« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 19 mai 2018

#RDVAncestral : Né post mortem

Le petit groupe marchait tranquillement le long du chemin, les muscles endoloris après une longue journée de travail. Fatigués mais heureux. Je les avais rejoint, mais je me faisais discrète car contrairement à eux je n’avais pas passée une journée harassante aux champs, et je ne voulais attirer sur moi ni regards de jalousie, ni railleries. Au fur et à mesure des sentiers qui quittaient le chemin principal, quelques personnes quittaient le groupe sur un « à demain ! » joyeux afin de regagner leurs propres fermes. Plus on s’éloignait des champs où grossissaient chaque jour le tas de bottes moissonnées, plus le groupe s’étiolait. Je marchais en silence à côté de René, resté un peu en arrière du groupe, perdu dans ses pensées. Je respectais son silence, me faisant encore plus discrète qu’avant, si cela était possible.

Devant nous, la forte carrure de son frère Jaques, plus âgé que René de trois ans. Volubile, il marchait en remuant les bras et en s’esclaffant : il devait raconter une anecdote apprise au cours de la journée par un quelconque voisin. A son côté leur aînée Marguerite, qui avait huit ans de plus que René, marchait d’un pas plus calme, écoutant probablement d’une oreille distraite l’histoire de Jacques, comme elle en avait l’habitude. Devant eux leurs parents, Marguerite et Jean. Enfin, leurs parents : ce n’était pas tout à fait vrai : Jean était le second époux de Marguerite. Leur véritable père c’était Jacques Coeffard. Je savais que René y pensait souvent à ce Jacques ; c’était d’ailleurs la raison de ma présence ici. Sans doute parce qu’il ne l’avait pas connu. Jean était un bon mari, il s’occupait bien de René et de toute la famille. Mais ce n’était pas son père. Pas vraiment. De son véritable père, on n'en parlait jamais à la maison. De plus, les faibles indices qu'il avait appris au sujet des circonstances de sa naissance peu ordinaire et entourée de mystères le troublaient et il y pensait souvent. Comme ce soir sur ce sentier.

Ayant atteint la ferme, chacun se mit aux tâches qui lui étaient dévolues : s’occuper des poules, arracher les légumes du potager pour la soupe du soir, affûter les couteaux… Près du feu, je regardais Marguerite qui observait son fils depuis un moment. Je crois que j’étais arrivée au bon moment. Souvent elle avait remarqué que René avait tendance à s’enfermer dans le silence, comme en retrait. Rien à voir avec l’exubérance de Jacques. Mais c’était de plus en plus fréquent ces temps-ci. Après le repas, alors que chacun s’apprêtait à aller se coucher, Marguerite retint René.
- Que se passe-t-il mon fils ?
- Rien, maman.
- Reste un peu avec moi une minute.
Je ne savais que faire : devais-je m’en aller moi aussi ? Marguerite, voyant mon hésitation, m’assura que je pouvais rester également. Ouf ! Car je pressentais que ce moment était important.
- A quoi penses-tu ?
René garda le silence un instant. Hésitant. Il ne voulait pas faire de mal à sa mère, remuer des souvenirs douloureux. Mais il voulait savoir. Devinant ses pensées, je retenais mon souffle, de peur que le moindre geste fasse reculer René. Enfin il prit la parole.
- Je sais que Jean n’est pas mon vrai père, même s’il a toujours été très bon avec moi, mais je voudrais savoir…
Il ne termina pas sa phrase. Peut-être lui-même ne savait-il pas vraiment ce qu’il voulait savoir !
Mais sa mère vint à son secours :
- Tu veux en connaître un peu plus sur les circonstances de ta naissance et la disparition de ton véritable père, Jacques ?
- Oui, c’est ça, avoua René dans un souffle, les yeux au sol.


Ombre © mystere-poetique.skynetblogs.be

Marguerite eut un sourire pour son fils. Elle ne prit pas la parole tout de suite. Se replongeant dans ses souvenirs. Enfin, elle commença son récit :

- Je me rappelle un jour, c’était la fin de l’été. Je te regardais dans ton berceau, un pauvre sourire sur les lèvres. Tu n’étais qu’un bébé qui s’endormait doucement, les poings serrés. Repus, car tu venais de finir de manger, tu poussais de temps en temps des soupirs de satisfaction, tout en t’abandonnant au sommeil.

