« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 26 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre W

 CHAPITRE W

"Whisky ! Il me faut un whisky !"

 

Whisky ! Il me faut un whisky ! Je rejetai les couvertures, espérant noyer mon insomnie dans l’alcool. La pleine lune éclairant suffisamment, je décidai de me passer de lumière. Discrètement je descendis l’escalier en prenant soin de ne pas faire craquer les marches. Dans le salon je fouillai le bar à alcools et me servis un verre. C’est équipée de ces munitions que j’allai m’enfoncer dans un fauteuil club confortable, les pieds sur la table basse. 

Alcide et Charlotte m’avaient convaincue. Examinées en détails, les pièces du dossier révélaient des traces de falsifications irréfutables. Ce pouvait être des couleurs d’encre légèrement différentes, des formes de lettres tapées à la machine un peu plus rondes, des papiers vieillis artificiellement.
- Bonne facture, avait jugé Alcide. Les documents ont été réalisés à partir de véritables pièces. C’est ce qui a permis de se laisser abuser si facilement.
« Abuser si facilement ». Les mots d’Alcide étaient tombés comme un couperet. 

Et pour couronner le tout, mon téléphone se mit à vibrer : c’était un message de Charlotte. En un « oui » laconique elle confirmait mes pires intuitions. Oh ! Oui, la recherche qu’elle avait faite pour moi avait donné des résultats… Mais pas ceux que j’espérai. Tout s’écroulait autour de moi. Le premier sms fut suivi aussitôt d’un second : « Je viens au plus vite ». Tout en posant mon verre vide sur la table basse, je ne cessai de retourner tout ça dans ma tête. Je finis par me frotter le visage d’un geste rageur et me levai. 

J’errai longtemps dans la pénombre, ne sachant comment donner suite à ces dernières révélations désastreuses. Du bout des doigts j’effleurai le mobilier émaillé de post-it. Je me coulai silencieusement d’une pièce à l’autre. Mon exploration m’amena dans la cuisine. Je m’aperçus que la faim me tenaillait : je me préparai un en-cas sur le pouce et rangeai tout soigneusement derrière moi. Mais mon estomac était tellement noué que je fus incapable d’avaler quoi que ce soit. Je jetai mon sandwich à peine entamé dans la poubelle et quittai la cuisine. 

Derrière moi, au fond du couloir, une silhouette immobile m’observait. Après mon passage, sa paire de souliers vernis quitta l’ombre protectrice et, sans faire plus de bruit qu’une paire de chaussons, se glissa à ma suite. Revenue dans le salon, ignorant tout de cette présence inquiétante, je m’approchai de la cheminée. Une succession de visages m’observait depuis leurs cadres photos, témoins de temps oubliés. Aucun n’avait de post-it. Du doigt, je reliai par un fil invisible un bébé, une noce au grand complet, un visage buriné par les ans, tous prêts à être jetés à la poubelle. 

Envahie par la nostalgie, mon doigt courait sur le manteau de la cheminée quand soudain je ressentis une brusque douleur. Je m’étais pris le doigt dans quelque chose. J’aspirai le sang qui perlait au bout de mon index, tout en essayant de déterminer ce qui avait pu me blesser. Sur l’arrière de la cheminée une brique était légèrement descellée et un petit quelque chose dépassait à peine entre les joints. C’était un fragment de papier, fin et aiguisé comme une lame. Je me morigénai en silence, déplorant d’être aussi fragile et de me couper ainsi sur un moreau de papier aussi insignifiant. Au début je crus que les maçons avaient étoffé leurs joints de papier, genre béton armé ("papier armé"), mais non : la languette glissait toute seule si on tirait dessus. Ce que je fis, délicatement. Je m’aperçus que la brique derrière laquelle elle se cachait n’était pas scellée. A force de patience, je réussis à la déloger. Elle révéla une cavité dans laquelle se trouvaient des pages soigneusement pliées. Je sortis le tout et replaçai la brique. 

Installée dans le fauteuil qui avait si bien accueilli ma pause alcool, j’examinai mon énigmatique découverte nocturne. Soudain un bruit me fit sursauter. Je me retournai et…
- Sosa ! Tu m’as fait peur ! Tu es fou d’apparaître comme ça, sorti de nulle part.

