« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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samedi 15 avril 2017

#RDVAncestral : rencontre au Ralliement

Petite entorse au principe du Rendez-Vous Ancestral : ce n'est pas moi qui vais à la rencontre d'un(e) ancêtre, mais l'inverse...

J'ai rendez-vous Place du Ralliement à Angers. Le nom est prémonitoire et parfaitement adapté à la situation. Je ne sais pas exactement à quoi elle ressemble car j'ignore à quel âge de sa vie elle a décidé de me rencontrer.
Elle, c'est la Louise. Louise Châtelain, épouse Lejard, est née en 1857 et nous a quittée en 1919. C'était l'arrière-grand-mère maternelle de mon père. La place est grande et il y a du monde qui circule. Je me rappelle, enfant, la sculpture-fontaine métallique en forme de rose des sables qui datait du réaménagement des années 1970, remplaçant l'immense parking moche qui avait fini par envahir la place. Elle a été replacée place Saint Serge aujourd'hui.

Je me dirige vers le "nouveau" théâtre, bâtiment signal de la place inauguré en 1871, où je pense pouvoir trouver la Louise. La Place du Ralliement était autrefois l'adresse prestigieuse d'Angers avec ses grands magasins (Nouvelles galeries, Dames de France...), ses beaux immeubles, vitrine de la vie mondaine.

Angers, place du Ralliement © cparama.com

Mon aïeule n'y est peut-être pas venue souvent, elle qui était d'extraction modeste. A moins qu'elle ait fréquenté le marché aux grains ou les foire de la Saint-Martin. Mais j'imagine qu'on ne la trouvait sans doute pas dans les nombreux cafés qui bordaient et animaient la place. Elle a qui vécu dans plusieurs petites villes ou villages des alentours (Chaumont d'Anjou, Saint-Barthélémy d'Anjou, Villevêque, Brain sur l'Authion), comment a-t-elle vécu le fait d'emménager à Angers, faubourg Saint-Michel, à la fin de sa vie ?

Je jette un coup d’œil en passant à la rue de la Roë, qui accueilli l'épicerie d'un autre de mes ancêtres.
Avec l'implantation du tramway en 1896, la place a connu la circulation la plus intense de la ville, toutes les lignes aboutissant ici. Mais cela n'avait sans doute rien à voir avec la ville d'aujourd'hui ! Je m'inquiète du tramway moderne qui, s'il porte le même nom, n'a plus rien à voir avec les véhicules qu'a connu la Louise.

 Angers, place du Ralliement de nos jours © Jean-Sébastien Evrard, tourisme.fr

Et la voici ! Elle, toute recroquevillée aux pieds des colonnes du théâtre. Je la reconnais facilement car elle a l'apparence que je lui connais sur un cliché en ma possession. De toute manière, elle tranche tellement dans le paysage, qu'il faudrait être aveugle pour ne pas savoir que c'est elle. Elle porte sa robe noire et sa coiffe angevine blanche.

Louise Châtelain épouse Lejard, 1917 © Coll. personnelle

Elle semble inquiète, effarée, effrayée : je me rapproche pour la rassurer. Nous traversons la place. Je la tiens par coude pour la réconforter. Durant ce court trajet, tout lui semble étrange : la foule, les vêtements des passants, cette drôle de fusée (le nouveau tramway), cette halle en verre où il n'y a pas de marché, ces véhicules avec le bruit et l’odeur qui les accompagnent (la place est piétonne mais cernée de rues où les voitures circulent), les enseignes colorées et inconnues, l’allure de la place qu’elle ne reconnaît pas vraiment. Où est (l'ancien) tramway ? Les voitures hippomobiles ? ...

