« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 5 février 2018

Baptisés chez le voisin

Jean Le Tessier et Michelle Houdebine se marient à Ménil (Mayenne) en mars 1696. Lui est originaire de la paroisse voisine de Daon (il a 27 ans) et elle de Ménil (22 ans). Ils auront 11 enfants entre août 1696 (hum… une grossesse un peu courte ! C’est peut-être pour cela qu’ils ont reçu une dispense de deux bans accordée par l’évêque pour pouvoir se marier…) et juin 1714 – soit en l’espace de 18 ans –. On peut dire que Michelle n’aura pas chômé et rares sont les années où elle n’était pas « grosse ».

Le père de Jean et deux de ses frères étaient pêcheurs. Lui était pontonnier, c'est-à-dire qu’il était préposé à une station de bateaux de voyageurs. En d’autres termes il était batelier, passeur. Un pontonnier peut aussi être chargé de percevoir le droit de pontonage (droit qui se percevait sur les personnes, voitures ou marchandises qui traversaient une rivière, soit sur un pont soit dans un  bac). Parmi les parrains de ses enfants on trouve plusieurs meuniers. Bref, des hommes de l’eau, de la rivière.

Ménil et Daon sont donc des paroisses voisines. Les deux bourgs sont distants de 6 km, chacun en bordure de la rivière (Ménil rive droite, Daon rive gauche). Le premier comptait près de 300 feux en 1700 (environ 1 500 habitants), le second un peu plus de 200 (1 000 habitants). C’est la Mayenne (la rivière) qui fait plus ou moins la limite entre les deux communes aujourd’hui, et probablement entre les deux paroisses autrefois.
Ménil-Daon, Carte de Cassini © cassini.ehess.fr

En 1696 et 1697 il est dit demeurant à La Petite Valette (paroisse de Ménil), comme son frère André, mais dès 1699, dans les actes de naissance de ses enfants, Jean et son épouse sont dits demeurant au Port Marot, paroisse de Daon. Cependant, si le métier de Jean a rapidement été identifié, son lieu d’habitation a été plus délicat à localiser. En effet, j’ai suivi la rivière, ses affluents, je m’en suis même éloignée (bien qu’en tant que pontonnier il devait logiquement habiter au plus près de l’eau), mais je ne suis jamais parvenue à localiser ce Port Marot, ni sur les Cartes de Cassini, ni  sur les cartes moderne (IGN, état-major…). Est-ce trop petit ? A-t-il disparu ? A-t-il « changé d’identité » ? En effet, le long de la rivière il existe un « La Porte » et plus bas un « Le Pont » : l’un d’eux est-il mon Port Marot ? On notera toutefois qu’au niveau de La Porte il existe aujourd’hui un bac traversant la rivière, prolongé par une « rue du Port » : tiens, tiens…

Je continue mes recherches et, dans le Dictionnaire  historique, topographique et biographique de la Mayenne de l'abbé Alphonse Angot (publié en 1900/1910), je trouve cette note : « Le château de la Porte nargue le bourg de Ménil, assis sur l’autre rive […]. Le seigneur de la Porte de Daon avait, 1769, droit de port et de passage au Port Marot, sur la rive gauche de la Mayenne, vis-à-vis du bourg ». Bingo ! Le Port Marot se trouvait donc là où existe toujours le bac aujourd’hui. Un peu plus tôt, toujours selon cette source, le seigneur de Daon déclarait en 1457 : « Mon port et passaige de Daon que j’ay en la rivière de Maine [Mayenne] avec l’emplacement d’iceluy des deux coustés [côtés] de ladite rivière et la meson en laquelle demeure mon potonnier, à passer gens à pied, à chevaulx, à charetttes, lequel est de présent affermé à 30 livres ». En 1774 le passage « était de 3 deniers par personne, 1 sol par cheval, 5 sols pour une charrette ; le retour dans la même journée était gratuit ». On apprend par ailleurs qu’en 1769 il n’y avait « pas d’autre port où aborder en Chambellay et Château-Gontier ». Un poste de gabelle complétait le passage de Daon. Jean est donc l’héritier d’une longue succession de pontonnier au Port Marot.