Je tentai de calmer les battements de mon cœur par une caresse féline. Le matou se frotta à mes jambes et repartit dans la nuit. Mon attention se reporta sur ce que j’avais dans les mains : un ensemble de feuillets jaunis par le temps mais en assez bon état, d’après ce qu’il ressortait d’un premier examen. Je les étalai sur mes genoux avec précaution. C’était une longue lettre, signée d’un certain Gaston Croisy. Ce nom évoquait quelques chose dans ma mémoire et il me fallut un moment de réflexion avant de me souvenir qu’il s’agissait de l’un des enfants accueillis par Marie-Louise, la mère d’Henri. 

Je commençai la lecture de la fine liasse, non sans une certaine émotion, consciente que je tenais là sans doute un témoignage de première main sur le mystère planant autour d’Henri. Je lus la lettre dans un état second, me décomposant un peu plus à chaque ligne. Il manquait plusieurs pages, mais ce qui avait été conservé était bien suffisant. Par ailleurs, j’étais heureuse d’être seule pour prendre connaissance des révélations de ce document, tant elles étaient intrigantes. Entre mes mains, c’était un véritable message d’outre-tombe. Je ne savais pas comment réagir à cette confession. Je repliai soigneusement les feuillets et les remis dans leur cachette. 

Que faire maintenant ? Compte tenu de tout ce que j’avais appris, il me fallait agir rapidement. Bien sûr, au milieu de la nuit, cela restait compliqué. Je décidai donc de regagner ma chambre et de me lever à la première heure le lendemain matin. Soudain, je perçus une respiration : je n’étais pas seule dans la pièce ! Lentement, je me retournai. Une silhouette était là, qui m’observait. 

Toute la partie supérieure du corps restait dans l’ombre. Seuls ses souliers vernis brillaient sous la lune. Tétanisée, je reconnu immédiatement l’observateur de l’autre nuit. J’étouffai un cri. Une voix sourde, déformée par la haine, résonna dans le silence de la nuit :
- Il a fallu que tu t’en mêles, que tu ailles là où tu ne devais pas aller. Comme ton Henri, ce sale fouineur. Vous êtes tous de la même engeance. Des rats ! C’est tout ce que vous êtes ! 

J’eus du mal à reconnaitre la voix, tant l’aversion et la férocité altéraient le timbre ordinairement doux d’Alexandre. Atterrée, je ne parvenais pas à articuler un son. Alexandre, quand à lui, continuait sa diatribe. Maintenant sa voix était pleine de hargne, enlaidie par le ressentiment. Son teint prit une couleur pourpre. Je ne pus rien trouver à répondre. Les mots se bousculaient dans ma tête et aucun n'était assez fort pour exprimer l'horreur qui me saisissait.
Je fixai Alexandre comme si j’avais devant moi une apparition diabolique surgie des entrailles de la terre. Il avait perdu toute son humanité et sa bienveillance.

Tout prenait un sens à présent.
Les mots se bousculaient dans sa bouche pleine de fiel. Brusquement il poussa un long cri lugubre et sauta vers moi, les mains en avant. Je l’évitai juste au moment où il allait me saisir au niveau du cou. Je plongeai sur le côté tandis que lui, déséquilibré, tombait en avant. J’en profitai pour me précipiter vers la porte. Jamais la maison ne me parut aussi grande et aussi hostile. 

Quand enfin j’approchai de la porte d’entrée, je vis du coin de l’œil un éclair blanc. Ce n’est qu’en entendant son cri de douleur que je compris que c’était mon chat Sosa qui avait tenté de faire barrage, fragile obstacle dressé devant la fureur d’Alexandre. D’un coup il l’avait balayé et envoyé rouler dans la nuit noire. Cela n’avait pris qu’une seconde et avait à peine ralenti Alexandre. Les larmes perlant aux paupières, j’atteignais enfin la porte. Je l’ouvris et me retrouvai au milieu du chantier laissé à l’abandon par les ouvriers partis en vacances. 

