« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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vendredi 13 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre L

 

CHAPITRE L

"L'enfant regardait son père..."

 

Tigeaux, 3 août 1898  


L’enfant regardait son père. Il était terrorisé. L’homme, très en colère, tirait son fils par la main et avançait d’un pas pressé.
- Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
Devant le mutisme de l’enfant il insista :
- La honte que tu attires sur moi ! Le déshonneur sur notre famille ! En revenant sans cesse chez ces gens, tu leur fais croire que je ne suis pas capable de m’occuper correctement de toi et de tes frères et sœurs !
Le petit Gaston Croisy sentit les larmes ruisseler sur ses joues. Le père, indifférent à sa détresse, continuait son monologue :
- En plein travaux des champs en plus ! Tu crois que je n’ai que ça à faire ! Courir la campagne pour aller te rechercher ! 


L’enfant, lui, ne pensait qu’à la douce Marie Louise. Il avait parcouru les 14 kilomètres qui séparaient la ferme de son père du domicile de Marie Louise sous un soleil de plomb. Arrivé là il s’était effondré aux pieds de son ancienne nourrice, épuisé par cette longue marche. Celle-ci travaillait à quelques travaux de couture, à l’ombre de la porte de sa maison, assise sur une chaise paillée. Quand l’enfant était arrivé, elle avait posé son ouvrage dans un panier à ses pieds et, sans un mot, ouvert grand ses bras pour accueillir son ancien pupille. Lui avait enfoui sa tête sur les genoux de la matrone, entourant ses jambes de ses petits bras. 


Cette scène n’était pas inédite : l’enfant avait déjà fugué ainsi, échappant à la vigilance pourtant sévère de son père, afin de revenir dans son giron. Bien sûr, Marie-Louise n’aurait pas dû l’accueillir comme ça mais elle n’y pouvait rien : c’était plus fort qu’elle. Rien qu’à voir sa mince silhouette au bout du chemin, son cœur vibrait d’amour. C’était peut-être ça qui l’avait poussée à s’occuper d’enfants : un trop plein de sentiments maternels que les deux fils nés de son ventre n’avaient pas étanchés. 


Pourquoi avait-elle tissé des liens particuliers avec cet enfant chétif et pas les autres ? Elle ne saurait le dire. Il était maigrelet, de grands yeux lui mangeaient le visage et avait une santé chancelante. Sa véritable mère était décédée alors qu’il n’avait que huit mois. Petit dernier d’une fratrie de six, il était devenu plus encombrant qu’utile. C’est ainsi que, nourrisson, on l’avait placé chez Marie-Louise. Devenu plus grand, on l’avait récupéré pour les travaux de la ferme paternelle. Cependant il ne se faisait pas à cette charge et à cette nouvelle vie. C’est pourquoi, dès qu’il le pouvait, il s’enfuyait pour retrouver ce qu’il considérait comme son véritable foyer. Immanquablement son père venait le récupérer. Les colères paternelles et ses taloches ne l’empêchaient pas de recommencer. 


- Allez ! Grimpe là-dedans !
Sans ménagement Augustin Croisy hissait son fils sur la charrette qu’il avait prise pour aller plus rapidement jusqu’à Tigeaux.
- On retourne à Marles. Et cette fois je vais te faire passer l’envie d'y revenir, crois-moi bien !
La fureur du père annonçait une correction que le garçonnet ne serait pas près d’oublier. Cependant ce n’était pas le châtiment qui l’attendait qui le terrifiait le plus mais bien la quasi certitude de ne plus revoir de sitôt la douce Marie-Louise. Il se tourna vers la porte de la maison. La femme regardait l’enfant avec une infinie tristesse dans les yeux. 


A l’arrivée d’Augustin elle s’était levée. Elle avait supporté sans broncher les reproches du père car il n’avait pas tort : elle n’avait aucun droit sur l’enfant. Et même si elle ne l’encourageait pas à défier l’autorité paternelle, il était vrai qu’elle ne faisait pas beaucoup d’efforts pour couper les liens avec le petit. 


Au moment où le garçonnet allait perdre de vue sa bienfaitrice, il vit du coin de l’œil une silhouette qui observait la scène. Il reconnu sans peine Henri Macréau, le second fils de Marie-Louise. Âgé de 24 ans il avait une mâchoire carrée et un regard dur. Au début, le petit garçon avait été en admiration devant lui. C’était le modèle masculin dont il avait manqué. Mais au fil du temps, leurs relations s’étaient tendues. L’aîné arrivait à un âge où on ne s’embarrassait plus des petits et son caractère vif l’avait fait rudoyer plus que de raison. Parfois il semblait même trouver un certain contentement à mettre l’enfant en difficulté dès que la situation se présentait. 


Gaston ne comprenait pas se revirement, mais désormais il craignait le jeune homme et l’évitait le plus possible. Alors que la charrette allait tourner, masquant la maison Macréau, le jeune Gaston cru apercevoir un éclair de plaisir dans l’œil d’Henri. Il n’en revenait pas ! Avait-il bien vu ? Henri se réjouissait-il de la mésaventure du petit ? 


De retour à Marles, le père attrapa son galopin de fils par les oreilles et le fit descendre violemment de la charrette. Il le traîna à travers la cour de la ferme. Il y avait là tous les journaliers de son père qui vaquaient à leurs occupations ordinaires de fin de journée. Tous avaient cessé leur besogne et regardaient la scène. Augustin fit déculotter son fils, annonçant d’une voix forte :
- Voilà ce qui arrive aux fils désobéissants !
Saisissant une badine il s’appliqua à infliger à son fils une correction mémorable.

Source image

 Les larmes de Gaston avaient le goût de l’amertume et de la honte. Tandis que la canne faisait ses allers et retours cuisants, l’enfant ne pouvait ignorer les regards tendus vers lui. Ils étaient si différents de ceux de Marie-Louise qui l’observait à son départ de Tigeaux ! Point de solidarité ou de tristesse dans ces yeux, en particulier ceux des plus jeunes, mais une réjouissance sauvage qui renforçait le déshonneur de l’enfant. Pourtant, le plus blessant n’était pas la douleur de la correction ni la honte ressentie au vu de tous. Non, le plus intolérable pour Gaston était l’attitude d’Henri empli de jubilation face aux malheurs du petit.


Presque indifférent au bas de son dos ensanglanté, toutes les pensées de Gaston se tournaient vers Marie-Louise. L’enfant se désespérait de ne plus la revoir. Il n’en doutait plus à présent : jamais il ne pourrait à nouveau s’échapper vers la maison du bonheur. Mais était-ce encore la maison du bonheur ? Une maison qui abritait la méchanceté gratuite d’Henri pouvait-elle mériter ce nom ? A bien y réfléchir, son père était arrivé très vite… 


Gaston se demanda avec stupéfaction si Henri n’y était pas pour quelque chose. Avait-il prévenu Augustin ? Aussi loin que sa mémoire lui permettait d’y penser, jamais sa fugue n’avait été aussi courte et jamais la colère du père aussi violente. Était-ce à Henri qu’il le devait ? Ce garçon qui avait été un frère pour lui dans ses jeunes années et qui aujourd’hui l’avait trahi sans vergogne ? 


Oui. C’était une certitude : il n’y avait pas d’autre explication possible. Les chicaneries d’Henri avaient changé de dimensions avec l’ignoble forfait du jour. Il n’avait pas seulement été l’instigateur indirect de la punition paternelle, il avait surtout été celui qui l’avait privé définitivement de l’amour d’une mère. Sa mère. En découvrant cela une déchirure s’ouvrit dans le cœur de Gaston. Une déchirure qui ne pourrait plus jamais se refermer. 



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jeudi 12 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre K

CHAPITRE K

"Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?"

 


Coulommiers, 02 octobre 1942 

- Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?
- Non commissaire !
- Ouais… Ben, tâchez de vous réveiller complètement : vous allez avec l’inspecteur Pochet interroger un suspect. Allez ! On se dépêche ! Et surtout, regardez-le bien et apprenez ! 

