« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 2 novembre 2019

#ChallenAZ : B comme boucher

Jean Avalon est dit boucher et, plus souvent encore, marchand boucher. Le boucher était autrefois le marchand qui vendait principalement de la viande de bœuf ou de mouton.

Boucher © Wikipedia

En 1678 Jean afferme une boucherie, pour une durée de deux ans et un loyer de 2 livres par an. La boutique est située « dans la place publique de ladite ville » (il s’agit sans doute de la place Mage – aujourd’hui A. Castanié – la place principale de la forteresse). Ce n’est pas son seul établissement puisqu’il dispose aussi d’une petite boucherie située rue Droite près du portail de la ville. Cette dernière est sans doute celle dont il a hérité de son père.

D’après son inventaire après décès, elle comprenait des balances et leurs poids, des couteaux de boucherie, un grand quartier et un petit de viande de « pourceau » (lard ? jambon séché ?), un pressoir pour le suif, un coffre, un tour de fer à tourner la broche, etc…

On a vu dans la lettre A que Jean avait remporté le marché de fourniture de viande, avec son frère, auprès des consuls de la ville. Par contrat, ils sont tenus de « fournir ladite ville et habitants dicelle de la viande necessaire pour la subsistance diceux. […] A condition neanmoins quils soient surs quils puissent debiter et tenir boucherie dans ladite ville et fauxbourg dicelle sur le prix quils seront convenus [les] dites parties. » La viande vendue doit être de la viande de bœuf ou de veau et les prix en sont fixés à l’avance, de façon fort précise (15 deniers la livre de Pâques à la St Michel puis 1 sol la livre de la St Michel jusqu’au carême suivant). « La chair de motton », de veau de lait, de pourceau et de brebis sont réglementées de la même façon. Le contrat est signé pour une durée d’un an, commençant à partir de Pâques 1679. J’ignore s’il a été renouvelé ou non.

A travers les documents notariés, on voit régulièrement Jean vendre ou acheter des animaux :
- 2 vaches poil rouge l'une avec son suivant mâle et l'autre pleine, d'environ 6 et 4 ans (1680).
- une paire de bœufs de 3 ans (1693, 1694).
- une vache à poil rouge de 5 ans avec son suivant femelle de 3 semaines aussi poil rouge (1695).
- une paire de taureaux (1695).
Ces animaux sont sans doute destinés à son commerce. Plus rare, en 1695 il achète un cheval poil gris âgé de 3 ans. Je ne sais pas si à cette époque on mangeait de la viande de cheval, mais Jean possède aussi beaucoup de terre, qu’il faut travailler : le cheval est peut-être réservé à cet usage ?

On le voit aussi faire crédit à ses clients (devant notaire bien sûr), comme en 1694 où il fait crédit « pour viande de boucherie, pain et argent » pour une somme de 80 livres. Ses clients sont parfois prestigieux : la comtesse d’Entraygues elle-même lui doit 8 livres 16 sols « pour la viande de boucherie prise à la boutique ».

Grâce à ces documents notariés, nous avons un aperçu du quotidien d’un boucher au XVIIème siècle.


vendredi 1 novembre 2019

#ChallengeAZ : A comme Avalon

Jean Avalon est né sans doute au début des années 1640 (mais comme il n’y a pas de registre antérieur à 1662 dans sa ville d'Entraygues je n’en sais pas plus) de Guillaume Avalon et Izabeau Bosque. Ceux-ci demeurent rue Droite à Entraygues (la rue principale de la ville). Le père est boucher. Le couple aura deux autres enfants : Gabrielle et Louis.

Jean se marie une première fois avec Jeanne Pervenquieres. La date n’est pas connue, disons dans les années 1660. Des trois enfants de leur union (nés en 1669, 1672 et … ?), Eymeric et Anne sont décédés en bas âge; le sort de leur sœur Gabrielle reste incertain (décès pas trouvé mais elle n'est pas mentionnée dans le testament de son père en 1700).