A la dernière seconde j’évitai des tuyaux en plastique, je contournai une brouette et faillis déraper sur une bâche translucide, pâle reflet de lune. Tournant soudain à droite, je contournai l’échafaudage appuyé sur la façade et me précipitai vers les profondeurs du parc. Derrière moi, j’entendis le pas d’Alexandre qui gagnait du terrain. 



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mercredi 25 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre V

 CHAPITRE V

"Vol ? Jalousie ? Adultère ?"



Vol ? Jalousie ? Adultère ? Les mobiles ne manquaient pas. Seul l’argent ne semblait pas être en cause. Allongée sur mon lit mouvant, j’avais trouvé une position qui, bien que précaire, était à peu près stable. Je faisais le point sur ce que j’avais appris ces derniers jours. A peine installée, Sosa surgit. Après de prudents détours il se mit en devoir de me renifler d'un air suspicieux. L'examen ayant dû être concluant il s'allongea près de mon épaule et me donna de petits coups de tête sous le menton. Je le caressai d’une main distraite ce qui enclencha aussitôt un volumineux ronronnement de satisfaction. 

Je ne savais pas par où commencer, mais la confusion de mes sentiments me bouleversait. En l'espace de quelques mois toutes mes certitudes s'étaient envolées. D’une personne ordinaire j’étais devenue la descendante d’un assassin. Aujourd’hui pourtant, tout semblait indiquer qu’Henri n’avait commis aucun crime mais qu’on avait ourdi cette machination pour le faire plonger. Qui lui en voulait à ce point ? Qu’avait-il fait pour mériter ça ? Un lien ténu, mais sans doute décisif, devait relier ces faits les uns aux autres. Hélas il m’échappait encore. 

Le lendemain je décidai de retourner une dernière fois aux archives. J’y retrouvai Alcide Bodin. Il me proposa de se pencher sur les archives judiciaires pour confirmer son hypothèse. Le but de notre recherche du jour était donc… de ne rien trouver. Les voies de la généalogie sont impénétrables.
- Bon déjà, mettons-nous d’accord sur le vocabulaire. L’homicide est le fait de tuer un homme. Mais on distingue le meurtre (tuer sans préméditation), de l'assassinat (lorsque l'homicide est prémédité). Un crime est une action considérée comme très grave par la loi. On utilise aussi le terme crime pour désigner un homicide, mais tous les crimes ne sont pas des homicides. Par exemple, le viol, la torture, le vol sont qualifiés de crimes. Le meurtre est en général puni de 30 ans de réclusion criminelle. L'assassinat, quant à lui, est puni de la réclusion criminelle à perpétuité. Tous deux sont des crimes, passibles de la cour d'assises.
- La cour d’assise ?
- C’est une cour jugeant uniquement les crimes les plus graves, c'est-à-dire encourant une peine de plus de 10 ans. Elle comporte la cour proprement dite (Président et ses assesseurs) et un jury. La cour d’assises ne siège pas en permanence : les procès sont regroupés en session. Pour chacune d’elle on tire au sort les jurés parmi les personnes de plus de 23 ans figurant sur les listes électorales. Je te passe les détails de la finalisation du jury.
- OK.
 

- Maintenant les protagonistes : les « magistrats » sont les personnes qui rendent la justice. Il en existe deux catégories : les juges et les procureurs. Parlons d’abord du procureur (ou ses substituts). Il représente le Ministère public (qu’on appelle aussi le « parquet »), c'est-à-dire l’autorité chargée de défendre l'intérêt de la collectivité et l'application de la loi. Il intervient en majorité pour des affaires pénales. Dans le cas d’un crime, le procureur est obligé d’ouvrir une information judiciaire qu’il confie au juge d’instruction. Le juge d’instruction, lui, est indépendant du Ministère de la Justice. Il est chargé d’instruire, c'est-à-dire de rassembler des preuves quand une infraction est commise. Pour cela il s’appuie sur des enquêteurs de la police. Une fois l’enquête terminée et un suspect trouvé, le juge d’instruction le met en examen et éventuellement en détention provisoire. Le procureur reprend alors le dossier et le met en forme pour qu’il aille à l’audience. En cas d’homicide, aux assises. On parle de « magistrature debout » puisqu’à l’audience, les procureurs se lèvent pour s’exprimer (contrairement aux juges qui font partie de la de « magistrature assise », car ils exercent leur fonction dans cette posture).
 

