« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 24 décembre 2018

Conte de Noël : la course à la pelote

De mémoire d’hommes on avait toujours pratiqué cette coutume à Beaufort [*]. Selon cet usage fort ancien tous les jeunes gens mariés dans l’année se réunissaient peu avant la Noël, pour offrir au public un grand divertissement. En cette année 1603 une centaine de couples s’étaient mariés dans la paroisse. Certains étaient plus âgés que d’autres, bien sûr, et ils laissaient volontiers leur place aux jeunes pour offrir le spectacle ; ce qui leur étaient exceptionnellement autorisés car tous les mariés de l’année en bonne santé se devaient normalement de participer.

Afin d’éviter les débordements le curé tentait de canaliser les excès de cette jeunesse et d’organiser un peu la coutume. Ainsi, il avait décidé que les festivités auraient lieu en plusieurs fois, par petits groupes. Nicolas Lecointre, marié en février, avait proposé que tous les couples mariés le même mois que lui concourent ensemble. C’est ainsi que Guy Joulain, Marc Carra, Marc Cheron, René Monneau, François Lefrere et Berrand Maution s’étaient retrouvés avec lui pour la compétition.

A l’heure indiquée, ils se rendirent, escortés de toute la foule, sur un pont situé sur l’Authion, rivière affluente de la Loire coulant à l’extrémité de la ville. Là, ils attendirent le signal donné par les élites de la cité, et en présence du seigneur du lieu qui présidait la cérémonie : la trompe sonnée,  ils se précipitèrent dans l’eau pour y saisir, en nageant, une pelote que l’on avait jetée dans le courant. Certaines années l’eau étaient très froide, mais Nicolas eu de la chance car l’année de sa participation la température était supportable.


Carte de Noël © cparama.com

Et puis on se réchauffait vite : en effet, les nageurs, en plus de se tenir à flot et de poursuivre la pelote, avaient la liberté de l’arracher des mains de ceux qui l’avaient saisie les premiers ; c’était, on peut le penser, une lutte fort longue et fort distrayante. Celui qui, le plus fort ou le plus adroit, parvenait à se rendre maître de la pelote était acclamé par l’assistance en liesse. Mais afin d’être proclamé vainqueur, il fallait encore rentrer chez soi et faire baiser la pelote à la bûche de Noël, dans la cheminée. Quiconque arrivait à toucher le porteur, lui criait : « Lâche la pelote ! », et de nouveau la pelote était lancée. Heureusement pour la santé des jeunes gens, on ne retournait pas à la rivière, mais on lançait la pelote le plus loin possible, dans n’importe quelle direction.

Après la nage, succédait donc la course, ce qui permettait d’oublier rapidement l’eau froide. Souvent cette partie de la cérémonie pouvait durer la journée entière, et on raconte même qu’une fois un concurrent était demeuré éloigné chez lui deux eu trois jours avant de pouvoir atteindre sa maison (et sa cheminée), attendant que ses adversaires qui s’étaient coalisés près de sa porte, enfin lassés, aient abandonné la partie. Une sorte de superstition s’en mêlait, la pelote portant bonheur au foyer qui la possédait. C’était un talisman qui assurait de belles récoltes à celui qui pouvait la garder. Si ces réjouissances se voulaient inoffensives, les bousculades ou les bagarres qui s’ensuivaient l’étaient parfois moins, malgré les quelques tentatives d’apaisement du curé !

En effet, le vainqueur recevait du seigneur cinquante livres pour « monter son ménage », ce qui pouvait exciter les convoitises. Par ailleurs les jeunes gens qui, n’étant pas malades, « ne voulaient pas grelotter en nageant après la pelote », payaient une amende au profit du vainqueur ; ce qui augmentait le pécule du gagnant.

Une fois le dernier possesseur de la pelote officiellement reconnu, il était reconduit chez lui au son de la trompe, au bruit des tambours, des fifres et des hautbois. Et accueilli en héros par sa nouvelle épousée.