En 1669 Jean achète une maison sise rue Esquerre (aujourd'hui rue du Collège), composée de deux étages et un « chay » (cave) ; elle est couverte de tuiles. Son prix est de 160 livres, payés en pistoles d’Espagne, louis d’or et d’argent (payable en plusieurs fois).

Le père de Jean est décédé avant 1669 et sa mère en 1670. Il reprend alors probablement la boucherie familiale avec son frère, lui aussi boucher (ensemble ils obtiennent le marché de la fourniture de la viande pour la cité d’Entraygues, contrat passé auprès des consuls de la ville pour l’année 1679, par exemple).

Le décès de Jeanne Pervenquières, épouse Avalon, se situe entre 1672 (naissance de sa fille Gabrielle) et 1675 ou début 1676. En juin 1676 en effet Jean fait rédiger un contrat de mariage pour lui-même et une dénommée Bonne Noël. Elle est aussi originaire d’Entraygues. Son père, Bernard, est déjà décédé, mais sa mère Bonne Soulié est encore vivante. Ce couple a eu 11 enfants, dont deux prénommées Bonne, deux Suzanne et un Durand.

J’espère que vous suivez toujours.

Le mariage de Jean Avalon et Bonne Noël doit probablement suivre de peu le contrat de mariage, mais là encore des lacunes m’ont empêché de le trouver. Ils auront eux aussi trois enfants (nés entre 1678 et peut-être 1687 ?) : Louis, Bonne l’Aînée et Bonne la Jeune. Mon ancêtre directe est Bonne l’Aînée.


 Arbre Jean Avalon via Généatique

Ce qui, au passage, nous fait 2 Gabrielle, 2 Louis, 2 Suzanne et 5 Bonne ! Une belle pelote à démêler…

La maison de la rue l’Esquerre est revendue en 1679, au prix de 253 livres, faisant là une belle opération immobilière.

L’épouse de Jean, Bonne Noël, décède le 28 janvier 1700, ab intestat, c'est-à-dire sans avoir eu le temps de faire un testament. Ce que ne fera pas Jean – et c’est pour cela que nous sommes là ! – faisant rédiger son testament le 27 décembre 1700. Il est alors « alite de certaine maladie corporelle [mais] toute fois en son bon sens entendement et parfaite mémoire ». Cependant « de laquelle maladie il croit mourir et afin quapres son deces il ny ait discussion parmy ses enfants bas nommes et autres ses heritiers » il a fait part de ses dernières volontés. Comme on l'a vu plus haut sa fille aînée Gabrielle n’y est pas mentionnée, ce qui peut laisser supposer qu’elle est déjà décédée, même si l’acte n’a pas été trouvé. Il ne resterait donc plus aucun des trois enfants de son premier lit.

Il donne a chacun de ses trois enfants du second lit 4 000 livres, « payables audit louys et bonne plus jeune la moity en biens fonciers [ ?] et lautre moytie en obligations quand ils marieront ou auront ateint laage de vingt cinq ans ». Louis et Bonne la jeune devront être logés et nourris jusqu'à ce qu'ils aient 25 ans ou qu'ils se marient. En échange ils devront participer aux travaux de la maison. Il « institue son heritier general universel le sieur simon mommaton son beau fils » (l’époux de Bonne l’Aînée).

Et finalement il aura bien fait de rédiger son testament car il décède 13 jour plus tard, le 9 janvier 1701. Il a probablement 60 ans ou environ. Son acte de décès est le seul document type BMS (baptême/mariage/sépulture : les « 3 actes de la vie ») que j’ai retrouvé le concernant directement. Un seul acte.

A la demande de Simon Mommaton, l’héritier désigné, un inventaire des biens laissés par le couple défunt est souhaité ; ce qui sera fait du 3 au 12 février 1701. Un conseil de famille a suivi début avril (pas trouvé), sans doute pour évoquer la situation des deux enfants orphelins mineurs. Puis finalement un partage des biens, qui a lieu le 20 avril 1701.

