« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 20 avril 2019

#RDVAncestral : Au bureau de placement

J’ai rendez-vous aujourd’hui avec Ursule Le Floch, épouse Macréau. C’est ma « dernière » (ou la première : tout dépend dans quel sens on navigue dans l’arbre) ancêtre bretonne ; celle qui s’est exilée en région parisienne. Je suis curieuse d’entendre la propre version de cette expérience vécue par mon ancêtre.

Elle m’a donné rendez-vous devant l’église de Tigeaux, en Seine et Marne. Je la trouve debout près du portail, perdue dans ses pensées, indifférente à la vie de la place et au passage des badauds autour d’elle. Il me faut lui presser légèrement le bras pour la ramener à la réalité.

- Ah ! Vous voilà ! J’étais ailleurs, je le crains dit-elle un peu gênée.
Sous l’embarras, elle tordait ses mains, pressant un joli petit sac légèrement usé. Ayant pitié de mon ancêtre et de son pauvre réticule qui risquait de ne pas survivre au traitement qu’il subissait, je proposais à Ursule de s’installer dans un troquet tout proche. Une limonade bien fraîche l’ayant remise de ses émotions, Ursule commença à me raconter son histoire :

- Nous sommes nombreux, nous les Bretons, à être venus à Paris. Les familles ont beaucoup d’enfants là-bas, dans la très catholique Bretagne, en particulier dans les campagnes. La petite taille des exploitations agricoles ne peut nourrir toutes les bouches. Pour beaucoup c’est l’indigence, voire la misère. Il faut donc se résoudre au départ pour trouver un emploi. C’est ce que j’ai fait.

Quand j’ai débarqué à Paris, je m’en souviens comme si c’était hier. En sortant de la gare, la tête me tournait : je n’avais jamais vu tant de monde. Pourtant ma ville d’origine, Loudéac, dans les Côtes du Nord, est une grande ville déjà : près de 6 000 habitants. Mais là… Rien à voir. Heureusement ma sœur aînée m’attendait. Elle était à Paris depuis près d’une année alors forcément elle était habituée et s’est moquée gentiment de moi. Pour ne pas lui donner une raison de me ridiculiser encore plus, j’ai pris une grande inspiration et je me suis jetée tête la première dans la foule, à sa suite. Nous avons presque dû nous battre pour monter dans un tramway à chevaux qui était bondé. Nous étions très serrées et je n’avais pas l’habitude d’une telle proximité, mais je me suis mordue la langue pour ne pas laisser échapper une plainte. Ma sœur avait l’adresse d’un bureau de placement dans le quartier des Halles. 

Je n’ai pas vraiment eu le temps d’admirer le paysage, les grands immeubles tout en hauteur, ou celui tout rond de la Bourse du commerce : tout ce qui m’importait c’était de garder un minimum de place sans me faire écraser les pieds ni perdre mon bagage. Je serrais si fort les lanières de mon sac que j’en avais mal aux mains ! Enfin ma sœur donna le signal pour descendre : ouf ! 

Nous sommes entrées et avons attendu notre tour. Ça a duré près de deux heures avant que nous soyons reçues : pendant ce temps-là j’ai eu le temps d’observer (discrètement, hein ?, je ne suis pas une commère) les autres personnes qui attendaient. La salle était pleine de filles à l’air triste assises sur leurs bancs. Certaines avaient les joues creuses et les yeux caves : elles sentaient la misère à plein nez. Je les plaignais les pauvres : elles avaient peu de chance de trouver un emploi ici. Et une femme sans homme, sans soutien, dans la capitale, ça finit bien vite dans la rue, si vous voyez ce que je veux dire… L’une d’elles, un peu mieux mise, s’est moquée de moi : elle m’a dit qu’on ne me prendrait pas, parce qu’on cherchait de la viande plus fraîche !

- De la viande ? demandais-je.
- C’est le nom qu’on donne aux jeunes filles qui veulent se placer. Sans doute voulait-elle dire que j’étais déjà trop âgée. Les patrons aiment quand leurs servantes sont jeunes : ils peuvent les façonner à leurs goûts. Mais en même temps il faut avoir de l’expérience : c’est une équation difficile à résoudre ! Quand mon tour est venu, ma sœur m’a poussée en avant. Je me suis retournée horrifiée, voyant qu’elle ne m’accompagnait pas, mais ça aurait été mal vu – ça je l’ai compris plus tard – si je n’étais pas capable de parler à un patron, comment pourrais-je remplir toutes les tâches qui m’incomberaient par la suite ?

J’ai eu de la chance. J’ai plu au recruteur parce que j’étais la seule à porter un chapeau – toutes les autres étaient en cheveux – et que ma robe était propre et pas usée comme certaines. Je n’avais travaillé que chez une seule famille, les Le Ho, des amis de la paroisse qui étaient boulangers. Enfin, chez leur fils surtout. Or il se trouve qu’il a déménagé et n’a pas voulu m’emmener avec lui (enfin, je crois que c’est sa future femme qui ne voulait pas trop que je vienne). En tout cas ils ont été assez gentils pour écrire une lettre de recommandation où ils faisaient mon éloge. C’est comme ça que le soir même j’ai été engagée comme servante. 