Le jeune policier, un blondinet à la silhouette toute en os, fraîchement arrivé de sa Bretagne natale, se leva en vitesse, attrapa sa veste et couru dans le couloir vers son collaborateur. Celui-ci ne l’avait pas attendu : il marchait d’un pas vif vers la sortie du commissariat. Kergogan arriva à la hauteur de l’inspecteur Abel Pochet. C’était la première fois qu’il travaillait en duo avec lui. Il se demandait pourquoi le commissaire l’avait changé d’affectation. Avait-il fait une bêtise ? Est-ce une sanction ou une promotion ? Il n’était pas là depuis assez longtemps pour connaître la réputation de son nouveau supérieur hiérarchique. 

Du coin de l’œil le jeune homme tenta de l’observer : plutôt carré d’épaules, la mâchoire saillante, les cheveux coupés ras. Il se déplaçait vite et, de temps en temps Kergogan était obligé d’allonger son pas presque jusqu’à la course pour se maintenir à sa hauteur. L’inspecteur Pochet avait dû repérer son manège car il demanda soudain :
- Et bien Kervolan ? Qu’est-ce que vous fichez ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de corriger son supérieur :
- Kergogan, monsieur.
- Humpf…
- Je me demandai, monsieur, pourquoi j’avais été affecté à vos côtés monsieur ?
- Pourquoi, ça vous gêne Kerbogan ?
Entre ses dents il répliqua :
- Kergogan.
Puis un ton plus haut :
- Non monsieur.
- Alors taisez-vous, Kergagan ! 

De toute évidence, ce n’est pas aujourd’hui que l’inspecteur Pochet prononcerait correctement son nom. Il ne se fatiguerait pas non plus à lui expliquer quoi que ce soit. Kergogan se promit de se taire. Ne plus ouvrir la bouche mais laisser ses oreilles grandes ouvertes afin d’en apprendre le plus possible… et de ne pas faire de gaffe. Les deux hommes sortirent sur le perron juste au moment où une Renault Novaquatre noire faisait son entrée dans la cour du commissariat. Deux hommes en sortirent, encadrant étroitement un troisième. Ce dernier était un homme plutôt âgé (du point de vue du jeune Kergogan), le front dégarni, le visage carré. Il était vêtu d’un complet veston de couleur sombre qui avait connu des jours meilleurs. Ses yeux reflétaient son incompréhension : visiblement il ne savait pas pourquoi il était là. 

Sans dire un mot, l’inspecteur Pochet fit signe aux deux agents de le suivre. Il fit demi-tour et s’engouffra dans les entrailles du commissariat. Ils commencèrent leur descente dans les sous-sols du bâtiment. L’air s’était soudain comme raréfié, devenu vicié. Kergogan se demandait s’ils allaient interroger le prisonnier dans la « cave », cette salle souterraine longue d’une dizaine de mètres, qui l’avait tant impressionné lors de sa première et unique visite. 

Finalement, les cinq hommes pénétrèrent dans une pièce très étroite que ne connaissait pas le jeune agent. Elle était chichement meublée : une table avec deux chaises de part et d’autre, un classeur métallique, c’était à peu près tout. De toute façon on n’aurait pas pu y mettre grand-chose de plus. Une ampoule nue au plafond éclairait la pièce. Les murs avaient été autrefois peints en ocre mais, entre deux fissures, la couleur devenue lépreuse s’écaillait et le plâtre tombait par plaques sur le parquet usé et gondolé. 

L’inspecteur Pochet s’assit d’un côté de la table. L’un des deux agents, le plus grand, fit asseoir le prisonnier d’une pression ferme sur l’épaule. Puis sans un mot il repartit avec son collègue. Le jeune Kergogan se demanda l’espace d’un instant ce qu’il devait faire et où se mettre. Finalement il décida de ne pas bouger : il resta debout le long du mur, les mains croisées dans le dos. 

L’inspecteur Pochet fixa le prisonnier, sans un mot. Celui-ci n’hésita pas à lui rendre son regard mais il n’ouvrit pas la bouche : ses tentatives ayant été vaines dans la voiture, il se doutait qu’il en serait de même ici. Par ailleurs, dans ces circonstances il pensait qu’il valait mieux attendre qu’on l’interroge plutôt que d’être le premier à parler. Au bout d’un moment qui paraissait une éternité au jeune Kergogan, l’inspecteur demanda d’un ton doucereux :
- Monsieur Macréau, comment va votre femme ? 

Kergogan sursauta : il ne s’attendait pas à une telle entrée en matière. Ensemble Henri Macréau et Abel Pochet tournèrent leurs visages vers lui. Le premier était interrogatif, une lueur vaguement amusée dans l’œil. L’autre était carrément furieux. Kergogan rentra la tête dans les épaules, tâchant de se faire oublier.
- Monsieur Macréau ? insista l’inspecteur.
- Bien je pense, répondit Henri Macréau.
- Vous pensez ? Pourtant, votre femme n’était pas à votre domicile quand mes collègues sont venus vous chercher, n’est-ce pas ? Alors de quelle façon pouvez-vous savoir comment elle se porte ?
- Et bien, la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles elle se portait bien et je n’ai pas de raison de douter qu’il n’en soit pas encore ainsi.
- Où est votre femme, monsieur Macréau ?
 

Kergogan retenait sa respiration.
Henri fixa l’inspecteur un instant avant de répondre d’une voix blanche :
- En voyage.
Abel Pochet fit comme s’il n’avait pas entendu sa réponse et demanda ensuite :
- Connaissez-vous la fontaine Saint-Leu, Monsieur Macréau ?
Henri fut surpris de ce changement de sujet.
- A Tigeaux ? Oui, bien sûr ! Chez nous on l’appelle le puits de Saint-Leu. Lors de la fête patronale, le premier dimanche du mois de septembre, une procession se rend de l’église au puits. On y boit son eau qui aurait des vertus miraculeuses : elle guérirait les maladies des yeux et protègerait les gens de la peur.
- Votre femme y a été vue : aurait-elle une raison de sentir le besoin de conjurer sa peur ?
- Pas que je sache. Mais si je puis me permettre, on vénère le saint aussi pour la protection contre les maladies des yeux, comme je vous le disais à l’instant. Or ma femme a la vue qui baisse de plus en plus. L’âge, vous comprenez ?
- C’est important la famille à vos yeux, monsieur Macréau ?
- C’est primordial. 

Henri n’était pas vraiment inquiet. Malgré des lieux peu adaptés à une conversation mondaine, l’inspecteur n’était pas agressif avec lui. Il lui répondait donc volontiers, se demandant toujours ce qu’il faisait là et pourquoi on parlait de sa femme. Henri n’aimait pas parler de sa femme à des inconnus. Abel Pochet enchaîna les questions pendant plusieurs heures sans se départir de son ton doucereux qui, à la longue, finissait par paraître menaçant. 

L’atmosphère était de plus en plus pesante et Kergogan se sentait étouffer, comme si c’était lui qu’on interrogeait. Toujours muet, il osait à peine bouger de peur de briser le fragile équilibre de l’atmosphère. Henri, lui, commençait à se sentir épuisé par le feu roulant des questions. Faisant de plus en plus d’effort pour maîtriser la colère qui l’envahissait, il avait baissé les yeux sur ses mains croisées dont il tordait les doigts à s'en faire blanchir les jointures. Cependant il persistait à répondre de la même façon aux mêmes questions qui lui étaient posées encore et encore. 

Puis, aussi brutalement que cette journée avait commencé, l’inspecteur annonça soudain que c’était terminé.
- Vous pouvez vous en allez, monsieur Macréau. Je n’ai pas besoin de vous raccompagner, n’est-ce pas ?
- N… Non, ça ira.
Quoique légèrement surpris, Henri se leva et se dirigea vers la sortie. Au moment où il atteignait la porte, Abel Pochet demanda d’une voix forte :
- Au fait ! Une dernière question : avez-vous tué votre épouse monsieur Macréau ?  



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mercredi 11 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre J

 CHAPITRE J

"Je ne le trouve pas..."

 


Je ne le trouve pas ! Je ne le trouve pas ! Rageuse, je fermai un énième site internet visité ce jour-là et grommelai pour qui voudrait m’entendre :
- Bon sang ! Rien à faire je ne le trouve pas ! Impossible de mettre la main sur Henri et son fichu dossier ! 


Après la découverte de l’acte de décès d’Henri, j’avais essayé d’affiner mes recherches concernant ses adresses successives pendant la seconde guerre mondiale, en vain. Sans plus de succès, je ne trouvai pas l’acte de décès d’Ursule. Et encore moins une trace de l’assassinat ou de l’enquête.
- Mais il n’y a rien ! C’est le trou noir, le désert ! Rien ! 