Nous nous engouffrons dans un café, au fond de la salle, pour être un peu au calme. Mais là encore que de bizarreries :
- Cette chose rectangulaire et plate qui montre des images qui bougent mais qui défilent si vite qu’on n’a pas le temps de les voir, avec des écritures partout (la télé est branchée sur une chaîne d’information en continu).
- Tous ces gens qui sont à la même table mais qui ne se regardent pas, ne discutent pas, tout entièrement absorbés qu’ils sont par le petit rectangle qu'ils manipulent sans cesse. Ils rient et parlent fort… mais à qui ?
- Ces jeunes filles qui sortent sans chaperon, en cheveux qui plus est !
- « L’orangeade » pétillante que j’ai commandée.
- La  monnaie que je sors de mon sac pour régler nos consommations.
- Le bruit encore.
- Le décor, les couleurs, les matières.
- Ceux qui viennent acheter des cigarettes, d’autres jouer à « la loterie nationale ».
- Un groupe de jeunes gens vienne de faire "leur marché" (du shopping) sans même s'être déplacé et vantent les vêtements et chaussures qu’ils viennent d’acheter en un clic ! Mais qu'est-ce que c'est un clic ?

J’essaye d'expliquer à la Louise ce qu'elle voit, et puis les voitures, les téléphones, les modes vestimentaires, les mœurs mais il y a eu tellement de changements en 100 ans. Trop de choses nous séparent. Je ne sais pas si nous serions capables de vivre à la fin du XIXème ou au début du XXème siècle, mais une chose est sûre, une personne de cette époque serait incapable de trouver sa place dans le monde d’aujourd’hui.

Au bout d’un moment la Louise n’en peut plus. Elle a mal à la tête avec toutes ces étrangetés. Tout ça c’est trop pour elle. Elle préfère retourner d’où elle vient. Je propose de la raccompagner, mais elle décline. Elle s’en va, toute seule, traversant cette grande place du Ralliement. Je regarde sa silhouette qui paraît bien petite, comme écrasée, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Aujourd’hui le Ralliement porte bien mal son nom finalement…


samedi 11 mars 2017

#Généathème : les migrations de nos ancêtres

D'aussi loin que j'ai pu remonter, c'est-à-dire dans les années 1670, mes ancêtres éponymes ont habité Conques en Rouergue. Mais à partir de 1850, ils ont commencé à bouger. C'est Pierre Jean, le premier, qui quitte le berceau familial. En effet, il est gendarme et se voit muté dans différentes régions, notamment en Corse (histoire racontée dans le billet "L'ancêtre Corse : début de l'enquête" sur ce blog). Ses déplacements sont assez biens connus et expliqués.

Mais aujourd'hui, je vais m'intéresser à son fils aîné, prénommé Augustin Pierre Jean. Je vous le présente : il a les cheveux et les yeux châtains foncé, les sourcils noirs, le nez et le front ordinaire, le menton et le teint rond (sic), la bouche moyenne, le visage ovale [*].
Il est né en 1851 à Conques mais c'est son grand-père maternel Jean Antoine Mas qui a déclaré sa naissance, son père étant dit "gendarme à pied à la résidence d'Ajaccio".
Conques, dessin F.A.Pernot, 1834 © Delcampe

Rapidement, le père fait venir son épouse et son fils en Corse. On retrouve donc Augustin, enfant au sein du foyer familial, dans les recensements : à Appietto (1855), à 10 km d'Ajaccio, puis à Peri (1861), 26 km plus loin.
Appietto et Peri (soulignés en rouge),  Corse du Sud © Magic Serviettes

Par sa fiche militaire, on apprend que, devançant l'appel, il s'est engagé volontaire (classe de mobilisation de 1867) à la mairie d'Ajaccio le 3 octobre 1868 pour 7 ans et incorporé au 32ème de ligne sous le n°3363. Il a 17 ans. Qu'est-ce qui le pousse à quitter la maison si tôt ? Nous ne le saurons probablement jamais.
En 1871, toujours d'après sa fiche militaire (qui se trouve en Aveyron) il est dit cultivateur et caporal au 32ème de ligne. Je ne sais pas si on peut considérer cela comme un nouveau "domicile", mais il est alors dit prisonnier à Koenisgberg (Prusse / aujourd'hui Kaliningrad dans une enclave Russe isolée entre Pologne et Lituanie).
En 1873 est libéré du service actif et envoyé dans la réserve. Mais il ne rejoindra probablement pas sa famille, qui a déménagé à Aubin près de Decazeville (Aveyron).
En tout cas en 1875, lorsqu'il épouse Cécile Rols, il réside à Angers, 31 rue de la Roë. La famille Rols est aussi originaire de Conques; le père de Cécile ayant quitté le Rouergue dans les années 1875, mais on ignore pourquoi. Il a d'abord été en Indre et Loire puis à Angers. Il y était épicier et Augustin était son employé. Tous habitaient la même adresse : on sait où Augustin a rencontré son épouse ! Lors du recensement de 1876 il y habite toujours.