Bac de Ménil © Google Maps
Après cette énigme géographique, qui m’a égarée quelques temps, revenons aux baptêmes des enfants Le Tessier. Les parrains et marraines des enfants sont des amis ou des membres de la famille (une tante, un oncle). Ils sont meuniers (ou épouses de meuniers) comme on l’a dit plus haut, pêcheurs, métayers, tisserands, closiers. Lorsque leurs lieux d’habitation sont connus (et localisés), on les voit demeurer dans des villages de part et d’autre de la Mayenne, indifféremment à Ménil ou Daon ; le plus éloigné habitant la paroisse de Château-Gontier à 8 km au Nord de Ménil.

Quoi qu’il en soit, Jean fait baptiser ses 11 enfants à Ménil, bien qu’il demeure au Port Marot qui appartient à la paroisse de Daon lors de la naissance de 9 d’entre eux. En effet, de 1699 à 1714 le prêtre précise à chaque baptême que le père est « de la paroisse de Daon » et que le baptême se fait avec l’autorisation du prieur ou du vicaire (selon les cas) de Daon.

Août, novembre, juillet, janvier, octobre, mai, février, juin, mars : peu importe le mois de naissance (et sa météo), Jean va toujours à l’église de Ménil faire baptiser ses enfants. Donc, soit le curé de Daon était un horrible personnage, soit la proximité de l’église de Ménil est plus commode. D’autant qu’en tant que pontonnier, Jean avait des facilités pour traverser la rivière. En tout cas, quelle que soit la raison, Jean devait trouver qu’on est mieux baptisé chez le voisin !



mercredi 31 janvier 2018

#Centenaire1418 pas à pas : janvier 1918

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de janvier 1918 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er janvier
Nous cantonnons à Castelcucco.

2 janvier
Repos. Travaux de propreté. Ordre de bataillon n°177.

3 janvier
Le Bataillon a le regret d’apprendre la mort du s/lieutenant Bremand à l’hôpital de Casella. Ordre de bataillon n°178. Ordre général de la 47e DI n°94. Messages de félicitation de la brigade italienne. Lavage du linge. Nettoyage des effets et des armes.

4 janvier
Ordre général n°101 du GQG. Ordre général n°1 du Commandement supérieur des forces françaises d’Italie. Ordre général de la Xème Armée. Télégraphe de félicitations de la IVeme Armée italienne.

5 janvier
Le Bataillon fait mouvement sur Cartigliano. Départ à 13h. Itinéraire Pagnano, Oné, Casani, Cassola. Arrivée à 20h30. Cantonnement. Télégramme de félicitations de la 29e  et la 17e DI italiennes.
Carte Castelcucco-Castigilano

6 janvier
Repos. Le matériel enlevé à l’ennemi par la 47e Division lors de l’attaque de Monfenera est présenté au Général Maistre commandant de la Xème Armée.

7 janvier
Installation dans les cantonnements.

8 janvier
Aménagement des cantonnements.

9 janvier
Aucune note pour ce jour.

10 janvier
Aucune note pour ce jour.

11 janvier
Exercices divers.

12 janvier
Aucune note pour ce jour.

13 janvier
Ordre de bataillon n°18.

14 janvier
Remise en main. Institution de spécialités.

15 janvier
Reconnaissance des emplacements d’alerte du bataillon.

16 janvier
Instruction des spécialités.

17 janvier
Marche militaire.

18 janvier
Instruction des spécialités. Exercice de défilé. Ordre de bataillon n°181.

19 janvier
Ordres de bataillon n°182, 183,184 (nominations).
Le Général Fayolle, commandant supérieur des forces françaises en Italie, passe en revue le bataillon, à 16h à Cartigliano. Il donne lecture de la citation à l’ordre de l’armée du 51ème et décore son fanion.
Général Fayolle © polytechnique.edu

20 janvier
Repos. J’apprends que j’aurais un papier où mon nom figurera sur la citation du 51ème : c’est ma mère qui va être fière !

21 janvier
Instruction, exercices physiques.

22 janvier
Exercices de détails et de spécialité.

