« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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samedi 20 avril 2019

#RDVAncestral : Au bureau de placement

J’ai rendez-vous aujourd’hui avec Ursule Le Floch, épouse Macréau. C’est ma « dernière » (ou la première : tout dépend dans quel sens on navigue dans l’arbre) ancêtre bretonne ; celle qui s’est exilée en région parisienne. Je suis curieuse d’entendre la propre version de cette expérience vécue par mon ancêtre.

Elle m’a donné rendez-vous devant l’église de Tigeaux, en Seine et Marne. Je la trouve debout près du portail, perdue dans ses pensées, indifférente à la vie de la place et au passage des badauds autour d’elle. Il me faut lui presser légèrement le bras pour la ramener à la réalité.

- Ah ! Vous voilà ! J’étais ailleurs, je le crains dit-elle un peu gênée.
Sous l’embarras, elle tordait ses mains, pressant un joli petit sac légèrement usé. Ayant pitié de mon ancêtre et de son pauvre réticule qui risquait de ne pas survivre au traitement qu’il subissait, je proposais à Ursule de s’installer dans un troquet tout proche. Une limonade bien fraîche l’ayant remise de ses émotions, Ursule commença à me raconter son histoire :

- Nous sommes nombreux, nous les Bretons, à être venus à Paris. Les familles ont beaucoup d’enfants là-bas, dans la très catholique Bretagne, en particulier dans les campagnes. La petite taille des exploitations agricoles ne peut nourrir toutes les bouches. Pour beaucoup c’est l’indigence, voire la misère. Il faut donc se résoudre au départ pour trouver un emploi. C’est ce que j’ai fait.

Quand j’ai débarqué à Paris, je m’en souviens comme si c’était hier. En sortant de la gare, la tête me tournait : je n’avais jamais vu tant de monde. Pourtant ma ville d’origine, Loudéac, dans les Côtes du Nord, est une grande ville déjà : près de 6 000 habitants. Mais là… Rien à voir. Heureusement ma sœur aînée m’attendait. Elle était à Paris depuis près d’une année alors forcément elle était habituée et s’est moquée gentiment de moi. Pour ne pas lui donner une raison de me ridiculiser encore plus, j’ai pris une grande inspiration et je me suis jetée tête la première dans la foule, à sa suite. Nous avons presque dû nous battre pour monter dans un tramway à chevaux qui était bondé. Nous étions très serrées et je n’avais pas l’habitude d’une telle proximité, mais je me suis mordue la langue pour ne pas laisser échapper une plainte. Ma sœur avait l’adresse d’un bureau de placement dans le quartier des Halles. 

Je n’ai pas vraiment eu le temps d’admirer le paysage, les grands immeubles tout en hauteur, ou celui tout rond de la Bourse du commerce : tout ce qui m’importait c’était de garder un minimum de place sans me faire écraser les pieds ni perdre mon bagage. Je serrais si fort les lanières de mon sac que j’en avais mal aux mains ! Enfin ma sœur donna le signal pour descendre : ouf ! 

Nous sommes entrées et avons attendu notre tour. Ça a duré près de deux heures avant que nous soyons reçues : pendant ce temps-là j’ai eu le temps d’observer (discrètement, hein ?, je ne suis pas une commère) les autres personnes qui attendaient. La salle était pleine de filles à l’air triste assises sur leurs bancs. Certaines avaient les joues creuses et les yeux caves : elles sentaient la misère à plein nez. Je les plaignais les pauvres : elles avaient peu de chance de trouver un emploi ici. Et une femme sans homme, sans soutien, dans la capitale, ça finit bien vite dans la rue, si vous voyez ce que je veux dire… L’une d’elles, un peu mieux mise, s’est moquée de moi : elle m’a dit qu’on ne me prendrait pas, parce qu’on cherchait de la viande plus fraîche !

- De la viande ? demandais-je.
- C’est le nom qu’on donne aux jeunes filles qui veulent se placer. Sans doute voulait-elle dire que j’étais déjà trop âgée. Les patrons aiment quand leurs servantes sont jeunes : ils peuvent les façonner à leurs goûts. Mais en même temps il faut avoir de l’expérience : c’est une équation difficile à résoudre ! Quand mon tour est venu, ma sœur m’a poussée en avant. Je me suis retournée horrifiée, voyant qu’elle ne m’accompagnait pas, mais ça aurait été mal vu – ça je l’ai compris plus tard – si je n’étais pas capable de parler à un patron, comment pourrais-je remplir toutes les tâches qui m’incomberaient par la suite ?

J’ai eu de la chance. J’ai plu au recruteur parce que j’étais la seule à porter un chapeau – toutes les autres étaient en cheveux – et que ma robe était propre et pas usée comme certaines. Je n’avais travaillé que chez une seule famille, les Le Ho, des amis de la paroisse qui étaient boulangers. Enfin, chez leur fils surtout. Or il se trouve qu’il a déménagé et n’a pas voulu m’emmener avec lui (enfin, je crois que c’est sa future femme qui ne voulait pas trop que je vienne). En tout cas ils ont été assez gentils pour écrire une lettre de recommandation où ils faisaient mon éloge. C’est comme ça que le soir même j’ai été engagée comme servante. 

La jeune servante, v.1900/1910, Henry Caro-Delvaille © dezenovevinte.net

- Franchement, vous n’auriez pas préféré vivre chez vous, en Bretagne ? demandais-je.
- Ah ça non ! Mon père était dur. Et travailler aux champs, c’est le bagne. Notez que domestique c’est pas beaucoup mieux. Il me fallait trimer de sept heures à vingt deux heures : préparer à manger, brosser les habits, nettoyer les chaussures, astiquer les cuivres, repasser… Je n’avais pas un moment pour souffler. Il y avait un dîner par semaine avec des invités, je devais rester jusqu’à leur départ, parfois à deux ou trois heures du matin. Je me rattrapais pendant les courses : je rognais un quart d’heure par-ci par-là pour admirer les devantures des magasins.
Et puis brutalement mon patron est décédé : un arrêt cardiaque a dit le médecin. On ne m’a pas gardé : il a fallu que je retrouve une nouvelle place. Mais cette fois, je me suis faite embaucher comme cuisinière, c’est quand même moins fatiguant. Et puis, dans ta cuisine, t’es presque ta propre patronne… Enfin, presque, tu vois ?

J’acquiesçais : la cuisine était son royaume, tant que le patron ne se piquait pas de régenter cet espace-là comme le reste de la maison.

- C’est ainsi que je suis arrivée ici à Tigeaux. Là, pour sûr, c’est la campagne : 200 habitants, plus d’arbres et de bêtes que d’hommes ! dit-elle en riant. C’était une bonne place, reprit-elle redevenant sérieuse. Et puis… c’est là que j’ai connu mon époux ajouta-t-elle dans un souffle, rougissante comme une jeune fille. Ou plutôt comme une jeune mariée car les épousailles avaient été célébrées il y a peu. J’ai quittée ma place de cuisinière pour le suivre. Fini la domesticité : c’est le retour à la terre. Mais je ne regrette rien.
- Pas même votre Bretagne natale ? demandais-je, insistant encore sur ce déracinement.
- Des fois, pour sûr. Ma maison, ma famille. Et surtout ma sœur jumelle que j’ai laissée là-bas… La voilà presque triste maintenant.