Angers, 31 rue de la Roë aujourd'hui © Google street view

"Le décès survenu à 47 ans de son beau-père et patron l'oblige à trouver un autre emploi" (d'après ce que disait mon grand-père : en fait il a quitté l'épicerie deux ans avant le décès dudit beau-père). Peut-être pistonné par son père, il est nommé "gendarme à pied à la compagnie de Maine et Loire" en 1877: on le retrouve en poste à la gendarmerie de Beaufort en Vallée lors de la naissance de son second fils. Il est ensuite rapidement muté à La Possonière (naissance de sa fille en 1879). Mais il ne fait pas carrière dans la gendarmerie puisqu'il démissionne en 1880. Lors des décès de deux de ses enfants, le 3 et le 16 avril 1881 [**], il est revenu à Angers, au 63 faubourg Saint-Michel; îlot misérable et insalubre totalement démoli dans les années 1960; mais qui avait peut-être meilleure allure dans les années 1880 ? Il est alors dit respectivement ouvrier de fabrique et employé de commerce.

Angers, entrée du faubourg Saint-Michel © Delcampe

Il fait ensuite un bref retour en Aveyron entre 1882 et 1886, à Aubin. Il n'apparaît pas dans le recensement de la commune en 1881, ce qui laisse supposer qu'il y est arrivé en toute fin d'année (après le décès de son fils Alexandre en avril) ou en tout cas avant le mois de juin 1882 puisque sa fille Marie Euphrasie y naît à cette date. Il rejoint sans doute ses parents qui habitent la commune, à nouveau sans doute pistonné par son père puisqu'on le retrouve garde mine comme lui; mais il change régulièrement d'adresses : lieu-dit Le Moulinou en 1882 (naissance de Marie Euphrasie), Combes en 1883 (décès de son père), Peyrolles en 1884 (naissance de son fils François) puis à nouveau Combes en 1886 (naissance de son fils Élie).

 Combes à Aubin, Puits de Mine, 1910 © merigot.chez-alice.fr

Finalement il revient en Anjou : il demeure à Angers, mais il a une adresse différente à chaque naissance ou décès d'enfant : 39 rue des Banchais en 1888 (naissance de son fils Augustin), rue Victor Hugo en avril 1889 (naissance de son fils Ernest), 27 rue Larevellière en juin 1889 (décès de son fils Ernest), 10 rue de la Rame [?] en 1892 (naissance de son fils Benoît), 14 rue Fénelon en 1895 (naissance de son fils Alexandre). Il est journalier.

Détail des migrations de Augustin PJ Astié, Angers et ses environs © TravelMap

En septembre 1904 il demeure encore à Angers, route des Ponts de Cé (mariage de son fils François), mais il déménage ensuite à nouveau : cette fois il va en région parisienne. Selon la tradition orale familiale "il est parti à Paris, à pied, chercher du travail". Il a alors 54 ans. Il deviendra journalier au gaz.

Cette fois il rejoint vraisemblablement son fils qui habite déjà à Ivry : en juin 1905 on le retrouve à Ivry, 34 rue Nationale (décès de son frère Louis), puis rue Raspail en 1911 (recensement).

Finalement, son acte de décès, en 1914 porte l'adresse Paris 13ème, 11 rue Damesme (rue qui se trouve dans le prolongement de la rue Nationale d'Ivry).

Migrations d'Augustin Pierre Jean Astié © TravelMap

Ce qui fait tout de même 20 adresses (je ne compte pas la Prusse) en 62 ans de vie - soit un déménagement environ tous les trois ans en moyenne ! Et peut-être que quelques adresses m'ont échappées, notamment à la fin de sa vie où les sources ne sont plus disponibles en ligne.
La plupart de ces déplacements s'expliquent facilement : la raison principale semble être la recherche de travail, qui se fait essentiellement par rapprochement familial (parents puis enfants) ou relationnel (son futur beau-père). Mais pourquoi ces déménagements incessants dans une même ville à quelques mois d'écart (comme à Angers, Aubin ou Ivry) ? Cela reste un mystère.


