Je me dirige vers la demeure de Pierre. Je sais qu’il m’attend, sans doute assis sur le banc devant la maison, comme à son habitude. En effet : il est bien là.
- Je te remercie de me recevoir et d’avoir accepté de me raconter tes souvenirs… même si je sais que cela doit être un peu pénible pour toi.
- Ça ne fait rien. De toute façon j’y pense souvent. J’étais petit : une dizaine d’années, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Nous habitions au hameau de Fremoulin, dans la paroisse de Villevêque [1]. Je me suis réveillé : c’était en plein jour. Ce qui était surprenant : je ne dormais jamais en plein jour. Mais ce réveil était spécial : j’avais l’impression de sortir d’un cauchemar. Je n’ai pas de souvenirs précis, mais l’impression d’une grande faiblesse. Petit à petit je me suis rappelé que tout avait commencé par des démangeaisons, puis des taches noires apparues sur ma poitrine et sur mes bras, enfin le gros bouton sous mon aisselle qui faisait si mal. Après j’ai eu beaucoup de fièvre, je toussais et même j’ai vomi du sang. Et puis j’avais soif : c’était le pire, la soif : même en buvant beaucoup, j’avais toujours aussi soif. C’était terrible ! Parfois je sommeillais, parfois j’étais réveillé. Ma mère s’occupait de moi.
Ce que j’ai vu dans les yeux de ma mère avant que je ne perdre totalement conscience, je ne l’oublierais jamais. C’était pas la peste : c’était la peur. La peur d’une mère qui voit la mort prendre son fils.
Après, on a appris que la peste avait frappé la population par milliers, par dizaine de milliers peut-être. Dans les fermes, la moitié des métayers et des journaliers y avaient succombé. D’où le nom de « mort noire » qu’on lui a donnée.
Peste © commons.wikipedia.org
Après un silence, Pierre repris :
- Comme je te l’ai dit, quand je me suis réveillé, ce qui était venu en premier c’était l’étonnement de ce jour qui éclairait la pièce. Je me suis assis dans mon lit. La tête me tournait. J’étais sans force. Il m’a fallu un petit moment pour réussir à me lever.
Dans la pièce commune, puis autour de la maison j’appelais ma mère. Je me rappelais alors qu’elle aussi avait fini par tomber malade, ainsi que mon père et ma petite sœur [2]. J’ai eu une grande peur soudain : étaient-ils encore vivants ? La maison était plongée dans le silence. Le hameau tout entier aussi d’ailleurs. Pourtant c’était le milieu de l’après-midi, d’après la position du soleil, une heure où l’air devrait vibrer de vie : les paysans qui passent avec leurs outils sur l’épaule, le grincement d’une roue de charrette, les conversations échangées en passant, la vache qui meugle au loin, les poules qui caquètent se disputant le grain… or je ne percevais aucun son !
Au bout d’un moment mon petit frère, Petit René, est arrivé :
- Tu es vivant !
Un voisin est entré :
- Que fais-tu debout Jeune Pierre ! Comment te sens-tu ?
- Où est ma maman ?
Le voisin a baissé les yeux.
- Maman est partie, a répondu Petit René.
Aussitôt j’ai été assommé, comme si j’avais reçu un coup sur la tête. Je ne pouvais pas imaginer ma vie sans ma mère.
Le voisin entreprit une pénible tâche :
- Et ce n’est pas tout mon pauvre petit : ton père lui aussi il est parti, ainsi que ta petite sœur. Il ne reste que toi, les deux petits et le bébé. C’est toi l’homme de la famille maintenant !
Il me fallut un moment pour comprendre ce que disait ce brave voisin : comment accepter, lorsqu’on a dix ans seulement, que tes parents soient partis subitement, te laissant seul avec tes petits frères et sœurs.
Plus tard, je voulus aller au cimetière voir leurs tombes. Hélas, on m’apprit qu’au bout d’un moment on avait cessé de célébrer des funérailles. La population était trop terrifiée à cause de la contagion : on évitait les rassemblements. On se contentait de laisser les cadavres sur le bord de la route : les « porteurs de cadavres » ramassaient les corps pour les transporter dans des fosses communes. En plus, le curé avait disparu une nuit, sans qu’on ne sût jamais où il était allé : effrayé lui aussi, il s’était enfui ! [3] Mais un curé tout de même ! Bref, impossible de savoir où reposait mes parents et ma sœur.
- Combien de temps suis-je resté au lit ?
- Deux semaines. Tu as été affreusement malade.
Je me demandais pourquoi j’avais survécu à la maladie alors que l’immense majorité y succombait. Certains, c’est vrai, ne l’attrapaient pas. On ne savait pas pourquoi : c’est comme s’ils étaient protégé par quelques forces mystérieuses. Les rares chanceux l’étaient doublement car c’était un mal que l’on n’attrapait jamais deux fois ; ça je l’ai appris plus tard.
Comme je ne pouvais pas rester seul à m’occuper de mes frères et sœurs (ils avaient 7, 4 ans et 4 mois) on m’envoya chez un lointain cousin qui avait accepté de me prendre en charge : c’est comme ça que je me suis retrouvé à Angers.