Alerté, Sosa s’approcha. Comme je ne réagissais toujours pas le félin se frotta contre mes jambes et guetta une réaction à ses efforts de consolation. Mais je me tenais toujours la tête entre les mains, frémissante d’insatisfaction. Sosa, que cette attitude inquiétait, sauta sur mes genoux et tenta, d'une patte câline, d'écarter mes poings serrés. Ceux-ci finirent par céder aux avances du matou, épousant son corps chaud qui, sous les caresses, se cambra en poussant de petits feulements heureux. Mes yeux plongèrent dans les siens. Aussitôt de puissants ronronnements se firent entendre.
- OK ! OK ! Ça ne sert à rien de s’énerver. Mais c’est tellement frustrant parfois de ne pas trouver ce que l’on cherche. 


J’enfouis mon visage dans la fourrure de l’animal, geste qui m’apaisait toujours. Hélas, je ne voyais pas d’issue à cette recherche et je devais me résoudre à jeter l’éponge. Cela me mettait au désespoir. L’après-midi touchait à sa fin et, comme à son habitude, Alexandre avait pris le téléphone pour me parler de ce qu’il appelait « son mystère mystérieux ». 

La mort dans l’âme, je dus me résoudre à lui annoncer ma décision de stopper mes recherches :
- Tu comprends, on ne trouve rien. Je ne sais pas ce qui s’est passé, et j’aimerai le savoir, mais pour le moment ce n’est pas possible. Peut-être dans quelques années il sera plus facile de trouver des informations. Avec l’indexation par exemple on découvre régulièrement des « nouveautés » alors que les documents étaient là depuis toujours. C'est juste que leur chemin d’accès demeurait caché… Alexandre ? Tu es là ?
- Si je suis là ? Mais bien sûr que je suis là ! Et je suis sidéré de t’entendre dire ça ! Tu m’avais promis qu’on irait au bout de cette histoire et voilà que tu abandonnes ! me répondit Alexandre d’un ton plus agressif que la situation ne l’exigeait. 


Je fus surprise de sa véhémence. C’est vrai qu’on avait parlé de résoudre cette énigme ensemble, mais je ne pensais pas que cela lui importait à ce point.
- Écoute, je suis désolée, mais je ne trouve rien. Et l’archiviste que j’ai contacté non plus.
- Une archiviste ? Quelle archiviste ?
- Oh ! Oui, je ne t’en ai pas parlé avant parce que tant qu’elle ne trouvait rien je considérai cela inutile. Mais voilà, j’ai contacté une archiviste qui a accepté de se renseigner sur place. Mais elle non plus n’a rien trouvé. Donc tu vois que…
- Mais elle est nulle si elle n’a rien trouvé !
- Euh… Alexandre, là tu y vas un peu fort.
- Et bien je vais trouver moi ! Tu verras ! 


Je ne voyais pas bien comment mais je finis par accepter du bout des lèvres de ne pas abandonner l’affaire complètement, ou tout du moins de la reprendre si Alexandre trouvait une nouvelle piste. La conversation ne s’éternisa pas : je raccrochai tout en ayant un goût amer dans la bouche. Je n’aimai pas la façon dont cette histoire se terminait. 


Pourtant, malgré ma résolution, dans les semaines qui suivirent je ne cessai de songer à ces événements. Je n’arrivai pas à m’en détacher. Était-ce parce que cela concernait un de mes ancêtres ? Par goût morbide d’une histoire tragique ? Ou tout simplement parce que je détestai m’avouer vaincue ? 


Mais j’avais déjà lu à peu près tout ce qu’il était possible de trouver à distance sur le lieu et la période, pour essayer d’en saisir le contexte particulier. J’avais écumé le site des archives départementales pour consulter tous les documents qui évoquaient de près ou de loin la vie de mes ancêtres. 


Je ressassai ce que je savais mais je ne parvins pas à trouver une explication au geste insensé d’Henri. Comment un homme qui menait une vie ordinaire et, semble-t-il, sans ombre pouvait-il en venir à de telles extrémités ? J’avais l'impression que toutes mes certitudes s'étaient décomposées. Je tenais une foule de fragments, que je ne pouvais assembler pour en faire un tout compréhensible. Je ressentais de la pitié et de la tristesse pour Henri. Là encore était-ce à cause de nos liens familiaux ? Ou le malheur rapproche-t-il les êtres par delà les époques ? Je n’avais pas de réponse. 


Enfin, un soir de juin, Alexandre rappela :
- Tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé ?
- Non, quoi ?
- Le lien entre mon défunt grand-père et ton ancêtre !
- Quoi ???
- Oh ! Et peut-être même le fin mot de l’histoire. Oui, il faut que tu viennes voir ça.
- Comment ça ?
- Mais viens ici ! Je te montrerai ma découverte. Et puis ça sera bien de se voir et d’en parler en vis-à-vis, n’est-ce pas ? Si tu veux je t’invite ! Je te prends un billet et pour le logement il y a la maison de mon grand-père : elle est très grande, tu y seras à ton aise. Bon, la déco est un peu passée de mode, mais on ne devrait pas commencer les travaux de rénovation tout de suite. C’est idéal !
- Mais… Qu’est-ce que tu as trouvé en fait ? Tu ne peux pas me l’envoyer, comme le reste du dossier ? Alexandre se mit à rire :
- Oh ! Non ça, ça va pas être possible. Il ne passera pas dans les tuyaux : c’est un papi.
- Un quoi ?
- Un papi ! Un témoin, un être vivant quoi !
- Un témoin ? Des événements des années 1940 ? Dis donc, il ne doit pas être tout jeune !
- 89 ans exactement ! Il en avait 10-15 pendant la guerre. Il a connu mon grand-père et Henri. Il se souvient très bien de ce qui s’est passé.
- Mais alors ! Dis-moi vite ce qu’il t’a raconté !
- C’est que… Il trouve que ce sont des souvenirs pénibles : pour moi il ne veut pas y repenser. Mais pour toi, qui est une descendante d’Henri, il veut bien. C’est pour ça qu’il faut que tu viennes !

Substituer la mémoire orale à la documentation papier disparue ? C’est une piste que je n’avais pas exploitée. Et puis se rendre sur place, marcher dans les pas de mon aïeul, c’était tentant je dois dire. Mais quoi qu’en dise mon cœur, c’est ma tête qui décidait. Et elle, elle hésitait encore !
- Bon… Il faudrait que je voir si je peux m’organiser. A quel moment pourrais-tu m’accueillir ?
- Tout de suite bien sûr ! Pourquoi attendre ?
- Hé ! Là ! Une minute ! Je ne peux pas tout quitter comme ça ! Il me faut un minimum de temps pour m’organiser. Voyons, c’est bientôt les vacances : en juillet je pourrais peut-être. Oui, la deuxième quinzaine de juillet ça serait faisable. 

Alexandre fut déçu que je ne vienne pas immédiatement, mais il dut se contenter de mon calendrier. Il me promit de m’envoyer un billet de train et se disait ravi de m’accueillir. Cependant, je sentais la déception dans sa voix. Alors qu’il allait raccrocher, je demandai in extremis :
- Au fait ! Comment s’appelle-t-il ?
- Qui ça ?
- Ben… le témoin ?
- Ah !… Oui… Euh… Honoré ! dit Alexandre avant de mettre fin à la communication. 



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mardi 10 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre I

 CHAPITRE I

"Il est mort..."


- Il est mort ! Il est forcément mort ! Quelque part, à un moment donné, il est bien mort. Mais où ? Quand ? 


Je me suis posée cette question pendant plusieurs jours. J’ai tourné comme un escargot dans les communes autour de Mortcerf, dernier domicile connu afin de le trouver. Mais bien souvent je me heurtai au trou noir de la généalogie : période trop ancienne pour s’en souvenir, mais trop récente pour être diffusée en ligne. 