- Je comprends. Le juge d’instruction est une spécialisation, tout comme d’autres sont juges aux affaires familiales ou juges d’application des peines.
- C’est ça. Tous les juges font partie de la magistrature du siège. De même il existe différents types de procureurs, en fonction de leur rang hiérarchique : avocat général, procureur général, substitut du procureur, etc… Ensuite, au tribunal, il y a l’avocat : c’est un juriste dont les fonctions sont de conseiller, représenter, assister et défendre ses clients. La partie civile ou demandeur est la personne qui s'estime victime soit d'une infraction (à propos de laquelle une action publique a été déclenchée par le ministère public) soit d'un préjudice (pour lequel une juridiction civile a été saisie). Enfin, il y a le juge (« du siège ») qui est chargé de trancher les litiges opposant des parties (ou plaideurs). Ça va toujours ?
 

- Oui, je te suis. Mais quelles sont les différences entre contravention, délit et crime ?
- Ah ! La contravention est l’infraction la moins grave où la peine encourue est inférieure à 3  000 euros d’amende. Le délit est la catégorie intermédiaire. Il est, comme le crime, défini par la loi et jugé par un tribunal correctionnel. Le crime, on l’a vu, est l’infraction la plus grave.
- Et là, dans les archives, on a les pièces du tribunal civil et du tribunal correctionnel. Quelle est la différence ?
- Comme je le disais à l’instant le tribunal correctionnel juge les affaires les plus graves. Le tribunal civil juge… les affaires civiles !
- Merci !
- Pardon : j’ai pas pu m’empêcher. Les affaires civiles concernent les conflits juridiques entre deux parties appelées le plaignant et le défendeur. Le droit civil est le droit applicable à tous les citoyens. Il est omniprésent dans la vie quotidienne car il concerne toutes les étapes de la vie d'une personne : naissance, travail, vie familiale, consommation...
- OK ! C’est plus clair pour moi. Dire que je me gave de séries policières depuis des années et que je n’ai jamais prêté attention à tout ça avant…
- Attention : là on parle de la justice en France. Rien à voir avec d’autres pays, comme les États-Unis par exemple.
- C’est noté !
 

- Parfait. Donc les archives judiciaires se trouvent en série U, pour ce qui concerne les affaires « modernes », soit après 1800.
- De mémoire, c’est la série B pour les affaires antérieures à 1800 ?
- C’est ça. Et en série L pour la période révolutionnaire. Les archives judiciaires sont assez rarement en ligne, mais on y viendra certainement. Comme pour les notaires, nos ancêtres faisaient assez souvent appel à la justice : demande de dommages et intérêts, nomination de tuteurs ou de curateurs, litiges de la vie quotidienne. La première étape consiste à consulter les tables. Elles permettent de trouver le nom de la personne et le motif de la condamnation. Parfois il faut passer par un second registre, appelé rôle judiciaire, qui permet de découvrir le numéro de la chambre qui a prononcé le jugement, ainsi que la date à laquelle il a été rendu.
- Oui, c’est le cas à Paris. J’ai déjà effectué une recherche auprès du tribunal de la Seine.
- Et ça c’est pour le tribunal correctionnel ou civil, mais il y a aussi les tribunaux de commerce, les conseils des prud’hommes, etc… Tout un monde merveilleux dont on n’a pas idée, ajouta Alcide en souriant. Et pour chacune de ces juridictions on peut trouver les décisions du tribunal (arrêts, jugements, référés, ordonnances) mais aussi des dossiers de procédures (procès-verbaux de police, déclarations de témoins, procès-verbaux de séances du tribunal…). Et si on faisait des travaux pratiques maintenant ?
 

Je ne sus pas trop s’il y a avait un sous-entendu dans cette phrase. Quoi qu’il en soit, nous avons passé les heures qui suivirent à éplucher les répertoires en tout genre… sans trouver aucune mention d’Henri. Plus tard Charlotte nous rejoignit. Ensemble nous avons passé au crible toutes les pièces du dossier. De temps en temps Charlotte et Alcide se concertaient à mi-voix, montrant là un détail de calligraphie, là une ombre sur le papier. Enfin, ils relevèrent la tête et Alcide déclara :
- Pour moi cela ne fait aucun doute. Ce dossier est un faux ! 