Et c’est à partir de ces trois documents (testament, inventaire et partage) que j’ai découvert… un total de 400 actes notariés concernant Jean Avalon !


vendredi 25 octobre 2019

#ChallengeAZ 2019 : Présentation

C'est la sixième année que je participe au #ChallengeAZ; d'ailleurs c'est la première édition qui m'a donné envie de créer ce blog. Pour mémoire, le but est de publier un article par jour (sauf le dimanche) pendant un mois, en suivant les lettres de l'alphabet, tout en ayant un rapport avec la généalogie, bien sûr.



En 2014, première participation, j'ai papillonné au hasard de ma généalogie.
En 2015 j'ai suivi un fil rouge : celui de mon arrière-grand-père parti de l'Ain pour se bouturer avec la branche angevine de mon arbre.
En 2016 je me suis intéressée aux dictons ayant un rapport avec des mots généalogiques.
En 2017 j'ai fait un challenge photographique.
En 2018, j'ai rendu hommage à un autre de mes arrières-grands-pères, Poilu de la Guerre 14-18.

Cette année 2019 le ChallengeAZ aura pour fil conducteur l'un de mes ancêtres... un peu particulier (sur une idée de Sophie alias @gazetteancetres bien sûr !).

La branche aveyronnaise - et paternelle - de mon arbre part de Conques. Mais plus on remonte le temps, plus elle se déporte légèrement à l’Est. C’est ainsi que je suis arrivée dans la ville d’Entraygues, à moins d’une trentaine de kilomètres de Conques. Ville située à la confluence de deux rivière, le Lot et la Truyère, elle comptait sans doute un peu plus d'un millier d'habitants au XVIIème siècle.

C'est là que j’ai notamment rencontré la famille Avalon : d’abord la fille, prénommée Bonne, puis les parents, Jean et Bonne, et les grands-parents, Guillaume et Izabeau.

Au fur et à mesure des recherches, j’ai étoffé un peu ce rameau : fratrie, premières noces, enfants du premier lit, belle famille… Peu à peu tout ce petit monde s’est organisé autour de Jean Avalon (ca 1640/1701), marchand boucher de la ville d'Entraygues, mon ancêtre à XIIème génération.

Faute d'actes paroissiaux (largement lacunaires pour cette période) pour me renseigner sur sa vie, je me suis tournée vers les archives notariées. J’ai commencé par trouver son testament, puis son inventaire après décès et enfin le partage de ses biens entre ses héritiers.

Et là, surprise, ces trois pièces m'apprennent que Jean avait en sa possession plusieurs centaines de documents notariés, soigneusement conservés et référencés !

 Archives © debaecque.fr

Et c’est ainsi que l’aventure a commencé. Petit à petit j’ai retracé son parcours et sa vie grâce à ces archives notariales. J'en ai beaucoup appris sur lui-même mais aussi sur le "fonctionnement" au quotidien d'un homme du XVIIème siècle dans une ville de province. Entre les lignes j'ai découvert son "pays" - la ville et les paroisses alentours - ses contemporains (environs 300 protagonistes) et les liens tissés entre eux.

Je dépouille et classe ces archives depuis le début de l'année. Pendant l'été, j'ai officiellement stoppé le décompte de ces pièces à 400 documents. Depuis, j'en ai trouvé quelques autres, mais ayant déjà rédigé plusieurs articles et réalisés les infographies correspondantes, je ne les ai pas inclues dans ces statistiques. Je pense que si je faisais un dépouillement systématique de tous les registres notariés de la ville, j'en trouverai d'autres. Mais pour l'instant je vais me contenter de cette masse de sources à traiter...


Et merci aux archives départementales de l'Aveyron dont le site internet est la mine que j'ai pu explorer et y trouver toutes ces pépites.