C’est finalement Alexandre qui m’apporta la réponse à cette question tant de fois posée. On était alors à la fin de l’hiver, lors de l’une des dernières attaques du froid. Si les jours rallongeaient, néanmoins la lumière déclinait toujours trop tôt à cette période où on aspirait à la clarté. Le soleil avait déjà disparu derrière l’horizon et le long crépuscule vidait lentement le paysage de ses pâles couleurs toutes neuves. Le vent tiède soufflait en rafales, malmenant les feuilles nouvelles sur les branches des arbres, chassant l’ondée qui avait lavé le jardin. A l'odeur douce et pénétrante de terre humide se mêlait la senteur âcre de la fumée du feu de bois allumé pour réchauffer l’atmosphère. 


On avait pris l’habitude de s’appeler régulièrement, avec Alexandre, pour se tenir au courant de l’avancée de nos recherches respectives. Ce soir-là il était tout agité et parlait si vite que j’avais du mal à le suivre. 


- Je l’ai ! Je l’ai ! J’ai enfin trouvé le décès d’Henri ! J’ai fait ce que tu ne pouvais pas faire : je suis allé dans toutes les mairies dans un rayon de 30 kilomètres autour de Mortcerf ; comme toi sur le net, mais moi en vrai. Je suis allé dans toutes les mairies. Parfois j’y ai été très bien reçu et d’autres… Bref ! Des fois c’était sympa : la secrétaire de mairie prenait le temps de discuter un peu avec moi. On m’a installé, royalement, dans des salles du conseil municipal, avec même un café une fois ! D’autres fois au contraire on m’a envoyé me débrouiller tout seul à la cave ou au grenier, très loin de l’hospitalité que j’avais connue ailleurs ! Je ne te dirais pas le nom de ces communes, ce n’est pas glorieux pour elles. Heureusement que mon téléphone faisait lampe torche. Et je crois qu’un jour j’ai dérangé un fantôme : Oh ! la trouille ce jour-là ! J’étais tout seul, quasi dans le noir, à essayer de tirer un registre coincé sous une pile de classeurs quand j’ai entendu un bruit de pas. J’ai appelé, mais personne n’a répondu. J’ai balayé l’ombre du grenier avec ma lampe mais il n’y avait personne. Je te jure ! Je peux te dire que dès que j’ai attrapé le registre je suis redescendu vite fait au secrétariat ! 


Je profitai de ce que, essoufflé, Alexandre prit sa respiration pour lui suggérer :
- C’était le fantôme d’un ancien maire peut-être ?
- Oh ! Je ne suis pas resté pour le lui demander figure-toi !
- Bon, sans rire ! reprit-il plus sérieusement. Je l’ai !
- Vraiment ? Où ?
Je craignais qu’il me réponde « à la prison du coin », mais il dit simplement « Coulommiers ».
- Coulommiers ?
C’était donc là qu’Henri avait fini ses jours ? Une nouvelle adresse à ajouter aux précédentes.
- Oui, en 1948.
- Mais que faisait-il là ? Je veux dire il était chez un proche ? Un parent ?
- Attend je lis : il est « décédé en son domicile, 7 rue de la Ferté sous Jouarre ». Je t’envoie une copie de l’acte de décès. 


Pendant qu’Alexandre m’envoyait le document par mail, mes doigts se mirent à courir sur le clavier. J’avais besoin de connaître l’environnement d’Henri, là où il avait passé ses derniers instants. Sur le site internet de Delcampe je débusquai une carte postale ancienne, probablement de la fin du XIXème, ou du début du XXème. C’était un peu ancien par rapport à Henri, mais ça me donnerait une idée. 


La carte représentait la rue de la Ferté sous Jouarre et l’hôpital de Coulommiers. Sur la gauche un grand bâtiment à deux niveaux avec des encadrements de fenêtres polychromes. Sur la façade, une horloge. Au-dessus du portail d’entrée, au niveau de la toiture, un chien-assis. On devinait un drapeau français devant cette ouverture. Ce grand bâtiment était sans doute l’hôpital. En face, une succession de maisons à deux ou trois étages. Parfois des commerces. Des rideaux aux fenêtres. Était-ce dans l’une de ces maisons qu’Henri avait vécu ? J’essayai de distinguer un numéro sur les façades pour savoir à quel niveau de la rue je me trouvai, mais c’était peine perdue. La résolution des cartes postales en ligne était trop basse et l’image trop floue. 


Une autre carte postale montrait la rue à l’une de ses extrémités. Des maisons semblables à celles de la vue précédente, un café, une placette tout au bout.
J’ouvris Google Maps pour tenter de savoir si cette partie de la voie terminée par la place se situait au début ou à la fin de la rue : si c’était le début, j’avais peut-être sous les yeux le numéro 7 ? 


- Heu… Tu es toujours là ?
Alexandre ! Je l’avais oublié !
- Oui ! Oui ! Je cherche le 7 de la rue de la Ferté sous Jouarre.
- Ah ! Bonne idée !
Lui aussi de son côté se mit en chasse. 


On poursuivait notre dialogue au fur et à mesure des nos découvertes :
- Je ne trouve pas de rue de Ferté sous Jouarre aujourd’hui.
- Moi non plus, par contre il y a un hôpital.
- Oui ! Tiens !
« Hôpital Abel Leblanc » : une vieille connaissance ! C’est le site de l’hôpital historique de Coulommiers : la rue de la Ferté sous Jouarre devrait être dans les environs.
- Je suis dans Street View, mais je n’arrive pas à retrouver la façade de l’hôpital montrée sur la carte postale.
- Moi non plus. Il y a bien un bâtiment avec des encadrements de fenêtres polychromes, mais je ne retrouve pas le pavillon d’entrée avec l’horloge.
- En tout cas, le boulevard Victor Hugo qui borde l’hôpital mène bien à La Ferté sous Jouarre : ça ne serait pas incohérent que ce boulevard ait remplacé la rue qu’on cherche.
- Hé ! Une minute : je crois que j’ai trouvé l’entrée de l’hôpital : une porte voûtée, deux niveaux plus un chien-assis. Bon, la façade a été refaite avec un crépi qui a mal vieilli et l’horloge a disparu, mais ça pourrait être ça, au 16 rue du Dr René Arbeltier. 

 


- Oh ! Oui, aucun doute ! Regarde la maison d’en-face : on reconnaît très bien la fenêtre du deuxième étage qui est arrondie !
- Et ben ! Ils ont pas gagné au change ! Je préférai l’hôpital version 1.
- C’est sûr que le crépi ne l’avantage pas vraiment. Un petit ravalement de façade ne serait pas du luxe.
- Donc on est à l’emplacement de la rue de la Ferté sous Jouarre. Tu vois un numéro ?
- Oui : en face de l’entrée de l’hôpital : numéro 8.
- Donc le 7 c’est…
- L’hôpital !
- L’hôpital !
Nous nous étions exclamés en même temps. 


- A l’hôpital ! Il est mort à l’hôpital !
- Tout simplement !
- C’était pas une nouvelle adresse, enfin pas vraiment.
- Mais la formule était trompeuse : « décédé en son domicile ».
- Regarde l’acte de décès. L’un des deux témoins est économe : peut-être l’économe de l’hôpital ?
- Et l’autre le maire : ça sens le décès de personne isolée qui n’a aucun ami ou proche voisin pour déclarer son décès.
- Bon ben on a au moins résolu cette énigme.
- Et Ursule est bien décédée avant Henri : il est qualifié de veuf.
- Mais pas de mention d’une mort dans des circonstances tragiques pour elle.
- Ben, ils n’allaient pas le crier sur tous les toits ! 


Je remerciai Alexandre qui avait risqué sa vie pour moi dans les greniers et caves des mairies briardes ! Quel réconfort de le sentir toujours présent, disponible, prévenant les demandes les plus impensables.
- On avance, n’est-ce pas ?
- Oui, on avance…
Après avoir raccroché, j’épinglai un nouveau petit drapeau sur la carte de mon « detective board » à l’emplacement de Coulommiers et un papier où il était indiqué « 1948, décès ».
- Et toi, Ursule ? Où es-tu décédée ? me demandai-je.  



Vers le chapitre J ->

 

lundi 9 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre H

CHAPITRE H

"Hé ! Mais au fait..."

 

- Hé ! Mais au fait ! A qui profite le crime ?
Je me retournai vers Sosa, stupéfaite.
- Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Au même moment la sonnerie de mon téléphone sonna : c’était Alexandre. Je décrochai :
- A qui profite le crime ???
- A qui profite le crime ???
Nous avions parlé tout les deux en même temps !