23 janvier
Arrivée de renforts : 2 officiers, 5 sergents, 8 caporaux, 37 chasseurs.

24 janvier
Ordre de bataillon n°185.

25 janvier
Reconnaissance des chemins d’accès et des organisations des Mont Campesana et Mont Caina.

26 janvier
Exercice de cadres sur le fonctionnement des liaisons (décalage horaire). Reconnaissance du Monte Campolongo.

27 janvier
Repos. Arrivée de nouveaux renforts : 3 sergents, 1 caporal, 13 chasseurs.

28 janvier
Exercices.

29 janvier
Reconnaissance du chef de bataillon, de l’officier de renseignements, des commandants de compagnies sur la ligne de crête Monte Alto - Monte Busa (Nord de Marostica).
Carte Marostica

30 janvier
Exercices

31 janvier
Reconnaissance de compagnie.



mercredi 24 janvier 2018

#Généathème : Le prénom sorti de nulle part

Pour les prénoms en Limousin il y a deux règles (je vous les donne, c’est cadeau !) :
- tous les enfants se prénommeront Martial ou Léonard.
- si ce n’est pas le cas, elles s’appelleront Martiale ou Léonarde !
Ce n’est pas toujours facile pour faire sa généalogie, mais cela s’explique facilement par l’histoire : Martial est le premier évêque de Limoges, évangélisateur du Limousin et de l’Aquitaine au IIIème siècle. Léonard, quant à lui, serait le filleul de Clovis, venu s’installer comme ermite dans les forêts limousines. Il fait partie de cette vague d’ermites évangélisateurs qui ont peuplés le Limousin au VIème siècle. Enfin, « ermites » c’est beaucoup dire : ils s’installaient près de gués pour évangéliser les populations qui étaient obligés de les franchir afin de passer d’une rive à l’autre, en l’absence de pont. Après leurs morts un culte s’est développé sur leurs tombeaux, drainant les pèlerins, puis une église et enfin une ville. Psalmet, Yrieix, Junien, Pardoux… Ils sont nombreux à avoir donné naissance à des bourgs plus ou moins développés (Psalmet à Eymoutiers, Yrieix à Saint-Yrieix-la-Perche, Junien à Saint-Junien, etc…). Si la plupart sont restés des « stars locales », Léonard, lui, a vu son culte se diffuser à travers toute l’Europe (il est très vif en Italie notamment). On le dit libérateur des prisonniers : Richard Cœur de Lion est ainsi venu sur son tombeau le remercier de sa libération après la Croisade. La ville est classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco au titre des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle car c’est une étape importante sur la via lemovicensis, avant Limoges. D’où la très grande popularité du prénom.

Si Martial ou Léonard sont facile à reconnaître, c’est plus délicat pour des prénoms comme Psalmet. D’ailleurs, celui-ci était d’origine irlandaise et son nom était trop difficile à comprendre des populations locales ; or, comme il passait ses journées à dire des psaumes, on l’a appelé Psalmet. Alors, évidemment, quand on n’est pas du cru et qu’on arrive à déchiffrer Psalmet dans un texte ancien, on peut légitimement se demander : 1) si on lit correctement 2) c’est quoi ce prénom ?

Il en est ainsi de ces saints locaux dont le culte n’a pas franchi les frontières du rayonnement local. Par exemple en Seine et Marne, la première fois que j’ai lu le prénom Fare, je me suis dit que le curé écrivait mal. La deuxième fois, que c’était moi qui lisait mal. Au bout de la huitième Fare apparue dans mon arbre, je me suis aperçue qu’on se situait à Faremoutiers et que, sans aucun doute, c’était une sainte locale. En effet, selon le Martyrologe romain, Fare - ou Burgondofare - était une abbesse (VIIème siècle). Burgonde d'origine, elle connut d'abord bien des oppositions paternelles à ses projets de devenir moniale jusqu'au jour où Gondoald, évêque de Meaux, réussit à persuader le père de donner à sa fille la liberté de choisir la vocation de sa vie. Sainte Fare se retira d'abord à Champeaux puis dans une nouvelle maison dont elle deviendra abbesse et qui prendra son nom : Faremoutiers. Après avoir, pendant quarante ans, dirigé ce monastère elle fut associée dans la troupe des vierges qui suivent l’Agneau de Dieu.
L’étymologie latine donne comme origine : "far", froment. On la fête le 7 décembre.