Après un grand soupir (pour se donner du courage, ou chasser ses idées noires ?), elle dit :
- Mais bon, c’est la vie ! Y a pas de regret à avoir : c’est comme ça ! Et finalement c’est un mal pour un bien puisque maintenant j’ai trouvé le bonheur et puis ma belle-famille m’a fait bon accueil : j’ai pas à me plaindre. D’autres que moi ont eu des expériences bien plus difficiles sans doute… Allez, c’est pas tout, mais il faut que je rentre maintenant. C’est que j’ai un bout de chemin avant de retrouver ma maison.

Je la remerciais et la regardais partir, quand tout à coup elle se retourna vers moi :
- Merci à vous ! Je n’avais jamais raconté ça à personne. Chez nous, on est plutôt des taiseux. Je suis contente d’avoir pu parler avec vous. Au revoir !
Elle me fit un signe d’adieu avec la main et en un instant elle disparut. C’est ainsi qu’elle me quitta, sans remord ni regret, ma petite Bretonne courageuse, pour reprendre le cours de sa vie d’exilée.


samedi 16 mars 2019

#RDVAncestral : Le volume doré de Pontivy

Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec Olivier Cadoux à Loudéac. Ce noble vieillard affiche 84 ans (ou "environ" car je ne connais pas véritablement sa date de naissance). Il est tranquillement assis devant son moulin, ses mains reposant sur une belle canne noueuse sans doute aussi vieille que lui.

- Ah ! mon petit, je vous attendais. Venez, prenez place ici à mes côtés.
Je m’assois donc sur le banc, un peu intimidée de me retrouver dans cette Bretagne de 1766.
- Que me vaut l’honneur de votre visite ?
- Et bien, je voulais parler avec vous de votre vie.
- Ahhh ! ma vie ! Mais qu’en dire ? Elle n’a pas beaucoup d’importance : je ne suis pas un seigneur ! Je ne suis pas quelqu’un d’important !
- Mais si voyons ! ce ne sont pas les titres qui font la valeur !
Mon indignation le fait rire.
- Mais par quoi commencer alors ?
- Et bien, parlez-moi de votre épouse, de vos enfants par exemple. Vous en avez eu sept je crois ?
- Vous êtes bien renseignée. J’ai rencontré ma femme lorsqu’elle avait 20 ans. J’en avais 11 de plus qu’elle. Je ne sais pas pourquoi elle m’a épousé, mais pas un jour je ne l’ai regretté. Ça fait 6 ans déjà qu’elle m’a quitté, mais j’ai décidé d’aller la rejoindre : assez de cette vie sans elle.
- Mais enfin, on ne décide pas de partir ainsi. Ce n’est pas à vous de choisir le moment.
- Peuh ! Il faudrait voir ça ! J’ai décidé, j’ai décidé, un point c’est tout !
Et pour souligner sa détermination, il frappa le sol d’un puissant coup de canne.
Le vieil homme étant sans doute fragile vu son âge, je ne voudrais pas provoquer un accident en attisant sa colère ; je change alors discrètement de sujet :
- Vous avez vécu ici à Loudéac, mais vos parents sont originaires… (J’hésite un instant car, bien sûr, il n’est pas question de parler de Morbihan et de Côtes d’Armor, ces concepts lui étant étrangers…) d’un autre pays ?
- Oui, c’est vrai : mon père a reçu les derniers sacrements quelques années après mon mariage, à Noyal-Pontivy [Morbihan], et ma mère une quinzaine d’année plus tard à Saint-Thuriau [Morbihan]. Elle était malade la pauvre.
- Et votre sœur Pauline est née à Neulliac [Morbihan] : vos parents ont beaucoup déménagé… Mais vous-même où êtes-vous né ?
- Ah ! Ah ! Ah ! Vous voudriez bien le savoir, petite curieuse ! Avez-vous exploré toutes les pistes ?
- [Soupir] Je vous ai longtemps cherché à Loudéac [Côtes d'Armor], avant de découvrir il y a très peu de temps seulement que vos parents n’étaient pas originaires de cette paroisse ! Alors ? Dites-moi ?
- Bah ! Ce n’est pas à moi de faire vos tâches ! D’ailleurs, je suis fatigué : je rentre.
Et avant que je n’ai pu dire quoi que ce soit, voilà mon gentil vieillard qui rentre, clopin-clopant, dans sa chaumine et me claque la porte au nez, révélant une force dont je ne le soupçonnais pas capable.

Un peu vexée d’être si grossièrement remerciée, je me dépêche d’aller jusqu’à Neulliac : sa sœur y née en 1691 comme je viens de le découvrir récemment. Olivier, lui, est censé être né en 1682 : peut-être était-ce dans la même paroisse ?
J’arrive à Neulliac : je me dirige aussitôt vers l’église. Je suis accueillie par le recteur Thepault.
- Que puis-je faire pour vous mon enfant ?
- Est-ce que vous avez le livre des naissances ?
Bien qu’un peu étonné par cette requête formulée par une étrangère à sa paroisse, le recteur me répond :
- Oui, bien sûr, dans la sacristie.

Nous nous rendons dans une petite pièce lambrissée de chêne contenant des placards et des coffres. Il flotte une bonne odeur d’encens et de cire de cierge pure. Un grand crucifix orne le mur, dominant la pièce. Sur le mur opposé une petite lucarne dispense une faible lumière. Le recteur ouvre un coffre et farfouille parmi les documents et répertoires qu’il contient. Il finit par trouver un registre aux ferrures dorées et le sortit. Les pages craquèrent un peu quand il l’ouvrit.

- C’est l’œuvre d’un relieur de Pontivy. Il est ancien, mais solidement cousu avec de la bonne ficelle. Il est fait pour durer ! Mais pourquoi cet intérêt ?
- Je recherche l’acte de baptême d’Olivier Cadoux, fils d’Olivier et de Marie Gainche, sans doute en l’an de grâce 1682. Son nom s’y trouve-t-il ?
- Oh ! oui, certainement, s’il est né dans cette paroisse, il y est forcément.

Volume ancien © lerelieurduchateau.com

Je m’approchais et prit le lourd volume entre mes mains. Le posant sur un coffre, je commençais à feuilleter les pages à l’écriture fine et lignes serrées. Je me rendis compte que je retenais mon souffle : outre la beauté de l'objet, j'avais au bout de mes doigts un morceau d'histoire, des vies qui commençaient, des petits morceaux de destin qui s'arrêteraient peut-être très vite ou bien longtemps après, donnant naissances à leurs tours. J'étais presque aussi émue que lorsque j'avais rencontré mon ancêtre Olivier quelques instants plus tôt. Au bout d’un moment, la lumière ayant baissé, je m’approchais de la petite fenêtre pour mieux voir les mots qui dansaient devant mes yeux : une succession de noms, de dates, mais point de trace de mon ancêtre.

- Hum, hum !
Le recteur toussa fort civilement derrière moi afin d’attirer mon attention :
- Je dois maintenant célébrer l’office.
Il jeta un regard vers le vêtement liturgique délicatement brodé déposé sur un coffre.

