« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 20 juillet 2019

#RDVAncestral : Revenir à la vie

Le silence régnait dans le village. L’ambiance était lugubre. Des morceaux de brouillard s’accrochaient me faisant penser aux lambeaux d’un triste manteau. Le manteau de la mort. De temps en temps émergeaient de cette vallée de l’ombre et de la mort des personnages portant un long manteau et un masque blanc en forme de bec d’oiseau. Ils me regardaient bizarrement. L’un d’eux tenta même de me faire reculer et quitter le village. Je passai outre, sachant que je n’attraperai pas la peste durant mon court voyage : après tout j’y avais déjà été exposée sans contracter la maladie (voir le #RDVAncestral : la mort noire).

Traversant le village dans cette étrange ambiance, je me dirigeai vers la maison de mes ancêtres Aubin Daburon et Denize Surreau. Je m’arrêtai un instant pour contempler leur porte. On y avait tracé une grande croix blanche. Cela signifiait que la maladie – et la mort – étaient passées par là. J’entrai.

La pièce principale n’était pas très grande. Elle était simplement meublée : une table, des chaises, un coffre et quelques ustensiles de cuisine usés près de l’âtre. Denize était assise près du foyer, éteint depuis longtemps. Elle était seule : on ne faisait plus de veillées funéraires à cause de la peur de la contagion. Je ranimai les cendres froides et préparait une infusion pour Denize. Pendant tous mes préparatifs elle ne bougea pas. Je dus lui mettre la tasse chaude entre les mains et l’encourager à la porter à ses lèvres. Le silence s’installa.

Puis Denize commença à susurrer une étrange litanie :
- Aubin, Françoise, Aubine, Symphorien, Anois, Jeanne et mon Aubin.
Que répondre à une mère qui avait perdu six de ses huit enfants et son époux en un mois ?
Denize reprit :
- 4 ans, 7 ans, 10 ans, 12 ans, 14 ans, 17 ans et 45 ans pour mon Aubin.
La mort ne regardait pas l’âge de ceux qu’elle emportait avec elle.
- 21 mai, 22 mai, 3 juin, 5 juin, 9 juin, 14 juin et 20 juin.
Cette succession de dates me fit frissonner : Denize n’avait eu que peu de repos entre deux enterrements.
- Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas moi ? ne cessait-elle de répéter à l’infini.


L'enterrement d'un enfant © bourdelle.paris.fr

Je l’observai : elle regardait dans le vide, parlait d’une voix blanche, presque inaudible. Elle ne pleurait pas : elle n’avait plus de larmes à donner.

Je préférai taire le fait que la peste fera, entre quelques périodes de sommeil, de nouveaux ravages dans les décennies à venir : 1631/1632, 1636/1640… Elle sera accompagnée d’une terrible épidémie de dysenterie qui frappera de nombreuses paroisses de l’Anjou, avec une simultanéité et une brutalité étonnantes. A tel point qu’on dira qu’aucun « homme vivant n’avoit point vu si grande mortalité » [1]. Dans la dernière semaine de l’année 1640, le fléau disparaîtra avec la même simultanéité et la même soudaineté qu’il est apparu trois mois plus tôt. C’est en 1640 que je fus confrontée pour la première fois à la mort noire.

Je reportai mon attention sur Denize : rien ne semblait pouvoir l’atteindre. La douleur était trop forte : elle restait sourde à tout ce qui n’était pas cette souffrance. Mais Denize était une mère : il lui restait deux enfants : Phorien, l’aîné de la fratrie et la petite Marie, âgée 15 mois. Celle-ci s’agitait dans on berceau, mais ne pleurait pas. Comme si elle avait compris que le silence était de mise dans cette maison. Reprenant la tasse restée pleine, je me levai et allai chercher l’enfant que je mis d’autorité dans les bras de sa mère. Celle-ci la regarda un moment, mais c’était comme si elle ne la voyait pas.

J’insistai auprès de Denize, lui parlant doucement, lui rappelant qu’elle avait encore deux enfants dont cette petite qui réclamait son attention et ses soins. Il faut dire que j’avais un intérêt personnel dans l’affaire : Marie était mon ancêtre à la XIIème génération : il fallait donc qu’elle vive pour que 350 ans plus tard je vienne au monde à mon tour.

