« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 21 novembre 2020

ChallengeAZ : Chapitre S

 CHAPITRE S

"Sa sœur jumelle ?"

 

Coulommiers, 02 novembre 1942 

 

- Sa sœur jumelle ? Quelle sœur jumelle ?
- Oui ! Rosalie… Rosette… Rose… Ah ! Voilà ! Marie-Rose.
- Mais combien elles sont ?
- Ben… Deux : des jumelles, quoi.
- Humpf ! Kerdogan, je comprends rien : qui sont toutes ces Rosalie… Rose… ???
- Ah ! Oui ! Non ! En fait c’est une seule et même personne : Marie-Rose, que l’on appelle aussi Rosalie, ou Rosette ou Rose tout court. Et c’est Kergogan, monsieur.
L’inspecteur Abel Pochet jeta un regard noir à son jeune adjoint.
- Vous ne me facilitez pas la vie, Ker…
Il renonça à chercher la fin du nom de l’enquêteur : il avait assez à faire avec toutes ces sœurs jumelles. 


- Bon, donc elle avait une sœur jumelle. Elles se voyaient ?
- Ben… J’imagine…
- Vous imaginez ? Mais vous imaginez quoi Kerpogan ?
Par réflexe, Kergogan ouvrit la bouche pour corriger son supérieur, puis y renonça finalement et la referma.
- On n’imagine pas dans une enquête, Perdogan ! Vous savez ou vous savez pas ?
- Ben… Pas vraiment…
- « J’imagine », « pas vraiment »… 

L’inspecteur prit sur lui pour ravaler tout les noms d’oiseaux qui lui venaient à l’esprit.
- Bon, cette sœur jumelle, elle est venue à son mariage, n’est-ce pas ?
- Euh… Non chef, celle qui venue c’est… (il vérifia ses papiers) Marie-Joseph.
Soupir de l’inspecteur.
- Marie-Rose, Marie-Joseph… Que de Marie. Heureusement que la nôtre s’appelle Ursule.
- En fait elle s’appelle Ursule Marie Mathurine, chef. Et ses frères Vincent Marie et Auguste Marie…
- Vincent Marie ? Mais je croyais que c’était le père ?
- Oui, aussi.
- Aussi ?
- Oui : ils s’appellent pareil. Le père et le frère. Et la mère c’est Marie Mathurine, Comme Ursule.
- Oh ! Bon sang ! Vous me donnez mal à la tête Pergogan !
On y est presque, pensa Kergogan : peut-être qu’un jour il se rappellera mon nom correctement. Ou au moins il tombera dessus par hasard.
 

- Eh ! Vous rêvez ou quoi ?
- Non monsieur !
- Bon. Il y a d’autres Marie dans l’coin ?
- Oui, monsieur : deux oncles, trois tantes, une grand-mère, un grand-père…
- Oui, oui, bon ça va, j’en ai assez ! Quoi d’autre ?
- Euh… Marie est un prénom très porté chez nous en Bretagne depuis le XVème siècle. On le trouve aussi sous la forme Mari (sans -e à la fin) pour les hommes, et des déclinaisons comme Marianning, Marivonn ou Maiwenn…
Voyant la tête de son chef qui virait au rouge, Kergogan ne termina pas son exposé sur les prénoms bretons. 



- A propos des sœurs, Lerbogan, les sœurs !
- Ah ! Oui, euh… Bien sûr, les sœurs.
Il feuilleta son calepin du plus vite qu’il pût.
- Les sœurs… Oui ! On sait que Marie-Joseph, l’aînée, est venue au mariage d’Ursule. Elle était sa témoin. Elle habitait alors Vernon dans l’Eure, donc elle a fait… près de 140 km… (il réfléchit)… sans doute en train, chef, termina Kergogan triomphalement.
- Au mariage ?
- Oui.
- En 1900 ?
Vérifiant ses notes, désormais beaucoup moins sûr de lui devant l’instance de son chef :
- Oui, c’est ça, en 1900.
- Mais on est en 1942 ! Barbogan ! 1942 ! Je m’en fiche moi de ce qu’il s’est passé il y 40 ans ! Est-ce qu’elle voyait ses sœurs là, maintenant ? C'est ça que je vous demande, moi !
- Ah ! Bah oui, je comprends. C'est-à-dire que, depuis qu’on surveille le suspect Macréau, on n’a pas vu de rapprochement entre les sœurs.
L’inspecteur n’en croyait pas ses oreilles.
- Quoi ?
- On… n’a pas…
- Mais bougre d’imbécile, évidemment que vous n’avez pas vu de rapprochement, puisque vous n’avez pas vu Ursule, puisqu’elle a DIS-PA-RUE !!! Vous comprenez « disparue » Radoban ?
 