Et qui a gagné l’épreuve en 1603, me demanderez-vous ? Hélas la tradition familiale n’a pas permis d’en garder le souvenir…


[*] Beaufort en vallée, à l'Est d'Angers (49).
Source du conte : france-pittoresque.com (tradition de Beaufort, mêlée à une autre course semblable qui existait en Normandie, légèrement adaptée à mon histoire familiale)


samedi 15 décembre 2018

#RDVAncestral : La rencontre

En ce 30 janvier 1734 nous avons eu une frayeur. Louise Merlet, épouse Fortin donne naissance à son quatrième enfant. Déjà, quatre ans plus tôt, elle avait perdu un enfant : baptisé à la maison par la sage-femme ordinaire car en danger de mort, le bébé n’avait pas vécu. Il avait été enterré, sans même recevoir de prénom.

Dans une tragique répétition, l’accouchement auquel j’assiste est très difficile. La sage-femme prend à nouveau la décision de baptiser l’enfant à la maison. L’inquiétude gagne tous ceux qui se serrent dans la petite maison de La Tremblay, près de Cholet.

La sage-femme a emmailloté le nourrisson tandis que des proches s’occupent de la mère épuisée. Elle entre dans la pièce commune avec un paquet de linge dans les bras. Je m’approche : je m’aperçois avec stupeur qu’il ne s’agit pas de linge mais du bébé ! Il est si petit. Il a à peine la force de pleurer. J’ai froid tout à coup. Comme une douche glacée qui coule tout au long de mon échine. Avec mon regard et mon savoir « moderne » je sais ce qui peut arriver aux prématurés du XVIIIème siècle. Mon premier réflexe est de me dire qu’il va passer avant le point du jour. Ne sachant comment être utile, je vais machinalement remettre une bûche dans la cheminée.

Mais rapidement je me rends compte que les autres personnes présentes dans l’assistance ne partage pas mon angoisse. Eux, ils sont dans l’espoir. Certains prient à voix basse. D’autres se joignent dans une communion de confiance. C’est le cas, et je le remarque maintenant, d’André et de Marguerite. André se nomme Fortin lui aussi, comme le père de l’enfant, mais je ne sais pas s’ils ont un lien de parenté. Marguerite est la nièce de la nouvelle accouchée et porte le nom de Coeffard.

Tous les deux n’ont cessé de se rapprocher aux cours des heures passées. André est toujours près de Marguerite. Prévenant, il lui a apporté un châle quand elle a eu froid, un morceau de pain quand elle a eu faim… De timides sourires de part et d’autres ont été échangés. Tout en pudeur et en discrétion.

Marguerite, la cousine du nouveau-né donc, a depuis longtemps été choisie pour être la marraine du bébé. J’ai pu parler un peu avec elle et elle se faisait une joie d’avoir été élue pour occuper ce rôle primordial dans la vie de ces hommes et de ces femmes du XVIIIème siècle. Mais va-t-elle pouvoir occuper ce rôle pendant longtemps ? Le doute est permis.

J’ai tenté d’en savoir plus sur André, intrigué par son paronyme, identique à celui de François, le nouveau père du jour : sont-ils frères ? Cousins ? Au moment où Marguerite Merlet épouse Coeffard, sœur de Louise et mère de Marguerite (vous me suivez ?), allait me répondre, nous avons été interrompues, le dénouement de la naissance étant proche. Je n’ai donc pas pu satisfaire ma curiosité.

Finalement le bébé est né. Mais fragile. D’où la décision de la sage-femme. D’un sac en toile, elle sort les instruments nécessaires au baptême du fragile nouveau-né : une bible, un crucifix, un cierge, un bassin propre, un linge et une fiole d’eau bénite. Les parrain et marraine sont invités à se rapprocher. Le cierge allumé leur est donné. Ce sont André et Marguerite (la jeune). André se tient près de Marguerite, un peu plus que nécessaire peut-être… Le bébé est vivement démailloté. Respirer semble l’épuiser. Il ne pleure toujours pas. Seuls ses petits points sont crispés. La sage-femme est expérimentée : la cérémonie est expédiée hâtivement, mais sans oublier aucune étape nécessaire au salut de cette âme fragile. La sage-femme s’adresse au parrain :
- Nommez cet enfant.
- Je le nomme André.
Elle verse par trois fois l’eau bénite sur le front de l’enfant, tout en faisant un geste de croix. L’eau versée sur la tête de l’enfant tombe dans le bassin : la sage-femme veille à la jeter dans le feu après la cérémonie, avec le linge qu’elle a utilisé pour essuyer la tête du nouveau-né. Elle termine en prononçant les paroles sacramentelles : « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Et adroitement emmaillote le bébé à nouveau avant de le rapporter à sa mère.