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mardi 24 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre U

 CHAPITRE U

"Une nouvelle virée aux archives s'impose..."



Une nouvelle virée aux archives s’impose ! J’en avais beaucoup appris sur Henri et son environnement en venant fouler sa terre, mais je n’avais pas trouvé la clé du mystère principal : quand et pourquoi Henri avait assassiné sa femme. Je signalai donc par un sms rapide à Charlotte que je revenais aux archives et que si elle avait un moment à m’accorder elle me trouverait en salle de lecture. Alexandre déclara qu’il avait d’autres obligations et qu’il ne pourrait pas m’accompagner. C’est donc seule que je me rendis à Dammarie-les-Lys. 

Le trajet me permit de réfléchir à nouveau à cette histoire. Tandis que je marchai en direction du bâtiment des archives, je sentis un picotement dans la nuque, comme l’impression d’être observée. Je me retournai mais ne vis personne. Je repris ma route… Et ne vis pas la silhouette aux souliers vernis reprendre sa marche derrière moi. 

Arrivée aux archives je voulais explorer plusieurs pistes. Je demandais les premières cotes et pour patienter je me plongeai dans les inventaires à la recherche de nouveaux éléments pour faire rebondir mon enquête. Un archiviste vint me signaler aimablement que mes documents étaient arrivés et avaient été déposés à l’emplacement qui m’était dévolu. Je le remerciais et pris la direction de ma table. 

C’est ce jour-là aux archives que se produisit une anecdote que je n’aurais probablement pas retenue sans les événements qui ont eu lieu peu après. Debout devant ma place, un homme se trouvait en train d’examiner avec soin les registres qu’on avait déposés pour moi, cherchant visiblement une chose bien précise. C’était un petit homme aux yeux vifs et à la mine chafouine. Comme j’arrivai à sa hauteur, il releva brusquement la tête, surpris. Il afficha une mine déconfite comme s’il venait d’être pris en faute, et balbutia quelques mots d’excuse. Quelques secondes suffirent néanmoins pour qu’il retrouve son assurance et passe son chemin.
 

C’est à la pause déjeuner que je retrouvai Charlotte :
- Désolée, je n’ai pas eu une minute à moi ce matin. Mais tu as bien fait de venir : Alcide Bodin a réapparu.
Alcide Bodin ? Ce nom ne m’était pas inconnu, mais je ne parvenais pas à le remettre.
- Le responsable de l’association généalogique locale. Tu sais, je t’en avais parlé.
- Ah ! Oui, ça me revient maintenant. Et donc il est là ?
- Oui.
- Tu lui as parlé de l’affaire ?
- Tu penses ! C’est un archiviste contrarié : ses parents l’ont obligé à reprendre le commerce familial, mais il n’a jamais aimé ça. Du coup il passe tous ses temps libres ici où ses talents et ses aptitudes se sont épanouis. Il compile et classe avec gourmandise. Je crois qu’il a lu absolument tous les documents conservés dans ce bâtiment ! Je te le présenterai tout à l’heure. En attendant, allons manger !

Après le déjeuner Charlotte tint sa promesse : elle rentra avec moi et me conduisit vers le petit homme qui s'était intéressé de si près à mes documents le matin même. Elle fit les présentations. Je ne sais pourquoi, je ne relevai pas son indélicatesse du matin. Charlotte lui rappelai le contexte de l’affaire qui nous occupait et je brossais un portrait rapide d’Henri et sa famille.
- Il travaillait essentiellement pour Houbé, celui qui possédait les tuileries et briqueteries de Mortcerf si ma mémoire est bonne.
D’un ton mielleux il releva :
- Mais oui ! Votre mémoire est excellente. Des archives vivantes… On prendrait sans doute plaisir à vous feuilleter. 