Étouffant un gémissement, car je n’avais pas trouvé ce que je cherchais, je refermais délicatement le magnifique ouvrage. Mais je me fis la promesse de continuer mes investigations : ce serait sans doute sur un ordinateur et les images que je verrai seront sûrement en noir et blanc. Il n'y aurait certainement aucun charme à ce visionnage. Et il est aussi fort probable que je ne consulterai plus le beau volume doré de Pontivy et n’entendrai plus le craquement de ses pages : ainsi va la vie. J'espère en tout cas qu'un jour je trouverai la naissance d’Olivier, comme j’ai retrouvé la trace de ses parents, bien longtemps après le début de mes recherches, quelque soit le support qui me révélera ce trésor.


samedi 16 février 2019

#RDVAncestral : La dispute

Alors que je me rendais paisiblement chez mes ancêtres Martin, je vis passer Monsieur Flaugergues, curé de la paroisse de Saint-Marcel de Conques, courir à toutes jambes dans la même direction que moi. Sa robe noire flottait au vent, s’agitant comme les grandes ailes d’un corbeau. Sa canne à pommeau d’argent avait à peine le temps de claquer sur le pavé, tant il marchait vite. Et sa calotte était toute de travers, secouée sur le haut de son crâne à chaque pas qu’il faisait. Le spectacle aurait pu être amusant mais il m’inquiétait plutôt, la réputation de dignité du saint homme n’étant plus à faire : il se passait quelque chose de sérieux… peut-être même de grave ! Et le voilà justement qu’il entrait dans la maison où je me rendais. Je restais un instant stupéfaite, tandis que des éclats de voix me parvenaient. Je me dépêchais à mon tour de m’engouffrer par la porte laissée ouverte par le curé.

Immédiatement je constatais le chaos qui régnait : des tessons de poterie gisaient à terre, une chaise était renversée, la table de travers. Catherine était d’un côté de la pièce, une écuelle à la main, Pierre de l’autre côté tentait de se protéger à l’aide d’une chaise en paille. Plus loin se tenaient Guillaume et le curé, nouveau venu, qui essayaient d’apaiser la tempête. Tout le monde criait en même temps, les uns pour se plaindre, les autres pour calmer ; ce qui fait que l’on entendait rien ni personne, si ce n’est un brouhaha indéfini.


A. Brouwer, la dispute © eurocles.com

Dans un réflexe qui peut paraître, a posteriori, un peu incongru, je me glissais immédiatement vers la fenêtre laissée ouverte sur les beaux jours de juin afin que le voisinage ne profite pas pleinement de la scène. C’était un geste un peu vain car visiblement la querelle durait déjà depuis un petit moment puisqu’on avait eu le temps d’aller quérir le curé et qu’une assemblée de curieux avides de potins avait commencé à se former devant la maison. Je leur lançais mon regard le plus désapprobateur, ce qui eu l’effet escompté sur la plupart d’entre eux qui tournèrent les talons. Les plus tenaces néanmoins restèrent là pour profiter encore un peu, des fois que la scène tournerait mal à nouveau.

Pendant ce temps, le curé avait fait preuve de son autorité : le volume sonore avait un peu diminué et si les gestes menaçants étaient toujours aussi vifs, on pouvait commencer à comprendre ce qui expliquait cette scène qui déchirait la fratrie. Les trois enfants étaient les seuls survivants de leur famille : ils avaient perdus 5 frères et sœurs, dont deux mort-nés, leur mère était décédée en 1713 et leur père un peu moins d’une quinzaine d’années plus tard. A cette époque Guillaume, l’aîné, avait passé la vingtaine mais n’était pas encore majeur, Catherine avait ses 20 ans et Pierre une quinzaine d’années. Aujourd’hui, en 1739, Guillaume avait la quarantaine et était marié, Catherine en avait 37 et était fiancé et Pierre (mon ancêtre direct) avait la trentaine et était toujours célibataire. Mais cela ne les empêchaient pas de se chicaner comme des enfants !

La dispute avait pour objet le partage des biens, prévu dans le testament de feu leur père. 
Aussi vieux que le monde, ce motif déchirait une nouvelle famille.
Avant l’arrivée du curé - et de moi-même -  on avait déjà hurlé sur les droits légitimaires paternels (260 livres prévus) et maternels (40 livres), sensés être donnés à Catherine un an après le décès du père à raison de 15 livres par an jusqu’au paiement complet de la somme ; ce qui n’avait pas été fait. On en était maintenant aux ruches à miel :
- Notre père m’en avait promis quatre ! rageait Catherine. De celles qui sont au fond du jardin. Et que je pourrais les prendre quand je voudrais. Mais elles y sont encore ! lança-t-elle avec un regard noir à Guillaume qui avait hérité de la maison.
- Bon, bon, calmons-nous mes enfants, tenta le curé. Asseyons-nous et reprenons sereinement tout cela.
La tension et l’animosité n’était pas retombées, loin de là, mais au moins on pouvait se parler.
- L’argent d’abord ! imposa Catherine, l’écuelle menaçante toujours à la main. Ça fait 300 livres : je le sais ! Je les veux tout de suite !
Guillaume gémit :
- Mais enfin, où veux-tu que je trouve cette somme ?
- Ça m’est égal  Elle me revient !
- Oh ça va, hein ! On sait bien que tu étais la préférée de notre père : d’ailleurs il t’a promis 300 livres et à moi seulement 150 ! répliqua Pierre piqué au vif de ce que sa sœur avait eu plus que lui.

Je pensais par devers moi que ce n’était pas très courant qu’une fille hérite de davantage d’argent qu’un fils et qu’en plus elle avait été désignée héritière particulière, contrairement à son frère. Mais j’ignorais les raisons qui avaient poussé Géraud, le père, à faire cette répartition de la sorte. Catherine était-elle véritablement la préférée ou était-ce simple jalousie de la part de Pierre ?

- Peu importe : ce qu’on me doit je le veux ! insista Catherine de plus belle. Et que va dire mon fiancé si je n’apporte pas ma dot ? Que diront ses parents ? Ils pourraient me refuser !
- Et bien ce serait une vraie chance pour le promis ! répliqua Pierre du tac au tac.
- Ooooh !
Catherine s’apprêta à faire usage de son arme « de table ».
Le curé affolé tenta de calmer les humeurs belliqueuses de sa paroissienne :
- Bon : et si on promet de te les payer dans l’année après la célébration du mariage ? On mettra ça par écrit chez un notaire, bien sûr, comme ça personne ne pourra rien à redire.
- Pfff ! Notre père l’avait déjà mis par écrit, ça n’a pas empêché de rester dans les poches de certains…
Un silence gêné se fit. Mais Catherine ne voulait pas perdre la main : elle continua donc à énumérer ce qu’on lui devait.
- Il y a les 14 livres que j’ai gagnées par mon industrie chez les maistres, cités dans le testament de 1725. Mais toutes ces années j’ai continué à travailler : il faut donc ajouter 127 livres. Il y a aussi les 100 livres d’étrennes données par notre mère et qui me sont dues pour le temps de mes absences ayant cessé d’habiter la maison paternelle. Enfin, il y a 30 livres pour du bétail à corne dont notre voisin Antoine Servière est mon obligé.
- A corne ! Tiens donc ! On se demande bien pourquoi il a promis ça celui-là… laissa échapper Pierre entre ses dents, mais suffisamment fort pour qu’il puisse être entendu.
Un regard noir fusa mais, une fois encore, le curé joua les arbitres.