[*] Description trouvée sur sa fiche militaire.
[**] Pour l'anecdote les deux décès ont la même adresse, 63 faubourg Saint-Michel, mais celui du 3 avril est classé dans le 1er arrondissement d'Angers tandis que celui du 16 est dans le 2ème arrondissement !

samedi 19 novembre 2016

#RDVAncestral : jour de noces

Aujourd'hui c'est jour de noces à Angers. Je me suis glissée parmi les invités. Je les observe, du coin de l’œil. Il n'y a pas beaucoup de monde : une vingtaine de personnes. Les parents du marié ne sont pas là : ils habitent Ivry sur Seine; c'est trop loin pour faire le voyage, mais ils ont envoyé leur consentement, dressé devant le maire. Le père de la mariée est décédé une dizaine d'années plus tôt, mais sa mère est présente, ainsi que son demi-frère, Honoré, né d'un premier lit du père, de 20 ans son aîné.
Il y a des jeunes et des moins jeunes, des enfants, des époux de longue date. Neveu, frère, oncles et tantes, amis et voisins...

A la sortie de l'église, la mariée apparaît, toute blanche sur le fond noir de l'église où scintillent encore les cierges. Elle est appuyée, ravie, au bras de son tout récent époux. Lui, serré dans son costume noir, fier et grave en même temps. Quelques nociers ont tiré plusieurs coups de fusil de chasse pour faire honneur aux jeunes époux (*). Je me glisse dans la file qui vient féliciter les jeunes mariés. Je les vois un peu étonnés de me rencontrer ici, mais nous n'avons pas l'occasion de discuter alors : il y a encore du monde derrière moi. Plus tard sans doute. Et puis, le photographe nous attend !

Tous posent pour la photo. Pour le souvenir.

Noces Augustin Astié et Louise Lejard, 1912 © coll. personnelle
Figurent sur la photo : Robert Raveneau (enfant à gauche, neveu de l'époux), Daniel et Élisabeth Frète (oncle et tante de l'époux, à droite de l'époux), les époux (Augustin Daniel Astié et Louise Joséphine Lejard, au centre), Élie Astié (frère de l'époux, derrière l'épouse), Honoré Lejard (demi-frère de l'épouse, à sa gauche), Louise châtelain épouse Lejard (mère de l'épouse, à la gauche du précédent), Célestine et Victor Jamois (sœur et beau-frère de l'épouse, derrière les précédents). Les parents d’Augustin ne sont pas présents : ils habitent Ivry, dans le département de la Seine. Les autres n'ont pas été identifiés.

Puis le cortège, bien ordonné, se forme pour arriver jusqu'à la salle où le repas a été dressé sur des tables à tréteaux. Chacun a pris place selon un protocole rigoureux (parents, cousins, oncles, tantes, amis, etc...). Je suis la seule exception à la règle : je me retrouve à table entre les mariés et Élie, le frère du marié. Je peux ainsi tout à loisir discuter avec eux. Les plats se succèdent : la soupe grasse, le bouilli aux cornichons, la rouelle de veau, le rôti de bœuf... Point de légumes, bien sûr, ce serait faire impolitesse aux invités. Plats de crème et gâteaux circulent pour clore ce festin de rois. Les chansons ont alors commencé. Quand un chanteur a bien chanté, ses voisines doivent l'embrasser ! C'est sans doute pour ça que personne ne laisserait passer son tour de chant; sauf les mariés bien sûr ! - cela porterait malheur. On trinque ensuite avec du vin sucré, symbole de douceur, sous les applaudissements de l'assemblée. Café et "goutte" vont clore les agapes (*).

Il n'y a là rien que de petites gens : Augustin Daniel, l'époux, est ouvrier journalier (comme son père, sa mère est ménagère); Louise, l'épouse, est couturière (fille de cultivateurs, orpheline de père donc); les témoins sont journaliers, boucher, tapissier. Ils ont cependant quelques instructions car ils ont signé l'acte de mariage (sauf la mère de l'épouse). Quoi qu'il en soit l'ambiance est joyeuse et l'avenir pleine de promesses.