On notera par ailleurs qu’elle avait un frère, prénommé Faron. Élevé à la cour du roi d'Austrasie, il fit partie du conseil royal et se servit de son pouvoir pour délivrer les opprimés. Il mena une vie édifiante avec sa femme Blidechilde, mais sa sœur sainte Fare le décida à s'en séparer. Blidechilde accepta (sic !) et devint une moniale exemplaire. A la mort de sa sœur, il se décida à entrer dans le clergé et grâce à sa réputation il devint évêque de Meaux, succédant à Gondoald. Saint Faron favorisait les moines venant d’Écosse, notamment un certain Fefrus (saint Fiacre). Ses reliques furent déposées à la Ferté-sous-Jouarre.

Si je n’ai pas de Faron dans mon arbre, j’ai par contre un Fiacre, situé dans les environs (à Bouleurs précisément). Fils d'un roi d'Écosse ou d'Irlande (on s'interroge sur ses origines), il émigra en France à l'époque mérovingienne. Il fut ermite dans la forêt de Brie, accueilli par saint Faron, évêque de Meaux. Son ermitage donna naissance à la localité de Saint Fiacre. On lui prêta beaucoup de vertus guérisseuses après sa mort. Moine défricheur, son ermitage devint un hospice pour les pauvres qu'il nourrissait des fruits et légumes qu'il cultivait pour eux. C'est pourquoi il est spécialement honoré par les jardiniers et les maraîchers de l'Ile-de- France. Un hôtel particulier portait son nom à Paris. Et, détail pittoresque, c'est ainsi que les voitures parisiennes prirent le nom de "fiacre" car elles étaient garées non loin de cet hôtel (selon le Martyrologe romain ; bien que certaines sources donnent une autre version de cette origine). On le fête le 30 août.

J’ai aussi dans mon arbre deux Liesse. Bien qu’on le trouve plus souvent sous la forme de Marie-Liesse, ce prénom peut être associé à Lætitia (qui signifie joie en latin). Il est lié à « Notre Dame de Liesse » de la basilique située à Liesse-Notre-Dame (en Picardie dans l'Aisne, près de Laon), patronne du diocèse de Soissons, dont la Vierge Noire est célèbre. L’histoire raconte que des chevaliers issus de la région de Laon se retrouvèrent prisonniers des Musulmans pendant la Croisade, au XIIème siècle. Leur geôlier tenta de le convertir, en vain. Il décida alors d’envoyer sa fille, la belle Ismérie. Mais au désespoir du sultan ce sont les chevaliers qui convertirent sa fille, et non l’inverse. Celle-ci les libéra et ils se retrouvèrent tous miraculeusement en France, près de Laon, dans un lieu d’abord appelé Liance. Au XVème siècle ce lieu prit le nom de Liesse, signifiant joie tant la Vierge comblait les pèlerins de ses faveurs. Une chapelle y fut érigée et la Vierge Noire rapportée d’Égypte installée en bonne place. Quant à Ismérie, en se convertissant, elle reçut le nom de Marie par l’évêque de Laon. A son décès elle fut inhumée dans la chapelle. On retrouve des sanctuaires dédiés à Notre Dame de Liesse un peu partout en France, notamment dans les diocèses voisins. Ainsi en Seine et Marne on compte deux confréries, à Chelles et Thorigny sur Marne. « Mes » Liesse, elles, sont originaires de La Chapelle sur Crécy (à environ 150 kilomètres de Liesse Notre Dame). Le prénom a donc eu une audience assez large pour franchir plusieurs centaines de kilomètres (on retrouve la dévotion jusque dans le Sud de la France), avant de disparaître pendant 150 ans environ, même si aujourd’hui il connaît un léger regain d’intérêt (d’après le diagramme de fréquence des prénoms sur le site de Geneanet).