L’inspecteur tenta de maîtriser ses nerfs.
- Bon ! Reprenons depuis le début. Que savons-nous ? Nos services reçoivent plusieurs lettres anonymes nous invitant à enquêter sur ledit Henri Macréau. Motif 1) écoute la radio anglaise 2) assassine sa femme. L’accusé nie en bloc mais ne peut pas dire où est son épouse.
Très vite, l’inspecteur avait senti que cette affaire leur donnerait beaucoup de fil à retordre. Il y a quelque chose qui ne collait pas. Un élément avait joué contre eux dès le début. Mais qu’est-ce que c’était ?
- Voyons l’affaire sous un autre angle…
Kergogan osa une suggestion :
- Si ce n’est pas le mari, qui est-ce ?
- C’est toujours le mari ! Retenez bien ça Berdogan. Ça vous facilitera les choses à l’avenir.
 

L’inspecteur coula un regard de travers vers son jeune acolyte, qui se le tint pour dit. En son for intérieur il pensa néanmoins : « Est-ce que le climat actuel et la piste d’un règlement de compte sous couvert de pays envahi par l’ennemi ne pourraient pas tenir ? » Mais il n’osa pas formuler cette audacieuse hypothèse à son supérieur.
Abel Pochet poursuivait son raisonnement :
- C’est sans doute à cause de la femme. Elle a dû faire quelque chose d’inconvenant. Elle a peut-être fricoté avec qui ne fallait pas… Oui… Mauvaises fréquentations, c’est sûr.
 

Kergogan leva les yeux pour réfléchir. Il réfléchissait toujours mieux les yeux en l’air : l’inspiration divine peut-être. Il avait renoncé à deviner si, pour son patron, les « mauvaises fréquentations » étaient du côté des Allemands ou des Résistants. Tout en fixant une des nombreuses taches de moisissure au plafond, il filait son propre raisonnement. Un coup on dénonçait Henri pour avoir écouté la radio, une autre fois carrément pour avoir tué sa femme. Comme si la première dénonciation n’avait pas été assez efficace. Et, de fait, la police n’avait enquêté sérieusement qu’après la deuxième lettre. Mais qui dans l’entourage d’Henri lui en voulait ? Qui l’avait chargé au point de faire tomber la lourde main de la police sur lui ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui avait motivé ces lettres de dénonciations quelques peu incohérentes ?  



Vers le chapitre T ->

 

vendredi 20 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre R

CHAPITRE R

"Rendez-vous demain..."

 

Rendez-vous demain, avait dit au téléphone Honoré, le contact d’Alexandre. Rendez-vous demain pour connaître le passé : la ligne du temps faisait de drôles de nœuds.
- Il te racontera l’incendie de la maison d’Henri : il en a été témoin.
- L’incendie ? Je ne savais pas que sa maison avait brûlé.
- Hum… Tu verras ça demain.
 

Pour l’heure j’étais dans le salon, à genoux sur un tapis usé aux motifs compliqués et aux bords effrangés, en essayant de rattraper mon chat qui se dissimulait sous une commode. Enfin je saisis le rétif animal. Je portai sa tête à la hauteur de la mienne.
- Bon, maintenant on va avoir une conversation sérieuse tous les deux.
Je me rendis dans la chambre qu’Alexandre venait de m’indiquer comme mienne pendant toute la durée de mon séjour en pays briard. Il y avait déposé ma valise sur le lit. 