Dire que cet enfant aurait dû faire ma joie, pensais-je alors. Promesse d’un futur qui ne sera jamais sans doute. Rappel d’un passé douloureux sûrement.

Je me disais : « Oh ! Jacques ! Pourquoi m’as-tu quitté si vite ? Tu n’as même pas su que j’attendais un autre fils. Je m’apprêtais à te l’annoncer le jour où… ».

Le cœur serré, Marguerite nous raconta ce triste soir où mon père s’est tenu sur le pas de la porte, tournicotant son chapeau entre ses mains, n’osant franchir le seuil de la maison.
Toute à ma joie de la bonne nouvelle à annoncer, je ne remarquais pas immédiatement la figure ravagée de mon père. Ni le fait qu’il était seul. Et puis tout d’un coup je compris, sans qu’une parole ne fût échangée. Ce qui s’est passé ensuite reste flou dans ma mémoire. Le retour du corps de Jacques dans une charrette à bras tirée par des voisins, les funérailles lors d’un jour froid de février de 1724 dans le cimetière de Saint Hilaire de Mortagne, et puis ce ventre qui ne cessait de prendre de l’ampleur, gonflé de vie. La vie qui avait été retirée à celui qui était à ses côtés pour la protéger, veiller sur elle et leurs enfants. Durant toute leur existence. C’était ce qu’ils s’étaient promis. Mais cela ne sera pas.

Et puis le bébé était arrivé. Tu es arrivé. Et jamais je ne m’étais sentie plus seule.

René se crispa, mais Marguerite l’apaisa d’un regard et reprit le cours de son histoire :

Au début, les deux aînés avaient eu de la curiosité pour le nourrisson. Puis rapidement ils s’en étaient détournés. Je les soupçonnais un peu de ne le guère porter dans leurs cœurs, ce petit frère qui réclamait toute l’attention de leur mère. J’avais même surpris une fois un coup de pied en douce dans le baquet qui te servait de berceau. Mais comment leur en vouloir, alors que moi-même je n’étais pas loin d’éprouver les mêmes sentiments ! J’en avais honte : comment en vouloir à ce petit être innocent ? Mais je ne pouvais réfréner ses sentiments.

Deux mois après le décès de mon époux, c’était mon père qui partait à son tour. Ma mère étant décédée depuis une demi douzaine d’années, voici que j’étais devenue orpheline.
Comme je me sentais seule : mes parents  disparus, mon époux, mes beaux-parents. Il ne restait que moi, mes deux aînés de 8 et 3 ans et ce petit braillard qui ne cessait de réclamer sa pitance si fort et si souvent que  les voisins eux-mêmes ne devait plus le supporter ! Dans mon souvenir mes deux aînés n’avaient pas été aussi bruyants. Mais peut-être avais-je oublié… Ces cris étaient un rappel incessant de l’absence cruelle de mon époux.

L’inquiétude me gagnait : je ne pourrais sûrement pas rester à La Métairie maintenant que Jacques n’était plus là pour travailler la terre. Où irais-je avec mes trois petits ?

Enfin je sortis de ma torpeur :
« Allez ! Secoue-toi ma fille ! La besogne ne va pas se faire toute seule. »
Profitant du sommeil de René et du bref répit qu’il me procurait, je me concentrais sur mes tâches quotidiennes. Fataliste, je savais que je me remarierais. Sans doute rapidement car il fallait bien nourrir ces petites bouches affamées (et la mienne !). Alors la vie reprendrait son cours, comme si rien ne s’était passé. Je verrais mes enfants grandir, se marier et me donner des petits-enfants à leurs tours. Je me sentirais alors sûrement bien entourée et beaucoup moins seule.

Mais pour l’instant je ne voulais pas y penser. Ces dix années de mariage avec Jacques avaient été un tel bonheur, même si la vie n’était pas facile tous les jours, je ne voulais pas effacer cela d’un trait de plume. Je souhaitais garder encore ces heureux souvenirs pour moi seule. Encore un peu.

Jetant un œil au bébé endormi, je me fis ce jour-là le serment de l’aimer de tout mon cœur. Comme les deux autres. Comme si Jacques avait été encore là…

Le silence se fit sur cet aveu. Le visage de René était indéchiffrable.  Il se leva pour regagner son lit. Un instant il se retourna et ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose. Mais finalement il la referma et partit se coucher.