- Bon, OK, on est sur la même longueur d’onde.
- Nous sommes d’accord !
- Et donc ?
- A qui profite le crime ? Quel est le mobile ? Pourquoi Henri aurait-il attendu 45 ans pour tuer sa femme ? 


Silence au bout du fil.
- Peut-être une question d’argent ? Il faudrait voir du coté de la succession, non ? Aussitôt je me connectai au site des archives départementales, direction les tables de successions et absences.
- Oui, mais on n’a ni sa date ni son lieu de décès.
- Essayons tout de même : il ne doit pas y avoir 3 000 bureaux d’enregistrement et avec un peu de chance Henri n’est pas allé mourir bien loin de chez lui.
- Je me connecte aussi de mon côté, ajouta Alexandre, comme ça nous suivrons en même temps à distance.
- Alors : « Les tables de successions et absences. Tenues alphabétiquement, elles fournissent, …, des informations sur la personne décédée …, ses héritiers …, ses biens, etc, etc... Les tables sont communicables au public après un délai de 50 ans. Pour la mise en ligne sur Internet, les recommandations de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) ont amené à établir un délai de 100 ans, de façon à protéger la vie privée des personnes. » Oh ! Là, là ! Je le sens mal.
- Oui, tu as raison. Allons voir tout de même ?
- OK ! 


Je cliquai sur « consulter » tandis qu’Alexandre faisait de même de son côté.
- C’est où à ton avis ?
- Essayons Crécy en Brie ?
- Rien après 1899 ! Qu’est-ce qu’il y a autour ?
- Coulommiers ?
- Pfff ! 1900/1907 seulement.
- Au Sud ? Torcy ?
- Mais ! « Aucune réponse ». C’est le pompon !
- Je crois que là c’est cuit !
- Bon… 


Un peu dépitée, je saluai Alexandre et raccrochai. Je pris conseil auprès de Sosa :
- Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Une idée m’effleura l’esprit, mais elle s’échappa avant que je ne puisse la formuler vraiment. De toute façon c’était l’heure des croquettes : pas moyen de tirer quelque chose de mon chat à cette heure ! Résignée, je rejoignais la cuisine pour servir le félin qui se précipita sur sa gamelle comme s’il n’avait pas été nourri de toute la semaine.
J'en profitai pour songer à tout ce que j'avais appris jusque là, déplaçant les pièces du puzzle afin d'essayer de composer un tableau cohérent. La trame était encore trop ténue; il subsistait trop d’explications possibles.
- Il faut ordonner tout ça ! 


De retour dans mon bureau je décidai de mettre sur un tableau tous les éléments que j’avais appris. Le grand tableau en liège quasi vide qui trônait au-dessus du bureau allait enfin servir. On me l’avait offert lors de ma pendaison de crémaillère et jusque là il n’avait pas vraiment eu l’occasion d’être utilisé. J’enlevai une ancienne liste de courses et les horaires de la pharmacie la plus proche qui occupaient le terrain depuis des lustres et je commençai à lister ce que je voulais y mettre. 


- D’abord une carte pour s’y retrouver. La photo d’Henri, bien sûr.
Je regardai le dossier devant moi.
- Bon, celui-là on le laisse ici. De toute façon je ne vais pas l’accrocher au mur.
Par contre je scannai la signature d’Henri…
- … Et ses empreintes ? Pourquoi pas !
Ensuite son environnement. Je cherchai des images un peu anciennes des villages où il avait habité :
- Cartes postales anciennes ? Allons-y ! 


Du coin de l’œil je vis le mangeur de croquettes revenir de son festin. Je devinai déjà qu’il s’installerait dans son fauteuil préféré, ferait un brin de toilette avant de reprendre sa sieste.
- Hé ! Mais une minute ! Cette image me dit quelque chose…
J’agrandissais au maximum sur mon écran une carte postale ancienne de Tigeaux et je sortis de sa pile les photos des villages. L’une d’elle était de petit format. Armée de ma loupe je l’observai attentivement, passant alternativement du cliché sous mes yeux à la photo virtuelle sur mon écran.
- Sosa ! C’est Tigeaux !
Il bailla ostensiblement pour me signifier que l’heure n’était pas aux cris de victoire.
- OK ! OK ! Rendors-toi. Mais maintenant j’ai une piste pour localiser ces villages : avec un peu de chance ce sont ceux où Henri a vécu. 


Quand la carte postale ancienne fut imprimée, je l’épinglai sur mon tableau avec la note suivante : « Chercher les villages ».
Que fallait-il d’autres ?
- Ah ! Un arbre généalogique bien sûr !... Et une ligne du temps pour essayer de reconstituer son parcours. 


Je passai le reste de l’après-midi à imprimer et accrocher les différents éléments au tableau. Sosa voulu participer : il sauta sur le bureau (son agilité m’étonnait toujours !) et se mit en devoir de faire tomber mes piles bien rangées.
- Sosa ! Arrête ! Sache que tu as changé de fonctions : tu es désormais un chat de détective. Et un chat de détective ne met pas le bazar sur le bureau du patron.
Bon, théoriquement un chat de généalogiste non plus, mais jusqu’ici cela ne l’avait gêné.
Je reliai certains éléments entre eux par des fils de laine rouge, vestige de l'époque éphémère où je m’étais prise de passion pour le tricot. Une fois achevé, je contemplai le tableau. 


Source image

 

- Hum… Un vrai « detective board », n’est-ce pas Sosa ? Sosa ! Ne joue pas avec la pelote de laine ! Ah ! Ce chat !  


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samedi 7 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre G

CHAPITRE G

"Gare aux intox..."

 

Gare aux intox ! De toute évidence, le dossier n’était pas complet : il me fallait donc repartir à la source et chercher les documents manquants. Je commençai par explorer le site des archives en ligne puis décidai finalement de m’adresser directement aux archivistes sur place.
- Bon, faisons un mail, Sosa, ce sera peut-être plus facile… A qui ? Ben à celui ou celle qui voudra le lire ! 

J’y expliquai la singulière situation dans laquelle je me trouvai, ayant soudain hérité d’un ancêtre assassin. J’espérai que dans le service concerné quelqu’un s’intéresserait à mon histoire et voudrait bien se pencher sur ce cas avec moi. 

En attendant une hypothétique réponse, je me replongeai dans la vie d’Henri. Plus j’en saurai sur lui, plus je serais (peut-être) capable d’expliquer son geste. J’explorai deux pistes : son enfance et ses relations sociales à l’âge adulte. 

Pour son enfance je relisais mes notes : je ne lui avais trouvé qu’un frère, de 7 ans son aîné. Deux enfants c’est peu. Peut-être pour compenser, sa mère accueillait des enfants en nourrice. C’est du moins l’hypothèse que j’avais émise, même si le métier de « nourrice » n’apparaissait jamais en tant que tel. Les enfants du domicile changeaient à chaque recensement : Croisy Gaston (8 mois) et Janvoile Louis (4 mois) en 1891 ; Dangues Marcel (3 ans), Dangues Léontine (2 ans) et Guilmet Lucienne (6 mois) en 1896 ; sa nièce Gibert Lucie (âgée de 11 ans; tiens ? Pourquoi sa nièce habite-t-elle là et pas avec ses parents ?), Guilmet Andrée (4 ans) et Longchamps Henriette (7 mois) en 1901. De cette longue liste je n’avais réussi à identifier que Gaston Croisy, et encore : les raisons de son placement demeuraient mystérieuses. 

Le père d’Henri (Théodore) était charretier. Il avait d’abord travaillé pour Abel Leblanc puis pour Houbé. Abel Leblanc était le propriétaire du château de Bessy et il employait un grand nombre de gens à Tigeaux, comme le montraient les recensements. Novateur, il fit électrifier la ferme de Bessy et son château, en 1901, grâce au moulin de Serbonne qui fut l’un des premiers à recevoir ce genre d’équipement en Seine-et-Marne.
- Tiens ! Serbonne ! Sosa, j’en ai des ancêtres qui ont vécu à Serbonne… Mais c’était au XVII et XVIIIème siècles. Ils n’ont pas connu cette période. Je suis curieuse de voir ce château de Bessy... à quoi ça ressemble… Oh ! Dommage : le château et la ferme sont tombés en ruines faute d’entretien. Alors, revenons à nos moutons… 

Derrière le second employeur de Théodore Macréau et employeur d’Henri lui-même, Houbé, se cachait une véritable dynastie : tantôt qualifiés de tuiliers, tantôt d’industriels ou fabricants de tuiles, Houbé père et fils étaient les propriétaires des trois usines de tuiles et briques de Mortcerf. Le parallèle était amusant : les Houbé père et fils étaient propriétaires de la briqueterie et employaient les Macréau père et fils comme charretier.
- De génération en génération… me murmurai-je pour moi-même. 