- Et puis Denize, tu es jeune encore : tu pourras refaire ta vie, avoir d’autres enfants… Je pouvais lui dire cela en toute confiance puisque je savais qu’elle allait se remarier 15 mois plus tard et donner la vie à nouveau.

Même si ces paroles étaient dures à entendre dans un moment pareil, elles finirent par atteindre Denize. Elle essaya de résister à la douleur qui l’envahissait, mais jamais elle ne s’était sentit aussi désespérée. Soudain elle se tourna vers moi et éclata en sanglot. Ces larmes qui ne voulaient pas venir, ce chagrin qui restait bloqué : tout céda en un instant. Je pris Denize dans mes bras et la laissait épuiser toute sa peine, la berçant doucement. Entre deux sanglots son corps était secoué de tremblements convulsifs. Des cris déchirants s’échappèrent de sa gorge et à chaque fois qu’elle respirait, l’air semblait lui manquer. Même si Denize vivait dans un monde où la mort était sinon quotidienne, du mois courante, cette épidémie la dépassait : ce n’était pas la perte d’un être cher qu’elle pleurait, mais sept ! Au bout d’un long moment, les larmes se tarirent. Apaisée, Denize releva son visage vers moi et me remercia.

- Je ne sais même pas qui vous êtes, remarqua-t-elle. Puis en me fixant à nouveau : Et pourtant j’ai l’impression de vous connaître…

Je lui souriais. Elle me caressa la joue. A ce moment-là on frappa à la porte ; ce qui nous étonna toutes les deux : les visites étaient rares en ces temps de mort. Denize alla ouvrir : c’était un voisin, Jean Rameau. Je m’éclipsai discrètement pour leur laisser un peu d’intimité. Est-ce que leur histoire commença ce jour-là, je ne saurai le dire, mais en tout cas une chose est sûre : c’est ce Jean qu’elle épousera l’année suivante, ramenant Denize à la vie.



[1] Source : Odile Halbert



mardi 25 juin 2019

La guerre de sécession

Parmi les actes notariés d’Entraygues, petite ville du Nord de l’Aveyron, je trouve un compte-rendu d’assemblée des habitants de ladite ville.

En effet, les comtes de Rodez, propriétaires officiels de la cité, ont doté celle-ci d’un consulat (à la fin du Moyen-Age). Le consulat est un peu l’ancêtre du conseil municipal. Les villes ou territoires qui en bénéficient ont alors des droits particuliers pour s'administrer eux-mêmes en matière juridique, fiscale, défensive, policière, etc... Ces communautés d'habitants peuvent délibérer en commun (du latin consulere) au sein d'une assemblée qui reçoit le nom de consulat. Ses représentant, élus, sont appelés consuls (dans le Nord de la France on parle plutôt d’échevinage et d’échevins).
Les situations peuvent être légèrement différentes d’un territoire à l’autre mais en principe les consuls étaient élus par les habitants (c'est-à-dire les chefs de famille ou les chefs des métiers). Certains représentaient la ville entière et/ou le territoire qui dépendait d’elle (paroisse par exemple), d’autres ne représentaient qu’un quartier de la ville ; tout dépend de la taille dudit territoire. La durée du mandat des consuls était généralement d'un an.

Donc, en 1698 se tient l’une de ces assemblées de la « communautte » des habitants de ladite ville, avec à leur tête les deux consuls : les sieurs Bernard Brunet et Jean Avalon.
Chez les Brunet on se prénomme Bernard de père en fils, mais vu les dates, je pense qu’il s’agit de celui marié en 1686 et décédé en 1720.
Chez les Avalon on se prénomme Jean d’oncle en neveu. L’oncle est mon ancêtre direct (j’ai déjà parlé de lui ici et ou ailleurs). Les deux Jean Avalon sont marchands bouchers et ne savent signer ni l’un ni l’autre. Difficile de les distinguer ! Du moins entre 1690 (le neveu se marie alors à l’âge de 21 ans) et 1701 (décès de l’oncle). En 1698, année qui nous occupe, « mon » Jean a environ 56 ans, son neveu 29. Mais j’ignore lequel a été élu consul. Plouf ! Plouf ! C’est au choix.
Quoi qu’il en soit, les deux consuls sont qualifiés ici de « consuls modernes ». J’ai trouvé la définition suivante : consul nouvellement élu, en opposition au « consul ancien » (on dirait sortant aujourd’hui). Mais j’ai aussi trouvé d’autres définitions, donc…