Guillaume, quant à lui, se tassait un peu plus sur sa chaise au fur et à mesure que la somme augmentait car il était celui qui avait été désigné hériter universel et général de feu son père, à charge d’exécuter ses dernières volontés et de rendre l’hérédité à son frère et sa sœur en temps voulu. Ce qui, il faut bien l’admettre, n’avait pas été réglementairement fait.

Sous l’insistance du curé, il promit du bout des lèvres de payer les droits légitimaires parentaux promis dans l’année après le mariage, les 14 livres à la fête de Noël, les 100 livres dans l’année à raison de quatre termes de 25 livres chacun et le restant des sommes dues (les 30 livres) en deux fois, 15 livres par an.
- Et les 127 livres ? Tu les oublies ?
Guillaume soupira, se leva pesamment et alla jusqu'à la garde-robe qu’il fouilla en profondeur afin d’y extirper un petit coffret de bois. Restant de dos à l’assemblée pour qu’on ne voit pas le contenu exact de la cassette, il compta 127 livres en écus neufs et autre bonne monnaie. Triomphante, Catherine prit la somme des mains de son frère et la fit prestement disparaître dans les plis de sa robe.

- T’es satisfaite maintenant ? demanda Pierre. C’est fini ?
- Sûrement pas ! répliqua Catherine. Il y a encore les ruches : toi tu t’es déjà servi, je le sais !
- Mais enfin, j’ai juste l’usage d’une ruche que m’avait donnée notre père avant son décès : les deux autres qu’il m’a promises je ne les aurai que lorsque je me marierai.
- Peu importe : je pouvais prendre les miennes quand je voulais. Et bien je les veux ! Maintenant !
- Et bien prends-les tes ruches ! Et va-t-en !
Le ton montait à nouveau. Je me demandais comment tout cela allait finir. Le curé redonna la parole à Guillaume :
- Concernant les biens que t’a octroyé notre père, je peux te donner les deux écuelles (il loucha craintivement sur celle que Catherine tenait toujours à la main, prête à s’en servir au besoin), l’assiette en étain et la robe de Rodez garnie pour ton mariage, mais pour le reste, la jupe de drap de couleur noire et les deux paires de linceuls, il faudra attendre la Noël, précisa-t-il.
- D’accord, mais au lieu de la couverte de laine aussi promise, je veux sa valeur en monnaie : 9 livres !

Ce fut un tonnerre de protestations, notamment de la part de Pierre qui n’en pouvait plus des exigences de sa sœur. Une fois encore, le curé dut se faire médiateur. On accepta la somme réclamée, qui serait versée dès la célébration du mariage, mais en échange de nouveaux conciliabules furent engagés, plutôt houleux. Ils portaient sur la part d’héritage de leur jeune sœur Antoinette, décédée ab intestat lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Finalement Catherine renonça à cette part d’héritage. Je ne sus jamais par quel miracle on en était arrivé là étant donné le vilain tour qu’avait encore la conversation quelques instants auparavant.

Satisfaite, Catherine se leva, abandonna la fameuse écuelle et partit sans un mot.
- Je crois qu’on n’est pas prêts de la revoir, dit Guillaume désabusé.
- Et bien tant mieux, je ne m’en porterai que mieux ! répondit Pierre en sortant, toujours aussi furieux.
Le curé s’épongeait le front après le rude combat mené. Il salua Guillaume et quitta la maison (le champ de bataille ?) à son tour.

J’étais triste de voir ainsi une fratrie se déchirer ainsi. En partant, la seule chose qui me remonta un peu le moral c’est que je savais que Guillaume ne couperait pas totalement les ponts avec sa sœur puisqu’il assisterait à son mariage. Mais était-ce une présence de convenance ou s’étaient-ils réconciliés ? Je l’ignore. Et plus jamais je ne revis un lien entre Catherine et Pierre.


samedi 19 janvier 2019

#RDVAncestral : Le dernier chemin

En cette fin de mois de janvier 1893, j’ai rendez-vous Célestine rue du Mail, sur le plateau de la Croix Rousse à Lyon. Je ne connais pas bien la ville et je suis un peu perdue. Au pied de la Montée de la Grande Côte j’avise une élégante jeune femme vêtue d'un mantelet brodé dernière mode sur une robe de mousseline blanche, portant sur la tête une toque en gaze de soie joliment ornée et, bien sûr, les indispensables gants assortis sans lesquels une femme du monde ne sortirait pas. Elle me confirme que je dois emprunter la Montée pour atteindre « la colline qui travaille », celle qui fourmille d’ateliers de canuts, ces ouvriers de la soie.
- C’est un peu raide, mais une fois sur le plateau la marche est plus aisée, vous verrez… m’assure-t-elle avec un grand sourire.
- Je vous remercie… heu…
- Marie ! Je me nomme Marie ! Bonne journée !
A peine ai-je eu le temps de la remercier que, dans un froufrou de satin, elle disparaît, happée par la foule. J’entreprends la fameuse montée et j’avoue que, une fois arrivée en haut, je ne suis pas mécontente d’avoir enfin atteint le plateau !

Débouchant sur la place de la Croix Rousse, je trouve Célestine qui m’attend.
- Je suis venue à ta rencontre car j’avais peur que tu te perdes dans cette grande ville…
Voyant que je suis encore un peu essoufflée, la vieille dame se met à rire.
- Moi aussi, la première fois, j’ai été essoufflée. Il faut dire que j’avais une soixante d’années, moi !
Et vlan pour mon ego.
- Bon, maintenant j’en ai plus de soixante quinze, alors je veux bien ton bras pour m’aider à marcher, ajoute-t-elle en riant toujours sous cape.
Nous nous dirigeons vers la rue du Mail, bras dessus bras dessous. Célestine se laisse aller à ses souvenirs :
- La première fois que je suis arrivée ici, quelle frayeur j’ai ressentie. Tu comprends, j’arrivais tout droit du Poizat. C’est un petit village de 700 habitants situé sur le Plateau de Retord, dans le massif jurassien, au milieu des bois. J’étais veuve depuis une dizaine d’années. Mes quatre aînés étaient casés, le cinquième fiancé et mon petit dernier… Elle essuya furtivement une arme qui perlait puis se reprit… Mon « petit » dernier, qui avait en fait une vingtaine d’années, était décédé à l’hôpital militaire de Belfort en 1873.
Je l’aurai bien interrogée plus avant sur ce décès, mais même s’il avait eu lieu vingt ans plus tôt, visiblement la blessure était toujours ouverte. Je laissais donc mes questions et, pressant le bras de Célestine, je l’encourageais à continuer.
- Bref, je me retrouvais seule et ma fille aînée Philomène qui demeurait à Lyon depuis les années 1860 insistait pour que je l’y rejoigne. Je m’y suis finalement résolue au début de la décennie 1880.