Je regardai autour de moi : la pièce n’était pas très grande. Ou peut-être était-ce juste le mobilier qui absorbait tout l’espace ? Un ensemble complet de chambre en bois massif meublait la pièce : un grand lit dont la tête était ornée d’un motif de pointe de diamant ; l’armoire, immense, sculptée du même motif et complétée par un miroir ; les tables de chevet de chaque côté du lit portant aussi ce décor, recouvertes d’une tablette de marbre veiné de bruns et d’ocres. Le tout était immergé dans la tapisserie à grosses fleurs délicieusement désuète tendue sur les murs. Tenant toujours mon chat dans les mains, je m’assis sur le lit. Je m’y enfonçai tellement que je me crue aspirée par des sables mouvants. Je tentai de rétablir mon équilibre en battant l’air des mains, des pieds et du chat !
 

- Bon sang ! On n’en fait plus des comme ça. Enfin, j’espère ! Bon, Sosa, on va parler d’homme à homme… Enfin de femme à chat. Alexandre est un ami et il faut le traiter comme tel. Tu dois établir la paix avec lui. Une paix sans condition. Tu m’entends ? Je ne veux plus de ces ébouriffades ! Compris ?
Après un instant les yeux dans les yeux, pour lui faire bien comprendre le message, je posai le chat sur le lit. Il y fit quelques pas prudents avant de sauter par terre : il valait mieux un vieux plancher que cette surface traîtresse qui pouvait vous avaler sans crier gare. S’installant confortablement il me jeta un dernier regard avant de s’endormir. J’aurai juré qu’il souriait alors. De mon lit mouvant j’envoyai un sms à Charlotte ; un truc que je voulais lui demander depuis longtemps au sujet d’Ursule. J’espérai qu’elle pourrait avoir ce renseignement.
 

Je redescendis au rez-de-chaussée où Alexandre me fit faire un tour du propriétaire. Certains meubles étaient recouverts d’un drap, qu’il ôta au fur et à mesure de la visite. L’ensemble était assez vieillot et démodé. Cependant on y trouvait de nombreux témoins du passé, comme la malle des Morins en vannerie ou les buffets carrés briards décorés de fleurs et de feuillages plus ou moins stylisés. 


- Ça ce sont les moules et les cercles en métal qui permettait de réaliser le brie. Le lait était mis à cailler dans ce moule, lui-même placé sur la table d’égouttage, appelée « dosse ». Le caillé perdait une grande partie de son eau, évacuée par les trous des moules. Petit à petit le fromage à pâte molle se formait. Le brie « à la mode de Meaux » doit mesurer 35 cm de diamètre pour un peu moins de 3 cm d’épaisseur ; soit environ 2,5 kg.
- Quelle est la différence entre un fromage à pâte molle et une pâte pressée ?
- Oh ! L’égouttage se fait par pesanteur : le caillé perd son eau « tout seul », par les trous du moule. Contrairement à une pâte pressée qui est un mode d’égouttage par pression, comme son nom l’indique. On distingue plusieurs types de Brie : Celui de Meaux, de Melun, de Montereau… Une quarantaine au total ! Si celui de Meaux est surnommé « le roi des bries » (parce que les rois s’en pourléchaient), on raconte que l’origine de celui de Melun, bien qu’obscure, est très ancienne. A tel point qu’on se demande s’il ne serait pas l’ancêtre de tous les bries ! Certains pensent qu’il existait déjà avant l’invasion romaine. La Fontaine, de passage au Château de Vaux-le-Vicomte, l’aurait rendu vraiment célèbre en plaçant un brie dans le bec du corbeau, dans la fable du Corbeau et du renard. Le brie de Meaux a son AOC depuis 1980, et bien sûr une Confrérie des Compagnons du Brie de Meaux. 