Viennent ensuite les « teigmoins » : des messires et des sieurs à la pelle, tous d’honnêtes citoyens (si je peux me permettre cet anachronisme) de la bonne société d’Entraygues. Ils sont « conseiller medecin ordinaire du roy, notaire, marchants, bourgeois, chirurgiens jurés », etc... Parmi eux un de mes ancêtres directs, Anthoine Soulié. Sans oublier le « noble jean de roquefeuil sieur de cangris ». Je situe la majorité des premiers sans problème (car ils apparaissent souvent dans les actes notariés qui concernent mes ancêtres entrayols), mais le seigneur de Roquefeuil est beaucoup plus difficile à pister. Si Cangris est en fait Campgris, aujourd’hui commune de Soulages-Bonneval, il ferait partie de la prestigieuse famille des Roquefeuil Blanquefort… Mais sans doute une branche cadette car pour le moment je ne l’ai pas encore identifié formellement (pas de registres paroissiaux antérieurs à 1748 notamment). Bon, en tout cas c’est la classe, quand même. D’ailleurs le notaire utilise cette formule pour qualifier cette belle assemblée : « faisant la plus grande et meilheure partie de ladite communautte ». La classe.

L’objet de la réunion est une question d’impôt (et oui, déjà). Chaque année les impôts sont décidés en haut lieu et réclamés plus bas en  « deniers royaux et autres ». La liste est « envoyee aux consuls dudit antraigues » et le montant réparti « sur tous les habitans et manans de la presente communautte ». Cela se fait à l’aide d’un document qu’on appelle un « rolle » : c’est une liste où en face du contribuable imposable se trouve le montant de la somme exigée. Les noms sont répartis par lieux d’habitation et sont suivi de la signature pour ceux qui savent signer. C’est un document annuel.

En 1698, comme d’habitude les consuls ont reçu le montant des impôts exigés, ont dressé leur rôle et l’ont « fait verifier par messieurs les eslus au comptes de rodez ». On notera que, de tout temps, ce rôle concerne la paroisse entière d’Entraygues, plus celles voisines de Golinhac et Florentin.

Carte du secteur © googlemaps

Je n’ai pas les chiffres précis pour l’année 1698 mais à l’époque révolutionnaire Entraygues compte 1 400 habitants, Golinhac 760 et Florentin 1 000.
Ce territoire fait partie de la généralité de Montauban. La généralité est circonscription administrative. Celle de Montauban s’étendait sur la Guyenne (Aquitaine actuelle), le Quercy et le Rouergue.

Or, en ce mois de juin 1698 Entraygues apprend que Golinhac a fait établir son propre rôle, de sa propre « authorité », et l’a envoyé directement à Montauban, visiblement sans en avertir personne. Mais de ce fait le receveur de Rodez réclame à Entraygues des frais pour ce changement desdits rôles. C’est pourquoi l’assemblée se réunit.

Tous sont d’accord sur le « grand mepris et prejudice de la communautte quay de vouloir ramverser lordre qui a esté gardé de tout temps ». Il faut faire « toutes les diligences » pour casser la « pretandue separation » et la « destruction du bon ordre qui a esté toutjours gardé dans la presente communautte ». Il « est important de sy maintenir et [c’est] pour cest effort il faut envoyer un expres [ ?] audit montauban pour la deffance de ceste cause et apuyer » leur dossier. En conséquence « lesdits consuls ont requy et prié lassemblée de vouloir deliberer sur tout ce dessus et de pourvoir aux fraix necessaires » tant pour se déplacer à Montauban que pour « le remboursement des fraix avancés par ledit sieur brunet ».
Le sieur Brunet ajoute qu’il proteste auprès de l’assemblée des frais que lui et son collègue Avalon « pourront souffrir » à cause du consul de Golinhac !