 Vierge Noire de Notre Dame de Liesse

D’ailleurs j’ai également une Ismérie dans mon arbre, elle aussi originaire de La Chapelle sur Crécy : je ne reviendrais pas sur l’origine de ce prénom que l’on vient de voir à l’instant.

Bref, sans connaître l’histoire locale, difficile de comprendre ces prénoms sortis de nulle part (enfin, pas tout à fait de nulle part)…


Source pour les prénoms de Seine et Marne : Nominis.



samedi 20 janvier 2018

#RDVAncestral : les deux cousines

Je m’apprête à rencontrer Perrine Le Seigneur, épouse Georget. Il y a 10 jours elle a mis au monde une petite Toinette. Quand j’arrive dans la maison d’Echemiré (Maine et Loire), une surprise m’attend : ce n’est pas seulement une jeune mère et son bébé qui sont là, mais une autre femme enceinte est présente aussi.

C’est la belle-sœur de Perrine et visiblement elle est proche du terme : il va y avoir deux naissances rapprochées chez les frères Georget. On est en février 1634 et, en plus de la période hivernale, il n’y a pas beaucoup de travaux que ces deux femmes peuvent entreprendre vu leurs situations : bébé à allaiter pour l’une, tour de taille conséquent pour l’autre. Néanmoins d’un œil elles surveillent les enfants, de l’autre le repas qui mijote. Les mains ne restent pas inactives : elles sont occupées à des travaux de couture, notamment pour les bébés. Comme les mains, les langues ne se reposent pas non plus : je distingue leurs murmures, leurs rires, leurs espérances prochaines.

Mathurin, l’époux de Perrine, qui m’a accueilli dans sa demeure, a un sourire indulgent mais lève les yeux au ciel :
- Mon Dieu ! C’est comme ça depuis qu’elles ont appris qu’elles étaient grosses toutes les deux en même temps ! Depuis, impossible de les tenir !
Il les gratifie d’un nouveau regard amicale.
- C’est pourtant pas la première fois. Tiens, ma Perrine, par exemple, c’est son huitième enfant. Mais toutes les deux ensemble, ça oui, c’est bien la première fois…
La journée avance : Françoise regagne sa chaumière. Perrine se lève et couche le bébé dans son petit lit, pour m’accueillir, en s’excusant de ne pas l’avoir fait convenablement plus tôt. Je la rassure et l’engage à se rassoir aussitôt, mais elle insiste pour me servir une collation. Tout en s’occupant dans la cuisine, elle me raconte ce fameux jour où, sûre de sa grossesse, elle s’est précipitée chez sa belle-sœur pour lui annoncer la bonne nouvelle. Celle-ci a alors éclaté de rire en doublant la bonne nouvelle. Elles n’en revenaient pas. Toutes les deux ensemble !

Autour de la table, nous discutons de choses et d’autres sans voir le temps passer puis, tout d’un coup, un jeune garçon fait irruption dans la pièce comme une tornade :
- « Françoise va avoir le bébé ! Françoise va avoir le bébé ! » crie-t-il.
Avant que nous soyons revenus de notre surprise, il est déjà reparti. Reprenant ses esprits, Perrine se lève et s’apprête à aider sa belle-sœur. Je m’étonne alors de la voir si active et prête à sortir, alors que les 40 jours traditionnels après la naissance ne se sont pas encore écoulés et que la cérémonie des relevailles n’a pas encore eu lieu. Elle sourit et hausse les épaules :
- « Ici, à la campagne, on ne respecte pas toujours le délais de 40 jours, surtout quand il y a du travail ou des enfants à s’occuper ! ». [1]
Je propose alors de l’accompagner et de m’occuper du bébé, ce qui la soulage. Bien emmitouflés, nous partons tous chez Etienne, le frère de Mathurin.

Françoise est en travail. Mathurin tient compagnie à son frère Etienne, à l’écart, tandis que Perrine a accompagné plusieurs voisines au chevet de la parturiente. Je fais des allées et venues entre les deux groupes, jette un œil sur les enfants, rassure le futur père. Le soir est tombé et les cris de Françoise sont de plus en plus rapprochés.