- Hum ! Ça donne faim tout ça.
- Alors passons à table !
Alexandre me servit une poularde à la briarde dont je réclamai la recette aussitôt.
- Alors, tu découpes la poularde en six morceaux que tu laisses mariner toute la nuit dans 1,5 litre d’eau, salée, poivrée, muscadée, avec un oignon piqué des clous de girofle, du thym et du laurier. Le lendemain, tu déposes les morceaux de poularde dans une cocotte au fond huilé et tu les fais colorer sur toutes leurs faces une vingtaine de minutes. Tu les réserves. Puis tu pèles des oignons et des carottes, que tu éminces et fais rissoler à leur tour avec de l’huile au fond de la cocotte. Lorsque les légumes commencent à brunir, tu verses un verre de la marinade (que, bien sûr, tu as pris le soin de conserver) et tu laisses mijoter sous couvert 30 minutes. Après ça tu remets les morceaux de volaille dans la cocotte, Tu n’oublies pas de saler et poivrer et tu saupoudres du persil haché. Tu mouilles avec du cidre et environ 20 cl de marinade, de manière à tout recouvrir. Tu laisses mijoter environ 15 minutes. Tu enlèves les morceaux de viande avec une écumoire et dégraisses la sauce au chinois. Ensuite tu déposes de la moutarde au fond d’une casserole et tu y verses la sauce obtenue, tu la fouettes en l’additionnant de la crème fraîche, afin d'obtenir une sauce onctueuse.


Je roulai déjà des yeux gourmands en face de lui. Il termina la recette d’un ton solennel :
- Rectifier l’assaisonnement si nécessaire, disposer les morceaux de poularde sur un plat et les napper de la sauce réchauffée. Servir avec les carottes et oignons d’accompagnement. Et voilà Madame ! Bon appétit !
J’applaudis à la performance.
- Bravo ! Un véritable chef de haute gastronomie ! Et qu’est-ce qu’on mange d’autre dans la région ?
- Fritures de goujons de la Marne, pommes faro (déclinées en cidre), potage crécy…
- Ah ? Et qu’est-ce qu’il a de particulier ce potage crécy ?
- Oh ! Ce sont des carottes, oignons, céleri, ail et gingembre revenus dans un chaudron pendant une quinzaine de minutes (les puristes n’ajoutent pas de pommes de terre, les autres peuvent se le permettre), auxquels on ajoute du bouillon de poulet et qu’on laisse mijoter environ 45 minutes, jusqu’à ce que les légumes soient bien cuits. On mixe le tout et hop ! A table ! 

Nous avons ainsi parlé gastronomie locale et traditions pendant tout le repas. Je découvris ainsi une région mal connue, étouffée sous des voisins encombrants : Paris et Disney. Il me raconta le Multien, entre Haute-Brie et Valois, au nord-ouest de Meaux ; la Brie nichée dans les vallées de la Marne, de l'Orge et de la Seine. Je buvais ses paroles. Une tarte aux pommes - briardes bien sûr – vint clore ce festin de roi. 

C’est le ventre et la tête bien remplis que je remontai dans ma chambre. Sosa avait, pour sa part, vidé les croquettes que je lui avais laissées en partant. Tout le monde était à la fête. J’ouvris ma valise et fut saisie. En un instant une chape de glace me tomba sur les épaules. Je suis quelqu’un de particulièrement ordonné et je remarquai immédiatement lorsque quelques chose était dérangé. Or, aucun doute possible, ma valise avait été visitée. Oh ! pour un œil non averti ce serait sans doute passé inaperçu, mais moi je le vis instantanément. Mes vêtements et autres effets avaient été soulevés et replacés pendant mon absence. Je regardai dans la chambre : nulle trace d’intrusion. J’allai à la fenêtre pour fermer les rideaux. 

C’est dans l’ombre que je le distinguai pour la première fois. Il était dissimulé sous un arbre. Je ne l’aurai peut-être pas vu s’il n’avait bougé un peu. Un rayon de lune se refléta sur ses souliers vernis. Je refermai les rideaux d’un coup sec et appelai Alexandre. Il mit plusieurs minutes à arriver, un torchon à la main.
- Qu’est-ce qu’il se passe ? Je faisais la vaisselle.
- Il y a quelqu’un là, dehors !
- Quoi ? Mais non, enfin, je ne vois personne, dit-il penché à la fenêtre.
- Si je te jure ! Sous le gros arbre, je l’ai vu.
- Je ne vois rien. Un fantôme peut-être ? tenta-t-il de plaisanter.
Devant mon scepticisme il hésita puis décida de ne rien ajouter. Il passa près de moi pour sortir et se contenta de m’adresser un bref sourire.
 