A noter : la modération des commentaires sera levée pour le ChallengeAZ, ainsi pour pourrez mettre un mot facilement quand vous le souhaitez...



samedi 19 octobre 2019

#RDVAncestral : Le gobelet de Salonique

J’arrivai à la fin du jour : le coucher de soleil était magnifique, le ciel immense se parant de couleurs rougeoyantes de toute beauté. Hélas, le fracas des canons et les tirs incessants des mitraillettes brisaient le charme de cette scène. Je me faufilai jusqu’à l’infirmerie : une intense activité y régnait. On y déposait à la hâte des blessés, avant d’aller en chercher une nouvelle fournée, les médecins examinaient des plaies béantes pour lesquels ils n’avaient plus de médicament et les infirmières avaient tout juste un peu d’eau à distribuer à ceux qui étaient encore conscients. Au milieu de ce capharnaüm teinté de râles, de bourdonnements d’insectes et d’odeur de sang je pensai bien passer inaperçue.

- Et vous là !
Raté.
- Euh ? moi ?
- Ben oui : qui d’autre ? Mais vous n’avez pas mis votre uniforme ?
Je cherchai quelque chose d’approprié à répondre quand je reçu dans les bras un tas de chiffons… qui s’avéra être un uniforme d’infirmière.
- Allez ! Ne restez pas à rêver comme ça ! Vous croyez qu’il n’y a pas assez de travail comme ça ? Ah ! Et pendant que vous y êtes : allez me rattraper le caporal Astié. Il a encore quitté son lit en douce pour aller retrouver ses camarades dans les tranchées.

Je restai interdite une seconde en entendant ce nom qui est le mien aujourd’hui. Mince, je pensai le trouver (assez) facilement au fond d’un lit tout fiévreux. Encore raté. Je restai là, immobile, me disant que je n’avais pas du tout envie d’aller visiter les tranchées. L’infirmerie passe encore mais je ne tenais pas tant que ça à m’approcher plus près du front. L’infirmière en chef me regardait bizarrement : elle devait penser que j’étais stupide. Ou encore endormie. Ou les deux.
- Allez ! me pressa-t-elle.
Elle me montra un paravent derrière lequel j’enfilai prestement la tenue d’infirmière qu’elle m’avait lancée. J’avais de la chance : elle était à peu près propre. Y avait pire dans la pile visiblement. Puis je sorti rapidement de là avant qu’on ne me récupère pour aller assister un médecin faisant une amputation à vif sur un pauvre homme faute d’anesthésiant !

