substituer la mémoire orale à la documentation papier disparue ? C’est une piste que je n’avais pas exploitée. Et puis se rendre sur place, marcher dans les pas de mon aïeul, c’était tentant je dois dire. Mais quoi qu’en dise mon cœur, c’est ma tête qui décidait. Et elle, elle hésitait encore !
- Bon… Il faudrait que je voir si je peux m’organiser. A quel moment pourrais-tu m’accueillir ?
- Tout de suite bien sûr ! Pourquoi attendre ?
- Hé ! Là ! Une minute ! Je ne peux pas tout quitter comme ça ! Il me faut un minimum de temps pour m’organiser. Voyons, c’est bientôt les vacances : en juillet je pourrais peut-être. Oui, la deuxième quinzaine de juillet ça serait faisable. 

Alexandre fut déçu que je ne vienne pas immédiatement, mais il dut se contenter de mon calendrier. Il me promit de m’envoyer un billet de train et se disait ravi de m’accueillir. Cependant, je sentais la déception dans sa voix. Alors qu’il allait raccrocher, je demandai in extremis :
- Au fait ! Comment s’appelle-t-il ?
- Qui ça ?
- Ben… le témoin ?
- Ah !… Oui… Euh… Honoré ! dit Alexandre avant de mettre fin à la communication. 



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mardi 10 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre I

 CHAPITRE I

"Il est mort..."


- Il est mort ! Il est forcément mort ! Quelque part, à un moment donné, il est bien mort. Mais où ? Quand ? 


Je me suis posée cette question pendant plusieurs jours. J’ai tourné comme un escargot dans les communes autour de Mortcerf, dernier domicile connu afin de le trouver. Mais bien souvent je me heurtai au trou noir de la généalogie : période trop ancienne pour s’en souvenir, mais trop récente pour être diffusée en ligne. 


C’est finalement Alexandre qui m’apporta la réponse à cette question tant de fois posée. On était alors à la fin de l’hiver, lors de l’une des dernières attaques du froid. Si les jours rallongeaient, néanmoins la lumière déclinait toujours trop tôt à cette période où on aspirait à la clarté. Le soleil avait déjà disparu derrière l’horizon et le long crépuscule vidait lentement le paysage de ses pâles couleurs toutes neuves. Le vent tiède soufflait en rafales, malmenant les feuilles nouvelles sur les branches des arbres, chassant l’ondée qui avait lavé le jardin. A l'odeur douce et pénétrante de terre humide se mêlait la senteur âcre de la fumée du feu de bois allumé pour réchauffer l’atmosphère. 


On avait pris l’habitude de s’appeler régulièrement, avec Alexandre, pour se tenir au courant de l’avancée de nos recherches respectives. Ce soir-là il était tout agité et parlait si vite que j’avais du mal à le suivre. 


- Je l’ai ! Je l’ai ! J’ai enfin trouvé le décès d’Henri ! J’ai fait ce que tu ne pouvais pas faire : je suis allé dans toutes les mairies dans un rayon de 30 kilomètres autour de Mortcerf ; comme toi sur le net, mais moi en vrai. Je suis allé dans toutes les mairies. Parfois j’y ai été très bien reçu et d’autres… Bref ! Des fois c’était sympa : la secrétaire de mairie prenait le temps de discuter un peu avec moi. On m’a installé, royalement, dans des salles du conseil municipal, avec même un café une fois ! D’autres fois au contraire on m’a envoyé me débrouiller tout seul à la cave ou au grenier, très loin de l’hospitalité que j’avais connue ailleurs ! Je ne te dirais pas le nom de ces communes, ce n’est pas glorieux pour elles. Heureusement que mon téléphone faisait lampe torche. Et je crois qu’un jour j’ai dérangé un fantôme : Oh ! la trouille ce jour-là ! J’étais tout seul, quasi dans le noir, à essayer de tirer un registre coincé sous une pile de classeurs quand j’ai entendu un bruit de pas. J’ai appelé, mais personne n’a répondu. J’ai balayé l’ombre du grenier avec ma lampe mais il n’y avait personne. Je te jure ! Je peux te dire que dès que j’ai attrapé le registre je suis redescendu vite fait au secrétariat ! 


Je profitai de ce que, essoufflé, Alexandre prit sa respiration pour lui suggérer :
- C’était le fantôme d’un ancien maire peut-être ?
- Oh ! Je ne suis pas resté pour le lui demander figure-toi !
- Bon, sans rire ! reprit-il plus sérieusement. Je l’ai !
- Vraiment ? Où ?
Je craignais qu’il me réponde « à la prison du coin », mais il dit simplement « Coulommiers ».
- Coulommiers ?
C’était donc là qu’Henri avait fini ses jours ? Une nouvelle adresse à ajouter aux précédentes.
- Oui, en 1948.
- Mais que faisait-il là ? Je veux dire il était chez un proche ? Un parent ?
- Attend je lis : il est « décédé en son domicile, 7 rue de la Ferté sous Jouarre ». Je t’envoie une copie de l’acte de décès. 