Marguerite semblais triste de cet aveu. Je lui posais une main sur le bras pour la réconforte :
- Ne vous inquiétez pas : il vaut mieux savoir. Même si c’est parfois un peu difficile à entendre. Il vaut toujours mieux savoir…


samedi 5 mai 2018

Comment trouver des parents...

... quand il n'y a plus de registre et qu'on porte un nom fort commun.
Au début il y a la mère.


Elle se nomme Charrier, patronyme ayant de nombreux homonymes dans ce coin des Deux-Sèvres vendéennes. Et elle porte un prénom, disons... assez connu : Marie !
Je ne connais pas ses parents : registres perdus, pas d'acte de mariage, déménagements à répétition (un coup en Vendée, un coup dans les Deux-Sèvres), acte de décès non filiatif. Mais sont époux est connu grâce aux générations suivantes. Notamment par le mariage de sa fille, mon ancêtre directe.


Longtemps je me suis arrêtée là, faute de sources disponibles.
Et puis à la fin de l'année dernière, j'ai reçu son contrat de mariage (ça, c'est signé @RayDeborde, encore une fois, ;-) qui a encore été travailler pour moi - merci à lui... encore).
Lecture en travers : je vois cité René, le frère de la mère - encore un prénom original : on cumule dans la famille.


J'ai bien essayé de chercher René Charrier (dans les deux départements) mais il y a trop d'homonymes pour un résultat probant. Nouveau coup d'arrêt dans mes recherches.

Et puis lors d'une semaine ordinaire, une alerte de Geneanet : des nouvelles de Marie Charrier sont publiées, avec ses parents ! Chouette me direz-vous. Ben, pas vraiment : l'arbre n'est pas assez détaillé, les actes non filiatifs pour être sûr que les parents soient bien les parents. De plus, il y a 11 ans de décalage entre l'âge (estimatif) donné par l'acte de décès de Marie et celui donné dans l'arbre en ligne. Ce n'est pas rédhibitoire, mais disons que ça ne va pas dans le bon sens.
J'élargis mes recherches grâce à l'option correspondances  : 5 couples correspondent avec ma Marie, mais les parents varient d'un arbre à l'autre ! Certains donnent bien un frère René, mais...
Trop d'homonymes, je vous dis.


Je relis alors le contrat de mariage et je vois parmi les témoins la tante maternelle, veuve de René. Je l'avais bien notée, mais sans comprendre l'importance.


Je retourne sur Geneanet avec ce couple : 4 résultats, aux informations très variables : noms juste cités, mention du décès de René sans lieu ou avec un lieu (mais pas le bon département) pour un autre. Je vais voir l'acte de décès à tout hasard. Il est filiatif : chouette ! Mais bon, son épouse n'est pas mentionnée. Nouveau doute. Elle est bien dite veuve l'année suivante (dans le contrat de mariage), mais quand même. Nouveau doute.

Certains arbres donnent un fils, d'autre une fille. Je vais voir le fils dont l'acte de mariage est mentionné (1825). Et cet acte est très détaillé et confirme le décès (douteux) de René cité plus haut.

Donc ce René est bien le frère de "ma" Marie. Et je connais enfin leurs parents, cités dans l'acte de décès de René. Et voici comment j'ai trouvé Honoré et Marie.


Et vous savez quoi ? Ce n'est aucun des parents cités dans les 5 arbres publiés sur Geneanet !

Ce "nouveau couple" est d'ailleurs inconnu sur Geneanet, ce qui s'explique sans doute à cause de la disparition des registres qui les ont fait entrer dans les oublis de l'histoire...



lundi 30 avril 2018

#Centenaire1418 pas à pas : avril 1918

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois d’avril 1918 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er avril
Le médecin me l’a confirmé : je vais bientôt être renvoyé au front.

2 avril
Des visions me reviennent : les horreurs dont j’ai été témoins, les souffrances endurées, les tranchées, la pluie, la boue, le froid, le vacarme infernal des bombardements, les camarades qui tombent…

3 avril
Les infirmières de nuit tentent de calmer les angoisses des nuits interminables, les cris des blessés traumatisés. Ici on les appelle « le Bon Dieu ambulant » ! [1]

4 avril
Je vais bientôt quitter la salle commune. Je pense à ces gars qui sont dans la salle des grands blessés. Les infirmières en parlent avec respect et crainte. Quel sera l’avenir pour eux qui n’ont plus de bras, de jambe ou de visage… ?

5 avril
J’ai survécu à la bronchite ! Le départ est pour demain.