Déjà que je n’appréciai guère le petit homme et ses regards gênants, mais là j’eus carrément un haut le cœur. Je regardai discrètement Charlotte qui étouffait un rire derrière sa main.
- Bon, je vous laisse discuter, j’ai à faire. A plus tard.
Je lui lançai un coup d’œil désespéré, mais elle s’éloigna en riant. Surmontant mon aversion pour la fouine, j’acceptai le café qu’il me proposait.
- Charlotte vous a parlé de ce meurtre que nous ne retrouvons pas. Elle m’a dit que cela vous évoquerait peut-être des souvenirs. Vous avez trouvé quelque chose ?
- Oui, bien sûr… Le meurtre n'en n'était sûrement pas un !
- Quoi ?
 

A compter de cet instant l'intérêt de mon vis-à-vis ne faiblit plus. Aussi longtemps qu’il voudrait me parler, je ne répugnerais plus à l’écouter.
- Voyons, Mademoiselle, si vous entendez des sabots, vous pensez cheval… Pas zèbre. N’est-ce pas ?
- Oui mais…
- Mais rien du tout : s’il n’y a pas de trace de meurtre, c’est qu’il n’y a pas de meurtre. C’est aussi simple que cela.
- Mais… j’ai retrouvé des traces justement : des lettres de dénonciations, des rapports de police, des courriers officiels.
- Et bien, je ne sais pas d’où vous tenez vos sources, mais sachez que la Seconde Guerre Mondiale est une époque que j’ai spécialement étudiée. J’ai dressé des notes particulières pour chaque dossier jugé compromettant. De sorte que si un dossier venait à disparaître – c’est plus fréquent qu’on ne le croit, hélas – je conserverais par devers moi le dossier d’origine, sans mensonge ni fausseté. Puis-je vous demander où vous avez trouvé ces documents ?
- Il m’ont été donnés par une connaissance qui les tenait lui-même de son grand-père. Ce grand-père, aujourd’hui décédé, avait été un voisin d’Henri.
- Hum… Il faut revenir aux recherches premières, passer au crible l'ensemble des éléments, les trier, les classer et peut-être aussi les mélanger. Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, nous allons dénouer cette pelote de laine. Il n'existe pas de verrou qui n'ait sa clé. Voyons voir…
 

Tout au long du trajet du retour je m’étais échinée à trouver un lien cohérent à cette affaire (ou non-affaire ?), en vain. Qu’avait-on loupé ? Je me plongeais dans mes pensées. Un mot prononcé par Alcide - mais lequel ? - avait éveillé un écho en moi. Hélas, je ne parvins pas à m’en souvenir.
Revenue chez Alexandre, je lui exposai les découvertes du jour et l’hypothèse d’Alcide Bodin.
- Un faux ? Mais n’importe quoi ! Et d’abord qu’est-ce qu’il en sait, lui ?
- Ce n’est qu’une hypothèse. Écoute au moins ce qu’il a à dire…
- C’est ridicule !
- Mais tu ne trouves pas ça bizarre, toi, que cette histoire incroyable ne ressorte nulle part ?
- Tu as raison ! C'est une histoire incroyable. Mais ce n’est pas parce que ça ne te plaît pas que ce n’est pas vrai. Tu n'y peux rien ! L’histoire est implacable… et parfois féroce. Nous ne pouvons qu’en hériter et la respecter. Je crains que tu n’aies perdu ton temps aujourd’hui.
Il sourit et pivota sur ses talons.
- Le dîner sera bientôt prêt. Tu dois avoir faim.
 

Un silence pesant régnait sur notre table. Rien à voir avec l’ambiance des jours précédents. Une migraine commençait à poindre. J’avais envie d'aller me coucher. J’avais besoin d'être seule pour réfléchir calmement aux événements du jour. Mais l’atmosphère étant ce qu’elle était, si je montai maintenant, je devrais quitter Alexandre sur un conflit larvé et cela ne ferait qu'empirer les choses. Je dus me faire violence pour trouver des sujets de conversation insignifiants et tenter d’apaiser le climat avant de monter.
 

Une fois dans ma chambre, je réfléchis posément à la situation. Je savais qu’Alexandre était un homme de passion et de conviction, sûr de suivre le chemin qu'il pensait être le bon. Mais s'il avait tort ? Si Henri n’était coupable de rien depuis le début et qu’Alexandre avait simplement refusé de le voir ? Il était si facile de se leurrer quand on était persuadé d’un fait. 



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