Élie et Augustin me parlent de leur père, Augustin Pierre Jean, le dernier de nos ancêtres à être né à Conques. De la fratrie qui comptait 10 enfants, mais dont trois sont morts en bas âges. De leurs nombreux déménagements lors de leur enfance, leur père étant gendarme et souvent muté (en Anjou, en Corse). Je ne résiste pas à leur raconter une histoire qui circulera dans la famille, trois générations plus tard : "on a un ancêtre Corse !" disait-on. Mais en faisant des recherches, je me suis aperçue qu'il ne s'agissait que de leur père, simplement muté en Corse. Cette anecdote les fait bien rire. Je leur dit aussi qu'après un épisode en Aveyron, un retour en Anjou, j'admire le courage de leur père, parti à pied en région parisienne pour trouver du travail.

Le travail, c'est une question essentielle. Élie a fait son apprentissage en tapisserie et espère en faire son métier. Augustin, quant à lui, a commencé à être commis boucher chez Daniel Frète, son oncle maternel, avant d'être embauché comme ouvrier journalier à l'usine Bessoneau. Les Angevins connaissent tous cette usine, qui a peut-être employé un membre de chacune de leur famille. Manufacture de filature, corderie et tissage, dont les activités vont s'étendre grâce au développement de l'aéronautique avec la création de tentes de grandes tailles pour protéger les aéroplanes. En 1920, l'entreprise atteindra le chiffre de 10 000 ouvriers. Le travail est difficile, mais Augustin ne se plaint pas.

En regardant autour de moi, je constate que nous sommes à une époque de changement, une frontière entre deux mondes. 1912. Il n'y a plus que la mère de l'épouse pour porter la coiffe traditionnelle angevine (alors qu'en 1900, au mariage d'Honoré, toutes les femmes la portaient encore). Le violoneux, le cousin en habit militaire ont disparu. Mais on n'hésite pas à poser négligemment une cigarette à la main. La mariée est en blanc, avec un long voile de tulle, et non plus en noir comme autrefois. Aucune des femmes n'est "en cheveux", mais peu d'entre elles portent un chapeau. Fini les hauts de forme pour les hommes, même si les gants blancs sont encore de mise. La plupart des hommes portent la moustache de rigueur.

Augustin et Élie me questionnent :
- Toi qui connaît l'avenir, que nous réserve-t-il ?
Je suis mal à l'aise pour réponde à cette question : comment dire à Élie que dans quatre ans il trouvera la mort sur un champ de bataille en Picardie, à Maurepas, Mort pour la France ? Que deux autres de leurs frères vont connaître le même sort (**) ?

J'essaye d'éluder et je dis à Augustin que malgré une grande guerre qui va bientôt être déclarée, il verra du pays et ira jusqu'aux Dardanelles. Je change rapidement de sujet et passe sur l'épisode du paludisme qu'il va contracter là-bas et qui va lui valoir une pension d'invalidité qui va monter jusqu'à 15%.

Louise me sauve en me questionnant son avenir familial : je lui réponds avec plaisir que l'année prochaine elle mettra au monde un fils, mon (futur) grand-père. Que c'est lui qui m'a donné le goût de la généalogie. J'évite de lui dire qu'à la suite d'un accident de travail (un coup reçu dans le bas ventre par une machine), Louise ne pourra pas avoir d'autre enfant.

C'est si difficile de raconter l'avenir : comment dire les malheurs que la vie nous réserve parfois ? Surtout un jour comme aujourd'hui, où la joie doit dominer. J'essaie d'orienter la conversation sur la noce :
- Heureusement que l'on n'a pas croisé un autre cortège de mariage : ça porte malheur !(*)
Tout le monde se met à rire : ces anciennes superstitions ont la vie dure.

