J'y ai rendez-vous avec la famille Guillouard : François le père, Jeanne son épouse, et Pierre leur fils. Les forestiers ont plutôt la réputation d'être des taiseux, mais là, assemblés près de la cheminée (nous somme en février 1657), la famille me raconte volontiers sa matinée.
Père et fils sont de retour du bourg de La Sauvagère où, ce matin, ils étaient chez le notaire Me Perier. Accompagné de Jean Bernier, ils ont fait rédiger un contrat de mariage pour Pierre avec la sœur de Jean, prénommée Marie.
Ils m'expliquent que le père de Marie étant déjà décédé, c'est Jean qui s'occupe de tout désormais. Les deux fiancés se sont promis que, "au plaisir de Dieu [mariage] sera fait et accomply selon les constitutions et cérémonies de nostre mère sainte église catholique apostolique et romaine."
Jean Bernier "a promis, en faveur dudit mariage, en don pécuniel la somme de 150 livres". Cette somme représente à la fois la part de Jean, l'héritage paternel et les "biens meubles". Elle sera versée en plusieurs termes, dûment définis. Marie apportera aussi dans la corbeille de mariage un beau trousseau qu'elle a dû patiemment élaborer : "un habit honneste et selon son usage, un lit fourny de couette, traversier, oreiller, couverture et courtine et pendant dudit lit selon la coustume, avec une douzaine de linge." Ce linge sera complété par de la vaisselle : "6 écuelles, 6 assiettes, un pot, le tout d’estain." Le tout sera disposé dans "un coffre de bois de chesne fermant à clef bon et suffisant." Du bétail complète la dot : "une vache pleine ou le veau après elle, une genisse de 2 ans, 6 brebis pleines ou les aigneaux après elle."
- Et toi François, qu'as-tu promis ?
- J'ai "consenty et accordé que de ladite somme de 150 livres en soit mis et employé en fond ou rente la somme de 100 livres au nom et ligne de ladite fille pour assignat." Et si jamais mon fils venait à décéder du vivant de Marie, j'ai promis quelle "ait son douaire coustumier sur tous ses biens comme sy dès à présent Pierre estoit héritier."
L'ensemble ne représente pas une grande fortune, mais les deux familles sont des gens modestes.
Je me tourne vers Pierre :
- "Tu es content ?"
Un large sourire est ma seule réponse.
- Le notaire a tout rédigé selon vos vœux ? Et il vous a fait signer le document ?
- Ben, nous autres on ne sait pas écrire, mais on a mis notre marque. Chacun a la sienne.
La nuit commence à tomber. François me raccompagne à la lisière de la forêt grâce à un petit lumignon qui n'éclaire pas grand chose; mais heureusement il connaît le chemin par cœur. Au moment de nous quitter, je me retourne et lui chuchote : "ne t'inquiète pas : il aura une belle vie...".
De retour dans le présent, je ne résiste pas à aller aux archives voir s'il reste des traces de cette matinée. Mais, si j'ai découvert plusieurs documents sur la famille confirmant ma prédiction (Pierre sera collecteur de taille [*] par exemple), je suis déçue car je ne trouve pas le contrat de mariage dans la liasse des archives du notaire Perier en 1657. Finalement, c'est O. Halbert qui va me donner la solution : "Il existe un véritable problème pour trouver les contrats de mariage dans les énormes registres reliés des archives notariales de l’Orne, car en fait puisque les dots étaient rarement payées dans les temps, on devait se référer à ce contrat souvent des décennies plus tard, lors de la "reconnaissance". Le notaire sortait donc à ce moment là le contrat de son année réelle, et le reclassait avec la transaction passée des décennies plus tard. Ainsi, à titre d’exemple, le contrat de Pierre Guillouard, passé en 1657, est classé en 1679, soit 22 ans plus tard." Et effectivement, il est là, bien plus tard que prévu, mais bien là, souvenir et preuve de notre rencontre en février 1657...
[*] Selon O. Halbert, le fait que Pierre ne sache pas signer n'est pas un obstacle à son métier de collecteur de taille : savoir compter et faire rentrer l'argent suffit !