Georges de la Tour, Le nouveau né © reproduction-grands-peintres.com

Je remarque que pendant cette cérémonie un peu particulière André a regardé davantage la marraine que son filleul. Tiens ? Une histoire commencerait-elle ?


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Retour de nos jours : j’épluche les registres de baptêmes. Je trouve celui d’un autre bébé nommé André Fortin, en 1741. Il est le fils d’André Fortin et de Marguerite Coeffard – et mon ancêtre direct. Les deux protecteurs spirituels du premier bébé André ont donc finit par se marier.

Se sont-ils rencontrés au baptême de 1734 ? Etaient-ils déjà mariés ? Hélas des lacunes dans les registres ne me permettent pas de répondre à cette question. Ils semblaient proches mais était-ce juste l’effet de cette cérémonie particulière et éprouvante ou est-ce que cela datait déjà d’avant ? Un des nombreux mystères généalogiques que je ne suis pas en mesure de résoudre pour l’instant…


jeudi 6 décembre 2018

#Centenaire1418 : 5 ans de guerre

De juillet 2014 à novembre 2018 j'ai suivi le parcours "pas à pas" de mon arrière-grand-père Jean-François Borrat-Michaud pendant la Grande Guerre. Tous les jours j'ai tweeté sa guerre sur le compte @jfbm1418, ou du moins ce que j'ai pu en reconstituer (ou imaginer un peu quand les sources me faisaient défaut !); publications rassemblées tous les mois sur ce blog.

Je lui ai aussi dédié le ChallengeAZ 2018 : une autre façon de témoigner des événements qu'il a vécu il y a 100 ans.

En ultime hommage, je publie cette synthèse des 5 années qu'a passé Jean-François sous les drapeaux :


Les flèches vous permettent de naviguer à votre guise. Vous pouvez mettre en plein écran cette animation interactive en cliquant sur les trois points en bas à droite.


vendredi 30 novembre 2018

#ChallengeAZ : Z comme zombie

Lien vers la présentation du ChallengeAZ 2018
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Septembre 1919

Le jour de la victoire me paraît tellement loin : 10 mois déjà. Et pourtant il m’a fallu encore servir mon pays, rester sous les drapeaux, tandis que les autres repartaient chez eux petit à petit. L’attente, l’envie de revenir au pays, de revoir les miens. Et même temps la crainte paradoxale de retrouver une vie « normale ». Combien de temps encore, en entendant un bruit, un claquement, je me jetterai au sol, les mains protégeant ma tête, rempart ridicule contre un obus qui ne tombera pas ?

Et puis enfin le jour de la libération : le 13 septembre je reçois mon ordre de démobilisation officiel. La première partie du voyage dans un wagon à bestiaux. Une bête pendant 5 ans j’avais été, une bête je restai. L’amertume était dans mes bagages.

La fin du voyage fut plus confortable, dans un véritable train de voyageurs. J’aurai pu descendre du train à la gare de Samoëns, mais je suis descendu à la station précédente : j’avais besoin de marcher un peu seul. De respirer à nouveau l’air de mon pays. De voir apparaitre, petit à petit, l’ombre bienfaisante du Criou surplombant de son sommet protecteur la ville de mon enfance. De mon innocence.

Retour à Samoëns...

J’étais vivant.
Après tout ce que j’avais vécu, j’étais vivant. Alors que tant d’autres étaient morts. Je n’arrivais pas à y croire…
Je me sentais étrangement léger : pour une fois que je marchais sans barda complet sur le dos, seul et non en colonne, et la vie au bout du chemin…

Est-ce que j’ai été chanceux ? Ou était-ce seulement le hasard ? Dans ma tête tout se mélangeait : le bruit assourdissant des canonnades et celui des chansons joyeuses des soldats, la boue des tranchées et le bien-être d’une douche après plusieurs semaines passées en premières lignes. Les horreurs que j’ai vécues se voient-elles sur mon visage ? Ne vais-je pas effrayer ma mère et mes sœurs ? Ai-je l'air d'un zombie ou ai-je repris figure humaine ? Comment dire mes cauchemars : le bruit des obus, les cris dans les tranchées ?
Que reste-t-il de l’enthousiasme des premiers jours de la guerre ?

Autour de moi, tout m’étonne : les arbres debout et non pas fracassés, la verdure, les maisons couvertes de leur toit, les oiseaux qui chantent.