La jeune servante, v.1900/1910, Henry Caro-Delvaille © dezenovevinte.net

- Franchement, vous n’auriez pas préféré vivre chez vous, en Bretagne ? demandais-je.
- Ah ça non ! Mon père était dur. Et travailler aux champs, c’est le bagne. Notez que domestique c’est pas beaucoup mieux. Il me fallait trimer de sept heures à vingt deux heures : préparer à manger, brosser les habits, nettoyer les chaussures, astiquer les cuivres, repasser… Je n’avais pas un moment pour souffler. Il y avait un dîner par semaine avec des invités, je devais rester jusqu’à leur départ, parfois à deux ou trois heures du matin. Je me rattrapais pendant les courses : je rognais un quart d’heure par-ci par-là pour admirer les devantures des magasins.
Et puis brutalement mon patron est décédé : un arrêt cardiaque a dit le médecin. On ne m’a pas gardé : il a fallu que je retrouve une nouvelle place. Mais cette fois, je me suis faite embaucher comme cuisinière, c’est quand même moins fatiguant. Et puis, dans ta cuisine, t’es presque ta propre patronne… Enfin, presque, tu vois ?

J’acquiesçais : la cuisine était son royaume, tant que le patron ne se piquait pas de régenter cet espace-là comme le reste de la maison.

- C’est ainsi que je suis arrivée ici à Tigeaux. Là, pour sûr, c’est la campagne : 200 habitants, plus d’arbres et de bêtes que d’hommes ! dit-elle en riant. C’était une bonne place, reprit-elle redevenant sérieuse. Et puis… c’est là que j’ai connu mon époux ajouta-t-elle dans un souffle, rougissante comme une jeune fille. Ou plutôt comme une jeune mariée car les épousailles avaient été célébrées il y a peu. J’ai quittée ma place de cuisinière pour le suivre. Fini la domesticité : c’est le retour à la terre. Mais je ne regrette rien.
- Pas même votre Bretagne natale ? demandais-je, insistant encore sur ce déracinement.
- Des fois, pour sûr. Ma maison, ma famille. Et surtout ma sœur jumelle que j’ai laissée là-bas… La voilà presque triste maintenant.

Après un grand soupir (pour se donner du courage, ou chasser ses idées noires ?), elle dit :
- Mais bon, c’est la vie ! Y a pas de regret à avoir : c’est comme ça ! Et finalement c’est un mal pour un bien puisque maintenant j’ai trouvé le bonheur et puis ma belle-famille m’a fait bon accueil : j’ai pas à me plaindre. D’autres que moi ont eu des expériences bien plus difficiles sans doute… Allez, c’est pas tout, mais il faut que je rentre maintenant. C’est que j’ai un bout de chemin avant de retrouver ma maison.

Je la remerciais et la regardais partir, quand tout à coup elle se retourna vers moi :
- Merci à vous ! Je n’avais jamais raconté ça à personne. Chez nous, on est plutôt des taiseux. Je suis contente d’avoir pu parler avec vous. Au revoir !
Elle me fit un signe d’adieu avec la main et en un instant elle disparut. C’est ainsi qu’elle me quitta, sans remord ni regret, ma petite Bretonne courageuse, pour reprendre le cours de sa vie d’exilée.


8 commentaires:

  1. C'est un récit très touchant, elle est très attachante cette petite bretonne ! Et en plus j'ai des ancêtres à Tigeaux dans mon arbre 😃

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    1. Merci ! Et peut-être a-t-on des ancêtres communs / copains ? ;-)
      Mélanie - Murmures d'ancêtres

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    2. Oui qui sait ? Par contre si c'est le cas il ne s'agit pas de la même génération que ceux de ton RDVAncestral... Mes ancêtres les plus "récents" à Tigeaux sont un couple CHAMBERLAN-LEROUX marié en 1704. Ca te parle ?

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    3. Ah ! Ce n'est pas si ancien chez moi : fin XIXème - début XXème avec la famille Macréau et collatéraux (Fouchy, Gibert...). Par contre ça fourmille dans les environs (dans la campagne jusqu'à Meaux) depuis le XVIIème.
      Mélanie - Murmures d'ancêtres

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  2. Effectivement très émouvant et très réaliste de la vie d'avant. J'ai des ancêtres Bretons mais tous dans le Finistère (fin de la terre).

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  3. Toujours aussi bien contés ces faits de vie...
    Merci Mélanie,ç'est un bonheur de vous lire.

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  4. Bien sympathique ancêtre que cette Bretonne déracinée par nécessité

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  5. Malgré sa timidité, elle a beaucoup de courage, Ursule qui découvre la grande ville.
    C’est toujours un régal de lire tes textes à l’écriture alerte.

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