Quel drôle de voyage cela a été : je suis partie de ma campagne à l’arrière de la charrette d’un aimable voisin pour arriver dans la cité lyonnaise par le chemin de fer. C’était la première fois que je prenais un train. J’ai trouvé ça un peu bruyant et sale avec les fumées de la locomotive à vapeur et ces escarbilles qui encrassent les vêtements et brûlent les yeux. En arrivant gare Saint-Clair, j’ai eu l’impression d’avoir changé de monde ! Je venais de mon petit village où tout le monde se connaît pour arriver à la grande ville qui grouille d’inconnus. Quel chemin !

Pour rejoindre le domicile de ma fille et de mon gendre j’avais une petite heure de marche. Mais cela ne me faisait pas peur : dans nos campagnes on marche toujours beaucoup. Par contre, j’ai été très impressionnée par la ville : les rues encombrées de gens, de badauds, de portefaix avec leur marchandises, de cochers qui demandent à faire place pour pouvoir avancer, d’élégantes admirant les vitrines ; les bruits des souliers sur les pavés, des vendeurs de journaux qui crient les titres de la une, des marchands qui vantent leurs produits ; et les odeurs ! celles de la foule, mélange de sueurs, de corps au travail, de crasse, de parfums de dames parfois, des rôtisseries, du crottin de cheval ici ou là. Bien sûr, ayant grandi à la campagne, j’étais habituée à certaines (mauvaises) odeurs, mais ce mélange-là était inédit.

Finalement, après m’être égarée une ou deux fois, j’ai réussi à retrouver la rue du Mail et la résidence de ma fille et de mon gendre. Ma fille voulait que je vienne chez elle pour me reposer : elle me disait que je l’avais bien mérité. Mais je me suis vite ennuyée alors je les ai aidé à l’épicerie qu’ils tiennent au numéro 35 de la rue. 


Rue du Mail, Lyon, 1910 © AM Lyon

Tu sais, il y a bien longtemps la Croix Rousse n’était qu’un petit hameau sur une colline. Puis il a pris de l’importance et le commerce s’y est développé. La rue du Mail se trouve dans un secteur de la ville animé. Parallèlement à la rue du Mail il y a par exemple la Grand Rue de la Croix-Rousse où se trouvent des boutiques, des ateliers d’artisans, des débits de boisson et des auberges… C’est un quartier assez populaire, mais il y a aussi tout proche de là des rues où se trouvent des habitations bourgeoises avec des jardins, et même pas très loin des petits coins de campagne où poussent des cultures maraîchères. Bref, il y règne une certaine mixité : on peut y croiser bourgeois ou ouvriers, marchands ou miséreux. Mais on dit qu’ici l’air est réputé pour être meilleur que celui de Lyon ! Et oui : la Croix Rousse pense toujours un peu qu’elle ne fait pas partie de la ville. Pourtant elle a été annexée officiellement à la cité de Lyon dans les années 1850. Le quartier s’est alors modernisé. C’était l’époque des grands travaux d’urbanisme : la voirie a été améliorée, on a percé de grandes avenues, aménagée des places accueillantes plantées d’arbres, créé des réseaux d’eau potable, construit de gracieux hôtels particuliers et même les immeubles les plus modestes ont bénéficié de belles façades et de tout le confort moderne. Bien loin de ce que j’ai connu chez moi avant d’arriver là, tu peux me croire !

Ce quartier de la Croix Rousse est aussi celui des ateliers des canuts, les « soyeux ». Tu vois ces immeubles qui  ont cinq ou six étages et de grandes fenêtres : c’est pour abriter les immenses métiers à tisser. Les familles vivent en général dans les soupentes.

Il y a une cinquantaine d’années la ville a connu de grands troubles. On a appelé ça la révolte des canuts. C’était l’époque des grandes insurrections républicaines à Paris ou ailleurs. Si la ville n’en n’a pas gardé beaucoup de traces, les mémoires, elles, n’ont pas oublié. Il faut dire que les conditions de travail des ouvriers étaient rudes. Puis l’industrie de la soie a fait la gloire de Lyon et sa renommée. Mais depuis une dizaine d’années les crises se succèdent. La soie est concurrencée par d’autres tissus, moins chers. On a vu de célèbres ateliers fermer leurs portes les uns après les autres. Je ne sais pas comment cela finira…

Mais je parle, je parle ! et nous voilà arrivées sans même que nous nous en soyons aperçues !

Nous sommes en effet arrivées au n°35 depuis un petit moment mais, subjuguée par l’histoire de Célestine, je ne l’avais pas remarqué. Elle reprend, un peu rêveuse :

- Ce quartier en a fait du chemin. Comme moi finalement : tu te rends compte, moi, la fille d’un petit cultivateur de montagne, me voila citadine et rentière ! oui : rentière ! c’est ce que l’agent recenseur a inscrit en face de mon nom la dernière fois qu’il est venu nous inscrire dans ses grands registres il y a deux ans. Ça, on peut dire que j’en ai fait du chemin. De la campagne à la ville, des sabots aux souliers, du dénuement à l’aisance… Mais bientôt il me faudra entreprendre un autre chemin car je suis au bout de ma vie, je le sais bien… Regardant à l’Est elle ajouta : je n’ai pas de regret car j’ai eu une belle vie, mais… pour mon dernier chemin j’aurai bien aimé aller au levant, retourner au pays, être inhumée aux côté de mon époux… Pointant le doigt dans la direction opposée : au lieu de ça, je pense que j’irai plutôt du côté du couchant... 
Suivant son regard, j’imaginai, au-delà des immeubles, le cimetière de la Croix-Rousse.

Je comprenais sans mal ce sentiment de vouloir retourner au pays. Cependant, je restais sans voix : que dire ? je savais bien que jamais Célestine ne reviendrait dans ses chères montagnes. Heureusement c’est l’instant que choisit Philomène pour sortir de l’épicerie et nous accueillir sans remarquer notre nostalgie, toute à la joie de nous recevoir. Avant d’entrer dans la boutique et de partager cet heureux moment de rencontre, je regardai une seconde en direction du dernier chemin qui ne sera jamais pris…

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Un grand merci à Marie qui a guidé mon chemin dans cette grande ville…


samedi 15 décembre 2018

#RDVAncestral : La rencontre

En ce 30 janvier 1734 nous avons eu une frayeur. Louise Merlet, épouse Fortin donne naissance à son quatrième enfant. Déjà, quatre ans plus tôt, elle avait perdu un enfant : baptisé à la maison par la sage-femme ordinaire car en danger de mort, le bébé n’avait pas vécu. Il avait été enterré, sans même recevoir de prénom.

Dans une tragique répétition, l’accouchement auquel j’assiste est très difficile. La sage-femme prend à nouveau la décision de baptiser l’enfant à la maison. L’inquiétude gagne tous ceux qui se serrent dans la petite maison de La Tremblay, près de Cholet.

La sage-femme a emmailloté le nourrisson tandis que des proches s’occupent de la mère épuisée. Elle entre dans la pièce commune avec un paquet de linge dans les bras. Je m’approche : je m’aperçois avec stupeur qu’il ne s’agit pas de linge mais du bébé ! Il est si petit. Il a à peine la force de pleurer. J’ai froid tout à coup. Comme une douche glacée qui coule tout au long de mon échine. Avec mon regard et mon savoir « moderne » je sais ce qui peut arriver aux prématurés du XVIIIème siècle. Mon premier réflexe est de me dire qu’il va passer avant le point du jour. Ne sachant comment être utile, je vais machinalement remettre une bûche dans la cheminée.