Tout en cheminant je respire de grandes goulées d’air pur. Pas de risque de s’intoxiquer ici. Pas d’odeurs nauséabondes de cadavres pourrissant. Je me prends la tête entre les mains : il faut arrêter de penser à tout cela. C’est fini maintenant !

J’aperçois enfin le clocher, celui-là même qui a sonné le tocsin, annonçant la folie sur la terre, un jour d’été. Brisant mon enfance.

Enfin à la maison ! Une boule de chagrin immense m’oppresse. Un lourd sanglot crève dans ma gorge.
Au dernier moment, je n’ose pas rentrer et me couche près de la haie. Je me laisse aller à cette tristesse trop lourde qui me dévaste.
Je pleure longtemps, sans bruit, bouleversé d’avoir retrouvé le monde qui m’avait vu heureux, avant, et que je croyais avoir perdu à jamais.
On m’a jeté dans un enfer que je ne méritais pas. C’est ce qui me blesse le plus : cette injustice qui m’a été faite.
Quand la peine et la douleur accumulées depuis si longtemps se sont taries, je peux enfin me relever.

J’hésite toujours à entrer. Je me sens sale, souillé jusqu’aux os, incapable de me réinstaller dans ce monde si paisible. Si différent de celui que je viens de quitter. Devant la fontaine, je me débarbouille. Par habitude, je vérifie qu’il n’y a pas de cadavre flottant dans l'eau. Je respire un peu mieux quand je réalise qu’il n’y en a pas dans ces lieux protégés.

Je pousse finalement la porte de la maison. L’émotion est si grande de me retrouver là que je ne sais même plus si c’est un silence ému ou des cris de joie qui m’accueillent. Peut-être les deux.
Enfin je peux embrasser ma mère et mes sœurs, mais j’ai peur de goûter le sang de la bataille dans leurs baisers et de voir dans leurs rires le crâne des morts.

Le soir, à table, ma mère me demande :
- Alors ces Allemands, à quoi ils ressemblent ? Ils sont si vilains qu’on le dit ?
- Ils ressemblent à tout le monde, que je réponds.
- Bon ! Soupire-t-elle. 
Elle n’en demandera pas plus et tant mieux. Elle a retrouvé son fils, c’est tout ce qui compte. Et puis quoi lui dire ? Comment décrire l’indicible ?

Il m’a fallu plusieurs jours pour reprendre pied dans l’univers silencieux, protégé du village.
Plusieurs jours pour perdre l’habitude de rentrer la tête dans les épaules et d’attendre l’obus qui va tomber.

Pour se débarrasser de l’expérience de l’absurdité de la mort de masse, de l’impossibilité de faire son deuil en l’absence de corps à enterrer et de tombe où se recueillir, d’un sentiment d’intense culpabilité comme si je vivais à la place d’un autre, grâce au sacrifice d’une autre vie.

C’est la fin de la guerre mais est-ce pour autant que les villes et villages détruits vont renaître ? Est-ce que les mères vont sécher leurs larmes ? Est-ce que les orphelins vont cesser d’être orphelins, les veuves d’être veuves ? Est-ce que les cauchemars vont cesser ? Ces cris d’une violence interminable qui me jettent au bas du lit sans pouvoir me réveiller vont-ils cesser ?
Comme un enfant il faut tout réapprendre. Il faut se dépouiller de son identité de soldat, si chèrement acquise, et reprendre sa place de la vie civile ; faire le deuil de ses amis disparus, déchiquetés sous ses yeux ; accepter la compagnie des vivants : ceux qui n’ont pas connus les combats et qui savent encore ce que rire et danser signifie.

La paix est là, on ne tue plus. Après cinq ans d’attente, de peine, d’ajournement et de terreur, la voilà. Sommes-nous dignes d’un tel bonheur ?

J’espère en tout cas qu’on pourra dire que c’est la fin de toutes guerres.


jeudi 29 novembre 2018

#ChallengeAZ : Y comme ypérite

Lien vers la présentation du ChallengeAZ 2018
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L’ypérite est un gaz chimique infligeant de graves brûlures, notamment aux yeux, à la peau, aux lèvres, aux poumons. Il peut traverser les vêtements et les chaussures. Ce gaz peut être mortel, mais il est surtout fortement incapacitant, notamment à cause des lésions importantes infligées au niveau respiratoire qui peuvent rester incurables.