Assise dans un coin, au calme, je pense aux conditions d’enfantement : ici, dans cette ferme, en 1634, tout se fait sur place bien sûr. Les naissances ont lieu à la maison dans l’espace de vie quotidien. L’accouchement, tout comme la mort, se passe là où on vit au jour le jour, souvent dans la ferme familiale transmise de génération en génération. La naissance a lieu dans la pièce la plus utilisée, la salle commune, dont le sol est habituellement en terre battue. Chez les plus humbles, c’est aussi la seule pièce à posséder une cheminée : un grand feu de bois permet de maintenir la chaleur, essentielle à la mère et à l’enfant.
La parturiente est assistée par un entourage uniquement féminin : la mère, les voisines, une sage-femme si on a de la chance, l’assistent. La sage-femme, qu’on appelle la matrone, est en général âgée, et donc plus disponible. Elle a appris son métier sur le tas, sans étudier. Elle est souvent la fille ou la nièce d’une autre matrone. Il lui a suffi de réussir quelques accouchements pour avoir la confiance des villageoises ; elle ne sait en général ni lire ni écrire et le curé qui surveille ses compétences ne lui demande que de savoir réciter les formules du baptême, au cas où elle devrait ondoyer un nouveau-né en danger de mort. Elle doit donc au préalable prêter un serment devant lui pour être agréée « officiellement ». [2]
Rien à voir avec les conditions actuelles. Bien sûr, la mortalité en couches et la mortalité infantile ont aujourd’hui largement diminuées, et c’est tant mieux, mais à quel prix ? Sans vouloir céder au c’était mieux avant », on peut se poser la question : « est-ce que c’est mieux maintenant ? ».
Les réelles formations des sages-femmes d’aujourd’hui sont un gage de maîtrise des gestes et d’efficacité. Mais le milieu ultra médicalisé de nos jours connaît aussi ses dérives : tout y est aseptisé, on y abuse facilement des déclenchements d’accouchements à la date choisie (par le médecin ou la patiente), des épisiotomies imposées, des césariennes de confort, etc… Des plaintes concernant l’absence d’information, des propos culpabilisants, voire des gestes non expliqués, ou même non souhaités, sont hélas devenues récurrentes. L’accouchement devient alors un traumatisme, avec un sentiment d’humiliation, voire pour les femmes l’impression d’avoir été dépossédées de leurs propres corps. [3]

Finalement on me sort de ma rêverie. Je m’aperçois que la lumière du matin filtre à travers la fenêtre. Un pâle rayon de soleil éclaire la face ravie d’Etienne. Il me tend un petit paquet : soigneusement serré dans ses langes, le nouveau-né fait une drôle de grimace. J’effleure son petit visage fripé de la main :
- « Bienvenue dans ce monde…
- … Catherine, nous avons décidé de l’appeler ainsi. Je m’en vais de ce pas aller la faire baptiser à l’église de la paroisse. »
Il sort, accompagné de son frère Julien qui sera le parrain. En chemin ils passeront prendre la marraine. Ils ne savent pas encore que, dans les registres de baptême, les deux naissances ne sont séparées que par un seul acte : une naissance d’une autre petite fille Georget (tous trois orthographiés Jeorget) – mais qui ne semble pas avoir de liens familiaux proches avec les deux petites qui nous concernent.

Extrait du registre de baptême d'Echemiré © AD49

Perrine, toute joyeuse, sort de la chambre où on a installé Françoise :
- « Tout s’est bien passé : elle se remettra vite ! »
Françoise, la mère, oui. Mais je n’ose pas dire que la petite Catherine qui vient de naître ne vivra que 7 ans. Perrine est toute excitée :
- «  A dix jours près nous avions nos filles ensemble ! Bien que cousines, elles sont presque sœurs  finalement ! Nous allons les élever ensemble. Et qui sait : peut-être épouseront-elles des frères ou des cousins ? Perrine pouffe de rire. C’est une belle journée : allons fêter ça ! 

Je décline l’invitation et laisse Perrine et Françoise à leur joie et à leurs projets d’avenir. Avenir qui sera de courte durée, hélas…