Sur ce, Durand Soulié (un de mes collatéraux, fils dudit Anthoine cité plus haut), « docteur en droits et lieutenant de la presente ville » a délivré un document précisant « que toutes les susdites representations sont tres pertinantes » et que pour « ne [pas] tomber en succombance » de défendre l’affaire il faut envoyer audit Montauban un représentant. A cet « effect il sera fait un rolle damprunt de la somme de deux cent livres » appliqué à tous les éligibles à l’impôt de la taille. Le sieur Brunet devra rendre compte des tous les « emplois legitimes pour subvenir auxdits fraix ». Un représentant de la communauté est désigné pour « se transporter incessament audit montauban pour la poursuitte des affaires ». On ne connaît pas encore son identité : un blanc est laissé par le notaire rédacteur de l’acte.

Ces propositions ayant été adoptées par l’assemblée, le notaire a fait rédiger le présent document expliquant la situation et l’a fait signer à ceux qui savent le faire (l’acte compte 20 signatures en plus de celle du notaire rédacteur).


Signatures au bas du document "assemblée des habitants", Entraygues,1698 © AD12

Cet acte ne dit hélas pas pourquoi le consul de Golinhac a fait sécession ainsi. Et bien sûr je ne connais pas le fin mot de l’histoire. Y a-t-il eu poursuite du conflit ou les choses sont-elles rentrées dans l’ordre très vite ? Peut-être les archives judiciaires en gardent-elles une trace, à Rodez ou à Montauban ?

Voici un document notarial qui sort des classiques quittances et obligations, mais qui illustre la vie ordinaire et la gestion d’une ville à la fin du XVIIème siècle. Et même si je n’ai pas la réponse à toutes mes questions, pour cela je souhaitais vous le faire partager...


samedi 15 juin 2019

#RDVAncestral : L'arbre des générations

Article disponible en podcast ! 
 

 
 
J’arrivais au village du Poizat dans les premiers jours de février 1884. Un joli tapis blanc de neige recouvrait les hauts plateaux de l’Ain. Je demandais à voir Roze, ou plutôt la « veuve Berrod » comme on l’appelait. On m’indiqua facilement sa maison et là on me montra le fond du jardin :
- Vous voyez ce mélèze là-bas ? Elle est assise dessous.
- Mais ? Par ce froid ?
Mon interlocuteur se mit à rire
- Oh ! ça ! Aucune importance ! Elle en a vu d’autres ! De toute façon elle y est tous les jours, quel que soit le temps. J’ai réussi à la convaincre de prendre une couverture, mais je ne suis même pas sûr qu’elle l’utilise.

Je suivis un chemin tracé à petits pas dans la neige qui me mena tout droit vers un grand mélèze, seul au fond du jardin. Dépouillé de ses aiguilles il semblait trembler de froid… ou était-ce seulement moi ? En arrivant tout près je vis Roze, assise sur un banc qui avait été installé là, tout près du tronc de l’arbre. Elle avait la tête penchée en arrière, regardant vers la cime des branches. Sa couverture était à moitié tombée par terre, mais elle semblait ne pas s’en être aperçue. Je la remis doucement en place et m’assis sur le banc sans un bruit, ne voulant interrompre sa rêverie. Au début je ne savais pas si elle m’avait remarqué. Mais après un petit moment elle me dit, sans détourner les yeux :
- Vous voyez ces banches de ce bel arbre ?
A mon tour je penchais la tête en arrière. De ce point de vue, l’arbre semblait atteindre le ciel.
- Je le vois, répondis-je.

Souriante elle reprit :
- C’est mon père qui l’a planté. Il m’a souvent raconté cette histoire : il devait avoir 4 ou 5 ans lorsqu’un jour son grand-père lui dit de remplir une cruche d’eau. Il le prit ensuite par la main et s’éloigna de la maison. Oh ! Je dis maison, mais à cette époque elle devait ressembler plutôt à une cabane. Mon père marchait précautionneusement sur ses courtes jambes malhabiles, veillant à ne pas renverser d’eau, cette eau si précieuse que sa mère avait puisé au puits le matin, comme elle le faisait tous les jours dès qu’elle se levait. Quand il me racontait cette histoire, il se rappelait la sensation de la main noueuse de son grand-père serrant fort la sienne, petite et lisse, presque perdue dans cette main trop grande qui avait si souvent retourné la terre quelque peu ingrate de nos plateaux. 