Selon la monographie de Mortcerf figurant sur le site des archives départementales, rédigée dans les années 1880, "ces établissements ont été fondés au siècle dernier et ont acquis dans ces dernières années une grande extension par l'installation de fours et par la subdivision de la houille au bois dans la cuisson des produits. Elle occupe dans la saison d'été environ 80 ouvriers."
- Allons voir ça… La tuilerie de Mortcerf… Oh ! Ça alors, Sosa : une carte postale de la tuilerie signée Houbé ! C’est fou ce qu’on trouve sur le Net de nos jours. 



Les relations d’Henri, hors du cadre familial qu’il fréquentait, étaient charretier, cantonnier, garde champêtre, cultivateur. Des hommes de sa génération, amis ou voisins, de son milieu social. Tous étaient suffisamment instruits pour savoir signer les actes d’état civil pour lesquels ils étaient témoins. Je me perdis dans les méandres du net, un résultat en appelant un autre. Lorsque j’atteignis le détail du dossier de légion d’honneur d’Eugène Houbé sur le site de la base Léonore, plusieurs jours avaient passé et je me dis qu’il était temps de me recentrer sur mes recherches premières. 

Je commençai à avoir une idée un peu plus précise du cadre dans lequel évoluait Henri, ses proches, son environnement. Quelques familles puissantes possédaient les richesses (économiques, foncières) et employaient les mêmes familles, de génération en génération. Seule la Première Guerre Mondiale brisera cet équilibre qui ne bougeait que fort peu depuis des décennies. 

Enfin je reçu un mail des archives, signé Charlotte Paulé. C’était vraiment étonnant car une de mes ancêtres se nommait également Charlotte Paulé, même si elle avait vécu 250 ans avant celle-ci. Fallait-il y voir un signe ? En tout cas la Charlotte du temps présent m’invitait à la contacter car le résultat de sa recherche était pour le moins curieux. Aussitôt je composai son numéro. Elle répondit tout de suite et m’informa qu’elle avait cherché la trace d’Henri dans les archives judiciaires
- Mais je n’ai rien trouvé.
- Rien trouvé ?
- Aucun dossier référencé à son nom, à l’affaire de Mortcerf ou au nom de son épouse.
- Mais, est-ce normal ?
- Non justement ! Enfin ça pourrait l’être si le dossier n’avait pas été versé aux archives départementales, mais j’ai fait appel à la bande : ni aux archives nationales ni aux archives municipales de Meaux ou Melun on ne trouve la trace de cette affaire.
- Et au tribunal peut-être ? Y aurait-il quelque chose ?
- Là aussi j’ai fait jouer mon réseau. J’ai pris contact avec un greffier de ma connaissance. Il se renseigne pour moi. 

Je repris espoir et eus une pensée de gratitude envers cette chaîne de solidarité qui se mettait en place. Même pour un mobile quelque peu funeste, il y avait toujours des gens pour vous aider. C’est ce que j’aimai dans ce milieu. Charlotte reprit :
- J’ai aussi contacté Alcide.
- Qui ?
- Alcide Bodin : c’est le Président de l’association généalogique locale. Il aura sans doute entendu parler de cette affaire car il a épluché tous les registres plusieurs fois ! A tel point qu’il habite presque ici, aux archives ! Cependant cette semaine il n’est pas là. C’est pas de chance. Je n’ai pas réussi à le contacter pour le moment, mais il ne devrait pas tarder à montrer le bout de son nez. Il suffit d’attendre un peu. 

Attendre, oui, bien sûr. Tout est affaire de patience en généalogie.
- Dites… ?
- Oui ?
- Cette histoire, elle a piqué ma curiosité. Vous allez continuer vos recherches, n’est-ce pas ?
- Oui. Même si ce que je découvre n’aura certainement rien de plaisant, je veux savoir ce qui est arrivé à mon ancêtre Henri et à sa femme Ursule.
Charlotte laissa passer un instant et reprit :
- Tant mieux ! J’avais peur que vous vous arrêtiez là.
- ???
- Oui, parce que… Moi aussi j’aimerai bien savoir. Ça vous ennuie de me tenir au courant de vos découvertes ? Et bien sûr, moi aussi je vous ferai part de ce que je trouverai… si vous m’autorisez à poursuivre les recherches…
- Bien sûr ! 

La conversation se termina sur nos promesses mutuelles de tenir l’autre au courant dès qu’il y aurait du nouveau. Assise à mon bureau, ce soir là, je contemplai mes photos de famille dans le vieil album que j’avais sorti. Je regardai ces fragments de vie bien rangés devant moi, sans vraiment être capable de me projeter dans les histoires qu’elles me racontaient. Pour la première fois, feuilleter cet album commencé par mon grand-père me rendait triste… Alors qu’il m’avait si souvent réconfortée par le passé.  



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vendredi 6 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre F

 CHAPITRE F

"Fébrile, je recevais le colis..."

 


Fébrile, je recevais le colis. Mon chat Sosa avait dû percevoir un changement d’atmosphère car il ouvrit un œil négligemment, signe caractéristique d’une extrême activité physique pour lui.
- Et oui, Sosa ! répondis-je à sa question muette. Le voilà ! 

Quelques jours après notre entretien téléphonique, Alexandre avait tenu sa promesse et m’avait envoyé les pièces du dossier en sa possession. J’avais craint un moment qu’il ne change d’avis. Puis je m’étais raisonnée : pourquoi le ferait-il puisque c’est lui-même qui m’avait contacté ? Mais j’avais toujours tendance à m’inquiéter pour un rien, c’était plus fort que moi. 

Le colis d’Alexandre se présentait sous la forme d’une grande enveloppe en papier kraft. A l’intérieur une vieille boîte en carton peu épaisse. Je l’ouvris délicatement pour sortir son contenu que j’étalai devant moi ; répétant ainsi sans le savoir les gestes qu’avait fait Alexandre quelques jours plus tôt. 

Je restai un moment à observer les fragments de vie d’Henri. Puis comme à mon habitude, ne pouvant pas m’empêcher de classer les choses, je fis plusieurs tas. Je pris encore un instant pour contempler les pièces du dossier rangées par catégories. L’émotion m’étreignit, tant à cause de la trace affective de ces témoins directs de la vie de mon ancêtre qu’à cause de la charge tragique qu’ils véhiculaient. Sur le bureau étaient rassemblés les photos, les cartes postales, les papiers administratifs, la presse, la propagande, les lettres de dénonciation et les PV de police ou de justice. 

31 pièces. 31 documents, certains petits, d’autres plus grands, qui allaient m’apprendre que mon ancêtre était un assassin. 

Avais-je envie d’apprendre cela ? Si mes mains hésitaient, ma tête avait déjà décidé : bien sûr qu’il faudrait étudier tous ces documents. Même si cela ne faisait pas plaisir. Même si j’appréhendai d’en savoir plus sur cette histoire. C’était nécessaire. De toute façon, je ne pourrais plus dormir tout en sachant que ces documents existent. Quelque soit ce qu’ils ont à révéler. 

Sosa s’était approché. Je le pris dans mes bras pour me donner du courage et me réconforter tout à la fois. Après une grande inspiration, je reposai le chat et commençai l’examen des pièces du dossier. Inconsciemment je choisis d’aller du paquet qui semblait le plus inoffensif au plus compromettant :
- D’abord les photos, Sosa. 

Mais mon chat n’avait pas apprécié que je le repose aussi vite : il s’enroula en boule sur son fauteuil préféré et décida de ne plus m’accorder son attention. 

Si c’est toujours une joie de découvrir le visage inconnu d’un ancêtre, mon enthousiasme fut ici vite modéré. Il y avait d'abord quatre photos de petit format représentant un village que je n’identifiai pas. Je reportai leur examen à plus tard. Les trois photos suivantes étaient de différentes tailles et montraient des personnes. 