Bras dessus, bras dessous, on part faire une bonne promenade digestive... Car dans quelques heures on remet ça avec le dîner du soir ! Il sera suivi du bal qui sera ouvert par les mariés. Mais ensuite ils chercheront à s’éclipser discrètement pour rejoindre leur chambre nuptiale. Les gars, en bras de chemise, pourront enlacer la taille de leur cavalière et enchaîner guimbardes, pas d'été, quadrilles et polkas... Plus tard, dans la nuit, ils iront envahir la chambre des mariés (*). Pour ma part, j'ai abandonné la noce depuis longtemps, ne pouvant tenir le rythme, mais heureuse d'avoir rencontré mes arrière-grands-parents, l'espace d'un moment. Un moment de fête. Avant que les vicissitudes de la vie ne les emportent...


(*) Coutume et légendes des pays d'Anjou, édité par l'Association amicale des anciens élèves du lycée d’État Chevrollier.
(**) Voir l'article du Généathème Hommage aux Poilus



vendredi 14 août 2015

Noces de chêne

S'ils étaient toujours là, nous aurions fêté cette année leurs noces de chêne. 80 ans de mariage.

Daniel Augustin Astié et Marcelle Assumel Lurdin se sont mariés le 31 juillet 1935 (acte civil - la cérémonie religieuse aura lieu le lendemain).

Noces Daniel Astié et Marcelle Assumel Lurdin, 1935 © coll. personnelle

Daniel a 22 ans, Marcelle 19. Il est employé de commerce, elle est employée de bureau.
Entourés de leurs parents et amis, ils célèbrent ce jour particulier. Les fidèles du blog auront peut-être reconnu, à droite de la mariée, sa mère Marie Gros que nous avons déjà rencontrée lors du ChallengeAZ 2015. Son père, Jules, est déjà décédé.

Fêter les anniversaires de mariage est une tradition ancienne, d'abord païenne : dans l’Empire Romain, les époux mariés depuis 25 ans étaient coiffés d’une couronne en argent; d’où peut-être l’appellation de noces d’argent. Au XVIIIème siècle la tradition se popularise mais prend alors un caractère religieux et devient l’anniversaire d’un sacrement. C'est pourquoi, elle est moins présente chez les protestants, par exemple. Ces célébrations des anniversaires de mariage, courantes dans la petite bourgeoisie urbaine, vont se répandre progressivement dans les campagnes dans le courant du XIXème siècle. Mais cela se faisait uniquement pour certaines années. Les années intermédiaires sont apparues dans un second temps. Quand aux attributs (noms de matériaux, de pierres précieuses ou de végétaux) ils ont changé au fil du temps, en particulier sous l'influence des bijoutiers !

Les sept enfants Astié éparpillés un peu partout en France, une grande fête a été décidée en 1985 pour les réunir tous, à l'occasion de l'anniversaire de mariage de Daniel et Marcelle.

En 1985 nous avons donc fêté leurs noces d'or (50 ans de mariage).

Noces d'or, 1985 © coll. personnelle

Nous avons organisé cet événement au Domaine du Hutreau (à Sainte-Gemmes-sur-Loire, à côté d'Angers) où ils avaient longtemps travaillé et où mon père est né. Du haut de mes dix ans, je me souviens de ces lieux que je trouvais immenses, d'une pêche à la ligne organisée pour les enfants et des courts spectacles et chansons donnés lors du dîner pour nos grands-parents.

Et dix ans plus tard nous avons fêté le diamant (60 ans de mariage). Cette réunion familiale a fait l'objet d'une rubrique dans la presse régionale. Il faut dire que mon grand-père avait eu, en son temps, une certaine notoriété locale pour son travail en faveur des plus défavorisés.

Noces de diamant, 1995 © Courrier de L'Ouest

Il n'y aura plus de réjouissances familiales nous réunissant tous par la suite :
Daniel nous a quittés le 27 janvier 2001. Marcelle le 13 avril 2013.

Ils détiennent néanmoins le record de l'union la plus longue de ma généalogie : 65 ans.

C'étaient mes grands-parents.