Mais rapidement je me rends compte que les autres personnes présentes dans l’assistance ne partage pas mon angoisse. Eux, ils sont dans l’espoir. Certains prient à voix basse. D’autres se joignent dans une communion de confiance. C’est le cas, et je le remarque maintenant, d’André et de Marguerite. André se nomme Fortin lui aussi, comme le père de l’enfant, mais je ne sais pas s’ils ont un lien de parenté. Marguerite est la nièce de la nouvelle accouchée et porte le nom de Coeffard.

Tous les deux n’ont cessé de se rapprocher aux cours des heures passées. André est toujours près de Marguerite. Prévenant, il lui a apporté un châle quand elle a eu froid, un morceau de pain quand elle a eu faim… De timides sourires de part et d’autres ont été échangés. Tout en pudeur et en discrétion.

Marguerite, la cousine du nouveau-né donc, a depuis longtemps été choisie pour être la marraine du bébé. J’ai pu parler un peu avec elle et elle se faisait une joie d’avoir été élue pour occuper ce rôle primordial dans la vie de ces hommes et de ces femmes du XVIIIème siècle. Mais va-t-elle pouvoir occuper ce rôle pendant longtemps ? Le doute est permis.

J’ai tenté d’en savoir plus sur André, intrigué par son paronyme, identique à celui de François, le nouveau père du jour : sont-ils frères ? Cousins ? Au moment où Marguerite Merlet épouse Coeffard, sœur de Louise et mère de Marguerite (vous me suivez ?), allait me répondre, nous avons été interrompues, le dénouement de la naissance étant proche. Je n’ai donc pas pu satisfaire ma curiosité.

Finalement le bébé est né. Mais fragile. D’où la décision de la sage-femme. D’un sac en toile, elle sort les instruments nécessaires au baptême du fragile nouveau-né : une bible, un crucifix, un cierge, un bassin propre, un linge et une fiole d’eau bénite. Les parrain et marraine sont invités à se rapprocher. Le cierge allumé leur est donné. Ce sont André et Marguerite (la jeune). André se tient près de Marguerite, un peu plus que nécessaire peut-être… Le bébé est vivement démailloté. Respirer semble l’épuiser. Il ne pleure toujours pas. Seuls ses petits points sont crispés. La sage-femme est expérimentée : la cérémonie est expédiée hâtivement, mais sans oublier aucune étape nécessaire au salut de cette âme fragile. La sage-femme s’adresse au parrain :
- Nommez cet enfant.
- Je le nomme André.
Elle verse par trois fois l’eau bénite sur le front de l’enfant, tout en faisant un geste de croix. L’eau versée sur la tête de l’enfant tombe dans le bassin : la sage-femme veille à la jeter dans le feu après la cérémonie, avec le linge qu’elle a utilisé pour essuyer la tête du nouveau-né. Elle termine en prononçant les paroles sacramentelles : « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Et adroitement emmaillote le bébé à nouveau avant de le rapporter à sa mère.

Georges de la Tour, Le nouveau né © reproduction-grands-peintres.com

Je remarque que pendant cette cérémonie un peu particulière André a regardé davantage la marraine que son filleul. Tiens ? Une histoire commencerait-elle ?


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Retour de nos jours : j’épluche les registres de baptêmes. Je trouve celui d’un autre bébé nommé André Fortin, en 1741. Il est le fils d’André Fortin et de Marguerite Coeffard – et mon ancêtre direct. Les deux protecteurs spirituels du premier bébé André ont donc finit par se marier.

Se sont-ils rencontrés au baptême de 1734 ? Etaient-ils déjà mariés ? Hélas des lacunes dans les registres ne me permettent pas de répondre à cette question. Ils semblaient proches mais était-ce juste l’effet de cette cérémonie particulière et éprouvante ou est-ce que cela datait déjà d’avant ? Un des nombreux mystères généalogiques que je ne suis pas en mesure de résoudre pour l’instant…


samedi 20 octobre 2018

#RDVAncestral : L'homme dans le brouillard

Il faisait froid ce jour-là à Champéry, village haut perché du Valais Suisse. Le paysage était recouvert d’une épaisse couche de neige,  nappant tous les contours du paysage, des maisons, des silhouettes emmitouflées se dépêchant de rentrer chez elles. La buée qui sortait de ma bouche se confondait avec l’épais brouillard qui augmentait la confusion des formes. Tout était d’un blanc cotonneux et l’on ne savait pas où s’arrêtait la terre et où commençait le ciel.

A la sortie de l’église, je repérai Justine, mon ancêtre située cinq générations au-dessus de moi. Nous échangeâmes quelques banalités, puis je proposai de l’accompagner sur le chemin du retour. D’un air distrait, elle accepta. Au moment de se mettre en route, elle sembla soudain se rappeler quelque chose. Elle se retourna et appela :
- Pierre ! Louis !
Deux garçons, qui jouaient avec d’autres à une bataille de boule de neige improvisée sur le parvis de l’église, quittèrent à regret la partie et leurs camarades.
Le premier des garçons était un grand échalas, tout en os, âgé de 19 ans, avec de long bras qui semblaient l’embarrasser plus qu’autre chose. L’autre, âgé de 13 ans, était petit, plutôt rondouillard, ses joues n’ayant pas encore totalement perdu les rondeurs de son enfance.

Tandis qu’ils nous rejoignaient, une légère neige commença à tomber. Doucement le ciel s'assombrissait.

Champéry © lenouvelliste.ch

Tout en marchant, je jetai un coup d’œil en biais au ventre de Justine. Sous son épais manteau, on devinait à peine que sa taille commençait à s’épaissir. Mais bien sûr, moi je le savais, ou du moins je le supposais, puisque c’était le père de mon arrière-grand-père qui devait s’annoncer là ! Il naîtrait en mai et ce serait le dernier de mes ancêtres Suisses à venir au monde de ce côté de la frontière. Deux ou trois décennies plus tard il passerait le col et s’installerait à Samoëns (Haute-Savoie actuelle), faisant souche... et pleins de petits Français !

Mais le brouillard n’était pas que dans le paysage : il entourait aussi la naissance du futur Joseph Auguste. En effet, celui-ci est né de père inconnu.
Déjà, l’identité de sa mère était sujette à caution :
Il était difficile de prouver avec certitude que la Justine que j’avais à mes côtés était bien la mère de Joseph Auguste né en 1863, car il n'y avait pas d'indication de filiation de Justine au baptême de Joseph Auguste. Cependant, voici les indications qui avaient orienté le choix sur cette Justine (ou Marie Justine) Borrat-Michaud lors de mes précédentes recherches :
- le parrain et la marraine de Joseph Auguste sont Joseph Borrat-Michaud et Alphonsine Gex-Collet. Joseph est le frère de Marie Justine, et Alphonsine deviendra sa belle-sœur en 1867 en épousant un autre frère de Marie Justine, Jean-Frédéric Borrat-Michaud.
- d'après les relevés des familles du Val-d'Illiez, et il s'agit de la seule Justine Borrat-Michaud vivante à cette époque à Champéry ; ce qui me l’avait fait « adopter » officiellement comme étant mon ancêtre.
Cependant, Justine est née en 1814, ce qui la fait âgée de 49 ans à la naissance de Joseph ! Le doute persistait donc toujours, comme un brouillard épais et collant. J’espérai que ma rencontre du jour dissiperait les incertitudes.