Expérimenté pendant la Première Guerre mondiale, il connaîtra une belle carrière puisqu’on l’a utilisé aussi pendant la Seconde, des conflits coloniaux ou au Moyen-Orient. On l’appelle aussi « gaz moutarde ». Ce nom lui vient du fait que, sous une forme impure, il avait une odeur proche de celle du célèbre condiment de Dijon. Mais pendant la Première Guerre Mondiale on le nomme rapidement « ypérite » car il a été utilisé pour la première fois par les Allemands dans le secteur de la ville d’Ypres en Belgique en avril 1915. Ce jour-là, poussé par le vent, le nuage jaune et verdâtre dérive vers les lignes alliées. Chez les Français, c'est la débandade, les corps de centaines de soldats asphyxiés se mêlent aux milliers d'agonisants. Cette première attaque aux gaz intoxique des milliers de soldats qui mourront dans les heures suivantes. 

Attaque au gaz © icrc.org

Rapidement, différents types de masques seront mis au point, tant côté alliés qu'allemand, de même que des systèmes de veille et d'alerte, et les attaques seront de plus en plus coûteuses et de moins en moins efficaces, à quantité de gaz et munitions égales.

Les premiers essais de ce gaz datent du XIXème siècle, notamment par des chimistes travaillant pour l’entreprise allemande Bayer. Ayant constaté son efficacité, les Français ne furent pas en reste et mirent au point un procédé qui permettait d’en fabriquer… trente fois plus rapidement que le produit allemand. 

L'usage des gaz « vénéneux » suscitera bien l'indignation de nombreux groupes et personnalités dans tous les camps, néanmoins la course aux armements se traduira par une production continue et massive d'armes chimiques de ce type. Il faudra attendre 1993 pour que soit signée la Convention sur l'interdiction des armes chimiques visant l'interdiction et la destruction de ces armes… Sans grand effet toutefois comme on peut le voir aujourd’hui encore régulièrement aux informations.

D’après les sources compulsées, Jean-François a rarement eu l’occasion d’être confronté aux gaz. On ne trouve en effet ce type d'attaque particulière que rarement au cours de ses campagnes :

- Le 31 août 1915 Jean-François combat avec le 23ème BCA au Combekopf, un massif des Vosges. Lorsque tout à coup (extrait du "pas à pas" d'août 1915) :
« Soudain un obus est tombé tout près avec un bruit mou, très différent du vacarme habituel.
On a aussitôt ressenti des démangeaisons dans le nez, puis la gorge.
- Les gaz ! Les gaz !
J’ouvre rapidement mon sac et trouve le masque placé sur le dessus, comme c’est recommandé.
D’autres mettent plus de temps à le trouver et le fixer. On les entend crier, suffoquant sous la brûlure des poumons.
Ils s’étouffent sur place, sans qu’on puisse les secourir.
Jusqu’à la nuit c’est un bombardement puissant sur toutes nos positions de première ligne, positions arrière et jusqu’aux camps éloignés qui subissent aussi l’effet des obus asphyxiants.
Vers 17h l’ennemi attaque. Il emploie des liquides enflammés et les gaz asphyxiants.
Nous apprenons dans la suite qu’il nous a enlevé une tranchée au Col du Linge. » [1]
Le JMO du 23ème indiquera à cette date « Pertes : 8 tués, 11 blessés, 1 disparu ».

- Le 13 octobre 1917 dans les tranchées de la Marne.

- Le 22 décembre 1917 sur le front italien.

- Le 18 juin 1918 sur le plateau au-dessus de Cerfroid (Aisne). 

- Le 5 juillet 1918 un obus à ypérite tombe sur la popote des officiers, aux pieds du Chef de Bataillon. Le masque est gardé toute la nuit au poste de commandement. La désinfection du terrain et du matériel sont exécutés le lendemain au petit jour. Le Chef de Bataillon de Fabry-Fabrègues est évacué pour brûlures, ainsi que 9 gradés ou Chasseurs.

- Le 21 août 1918, alors qu’il se trouve dans la Somme, dans le secteur de Montdidier, le JMO indique : « Pendant la nuit tirs de harcèlement par obus toxique et explosifs. Toute la région est ypéritée. Journée calme. Faible activité de l’artillerie ennemie, mais nous constatons que partout l’infanterie ennemie reste vigilante. »

On notera qu’entre temps, le verbe « ypériter » est passé dans le vocabulaire courant, alors qu’en 1915 on disait simplement gaz asphyxiant, obus à ypérite ou « hypérite » (sic).