Pendant qu’Alexandre m’envoyait le document par mail, mes doigts se mirent à courir sur le clavier. J’avais besoin de connaître l’environnement d’Henri, là où il avait passé ses derniers instants. Sur le site internet de Delcampe je débusquai une carte postale ancienne, probablement de la fin du XIXème, ou du début du XXème. C’était un peu ancien par rapport à Henri, mais ça me donnerait une idée. 


La carte représentait la rue de la Ferté sous Jouarre et l’hôpital de Coulommiers. Sur la gauche un grand bâtiment à deux niveaux avec des encadrements de fenêtres polychromes. Sur la façade, une horloge. Au-dessus du portail d’entrée, au niveau de la toiture, un chien-assis. On devinait un drapeau français devant cette ouverture. Ce grand bâtiment était sans doute l’hôpital. En face, une succession de maisons à deux ou trois étages. Parfois des commerces. Des rideaux aux fenêtres. Était-ce dans l’une de ces maisons qu’Henri avait vécu ? J’essayai de distinguer un numéro sur les façades pour savoir à quel niveau de la rue je me trouvai, mais c’était peine perdue. La résolution des cartes postales en ligne était trop basse et l’image trop floue. 


Une autre carte postale montrait la rue à l’une de ses extrémités. Des maisons semblables à celles de la vue précédente, un café, une placette tout au bout.
J’ouvris Google Maps pour tenter de savoir si cette partie de la voie terminée par la place se situait au début ou à la fin de la rue : si c’était le début, j’avais peut-être sous les yeux le numéro 7 ? 


- Heu… Tu es toujours là ?
Alexandre ! Je l’avais oublié !
- Oui ! Oui ! Je cherche le 7 de la rue de la Ferté sous Jouarre.
- Ah ! Bonne idée !
Lui aussi de son côté se mit en chasse. 


On poursuivait notre dialogue au fur et à mesure des nos découvertes :
- Je ne trouve pas de rue de Ferté sous Jouarre aujourd’hui.
- Moi non plus, par contre il y a un hôpital.
- Oui ! Tiens !
« Hôpital Abel Leblanc » : une vieille connaissance ! C’est le site de l’hôpital historique de Coulommiers : la rue de la Ferté sous Jouarre devrait être dans les environs.
- Je suis dans Street View, mais je n’arrive pas à retrouver la façade de l’hôpital montrée sur la carte postale.
- Moi non plus. Il y a bien un bâtiment avec des encadrements de fenêtres polychromes, mais je ne retrouve pas le pavillon d’entrée avec l’horloge.
- En tout cas, le boulevard Victor Hugo qui borde l’hôpital mène bien à La Ferté sous Jouarre : ça ne serait pas incohérent que ce boulevard ait remplacé la rue qu’on cherche.
- Hé ! Une minute : je crois que j’ai trouvé l’entrée de l’hôpital : une porte voûtée, deux niveaux plus un chien-assis. Bon, la façade a été refaite avec un crépi qui a mal vieilli et l’horloge a disparu, mais ça pourrait être ça, au 16 rue du Dr René Arbeltier. 

 


- Oh ! Oui, aucun doute ! Regarde la maison d’en-face : on reconnaît très bien la fenêtre du deuxième étage qui est arrondie !
- Et ben ! Ils ont pas gagné au change ! Je préférai l’hôpital version 1.
- C’est sûr que le crépi ne l’avantage pas vraiment. Un petit ravalement de façade ne serait pas du luxe.
- Donc on est à l’emplacement de la rue de la Ferté sous Jouarre. Tu vois un numéro ?
- Oui : en face de l’entrée de l’hôpital : numéro 8.
- Donc le 7 c’est…
- L’hôpital !
- L’hôpital !
Nous nous étions exclamés en même temps. 


- A l’hôpital ! Il est mort à l’hôpital !
- Tout simplement !
- C’était pas une nouvelle adresse, enfin pas vraiment.
- Mais la formule était trompeuse : « décédé en son domicile ».
- Regarde l’acte de décès. L’un des deux témoins est économe : peut-être l’économe de l’hôpital ?
- Et l’autre le maire : ça sens le décès de personne isolée qui n’a aucun ami ou proche voisin pour déclarer son décès.
- Bon ben on a au moins résolu cette énigme.
- Et Ursule est bien décédée avant Henri : il est qualifié de veuf.
- Mais pas de mention d’une mort dans des circonstances tragiques pour elle.
- Ben, ils n’allaient pas le crier sur tous les toits ! 


Je remerciai Alexandre qui avait risqué sa vie pour moi dans les greniers et caves des mairies briardes ! Quel réconfort de le sentir toujours présent, disponible, prévenant les demandes les plus impensables.
- On avance, n’est-ce pas ?
- Oui, on avance…
Après avoir raccroché, j’épinglai un nouveau petit drapeau sur la carte de mon « detective board » à l’emplacement de Coulommiers et un papier où il était indiqué « 1948, décès ».
- Et toi, Ursule ? Où es-tu décédée ? me demandai-je.  



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