Le premier fils de Justine est lui aussi né de père inconnu. L’identité du père du second est consignée dans son acte de naissance, bien que les parents ne soient pas mariés : ils vivent seulement ensemble. Celui-ci se nomme Pierre Julien Rey Mouroz. En 1863 il est toujours vivant : est-ce lui alors le père de Joseph Auguste ? Mais dans ce cas pourquoi s’être fait connaître lors de la naissance de Louis, et pas pour celle de Joseph ?

Je retournai toutes ces questions dans ma tête, ne sachant pas très bien comment les aborder avec Justine. Après tout c’était un peu délicat. Justine paraissait toujours soucieuse, presque renfermée. Était-ce sa grossesse qui la préoccupait ? Il fallait que je me dépêche de trouver un angle d’attaque, car nous allions bientôt arriver à demeure et je n’étais pas sûre que la bonté de Justine irait jusqu’à m’inviter à entrer. Finalement, ne trouvant pas de moyen plus subtil, je m’apprêtai à la l’interroger carrément avec une question du genre « est-ce vrai que vous attendez un nouvel enfant de Pierre Julien ? » (Je n’étais pas sûre de mon fait, mais tant qu’à faire de mettre les pieds dans le plat, autant y aller au bluff).

Je pris une grande inspiration et ouvrai la bouche, persuadée de me faire insulter à peine aurai-je posé une question aussi grossière. Mais tandis que je me tournai vers Justine pour perpétrer mon crime, celle-ci tendit vers moi sa main ouverte, m’intimant le silence.
- Un instant, s’il-vous-plaît ! Pouvez-vous garder un œil sur les garçons ?
Et avant que je n’ai pu lui répondre, la voici qui s’élance dans une ruelle. Je l’observai à distance, encore sous le coup de la surprise de ce qui venait de se passer.

A cause du brouillard et de la pénombre naissante, je la distinguai à peine. Cependant, je voyais bien qu’elle y avait rejoint un  homme. Ils parlaient tous les deux et la discussion semblait assez animée. J’entendais des bribes de conversation portées par le vent, quelques mots échappés par hasard et arrivés jusqu’à moi. Il était question d’enfant, de responsabilité, de réputation… Pour moi, plus de doute possible : ce devait être le père de Joseph. Mais je ne le voyais pas bien d’où j’étais. Il semblait grand, enveloppé dans un large manteau, sa capuche retombant sur ses épaules, ses cheveux parsemés de petits flocons blancs. Mais le brouillard m’empêchait de distinguer les traits de son visage. Il demeurait une silhouette floue dans la neige tourbillonnante.

Je devais absolument savoir qui était cet homme. C’est alors que j’avisai une commère qui passait par là, rentrant chez elle d’un pas pressé. Je l’attrapai par la manche pour lui demander si c’était bien Pierre Julien qui discutait avec Justine.
- Mais ! Comment voulez-vous que je le sache ! On n’y voit goutte ! Et, plutôt furieuse, elle se dégagea d’un geste brusque, reprenant sa marche laborieuse dans la neige de plus en plus épaisse du chemin.
Je regardai autour de moi, désespérée : il n’y avait plus personne en vue. Je me décidai donc à aller voir par moi-même, mais à ce moment-là l’homme quitta Justine et s’éloigna vivement. Le brouillard l’enveloppa d’un coup, le faisant disparaître à jamais. Justine revenait à pas rapides. Elle était visiblement bouleversée. Elle appela ses garçons et, semblant m’avoir oubliée, me planta là.

Je restais un moment au milieu du chemin, immobile, désemparée : je n’avais pas pu obtenir les renseignements tant convoités et, pire que tout, j’avais peut-être été à quelques mètres seulement de mon ancêtre sans avoir pu l’identifier. Le constat était amer : je ne pourrai probablement jamais découvrir l’identité du père de Joseph. Enfin, le froid piquant me décida à bouger et à m’en retourner… dans le brouillard.


samedi 15 septembre 2018

#RDVAncestral : Le jour du recensement

En entrant dans la ferme de la Gidalière, je fus saisie un instant : Célestin Félix faisait les cent pas autour de la table, fulminant visiblement et grommelant son ressentiment. Son épouse Marie Henriette cousait dans un coin de la pièce, essayant de se faire plus petite qu’elle n’était, ce qui n’était pas un mince exploit. Les quatre enfants, âgés de 7 à 2 ans, assis autour de la table, croquaient chacun dans une épaisse tartine couverte d’une tranche de lard. Ils ne pipaient mot, sentant bien que, s’ils ne levaient ne serait-ce que le petit doigt, leur père Célestin éclaterait définitivement. Il est des fils qu’il faut veiller à ne point rompre. Seul Pierre, du haut de ses 83 ans, semblait échapper à l’ambiance électrique régnant dans la pièce (il en avait vu d’autres, lui !) : il était assis au plus près des flammes, profitant de la chaleur du feu ronflant dans la cheminée pour réchauffer ses vieux os.

Devant cette scène frisant l’apocalypse, je n’osais moi-même bouger, bien qu’après avoir frappé à la porte on m’avait invitée à entrer. Marie déposa son ouvrage et trottina vers moi. Sans un mot elle me prit la main et me fit assoir à côté des enfants. J’eu droit au même régime alimentaire, mais je dois dire qu’à l’heure du goûter, le lard ne me tentait que moyennement. Les enfants me regardaient curieusement, oubliant faim et tartine. Célestin, lui, faisait toujours sa ronde, de plus en plus vite semble-t-il.

Finalement (fatalement ?) il explosa :
- Bon sang ! Nous faire attendre comme ça toute la sainte journée ! Mais il croit qu’on est à ses ordres ma parole ! Comme si on n’avait rien d’autre à faire ! Ah le…
Il s’arrêta net. Je n’avais pas eu le temps de jeter un coup d’œil à Marie que celle-ci, d’un seul regard, avais stoppé l’insulte qui allait fleurir sur les lèvres de Célestin. Je les regardais l’un après l’autre, tournant la tête comme sur un court de tennis : Célestin la bouche ouverte, stoppé dans son élan, muet, et Marie fronçant les sourcils indiquant discrètement les chastes oreilles des enfants. Elle n’en n’avait pas l’air comme ça, mais Marie devait être une maîtresse femme à qu’il ne devait pas être bon de désobéir.
Célestin repris sa marche et son marmonnements. Entre deux borborygmes incompréhensibles, je parvins à distinguer quelques mots : recensement, fichage, impôts ; et même un « maudit » qui lui échappa mais un nouveau regard de Marie lui interdit de poursuivre dans cette voie.
- Non mais qu’est-ce qu’ils croient ? Je ne suis pas dupe ! Le cadastre, le recensement… Tous ça c’est pour nous faire payer des impôts et toujours davantage encore ! On nous contrôle, on nous contrôle, mais qui le contrôle lui ? dit-il encore, accompagnant sa dernière remarque d’un coup de tête vers la porte. Cette porte par lequel entrerait bientôt l’agent recenseur. 