Pendant longtemps ma mère a cru que son grand-père avait été gazé car, lorsqu’elle allait le voir (elle avait une dizaine d’années et lui un peu plus de 60), il restait toute la journée à regarder par la fenêtre, sans bouger pendant des heures. Or, d’après mes recherches, non seulement il n’a été que très peu confronté à ce type d’attaque mais d’autre part, après la guerre, il deviendra camionneur et déménageur, ce qui ne correspond guère avec les séquelles provoquées par le gaz. Cependant, nous ne saurons jamais à quoi il pensait toute la journée, le regard dans le vide. Ses vieux démons l’auraient-ils rattrapés ?

[1] Version légèrement romancée, mais basée sur des témoignages de soldats donc fortement probable.


mercredi 28 novembre 2018

#ChallengeAZ : X comme x camarades tués

Lien vers la présentation du ChallengeAZ 2018
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Jean-François s'est-il demandé :  

« Combien sont-ils ? Ces camarades avec qui j’ai grandi, ceux qui ont suivi leur formation militaire en même temps que moi ou ceux qui étaient affectés dans les mêmes bataillons et qui ont disparu à jamais.

Des chiffres, on peut en aligner :
- 600 hommes sont mis hors de combat en une seule nuit à la Tête de Faux,
- 17 00 au Linge, le « tombeau des Chasseurs »,
- 5 000 soldats tués lors de la (ou l'une des) journée(s) la (les) plus meurtrière(s) de toute la guerre, le 1er juillet 1916,
- plus de 18 millions de tués au total et 20 millions de blessés.
Même les spécialistes ne s'accordent pas toujours sur les chiffres.

Le monde est un cimetière.

Certains sont morts loin de moi et je n’ai appris leur décès que bien plus tard. D’autres se sont simplement évanouis sur un champ de bataille sans même que je ne m’en aperçoive. Et puis il y a ceux qui se sont fait déchiqueter, les morceaux de leurs corps s’envolant dans une gerbe de terre et de feu, juste sous mes yeux, leurs sang et leurs entrailles m’éclaboussant tandis que nos gradés nous encourageaient à poursuivre notre avancée sous le feu ennemi. Combien sont-ils ? Puis-je les compter aujourd'hui ?

Qui se rappellera de des camarades tués à l’ennemi : Ferdinand Ausseil à Metzeral en juin 1915, le sergent Ardisson, au Barrenkopf en 1915, Isidore Bauchet en Italie en décembre 1917 ?
Qui se rappellera de mon ami Désiré Collomb Clerc, dont on n’a pas retrouvé le corps, perdu sur les pentes d’un mont brumeux dans les Vosges ?
Qui se rappellera de mes camarades de classe : les jumeaux Jay, Gaston Duc, Henri Rattelier-Parcher ?
Qui se rappellera de la terreur du jeune Marsaleix, 20 ans, fusillé pour abandon de poste en 1915 ?
Qui se rappellera Marius Bosc, décédé de suite de maladie contractée en service le 10 novembre 1918 ? Le 10 novembre ! Si près de la fin. [*]

Fiches "Morts pour la France" des jumeaux Jay © Mémoire des Hommes

Qui se rappellera de tous ces hommes, moi qui n’ai même pas gardé la mémoire de tous leurs noms tellement ils sont nombreux à être tombés à mes côtés ?
Une litanie sans fin.

Et moi ? Me rappellerai-je de tous mes camarades tombés au champ d’honneur, pour défendre leur pays ? Ceux qui avaient à peine 20 ans qui n’ont pas vécu leur vie ? Ceux qui avaient femmes et enfants et sont partis, fiers, tellement sûrs de revenir vite, victorieux ? Ceux, plus âgés, qu’on s’est dépêché de rappeler car les hommes, déjà, manquaient ?
Hanteront-ils mes nuits ? Passerais-je mes journées, assis près de la fenêtre, à tenter de retrouver dans le vide de ma mémoire le nombre de mes camarades disparus ? »


[*] Tous les noms cités ont été identifiés lors du parcours pas à pas de Jean-François.


mardi 27 novembre 2018

#ChallengeAZ : W comme Wesserling

Lien vers la présentation du ChallengeAZ 2018
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Jean-François, normalement mobilisable en octobre, est finalement appelé dès le début du mois de septembre. Il suit sa formation militaire mais au lieu des six mois habituels, elle ne dure qu’un peu plus de quatre mois. Puis il est envoyé au front.