J’avais gardé pour moi l’histoire de la valise : vu qu’il ne croyait pas à l’homme dans le jardin, il y avait peu de chance qu’il accorde du crédit à cette histoire qui supposait bien plus qu’une vague présence sous la lune. Je fermai soigneusement la porte derrière lui et, en l’absence de clé, coinçai une chaise sous la poignée en priant que ce soit efficace.
- Sosa : tu es mon « chat de garde » ce soir ! Ouvre l’œil, et le bon.
Conscient de sa tâche délicate, le chat sauta sur mes genoux, se dressa amoureusement et vint me heurter le menton avec sa tête soyeuse – une série de coups légers pour me rassurer. Puis il se coucha à côté de moi, gardien fidèle de mes nuits. 

Le silence et la nuit se refermèrent sur moi, m'entourant de solitude glaçante. Je mis plusieurs heures à m’endormir, ressassant les mêmes interrogations auxquelles je n’avais pas de réponse. Enfin vers quatre heures du matin, le sommeil s’empara de moi, mais ce fut pour me plonger dans une succession de cauchemars sans fin. 



Vers le chapitre S ->

 

jeudi 19 novembre 2020

ChallengeAZ : Chapitre Q

 CHAPITRE Q

"Quelle horreur..."

 


Mortcerf, 12 avril 1938 


- Quelle horreur !
Henri se précipita vers la fenêtre de la cuisine mais les langues de feu léchaient déjà le mur, atteignant le plafond à une vitesse folle. Il tenta d’arrêter la progression de l’incendie mais ses efforts n’étaient guère récompensés. On était encore en pleine nuit. Trois ou quatre heures peut-être, Henri ne savait pas très bien. Il avait été réveillé par un bruit. Ou était-ce une odeur ? En tout cas quelque chose de pas normal. Peut-être était-ce son sixième sens qui l’avait averti ? Il s’était levé et avait demandé à haute voix :
- Il y a quelqu’un ?
 

Seul le silence de la nuit lui avait répondu. Le silence et ce petit crépitement qu’il entendait maintenant distinctement. Il s’était habillé en vitesse et était sorti de sa chambre. C’est dans la cuisine qu’il avait vu les flammes. Attrapant un torchon il avait essayé d’enrayer le feu en tapant du plus près qu'il put s’approcher. En vain. Sa maison brûlait. Pris à la gorge par les fumées il était sorti. A présent, il était sur le bord de la route, impuissant. Il regardait le bûcher qui éclairait la nuit comme en plein jour.
 

Les voisins arrivaient en courant, habillés à la hâte, surpris dans leur sommeil tant par l’incendie que par l’alerte qui se propageait de maison en maison.
- Il y a quelqu’un à l’intérieur ? Henri ! Il y a quelqu’un dedans ? demanda un sexagénaire, court sur pattes mais bien en chair, vêtu d’un simple marcel blanc sur un pantalon de flanelle.
La fraîcheur de la nuit laissait les hommes indifférents : la chaleur du brasier compensait largement la météo de cette nuit de printemps.
- Ta femme, Henri ? Elle est là ?
Henri ne répondit pas tout de suite, tétanisé par le spectacle qu’il avait devant lui. Les riverains venus en renfort n’attendirent pas pour commencer à lutter contre l’incendie. La solidarité jouait bien sûr, mais aussi la peur de voir le feu s’étendre aux autres maisons.
 

Au loin une ombre observait la scène. L’homme ne bougeait pas : du bosquet où il était caché il avait une excellente vue sur toute la scène. Il trouvait cela magnifique. Il ressentait un mélange de peur et d’excitation. Il allait enfin être vengé. Pendant toutes ces années il s’était senti rabaissé, critiqué, humilié. On lui avait bien fait sentir qu’il n’était pas légitime, qu’il n’avait droit de revendiquer aucune place dans ce foyer. Dans son esprit fragile la maison de son enfance à Tigeaux se superposait à celle d’Henri aujourd’hui à Mortcerf. 