C’est lui que la famille attendait, mais son passage tardait et bloquait tout le monde dans la maison, empêchant la réalisation des travaux agricoles urgents du jour. Ce qui ne faisait qu’augmenter la colère de Célestin. Je remarquais tout de même que les domestiques n’éteint pas présents : ils avaient dû être envoyés à faire quelque tâche urgente. On avait beau n’être qu’en mars, dans les régions rurales c’était l’époque où les travaux agricoles devenaient de plus en plus chronophages. Alors passer sa journée à attendre un agent pour remplir un papier leurs paraissait tout à faire secondaire, voire dangereux pour leurs intérêts personnels. Une véritable perte de temps, dont ils ne tireraient aucun bénéfice, bien au contraire sans doute. Je plaignais le pauvre agent qui, lorsqu’il arrivera, sera probablement bien mal reçu.
Après une bonne demi-heure d’attente supplémentaire, l’agent recenseur frappa enfin ! Les enfants, ayant terminé leur collation, avaient débarrassé le plancher et s’étaient égaillés en dehors de la maison. Les trois autres n’avaient guère changé de position ni d’attitude. L’accueil de Célestin fut glacial, ce n’était rien de le dire ; l’image de la Sibérie orientale m’effleura un instant l’esprit. Marie fit un effort, mais sans rien exagérer non plus. Pierre ne bougea pas de son coin de cheminée.

L’agent, lui, ne remarqua rien, ou tout au moins fit comme si de rien n’était. Peut-être avait-il l’habitude. Il ne se présenta pas : de toute façon il était de la commune et tout le monde le connaissait déjà. Il s’’assit sans façon à la table et ouvrit son sac de cuir noir pour en sortir un tas de feuilles pré-imprimées, une plume et un encrier. Plus tard, une fois sa tournée achevée, les feuillets seraient recopiés dans un ouvrage soigneusement relié.
- Alors, alors… Liste nominative des habitant de la commune de Saint Amand sur Sèvres, département des Deux-Sèvres, pour l’année 1901, de la ferme dite de la Gidalière… Premier ménage enregistré : Monsieur Gabard Alexandre, son épouse, leurs enfants et une aïeule… C’est votre frère, ce monsieur Gabard ?
- Oui ! Et alors ?
- Rien, rien, c’était juste comme ça… Deuxième ménage recensé : Monsieur Manceau Victor, son épouse, enfants et petite-fille.
Gros soupir sonore de Célestin.
- Troisième ménage : c’est vous.
- Ah ! Tout de même !
- Je vous écoute : veuillez m’énoncer clairement, je vous prie, le nom de chaque présente vivant dans ce foyer, ainsi que ses prénoms, âges, nationalité, situation familiale, profession et employeur s’il y a lieu.
- Gabard Célestin Félix, 40 ans, nationalité française, marié, fermier,
- Benetreau Marie Henriette, 30 ans, nationalité française, mon épouse, fermière également,
- Nos enfants : Célestin Aubin Eugène, 7 ans, nationalité française, sans profession ; Marie Léonie Henriette, 6 ans, nationalité française, sans profession ; François Joseph, 3 ans, nationalité française, sans profession ; Joseph Elie, 2 ans (pendant un instant je perds la litanie de Célestin car je pense à ce petit bout de chou de 2 ans qui deviendra mon arrière-grand-père, mais que je ne connaîtrai jamais… réellement en tout cas !),
- Gabard Pierre, 83 ans, veuf, mon père, nationalité française, sans profession,
- Gabard Joseph Florentin, 32 ans, nationalité française, domestique à gages ici à la ferme,
- Nauleau Auguste, 25 ans, nationalité française, domestique à gages ici à la ferme,
- Fuzeau Alexandre, 24 ans, nationalité française, domestique à gages ici à la ferme,
- Et enfin Herbet Augustine, 18 ans, nationalité française, servante ici à la ferme.
- Bien, bien, bien… Tous sont résidants et présents dans la commune ce jour ?
- Oui !
- Votre ménage ne compte aucune autre personne qui résiderait habituellement ici, mais en serait momentanément absente pour quelque raison que se soit ?
- Non !
- Il n’y a ici aucun hôte de passage, ne résidant pas dans la commune, et ainsi étant susceptible d’être recensé ailleurs ?
- Non ! Je vous ai tout dit !
- Bon, bon, bon… Alors je relis pour que tout soit parfaitement clair :
1 Gabard Célestin, 40 ans, marié chef de ménage, fermier,
2 Benetreau Marie, 30 ans, épouse, sans profession,
3 Gabard Célestin, 7 ans, garçon membre du ménage, sans profession ;
4 Gabard Marie, 6 ans, fille idem, idem ;
5 Gabard François, 4 ans, garçon idem, idem ;
6 Gabard Joseph, 3 ans, idem, idem ;
7 Gabard Pierre, 84 ans, veuf, grand-père, idem,
8 Gabard Joseph, 32 ans, garçon domestique à gages à la ferme Gabard,
9 Nauleau Auguste, 25 ans, idem, idem,
10 Fuzeau Alexandre, 24 ans, idem, idem,
11 Et enfin Herbet Augustine, 18 ans, servante, idem… 


Extrait des recensements de la commune de Saint Amand sur Sèvres, 1901 © AD79

- Bon tout y est ! Je ne reste pas : vos voisins, les Rochais, m’attendent. Bien le bonsoir la compagnie !
Et l’agent de repartir plus vite qu’il n’était entré. Célestin quand à lui, explosa littéralement :
- Non mais tu te rends compte : il nous fait attendre toute la journée, nous demande une foule de renseignements et au final il n’en n’écrit pas même la moitié ! Mais c’est vraiment de la mascarade ce recensement ! Aaargghhh !
Et sur ce cri de fureur il sorti lui aussi. Je jetais un regard inquiet à Marie et Pierre, restés imperturbables, ayant quelques craintes au sujet de ce pauvre agent recenseur si Célestin lui tombait dessus.

- Ne t’inquiète pas : il a dû aller passer sa colère à pelleter quelques fourches de foin : ça le calme toujours… Mais bon, il n’a pas tout à fait tort : il nous demande des renseignements et ne les note même pas ! Tss, tss… En plus il s’est trompé dans l’âge de mes petits : François n’a pas encore ses 4 ans ni Elie ses 3.
- Et moi je ne fêterai mes 84 qu’en mai ! ajouta Pierre du fond de la pièce où il se tenait.
- Et puis bon, je ne suis pas sans profession : je suis fermière, tout aussi bien que mon Célestin est fermier. Enfin ! Avec l’administration, c’est comme ça, c’est eux qui décident et on n’a pas notre mot à dire. Espérons qu’avec le temps ça s’améliorera…

En les quittant, je n’osais pas lui dire que les tracas administratifs avaient une belle et longue vie devant eux et que, moi aussi, j’ai souvent pesté devant les approximations des agents recenseurs lorsque j’étudiais leurs écrits pour ma généalogie. Enfin, quelques fois ils m’ont apportés de précieuses informations. Il faut juste garder à l’esprit que des vérifications sont toujours nécessaires.