Sur la première on voyait un couple dans un jardin. A l’arrière plan une maison. La végétation était assez dense et semblait indiquer une saison de printemps ou d’été. La femme, en robe sombre et ceinture blanche prenait le visage de l’homme dans ses mains et souriait. Elle était coiffée avec une frange rouleau qui dominait sa tête de toute sa hauteur. Une cascade de boucles lui tombait sur les épaules. L’homme était à demi tourné et on ne voyait pas son visage. On devinait la naissance d’un front bombé et dégagé. Il portait un costume et une cravate et tenait la femme par le coude. Tous les deux étaient assez jeunes. La bordure droite de la photo était voilée.
- Qui est-ce, Sosa ? Crois-tu que ce soient Henri et Ursule ? 

Mon chat boudait toujours. Sur la photo suivante on distinguait un couple entourant un enfant posant devant un fond végétalisé. Hélas la photo était très floue : impossible de distinguer les traits des visages. Tout au plus on devinait que l’homme était chauve ou très dégarni, la femme portait un chapeau et l’enfant ce qui semblait être un costume marin ou quelque chose d’approchant. La végétation remplissait complètement l’arrière-plan : pas la moindre construction pour donner un indice sur l’endroit où le cliché avait été pris. Les vêtements étaient plutôt passe-partout et hormis le chapeau de la femme, accessoire qui ne se portait plus guère, il était difficile de les dater. J’étouffai un soupir. 

Le dernier cliché était un peu moins flou : sept personnes posaient en premier plan et une huitième à l’arrière. Au fond on discernait les lancettes d’un chœur d’église mais le porche du premier plan ne semblait pas décoré. Les personnes étaient endimanchées, portant gants et chapeaux. La femme tout à fait à droite portait même une fourrure.
- T’inquiète pas Sosa, c’est pas du chat ! On dirait… Un renard. Je crois même qu’il y a la queue et les pattes. Bon, c’est plus trop à la mode aujourd’hui. 

Je ne reconnaissais aucun des protagonistes et je ne voyais pas assez l’église pour l’identifier. Cependant l’assemblée était assez chic… et retro ; ce qui cadrait bien avec les événements sensés se dérouler dans les années 1940. Au dos des photos il n’y avait aucune indication : ni lieu, ni photographe, encore moins de nom ou de date.
- Bon ! Ça va pas être facile, hein Sosa ?

De ces photos se dégageait le parfum du bonheur, des temps heureux. Avaient-elles été prises avant la tragédie ?

- Voyons les cartes postales. Une seule est écrite, les autres sont vierges. Elle est adressée à Henri... Ben, elle doit pas dater d’hier : si tu voyais l’adresse, Sosa ! « Monsieur Macréau, Mortcerf, Seine-et-Marne ». La Poste serait bien embêtée avec une adresse libellée comme ça aujourd’hui. Ah ! Là on a quelque chose : le texte est signé « Le Floch ». C’est Ursule, Sosa, c’est elle ! Je reconnais sa signature : c’est la même que sur son acte de mariage. 

Hélas elle en disait si peu. Le texte était tout à fait anodin et ne m’apprenait rien. Je retournai la carte : au recto les timbres cachaient le nom de la ville. Le cachet de la poste était trop dégradé pour connaître le lieu et la date. Vaguement déçue je la reposai sur le bureau.
- Au suivant ! Les papiers administratifs… 

Je retrouvai l’original de la carte d’identité qui m’avait été envoyée par mail. Elle datait de 1942 et hormis la mention « aryen » elle ressemblait à celles que j’avais en ma possession pour d’autres membres de ma famille. L’ausweis en revanche était plus inédit pour moi. Il datait aussi de 1942 et autorisait Henri à circuler à Coulommiers…
- « Wohnung » ?
Je réactivai mon allemand scolaire trop vite oublié.
- Où il avait son « appartement » ? J’ignorai qu’il demeurait à Coulommiers ! Pourtant sur sa carte d’identité réalisée trois mois plus tôt il habitait à Mortcerf. Étrange. 

Quant à la presse il y avait trois minces journaux, tous des fragments de La Dépêche. Ils dataient de juin/juillet 1942, au moment où Pétain faisait généreusement don de sa personne à la France. L’un était très abîmé. 

- Le cinquième tas c’est la propagande, Sosa !
Des affiches, des tracts : ils pourraient faire sourire si on ignorait leur contexte. En effet les documents sommaient les Français de rendre les pigeons, interdisait de danser et de bavarder… avec menace de prison à la clé tout de même. Le rappel des réservistes était le dernier document de ce tas, affiche qui marqua le début d’une période bien sombre pour nombre de familles. Je pensai immédiatement aux nostalgiques du passé et me fit la réflexion qu’il est des époques qu’on est bien content de n’avoir pas vécues.

Le dernier document de la pile (mais était-il dans la bonne pile ?) était une circulaire de recherche. Henri y figurait parmi les autres « terroristes » qu'il fallait surveiller étroitement en cas d'arrestation.

- Les lettres de dénonciation maintenant.
Quatre documents dénonçaient mon aïeul : le papillon dont j’avais reçu copie et qui m’avait décidé à en savoir plus, ainsi que trois lettres manuscrites. La première le désignait comme « un homme suspect écoutant la radio anglaise ». La deuxième décrivait Henri comme un homme violent, colérique, menaçant sa femme à plusieurs reprises. Elle n’était pas complète, car seule la première page avait été conservée, mais suffisamment éloquente. Elle se terminait sur un « je suis sûr qu’il lui a… » qui enflamma mon imagination : qu’il lui a… tendu un piège ? tordu le cou ? tranché la gorge ? En tout cas, après ça, le « gentil dénonciateur » disait qu’il n’avait plus jamais revu Ursule. Mais la troisième était la plus terrible : elle était adressée directement au Préfet parce que, à son goût, sa dénonciation précédente n’avait pas été suivie d’une réponse assez ferme de la part de la police. Prendre la plume une fois c’est déjà quelque chose, mais deux fois ! Ça relève de l’acharnement. 

- Enfin les PV.
Étaient-ce les lettres qui avaient déclenché une enquête ? Je l’ignorai, mais quoi qu’il en soit, j’avais devant moi le dernier paquet, celui des PV de police et de justice. Je redoutai son contenu et je dus presque me forcer pour lire les derniers documents qui m’avaient été envoyés. Plusieurs plaintes étaient citées, dont une pièce l’accusant « de façon certaine ». Henri comparaissait tantôt comme témoin tantôt comme inculpé. On avait même donné un nom à cette enquête : « l’affaire de Mortcerf ». La police avait enquêté, mais le Préfet avait aussi demandé à avoir connaissance des pièces du dossier. Si Henri niait, il était évident que la police le croyait coupable. 

Prestement je rangeai les documents dans leur boîte en carton, comme si le fait de ne plus les voir pouvaient effacer le passé. Mais l’image d’Henri en train d’assassiner sa femme s’était inscrite sur ma rétine ce jour-là. Et ne m’a jamais quitté depuis. 



Pour examiner le dossier tout à loisir, cliquez sur ce lien.



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jeudi 5 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre E

 CHAPITRE E

"Épousailles..."

 

Tigeaux, samedi 27 octobre 1900 


« L’an mil neuf cent le dimanche vingt et un octobre, nous Stephen Klein Maire et officier de l’état civil de la commune de Tigeaux, après nous être transporté devant la porte de la maison commune à l’heure de neuf heure du matin, avons publié pour la seconde fois les promesses de mariage enregistrées le Dimanche précédent à la porte de la Mairie pendant les huit jours d’intervalle entre le sieur Macréau Henri, manouvrier demeurant dans la présente commune fils majeur de Macréau Théodore Louis Léon, charretier et de Gibert Marie Louise son épouse, sans profession, tous deux domiciliés dans la présente commune. Et Demoiselle Le Floch Ursule Marie Mathurine, cuisinière, domiciliée à Tigeaux, fille majeure de Le Floch Vincent Marie, cultivateur et de Galerne Marie Mathurine son épouse sans profession, demeurant à Loudéac (Côtes du Nord). De quoi nous avons dressé le présent acte de cette publication et nous en avons affiché de suite un extrait à la porte de la maison commune. Signé Stephen Klein » 

Presque une semaine s’était écoulée depuis la publication des bans. Il faisait encore assez beau ce samedi de fin octobre. Si les températures avaient un peu fraîchi l’atmosphère on avait surtout craint une averse en milieu de matinée. Mais finalement un vent miséricordieux avait chassé les nuages inopportuns. La cérémonie de mariage avait eu lieu à la mairie vers 11h. 

