« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 16 février 2019

#RDVAncestral : La dispute

Alors que je me rendais paisiblement chez mes ancêtres Martin, je vis passer Monsieur Flaugergues, curé de la paroisse de Saint-Marcel de Conques, courir à toutes jambes dans la même direction que moi. Sa robe noire flottait au vent, s’agitant comme les grandes ailes d’un corbeau. Sa canne à pommeau d’argent avait à peine le temps de claquer sur le pavé, tant il marchait vite. Et sa calotte était toute de travers, secouée sur le haut de son crâne à chaque pas qu’il faisait. Le spectacle aurait pu être amusant mais il m’inquiétait plutôt, la réputation de dignité du saint homme n’étant plus à faire : il se passait quelque chose de sérieux… peut-être même de grave ! Et le voilà justement qu’il entrait dans la maison où je me rendais. Je restais un instant stupéfaite, tandis que des éclats de voix me parvenaient. Je me dépêchais à mon tour de m’engouffrer par la porte laissée ouverte par le curé.

Immédiatement je constatais le chaos qui régnait : des tessons de poterie gisaient à terre, une chaise était renversée, la table de travers. Catherine était d’un côté de la pièce, une écuelle à la main, Pierre de l’autre côté tentait de se protéger à l’aide d’une chaise en paille. Plus loin se tenaient Guillaume et le curé, nouveau venu, qui essayaient d’apaiser la tempête. Tout le monde criait en même temps, les uns pour se plaindre, les autres pour calmer ; ce qui fait que l’on entendait rien ni personne, si ce n’est un brouhaha indéfini.


A. Brouwer, la dispute © eurocles.com

Dans un réflexe qui peut paraître, a posteriori, un peu incongru, je me glissais immédiatement vers la fenêtre laissée ouverte sur les beaux jours de juin afin que le voisinage ne profite pas pleinement de la scène. C’était un geste un peu vain car visiblement la querelle durait déjà depuis un petit moment puisqu’on avait eu le temps d’aller quérir le curé et qu’une assemblée de curieux avides de potins avait commencé à se former devant la maison. Je leur lançais mon regard le plus désapprobateur, ce qui eu l’effet escompté sur la plupart d’entre eux qui tournèrent les talons. Les plus tenaces néanmoins restèrent là pour profiter encore un peu, des fois que la scène tournerait mal à nouveau.

Pendant ce temps, le curé avait fait preuve de son autorité : le volume sonore avait un peu diminué et si les gestes menaçants étaient toujours aussi vifs, on pouvait commencer à comprendre ce qui expliquait cette scène qui déchirait la fratrie. Les trois enfants étaient les seuls survivants de leur famille : ils avaient perdus 5 frères et sœurs, dont deux mort-nés, leur mère était décédée en 1713 et leur père un peu moins d’une quinzaine d’années plus tard. A cette époque Guillaume, l’aîné, avait passé la vingtaine mais n’était pas encore majeur, Catherine avait ses 20 ans et Pierre une quinzaine d’années. Aujourd’hui, en 1739, Guillaume avait la quarantaine et était marié, Catherine en avait 37 et était fiancé et Pierre (mon ancêtre direct) avait la trentaine et était toujours célibataire. Mais cela ne les empêchaient pas de se chicaner comme des enfants !

La dispute avait pour objet le partage des biens, prévu dans le testament de feu leur père. 
Aussi vieux que le monde, ce motif déchirait une nouvelle famille.
Avant l’arrivée du curé - et de moi-même -  on avait déjà hurlé sur les droits légitimaires paternels (260 livres prévus) et maternels (40 livres), sensés être donnés à Catherine un an après le décès du père à raison de 15 livres par an jusqu’au paiement complet de la somme ; ce qui n’avait pas été fait. On en était maintenant aux ruches à miel :
- Notre père m’en avait promis quatre ! rageait Catherine. De celles qui sont au fond du jardin. Et que je pourrais les prendre quand je voudrais. Mais elles y sont encore ! lança-t-elle avec un regard noir à Guillaume qui avait hérité de la maison.
- Bon, bon, calmons-nous mes enfants, tenta le curé. Asseyons-nous et reprenons sereinement tout cela.
La tension et l’animosité n’était pas retombées, loin de là, mais au moins on pouvait se parler.
- L’argent d’abord ! imposa Catherine, l’écuelle menaçante toujours à la main. Ça fait 300 livres : je le sais ! Je les veux tout de suite !
Guillaume gémit :
- Mais enfin, où veux-tu que je trouve cette somme ?
- Ça m’est égal  Elle me revient !
- Oh ça va, hein ! On sait bien que tu étais la préférée de notre père : d’ailleurs il t’a promis 300 livres et à moi seulement 150 ! répliqua Pierre piqué au vif de ce que sa sœur avait eu plus que lui.

Je pensais par devers moi que ce n’était pas très courant qu’une fille hérite de davantage d’argent qu’un fils et qu’en plus elle avait été désignée héritière particulière, contrairement à son frère. Mais j’ignorais les raisons qui avaient poussé Géraud, le père, à faire cette répartition de la sorte. Catherine était-elle véritablement la préférée ou était-ce simple jalousie de la part de Pierre ?