La nuit était tombée maintenant. La lune, pleine, et les étoiles brillaient de mille feux. Les bombardements s’étaient calmés. Le silence de la nuit n’était troublé que par quelques tirs sporadiques. Je demandai mon chemin plusieurs fois et fini par atteindre la tranchée qu’on m’avait indiquée. Je n’en menai pas large. Soudain un grand gars sortit le l’ombre et me jeta son manteau sur les épaules.
- Ma parole ! Vous cherchez la mort ou quoi ? Blanche comme vous êtes avec votre uniforme vous brillez sous la lune comme une chandelle dans l’obscurité.
C’est vrai que, côté discrétion, on pouvait faire mieux. Le type était déjà parti : je n’eus pas le temps de le remercier. Je m’enroulai dans la large capote sombre. Elle sentait assez mauvais et était toute tâchée de sang et de boue mêlée. Mais je ne fis pas la fine bouche, je me demandai seulement combien de gars l’avaient portée avant moi et si l’un d’entre eux (ou plusieurs) était mort dedans. Je n’eus pas vraiment le temps de philosopher sur ce point car un solide gaillard m’empoigna et se jeta à terre avec moi. J’en eu le souffle coupé. Alors que je tentai de me relever, j’entendis des tirs et au même moment un soldat déboula, comme tombé du ciel et vint s’écraser à l’endroit exacte où je me tenais une seconde avant. Sans le gaillard il m’aurait proprement aplatie !
Je le remerciai et l’aidai à relever le type qui venait tout droit du no man’s land, poursuivit par le feu nourri d’un ennemi invisible dans le noir de la nuit.
- Ben mon cochon ! C’était moins une !
Je ne sais pas s’il parlait de moi ou du tir.
- M’en parle pas ! Ces « reco » à force ça finira mal. Et je voudrai pas être le pauvre gars à qui ça arrivera. Bon c’est pas tout : il faut que j’aille faire mon rapport maintenant.
Tandis qu’il disparaissait je demandai au fameux gaillard s’il n’avait pas vu le caporal Astié.
- Ouais, j’l’ai vu passer y a pas longtemps. Il doit être un peu plus loin vers la cahute avec les gars de chez Bessonneau.
Bessonneau ? Le patron des usines d’Angers qui, selon la légende familiale avait emmené avec lui tous ses ouvriers « aux Dardanelles » pour contribuer à l'effort de guerre ? Les Dardanelles ! Elles devaient être vraiment très grandes ces Dardanelles, parce qu’on disait toujours ça, chez nous, pour parler de la guerre dans cette partie du monde : les Dardanelles. En fait mon arrière-grand-père avait connu plusieurs positions, comme Salonique par exemple, qui n’est pas précisément à côté des Dardanelles (500 km tout de même). Je m’apprêtai à demander si c’était vrai cette histoire du patron d’usine mais mon gaillard avait filé. Dommage, je ne saurai jamais le fin mot de l’histoire.

Je m’approchai des trois hommes qui discutaient à voix basse dans la tranchée. Parmi eux, je reconnu sans mal mon arrière-grand-père puisque j’avais hérité d’une photo de lui prise quelques mois plus tard et intitulée « retour de la guerre, 1919 ».
- Caporal !
Les autres s’esclaffèrent :
- On t’a retrouvé Astié ! tu y échapperas pas : va falloir retourner bien gentiment faire dodo.
Ils pouffèrent de nouveau.
- Pouvons-nous parler, caporal ?
Il me zieuta et me fit entrer dans la cahute derrière lui.
- ‘Tention la tête.
La porte était basse, la cahute faite de bric et de broc. Un bidon et une cagette renversée composaient l’essentiel du mobilier. Le caporal alluma une lampe sourde qui dispensa chichement sa lumière. Laissant ses yeux s’habituer à la pénombre, il me regardait fixement. Son hypermétropie [1] devait le gêner pour me reconnaître.
- Vous êtes nouvelle ? Vous n’étiez pas à l’infirmerie ce tantôt ?
- Non… Je rends visite aux soldats malades ou blessés.
Je ne sais pas si c’était plausible à cet endroit et à ce moment, mais aussitôt le caporal se détendit et respira mieux. C’était passé !
- D’ailleurs, je vous croyais au lit. On m’a dit que vous aviez fait une nouvelle crise de paludisme.
Comme à peu près 40% des personnes de l’aviation affectées en Orient, il avait d’abord attrapé cette satanée maladie qui le poursuivra toute sa vie durant, entraînant même une pension d’invalidité après-guerre.