Elle fit une pause, pensant peut-être à ces mains, au lien entre la rugueuse et la douce, à la transmission entre les deux. D’une main à l’autre. D’une génération à l’autre. Peut-être qu’elle voyait dans ce tronc noueux cette main rude. Une main d’adulte taiseux qui, probablement, ne devait pas souvent prendre la main enfantine dans la sienne. C’était peut-être pour cela que Pierre Beroud, le père de Roze, s’en rappelait si bien.

- Enfin ils arrivèrent ici, à cet endroit précisément où nous sommes, enchaîna Roze. Grand-père Jean François dit à son petit-fils de poser la cruche à terre, ce que l'enfant fit avec un certain soulagement, celui de ne pas avoir renversé la précieuse eau. Son aïeul mit les genoux à terre et demanda au petit de bien écouter ce qu’il allait lui dire. Étonné, mais tout ouïe, l’enfant devint soudain grave et attentif, sentant que ce qui était en train de se passer n’était pas ordinaire. Ses yeux s’agrandirent et il buvait les paroles de ce gentil vieillard qui, d’habitude, en était plutôt avare.
Jean François ouvrit son autre main, révélant son trésor. Pierre se pencha et observa bien, comme on le lui commandait. C’était petit, marron, d’une forme biscornue, vaguement triangulaire. Pierre n’en avait jamais vu.

« - Tu vois ça petit, c’est une graine. Aujourd’hui nous allons la planter ici. Et quand tu seras vieux comme moi, elle sera devenue un bel et grand arbre.  »
Pierre était prêt à croire à peu près n’importe quoi et faisait tout pour assister aux veillées et entendre les histoires merveilleuse qui s’y racontait, mais que cette chose minuscule et sans forme devienne un arbre, ça sûrement pas ! Le grand-père y devait avoir perdu la tête. Mais Pierre n’osa pas protester, alors il regarda simplement son aîné de ses grands yeux.
« Parce que tu vois, ici, poursuivit-il, c’est la position idéale : pas trop près de la maison comme ça quand l’arbre sera grand il ne pourra pas tomber dessus s’il y a une grande tempête. Mais pas trop loin non plus, comme ça on pourra en profiter. »

Le vieil homme fit un trou avec son index et demanda à Pierre de joindre ses deux mains ouvertes ; ce que fit l’enfant. Le grand-père déposa délicatement la graine au creux des mains du petit, comme une offrande, et lui dit de déposer la graine au fond du trou. Une fois fait, il reboucha le trou et demanda à Pierre de prendre la cruche et de renverser son contenu sur le petit tas de terre fraîchement comblé. Verser de l’eau c’était plus facile que la transporter : Pierre fit avec joie ce qu’on lui avait réclamé.
« Et un jour tu pourras couper l’arbre et faire une belle maison bien solide avec ! ». Alors là c’était le pompon : comment on pouvait faire une maison avec une chose qui tient dans la main !

Ils rentrèrent à la maison et rapidement l’enfant oublia la graine et cette histoire farfelue. Quelques temps après la Noël, au début du mois de février, son grand-père tomba malade. On ne l’autorisa à le voir qu’une seule fois et ce jour-là son grand-père lui dit d’une voix rauque ses derniers mots : « N’oublie pas la graine petit ! Occupe-t-en comme si c’était ton enfant. » Il mourut le lendemain. Pierre fut bien triste, mais comme souvent à cet âge, le chagrin passa vite. Mais, impressionné par les dernières paroles de son grand-père, il n’oublia pas la graine. Un beau jour, un petit quelque chose sortit de terre à l’endroit précis où ils avaient planté la fameuse semence. Il passa un long moment à le regarder, encore dubitatif sur le soi-disant arbre majestueux qui devrait apparaître ici.