Ces jeunes gens de la classe 1914 avaient 20 ans. Beaucoup d’entre eux n’étaient sans doute jamais sorti de leur village ou leur vallée. Après l’école, pour ceux qui l’avait fréquentée, ils étaient envoyés au travail.

La caserne a déjà dû représenter un changement dans leurs habitudes (quoi que tous les hommes, fatalement, y passaient un jour ou l’autre : cela faisait partie du passage à la vie d’adulte). Ils y rencontraient des personnes qu’ils ne connaissaient pas, faisaient des activités dont ils n’avaient pas l’habitude (jouer au « football Rugby » par exemple), apprenaient des choses très en dehors de leur quotidien (marcher au pas, ranger son paquetage dans le bon ordre, etc…). Bien sûr, leur formation a été légèrement écourtée, mais je pense que lorsque les jeunes soldats ont été envoyés au front… ils n’étaient pas du tout préparés à ce qu’ils allaient devoir affronter.

Après la caserne, Jean-François est envoyé dans les Vosges, à Wesserling, le 28 janvier 1915. Le premier contact réel avec la guerre commence lors de son premier transport : lorsqu’il croise les convois de blessés descendant du front. Puis, au loin, il entend le lugubre feu roulant des canons. Un grondement qui a dû lui paraître bien plus redoutable que les bruits des canons d’exercice entendus pendant ses classes. Au-delà des arbres, la fumée des bombardements s’élève, avertissement sinistre de ce qui va se passer ensuite.

Wesserling © Edition Alsatia

Le premier cantonnement  de Jean-François a donc lieu à Wesserling. L'histoire de ce site commence par un relais de chasse, construit vers 1700, puis devenu château pour la noblesse locale. En 1762, le domaine change de finalité : il passe de l’agrément à l’industrie. Le textile se développe, et comme Wesserling, situé près d’une rivière et d’une voie de communication, réunit toutes les conditions pour la production, une manufacture royale s’y installe. Les ateliers sont aménagés au rez-de-chaussée du château, devenant un site industriel majeur produisant des « indiennes » (toiles imprimées). Dans les villages alentours, une main-d’œuvre à profusion : les paysans seront des milliers à se partager entre leurs terres et le labeur en atelier ou à domicile. En cette époque préindustrielle, les ouvriers-paysans seront nombreux et pour longtemps.

Quand éclate la Première Guerre, et que les Français, à partir du 7 août 1914, viennent occuper la vallée, le site compte alors quelque 2200 salariés. Dans un premier temps, l’activité est quasiment stoppée. Puis Wesserling devient un emplacement stratégique, avec l’installation des militaires sur le site. Courant 1915, l’état-major du général Serret, qui commande la 66ème division d’infanterie, occupe la partie centrale du château, dans les ailes duquel se trouvent toujours les industriels. Les militaires, qui cantonnent dans le parc, cohabitent avec les ouvriers qui reviennent peu à peu. Le général Serret, administrateur de la région de février 1915 à janvier 1916, tombe au front lors d’une visite de routine sur les premières lignes, mais le château restera le siège de l’État Major Français pendant toute la durée de la Guerre.

Durant son séjour, Jean-François passe beaucoup de temps à faire des « travaux de tranchée » et des reconnaissances dans la vallée de la Thur. 

Le 11 février 1915, le Général de Division devant visiter les cantonnements, le Bataillon a été rassemblé à 12h30 dans la cour de l’usine, en tenue de campagne complète. A 14h aux sons de la Marseillaise le Président de la République a fait son entrée. Il est accompagné de M. Millerand, ministre de la guerre, et de plusieurs Généraux. Après avoir passé devant le front du Bataillon, le Président a décoré des officiers et le directeur de l’usine de Wesserling. Le Bataillon est ensuite rentré dans ses cantonnements, après avoir défilé devant M. Poincaré aux sons « d’Alsace et Lorraine ». Après la visite présidentielle, les soldats retournent à leurs travaux de tranchées.

Finalement, le 23 février le bataillon quitte son (premier) cantonnement pour gagner la vallée de Munster et d’y affronter ses premiers véritables combats.