Il se coinça un morceau de tabac dans la bouche et se mit à chiquer, mastiquant avec plaisir, expulsant de temps en temps à terre des jets de salive par de grands crachats, comme dans les films de cowboys. Habitude qu’il ne perdra pas en rentrant au pays. Le seul moment où il ne chiquait pas c’était pendant les repas : il mettait alors sa chique dans la doublure de sa casquette, ou sous la table, et la reprenait en partant, à la grande fureur de mon arrière-grand-mère !
Il sorti de sa besace une petite bouteille en argile et un gobelet en fer : il y versa une rasade généreuse d’un  liquide indéterminé.
- Vous en voulez ? C’est les gars qui la font en distillant de la patate. Ça vous rabote le gosier mais c’est pas mauvais. Attention quand même à ne pas en mettre sur vos vêtements, ça f’rait des trous.
- Euh… Non merci, ça ira.
Il avala donc la rasade qui m’était destinée et s’en servit une seconde pour ne pas laisser la première toute seule. Pour ma part, je regardais le gobelet, très légèrement cabossé dont il s’était servi. Remarquant mon intérêt, il l’admira lui aussi une seconde avant de me le tendre pour que je puisse le détailler de plus près.
- Pas trop moche, hein ? Je l’ai fait en 16, à Salonique. Tenez, c’est marqué dessus. Des fois le temps est long, surtout à l’infirmerie, alors j’ai fait ça pour m’occuper. J’aime bien travailler de mes mains. Je préfère le bois, mais ici…

Gobelet ciselé par Augustin Astié avec l’inscription « Souvenir de Salonique 1916 » © Coll. familiale

Je lui rendis le précieux objet et tentai d’en savoir plus sur ses activités :
- Mais que faites-vous dans les tranchées ? N’êtes-vous pas sensé vous trouver à l’arrière, sans même parler de l’infirmerie…
- Non d'une pipe de peau d'chien vert !!!
Oh mince ! J’avais provoqué son juron favori, signe d’un coup de sang et d’un grand mécontentement : j’avais intérêt à me tenir à carreau. Je changeai de sujet aussi rapidement que possible :
- Euh… C’était des hommes de l’usine Bessonneau avec vous ? Avez-vous tous été affectés au même groupe d’aviation ?
Sa colère retomba bien vite et après un jet de salive et de tabac mêlé, digne de figurer au Guinness des records, il me dit :
- Non ces deux-là  je les ai retrouvé par hasard. Les autres... y en a un paquet qui sont perdus…
Il n'en dit pas plus.
- Et que faites-vous alors ?
- Je fais partie des petites mains qui montent les hangars et font mille tâches dans la construction d'une base aérienne. Comme installer les tentes Bessonneau, qui protègent les aéroplanes ou d’autres qui servent d’hôpitaux militaires de campagne. 

Il me raconta un moment sa vie, aux Dardanelles (les vraies !) puis à Salonique : le froid extrême en hiver et les grosses chaleurs en été. Les marais, dernier endroit d’Europe où tu peux attraper le paludisme. Et les tranchées, comme partout ailleurs. Puis la conversation dévia sur sa femme…
- …et mon gosse, qu’est né en 13 et que j’ai presque pas vu. Y me r’connaîtra jamais quand j’vais revenir… Si je reviens un jour…
Il avait raison : le petit garçon s’est insurgé contre ce monsieur inconnu et qui, à peine arrivé, dormait dans le lit de sa maman. Cependant je taisais cette anecdote familiale et je le réconfortai sur son retour assuré.
- Vous êtes sûre ?
- Absolument.
Et pour cause. Mais je voyais qu’il commençait à montrer des signes de fatigue. Il avait beau faire le bravache, il se remettait (à peine) d’une de ces crises de paludisme qui vous terrasse un homme en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Je lui proposais donc de le raccompagner à l’infirmerie. Cette fois il ne se mit pas en colère et accepta même mon soutien pour finir le voyage. Encore quelques mois sur le front, et d’autres encore après la signature de l’Armistice, puis la démobilisation, enfin, en mars 1919 et le retour à la maison...

Famille Astié, 1919 © Coll. personnelle



Merci à mon oncle Jean, dont le texte est émaillé de ses souvenirs d’enfance.

[1] Hypermétropie : Sans équipement optique, l'hypermétrope doit fournir un effort de mise au point, le réflexe d'accommodation, pour obtenir une vision nette. Cet effort visuel est nécessaire en vision de loin, mais plus encore en vision rapprochée, c'est pourquoi c'est en vision de près que la vision se trouble (guide-vue.fr).