Il n'y aura pas de noces de chêne. Sauf dans nos cœurs.


mardi 28 janvier 2014

Une lettre... pour changer une vie

« Originaire de Saint-Amand-sur-Sèvre (Deux-Sèvres), la famille de Joseph Gabard exploitait une ferme à La Gidalière depuis plusieurs générations. Réformé pour faiblesse de cœur lors de la Première Guerre Mondiale, il resta à la ferme, tandis que ses deux frères aînés partaient au combat. Il assuma le travail de la ferme avec son père pendant les années de conflit. La paix revenue, son père lui dit pourtant "l'aîné va reprendre la ferme, toi tu n'as plus qu'à partir !". En effet, d'ordinaire, c'est l'aîné qui restait sur la ferme et les cadets partaient se marier et trouver du travail ailleurs. Les années de labeur sur la ferme comptèrent pour rien. C'est pourquoi il partit faire son apprentissage de boucher à Angers. C'est le premier Gabard à quitter La Gidalière depuis (au moins) la Révolution.»

« En 1924, Joseph Gabard travaillait à Angers. Il écrivait à Marie, la sœur de Flora *. Mais comme la première n’aimait pas écrire, c’est Flora (institutrice) qui répondait. Apprenant ce fait, il vint un jour à Châtillon, déclarant
"j’ai acheté une boucherie à Angers, marions-nous". Marie fut un peu déçue, mais Flora l’épousa. Joseph avoua par la suite que Flora lui avait plu dès le début, mais qu’il ne pensait pas qu’une institutrice put envisager de l’épouser, lui, un boucher. Il s’est décidé quand il a su que c’était elle qui répondait aux lettres. »

« Joseph et Flora avaient une boucherie rue Toussaint (n°42). Tout ce côté de la rue a été démoli par la municipalité pour dégager l’ancien mur des fortifications situé derrière la maison. La boucherie se composait du magasin, une salle à manger (les deux pièces étaient séparées par une porte vitrée), une cuisine, une petite cour où se situaient les toilettes. Des caves en sous-sol. Au premier étage étaient les chambres. Au deuxième habitaient des locataires. Au troisième (mansardé) logeait le commis et séchait le linge dans les greniers. La boucherie était ouverte, sans cloison ni porte, sur la rue. L’hiver il y faisait très froid. Flora était dans sa « caisse » (qui ressemblait à une petite cabine téléphonique), rendant la monnaie aux clients ou prenant les commandes. Elle souffrait moins du froid car elle avait une petite chaufferette sous les pieds. Le soir la boucherie était fermée par de grandes grilles. Deux rideaux rouges et blancs tirés à la fermeture isolaient la famille de la proximité de la rue. »

Boucherie Gabard, rue Toussaint à Angers, coll. personnelle

« En plus du métier de boucher, Joseph exerçait celui de marchand de bestiaux. Il était joueur de belote et un jour il gagna, en jouant à ce jeu contre un autre boucher, un cheval, une voiture et la tournée du boucher. Une tournée c’était un fond de commerce, l’autorisation de vendre de la viande au porte à porte, à la campagne (en l’occurrence entre La Bohalle et La Daguenière). C’était très rentable car les gens de la campagne achetaient les bas morceaux (il gardait ainsi les beaux morceaux, biftecks ou rôtis, pour les gens de la ville). »

« Tous les vendredis Joseph faisait la tournée de viande à La Daguenière et La Bohalle (à une quinzaine de kilomètres d’Angers). Joseph louait une ferme à La Morozière (St Lambert la Potherie) qui dépendait d’un château des comtes de Rorthays. Au début il y installa un couple de métayer, puis elle servit de maison de campagne à la famille. Cette ferme lui était utile pour son commerce de bestiaux. Le matin Joseph préparait les biftecks ou côtelettes, puis partait ensuite s’occuper de son commerce de bestiaux. Flora restait seule à la boutique. »

            C'est ma grand-mère qui m'a raconté ces fragments de l'histoire de ses parents. Lorsque les archives ne peuvent plus donner de renseignements, c'est la mémoire familiale qui prend le relais !! (pour paraphraser J. Bourillon).
    Il est amusant de voir que, sans cette correspondance à laquelle Flora a répondu pour sa sœur, mes arrière-grands-parents ne se seraient (sans doute) pas épousés et nos vies en eut été bien changées . . .


* Il s'agit bien de ma "petite mamie", la Flora que nous avons déjà rencontrée dans le billet Capable d'enseigner