Mais cette fois c’est fini. Le feu purificateur est un auxiliaire puissant. Des images fugitives se superposaient dans son esprit perturbé : la maison du bonheur, celle de Marie-Louise, la douce Marie-Louise, et sans transition le champ de bataille, les obus, les cris. Et la mort. Détachant ses yeux des flammes qui l’hypnotisaient il vit Henri, sur le bord de la route, toujours figé. Gaston sentit la colère monter en lui. Il aurait tellement voulu qu’Henri ne se réveille pas et périsse dans l’incendie. Au lieu de ça il avait l’air à peu près indemne. 


- Henri ! Tu es blessé !
Instinctivement Henri porta la main à sa jambe. Mais ce n’était pas elle qui inquiétait son voisin. Sans comprendre il regarda alternativement la face rougeaude du voisin puis sa manche. Il avait côtoyé le feu de trop près. Il était brûlé sur une partie du bras et de la main. Ses cheveux avaient été roussis par la chaleur. Des traces de suie maculaient son visage. Hébété, il ne réagissait toujours pas. Son voisin le secoua tant qu’il finit par répondre, hésitant, qu’il était seul dans la maison.
- Tu es sûr ? Ta femme ?
Brusquement Henri semblât s’éveiller. Il reprit ses esprits et, d’une voix plus assurée, affirma qu’il n’y avait personne d’autre. Il s’approcha de la chaîne humaine qui se formait déjà pour faire passer des seaux d’eau et prit sa place dans le rang. 

Quand les flammes sortirent par la fenêtre, s’élançant à l’assaut de la cheminée, un sourire s’était dessiné sur les lèvres de Gaston. Savourant le sentiment de plénitude qui l’envahissait, même si Henri s’était réveillé un peu trop tôt à son goût, il se décida à quitter les lieux de sa vengeance. Il pivota alors et s’éloigna lentement, goûtant chaque pas comme un verre d’eau fraîche dans le désert. Au loin, les hommes s’interpellaient mais leurs paroles se noyaient dans le vacarme du brasier. Il ne s’aperçut pas que, au bord de la route, une pluie fine comme de la dentelle était apparue. 

Comme lui, les voisins attaquant le feu ne la remarquèrent pas tant elle s’était manifestée discrètement. Et tout aussi subtilement la pluie força. C’est alors que les hommes la découvrirent. Une pluie fine, mais drue tombait régulièrement à présent. Elle fut beaucoup plus efficace que les riverains dans leurs efforts malhabiles de maîtriser leur ennemi flamboyant. Le feu continua une partie de la nuit mais il n’était plus un danger. Au matin la maison fumait encore, mais au moins l’incendie ne s’était pas propagé aux habitations voisines. Le caractère incombustible des briques de la maison avait permis aux murs de rester debout. Néanmoins, les façades avaient pris différentes teintes colorées allant du rouge vif au grenat. La suie et la fumée avaient laissé de longues traces noires sur le fronton de la maison. L’intérieur en revanche avait beaucoup moins bien résisté aux flammes. La cuisine était particulièrement atteinte. 

Après le moment de faiblesse qui l’avait gagné au plus fort de la crise, Henri avait repris ses esprits. Il s’était porté à la tête de ses voisins, organisant les secours d’une poigne ferme. Il n’avait pas épargné sa peine, ne sentant ni la douleur chronique de sa jambe ni celle, toute fraîche, de son bras. Ce n’est qu’au matin qu’il s’accorda une courte pause. Après avoir bu un peu d’eau il pénétra dans la maison pour recenser les dégâts et sauver ce qui pouvait l’être. Son inspection le soulagea : finalement la situation n’était pas aussi grave qu’il aurait pu le craindre. Un instant il avait cru perdre tous les souvenirs d’une vie. Bah ! Il était vivant, c’était l’essentiel. Sans attendre il plongea les mains dans les restes de l’incendie noyés d’eau et commença à trier les vestiges de son histoire. 



Vers le chapitre R ->