A présent, Henri regardait les noceurs virevolter devant lui : Georges Thiberville avait mis à disposition la cour de son moulin. Tous les voisins et amis pouvaient y danser à l’envi et profiter de la fête. Son ami Léon Vautrain s’avança vers Henri et lui glissa, lèvres serrées :
- Tout de même, faire ça chez un meunier, y a pas idée ! 



Henri balaya la remarque d’un geste. Il ne voulait pas prendre partie dans cette antique querelle entre les gens de l’eau et ceux de la terre. Il ajouta tout de même, pour faire bonne mesure :
- C'est ton employeur, quand même, et c'est bien grâce à lui que tu manges non ?

Léon, haussant les épaules, s’éloigna en bougonnant tandis qu'Henri replongea dans ses pensées. 

La journée avait bien commencé : la bénédiction civile s’était donc déroulée en fin de matinée. Stephen Klein, le maire, avait procédé à la cérémonie. Il y eu juste un petit moment de cacophonie lorsque, lors de la présentation des pièces indispensables (en l’occurrence les extraits d’état civil), le maire s’était aperçu que sur son acte de naissance le patronyme d’Henri était orthographié Maquerau au lieu de Macréau, véritable orthographe de son nom. Ayant un doute légitime sur son identité, il avait déclaré que dans ces conditions il ne pouvait pas les marier. 

Des hauts cris avaient été poussés, protestant que le maire le connaissait bien, que c’était bien lui et qu’il n’y avait pas de doute à avoir. Finalement le premier magistrat avait accepté de terminer la cérémonie, mais tint absolument à mettre un mot à ce sujet dans l’acte de mariage qu’il rédigea lui-même. Maître brodeur dessinateur dans le civil, connu pour son perfectionnisme, le maire ne dérogea pas à sa réputation ce jour-là. 

Henri sourit à ce souvenir, mais sur le moment cela ne l’avait pas faire rire du tout. Peut-être raconterait-il cette anecdote lorsque, vieillard au coin du feu, il occuperait ses soirées à égayer celles de ses petits-enfants. Ses petits-enfants ! Il pensait déjà à eux alors qu’il était tout juste marié. Était-ce l’atmosphère de ce jour de fête qui le conduisait à penser ainsi ? Il faut dire qu’Ursule n’y était pas étrangère. A 26 ans révolus il était un peu tard pour prendre épouse. Et s’il était honnête avec lui-même il faut avouer qu’il n’y croyait plus vraiment. Il avait reporté toute son attention et ses efforts sur son travail. 

Mais lors d’une de ses tournées de livraison de tuiles Ursule et son doux regard étaient entrés dans sa vie. Aujourd'hui il ne regrettait pas son choix. Elle avait quelque chose de singulier qui le touchait particulièrement, bien qu’il soit incapable de le définir précisément. Une façon de se croire toujours en danger qui lui donnait envie de la protéger, de la prendre dans ses bras. Il aimait se laisser aller avec elle. Ce sentiment d’abandon et de partage était nouveau pour Henri, lui qui n’avait jamais eu qu’à se préoccuper que de lui-même.
- Et bien Henri ! Tu rêves ? Alexandre Petit, un charretier qui travaillait pour Abel Leblanc, le ramenait sur terre.
- Oui, je crois bien.
Il scruta l’assemblée et, perplexe, demanda :
- Tu n’as pas vu Ursule ?
Son épouse, en effet, n’était pas parmi les convives.
- Ah ! Le jeune marié ! Il a déjà perdu sa femme ! Eh ! Il va falloir la tenir mieux que ça sinon elle va t’échapper ! 

D’un sourire poli, Henri quitta son voisin avant que ses propos n’empirent et attirent l’attention générale, faisant déraper la conversation sur un terrain où il ne voulait pas aller. Mais où était Ursule ? Il ne la voyait nulle part. Cette petite réflexion anodine prononcée par Alexandre Petit faisait son chemin et Henri était de plus en plus exaspéré de ne pas trouver sa femme. Il fit le tour des danseurs, en vain. Il était maintenant tiraillé entre deux sentiments contradictoires : les devoirs qu’une épouse se devait de tenir en public et sa propre tendance à s’inquiéter pour sa jeune épouse. 

Henri espéra que tout allait bien : Marie Joseph, la sœur d’Ursule, lui avait dit ce matin combien elle regrettait que le mariage se déroule si loin de ses parents, restés là-bas, en Bretagne. Au moins, ils avaient approuvé l’union de leur fille, envoyant leur consentement dûment enregistré devant Me Davy, leur notaire à Loudéac. Mais ils n’avaient pas fait le déplacement, bien sûr, ni Marie Rose, la jumelle d’Ursule. Henri ne l’avait jamais rencontrée, mais Marie Joseph lui avait expliqué qu’enfants elles étaient très proches. Ursule n’avait rien dit de son absence, mais peut-être en portait-elle la blessure secrètement ?
- Albert ! T’as pas vu Ursule ? demanda-t-il le plus discrètement possible à son frère.
Celui-ci ne réfléchit qu’un instant avant de répondre :
- Oui, tout à l’heure je l’ai vu se diriger vers le moulin. 

Sans même penser à remercier son aîné, Henri se dirigea vers le moulin. L’inquiétude grandissait en lui. Sa mère lui reprochait toujours de s’inquiéter de tout mais il n’y pouvait rien, c’était plus fort que lui. Il aimait bien que tout soit à sa place et pouvait vite s’énerver si ce n’était pas le cas. Il entra dans le moulin. L’atmosphère se fit soudain plus silencieuse, contrastant avec le bruit de la musique et des pas cadencés des danseurs. Au début Henri n’entendit ni ne vit rien. Il allait ressortir lorsqu’un bruissement attira son attention. Il pénétra doucement plus avant dans le moulin. 

Là, près des meules, il vit Ursule et Georges. Celui-ci tenait les mains de la jeune femme entre les siennes et, son visage très près du sien, il lui murmurait quelque chose. Henri ne parvenait pas à distinguer ce qu’il lui disait. Il ne voyait pas davantage le visage de sa femme qui lui tournait le dos. Mais aucun signe, dans son attitude, ne lui indiquait qu’elle n’approuvait pas cette situation. La bienséance aurait voulu qu’elle s’éloigne de lui : ils étaient beaucoup trop proches. Non ! La bienséance aurait voulu qu’à aucun moment sa femme ne soit seule en compagnie d’un homme de huit ans son aîné ! 

Henri, envisageant immédiatement le pire, sentit le sang se retirer de son visage. Il fixait intensément cet homme qu’il n’avait rencontré qu’assez récemment. Il était de taille moyenne, le visage ovale marqué par ses yeux bleus perçants. De sa main droite mutilée (il lui manquait une partie de l’index) il effleurait les cheveux d’Ursule. Dire que cet homme était le témoin de son épouse ! Comment avait-il pu autoriser cela ? Quelle trahison ! Un meunier qui plus est ! Léon avait raison : tous de la mauvaise engeance ces hommes de l’eau ! Comment se faisait-il qu’il n’avait rien vu ? Que se passait-il entre eux ? Il se sentit soudain glacé. Est-ce que sa belle histoire allait se transformer en cauchemar ? Déjà ? 

De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, toutes plus noires les unes que les autres. Il cherchait des signes qu’il n’avait pas vus, ressassant chaque instant où le nom de cet homme était venu dans la conversation : Ursule s’était-elle empourprée, avait-elle balbutié à son évocation, trahissant un trouble qui cachait un secret bien plus grave encore ? Jamais il n’avait remarqué cela. Sa femme pouvait-elle en fait se révéler une ignoble comédienne, qui l’avait dupé comme un enfant ? Avait-il été si naïf ? Il ne laisserait pas passer ça. Et certainement pas aujourd’hui. 

Cette journée qui avait soi-disant si bien commencé ! Sentant la colère l’envahir, il serra les poings. Il entra, fou de rage.   



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