- Peu importe : ce qu’on me doit je le veux ! insista Catherine de plus belle. Et que va dire mon fiancé si je n’apporte pas ma dot ? Que diront ses parents ? Ils pourraient me refuser !
- Et bien ce serait une vraie chance pour le promis ! répliqua Pierre du tac au tac.
- Ooooh !
Catherine s’apprêta à faire usage de son arme « de table ».
Le curé affolé tenta de calmer les humeurs belliqueuses de sa paroissienne :
- Bon : et si on promet de te les payer dans l’année après la célébration du mariage ? On mettra ça par écrit chez un notaire, bien sûr, comme ça personne ne pourra rien à redire.
- Pfff ! Notre père l’avait déjà mis par écrit, ça n’a pas empêché de rester dans les poches de certains…
Un silence gêné se fit. Mais Catherine ne voulait pas perdre la main : elle continua donc à énumérer ce qu’on lui devait.
- Il y a les 14 livres que j’ai gagnées par mon industrie chez les maistres, cités dans le testament de 1725. Mais toutes ces années j’ai continué à travailler : il faut donc ajouter 127 livres. Il y a aussi les 100 livres d’étrennes données par notre mère et qui me sont dues pour le temps de mes absences ayant cessé d’habiter la maison paternelle. Enfin, il y a 30 livres pour du bétail à corne dont notre voisin Antoine Servière est mon obligé.
- A corne ! Tiens donc ! On se demande bien pourquoi il a promis ça celui-là… laissa échapper Pierre entre ses dents, mais suffisamment fort pour qu’il puisse être entendu.
Un regard noir fusa mais, une fois encore, le curé joua les arbitres.

Guillaume, quant à lui, se tassait un peu plus sur sa chaise au fur et à mesure que la somme augmentait car il était celui qui avait été désigné hériter universel et général de feu son père, à charge d’exécuter ses dernières volontés et de rendre l’hérédité à son frère et sa sœur en temps voulu. Ce qui, il faut bien l’admettre, n’avait pas été réglementairement fait.

Sous l’insistance du curé, il promit du bout des lèvres de payer les droits légitimaires parentaux promis dans l’année après le mariage, les 14 livres à la fête de Noël, les 100 livres dans l’année à raison de quatre termes de 25 livres chacun et le restant des sommes dues (les 30 livres) en deux fois, 15 livres par an.
- Et les 127 livres ? Tu les oublies ?
Guillaume soupira, se leva pesamment et alla jusqu'à la garde-robe qu’il fouilla en profondeur afin d’y extirper un petit coffret de bois. Restant de dos à l’assemblée pour qu’on ne voit pas le contenu exact de la cassette, il compta 127 livres en écus neufs et autre bonne monnaie. Triomphante, Catherine prit la somme des mains de son frère et la fit prestement disparaître dans les plis de sa robe.

- T’es satisfaite maintenant ? demanda Pierre. C’est fini ?
- Sûrement pas ! répliqua Catherine. Il y a encore les ruches : toi tu t’es déjà servi, je le sais !
- Mais enfin, j’ai juste l’usage d’une ruche que m’avait donnée notre père avant son décès : les deux autres qu’il m’a promises je ne les aurai que lorsque je me marierai.
- Peu importe : je pouvais prendre les miennes quand je voulais. Et bien je les veux ! Maintenant !
- Et bien prends-les tes ruches ! Et va-t-en !
Le ton montait à nouveau. Je me demandais comment tout cela allait finir. Le curé redonna la parole à Guillaume :
- Concernant les biens que t’a octroyé notre père, je peux te donner les deux écuelles (il loucha craintivement sur celle que Catherine tenait toujours à la main, prête à s’en servir au besoin), l’assiette en étain et la robe de Rodez garnie pour ton mariage, mais pour le reste, la jupe de drap de couleur noire et les deux paires de linceuls, il faudra attendre la Noël, précisa-t-il.
- D’accord, mais au lieu de la couverte de laine aussi promise, je veux sa valeur en monnaie : 9 livres !

Ce fut un tonnerre de protestations, notamment de la part de Pierre qui n’en pouvait plus des exigences de sa sœur. Une fois encore, le curé dut se faire médiateur. On accepta la somme réclamée, qui serait versée dès la célébration du mariage, mais en échange de nouveaux conciliabules furent engagés, plutôt houleux. Ils portaient sur la part d’héritage de leur jeune sœur Antoinette, décédée ab intestat lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Finalement Catherine renonça à cette part d’héritage. Je ne sus jamais par quel miracle on en était arrivé là étant donné le vilain tour qu’avait encore la conversation quelques instants auparavant.

Satisfaite, Catherine se leva, abandonna la fameuse écuelle et partit sans un mot.
- Je crois qu’on n’est pas prêts de la revoir, dit Guillaume désabusé.
- Et bien tant mieux, je ne m’en porterai que mieux ! répondit Pierre en sortant, toujours aussi furieux.
Le curé s’épongeait le front après le rude combat mené. Il salua Guillaume et quitta la maison (le champ de bataille ?) à son tour.

J’étais triste de voir ainsi une fratrie se déchirer ainsi. En partant, la seule chose qui me remonta un peu le moral c’est que je savais que Guillaume ne couperait pas totalement les ponts avec sa sœur puisqu’il assisterait à son mariage. Mais était-ce une présence de convenance ou s’étaient-ils réconciliés ? Je l’ignore. Et plus jamais je ne revis un lien entre Catherine et Pierre.


5 commentaires:

  1. Un #RDVAncestral en pleine tempête! Les successions ne devaient effectivement pas se passer si bien que cela comme tu as pu le vivre dans cette rencontre si particulière.

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  2. Génial le paragraphe d'introduction sur l'arrivée du curé ! Don Camillo lui aussi était convié à votre rendez-vous ancestral :)

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  3. Comme voici un motif de dispute qui reste malheureusement trop souvent d'actualité

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  4. Continuez de nous romancer avec talent ces histoires de famille...
    Un plaisir à lire !

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  5. Bon, je vois que tu auras fait ton possible pour calmer les personnages en colère.
    Même si la scène est intéressante à observer, nous sommes tous un peu gênés de ne pas pouvoir rétablir la concorde dans la famille. Mais elle a peut-être raison, Catherine ?

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