Dans la maison, à un rythme régulier, les petites sœurs  se succédaient dans le berceau qui avait été le sien. Son père consolidait et agrandissait la maison quand il le pouvait. Quand Pierre eu enfin un petit frère, la graine était devenue un buisson. Puis il y eu d’autres enfants. Et d’autres événements aussi, comme cette Révolution dont tout le monde parlait. Pierre avait 12 ans. D’aucuns disaient que maintenant le monde allait avoir une vie meilleure et que la pauvreté disparaitrait très vite maintenant que le roi était mort. Pierre, lui, voyant son arbre, pensait que les choses n’iraient peut-être pas aussi rapidement et qu’il faudrait être patient. Tout aussi régulièrement que les saisons, les régimes se succédaient : Directoire, Consulat, Premier Empire…

En 1798 Pierre avait épousé une fille du village, Marie Thérèse. Eux aussi eurent une flopée de gamines, et un seul fils. Moi, je viens après Blaise. Je suis la cinquième fille et il y en a encore eu deux autres après moi ! L’année d’après ma naissance, les Autrichiens envahirent l’arrondissement de Gex. Mon père a bien cru qu’il y allait avoir la guerre. Mais finalement le traité de Vienne a arrangé les choses : on a supprimé le département du Léman et on a récupéré le territoire de Gex. Quand j’ai eu 10 ans, un nouveau diocèse a été créé à Belley.

Les temps ont bien changé, mais la misère n’a pas disparue pour autant. L’agriculture s’est profondément transformée : des techniques modernes se sont développées (apparition des engrais, de la charrue, des comices agricoles), dans les basses terres la viticulture s’est répandue, de nombreux étangs ont été asséchés et les fromageries se sont multipliées. Le chemin de fer et l’industrialisation ont attiré les jeunes vers les villes. La montagne s’est dépeuplée petit à petit. 

Ma mère nous a quittées lorsque j’avais une douzaine d’années. Mais mon père était toujours là ; le pilier de la maison. Puis vint le jour de mon mariage : mon père était fier car j’épousais un instituteur primaire, Jean François Berrod. Lui dont les ancêtres n’étaient que de pauvres journaliers.

Un jour je vis mon père qui regardait fixement vers le fond du jardin. Étonnée, je demandais ce qu’il regardait. « L’arbre. » me répondit-il. « Il y a un grand arbre au fond du jardin. » Je ne comprenais pas : « Bah ! il a toujours été là cet arbre ! ». Et dans un sourire énigmatique, mon père me répondit « Presque, oui, presque… ». Ce n’est que bien plus tard que j’appris comment une graine minuscule était devenue un bel arbre, ainsi qu’un vieil homme l’avait promis à un jeune enfant.


Mélèze © couleursbois.com

Ce jeune enfant était devenu un vieillard à son tour. Mais, tout noueux qu’il était devenu, il ne manquait pas de venir chaque jour voir si son arbre allait bien. Il veillait sur lui comme sur ses enfants. Intriguée, un jour je lui ai demandé ce qu’il avait de particulier cet arbre ; et c’est ainsi que j’ai su cette histoire.

A mon tour j’ai eu des enfants (en écoutant Roze dire cela, je pensais alors à sa fille Zélia qui était mon ancêtre directe, la grand-mère de ma grand-mère Marcelle).
Aujourd’hui mon père nous a quittés. Il avait plus de 90 ans ! Dire qu’il trouvait que son grand-père était âgé, et il n’avait que 68 ans à son décès, lui ! Mais lorsqu’on est un enfant, un adulte c’est déjà un vieillard. 

C’est en souvenir de lui que je viens ici tous les jours, maintenant que je suis vieille à mon tour. Sais-tu qu’il y a 101 ans que cet arbre a été planté ? Cela paraît une éternité, et pourtant…
Mais c’est bizarre, depuis que mon père n’est plus là, l’arbre est comme malade. Mes fils disent qu’il faudrait l’abattre. Cela me rend triste… mais tu sais quoi ? me dit-elle dans un souffle. J’aimerais bien que de ses planches ont fit mon cercueil. Comme ça je sais que mon père veillera sur moi, comme il a pris soin de cet arbre. 
Sur cet aveu, je m'en allai.

Roze s’éteignit la semaine suivante. Et comme elle le souhaitait, on fit son cercueil grâce au vieil arbre abattu. Celui qui, d’une petite graine dans les mains d’un enfant, accompagna les vies de cinq générations et veilla au sommeil éternel d’une vieille femme dont le même sang coulait dans les veines, comme la sève dans celles du grand arbre au fond du jardin.