Je me souviens de ce jour sinistre où j’ai rejoint la grande ville à l’arrière d’un chariot : les villages et hameaux étaient vides. Même dans cette immense cité le silence régnait encore.
Combien étaient mort ? Un tiers de la population ? La moitié ? Les rares personnes que l’on croisait étaient hagardes, étonnées d’en avoir réchappé. Certains secouaient la tête ou se mettait soudain à pleurer.
- ils sont morts.
- ils sont morts.
- ils sont morts.
C’était la phrase qu’on entendait le plus souvent. La plupart du temps les rues étaient vides : soit les gens étaient morts, soit ils se cachaient chez eux.
Un nouveau silence passa, que je n’osais briser. Pierre s’abîmait dans ses tristes souvenirs, sans doute maintes fois ressassé. Puis il reprit le cours de son récit, de façon un peu décousue mais sans doute suivait-il les méandres de sa mémoire :
C’est un mal dont on meurt dans les cinq jours en général, souvent moins. Des familles entières avaient disparues. Dans les campagnes, les maisons désertes n’abritaient plus que des cadavres en décomposition. Parfois on croisait un enfant en pleurs qui cherchait ses parents. Le bétail, décimé lui aussi, jonchait les champs.
- Quel était le remède ? Que préconisaient les médecins en ville ?
- Ils priaient, chantaient des cantiques, pratiquaient des saignées, faisaient payer une fortune pour ces soins inutiles car tout ce que l’on tentait restait sans effet. A ma connaissance, ils n’ont guéri personne. Il y a une seule chose que l’on pouvait faire…
- Quoi ?
- On s’est vite rendu compte que la peste se transmettait d’une personne à l’autre ; comme la plupart des maladies, mais le voisinage était essentiel: si quelqu’un l’attrapait, ses proches étaient rapidement touchés aussi. Les réunions de personnes, les marchés et même les offices ont été déconseillés pour éviter la propagation de la maladie.
- Et la seule chose que l’on pouvait faire alors ?
- Partir le plus loin possible. Comme on dit : « Pars sans attendre, parcours une longue route et ne revient pas avant longtemps ».
C’est une loterie : pile ou face, la mort ou la vie.
Ça commence par un éternuement, puis on crache du sang et la semaine suivante vous êtes six pieds sous terre. Du coup, dès que quelqu’un se mettait à éternuer, c’était l’hystérie « la peste ! Il a la peste ! » ; même si ce n’était qu’un simple rhume.
Partout les cimetières étaient devenus trop petits : on en avait aménagé d’autres un peu plus loin : on les reconnaissait aux monticules de terre marquant les tombes fraîchement creusées.
Même les seigneurs n’étaient pas épargnés et eux aussi mourraient par dizaine. L’inquiétude se lisait sur les visages des rares survivants. Nombre de terres n’éteint plus cultivées à cause des nombreux journaliers ayant succombé à l’épidémie. Avant la peste, le pays n’avait jamais connu de pénurie de main-d’œuvre. Au contraire, dans bien des villages, c’était le travail qui manquait. Après c’était totalement l’inverse. Partout on s’inquiétait des récoltes à cause de la peste qui avait décimé les paysans.
Puis, petit à petit la peste connut un répit. On s’aperçut que les gens continuaient à mourir, mais ils étaient beaucoup moins nombreux à tomber malades. Quand enfin un jour on ne compta qu’un seul décès, l’euphorie régnait presque.
La vie a reprit son cours : les paysans travaillaient à nouveaux leurs cultures dans les champs, les marchés avaient rouvert, les églises étaient pleines, enfin pleines des survivants. Les gens se remettaient des ravages de la peste à une vitesse étonnante, comme s’il ne s’était rien passé. Pourtant, près de la moitié de la population avait été emportée.
Bien sûr, il y eu des récidives, mais elles ne furent jamais aussi virulentes que cette épidémie de l’été 1640. Celle qui me laissa orphelin et bouleversa profondément ma vie.
Pierre hésita un instant :
- Parfois j’ai pensé que j’aurai aimé être emporté avec mes parents… Mais au lieu de ça, j’ai vécu une longue vie : près de 80 ans, te rends-tu compte ? J’ai eu deux épouses, 8 enfants et de nombreux petits-enfants. Mais je ne saurai jamais pourquoi j’ai été épargné cet été là…
Je quittais Pierre, non sans le remercier de m’avoir fait partager un moment douloureux de sa vie. Moi non plus je ne savais pas pourquoi il avait été épargné cet été là… Mais sans cela, je ne serais pas ici aujourd’hui…
[1] Maine et Loire
[2] Magdelaine Aubry est décédée le 29 septembre. Son mari, Pierre, est décédé avant elle, le 8 du même mois. Une jeune fille, Marie Ouvrard est décédée de la même façon (« de contagion ») le 27, sans que des liens de parenté soient précisés ; mais pour l’histoire on peut prendre la liberté d’imaginer qu’elle était de la même famille.
[3] Véridique ! Si l’on en croit le Dictionnaire historique… de Célestin Port.