6 avril
Je remonte en première ligne. Je croise une file de blessés qui en reviennent. Ceux qui le peuvent marchent en se soutenant les uns les autres, les plus atteints sont brinquebalés dans des charrettes ou des civières improvisées. Je vois qu’en un mois rien n’a changé finalement…

7 avril
Je fais connaissance avec les gars de la 10ème, ma nouvelle compagnie. Ils pataugent dans la boue car l’eau a envahi tranchées et abris. Mais dès ce soir nous partons relever une division italienne. Relève de 18 à 22h, sans incident.

8 avril
Bref cantonnement à Campo Romignolo puis nous repartons dans la soirée à Préara, par les camions italiens.

9 avril
Préparatifs de départ. Nous devrons embarquer le 11 à la gare de Villaverla. Deux trains et demi y seront mis à notre disposition.

Carte Bertigo-Villaverla

10 avril
Ordre du jour de la 6e armée italienne : «  Dans quelques jours où la 47e Division Française s’est trouvé en ligne sur le front de la 6e armée, elle s’est signalée en prodiguant sans cesse son activité et sa valeur. Au moment où cette belle Division quitte la 6e armée je lui exprime toute mon admiration et toute ma reconnaissance. Je lui souhaite aussi au nom des camarades de la 6e armée italienne, gloire et honneur impérissables dans les luttes nouvelles qui l’attendent dans sa patrie. » Général Lucas Montuori

11 avril
Nous rentrons en France ! Préparatifs de départs.

12 avril
Embarquement dans plusieurs trains à Villaverla.

13 avril
Voyage en chemin de fer par Vicence, Novare, Milan, Turin, Modane, Chambéry, Bourg, Dijon, Montereau, Pontoise, Serqueux.

Carte Vicense-Serqueux

14 avril
Le train est passé à Chambéry, si près de mon pays ! Hélas pour moi je n’ai pas pu m’y arrêter. Quel dommage... Adieu l’Italie. Jamais je n’oublierai les combats du Monte Tomba, de la vallée de la Piave et tous les camarades qui sont tombés sur ces terres.

15 avril
Certains débarquent dans l’Oise (Fouilloy, Abancourt), d’autres dans la Somme (Formerie).

16 avril
Nous nous retrouvons tous au cantonnement de Meigneux au Nord-Ouest de Sainte Segrée. Nous voilà de retour dans la Somme !

17 avril
Étape par voie de terre de Meigneux à Courcelles sous Moyencourt (Somme). Départ à 7h20. Itinéraire : Poix, Croixrault. Arrivée au cantonnement à 12h.

Carte Meigneux-Courcelles

18 avril
Conférence du Général de Division.

19 avril
Distribution des nouveaux masques.

20 avril
Étape par voie de terre de Courcelles à Guignemicourt. Départ à 6h15. Itinéraire : Quevauvillers, Clairy. Arrivée au cantonnement à 12h. On marche sous une pluie fine, sur une route défoncée par les convois. [2]

Carte Courcelles-Guignemicourt

21 avril
Repos. Conférence aux cadres sur l’emploi tactique des chars d’assaut.

22 avril
Travaux de réfection des routes. Instruction par compagnie. Conférence aux cadres sur l’hypérite (sic). On dirait une autre guerre : masques à gaz, chars d’assaut… : que de changements depuis le début du conflit.

23 avril
Le bataillon fait mouvement par voie de terre sur Villers-Bocage où nous cantonnons. Départ à 12h15. Itinéraire : Renancourt, Longpré lès Amiens, Poulainville. Arrivée à 19h30. L’Etat-Major du Corps Australien cantonne dans le même village.

Carte Guignemicourt-Villers

24 avril
Repos. Installation au cantonnement. Travaux de propreté.

25 avril
Instruction par compagnie. M. de Fabry-Fabregues est le Commandant en chef du bataillon. Le lieutenant Barthe commande notre compagnie. Le bataillon est composé de 1234 soldats, les officiers et 263 chevaux.

26 avril
Instruction par compagnie.

27 avril
Instruction par compagnie.

28 avril
Repos.

29 avril
Instruction par compagnie. Ici il n’y a plus rien. Plus de nature. Plus de vivants. [3]

Somme, 1916 © Gallica

30 avril
Instruction par compagnie.


[1] Inspiré de Souvenirs d’une infirmière de Julie Crémieux
[2] Inspiré de « Ils rêvaient des dimanches » de Ch. Signol
[3] Document LPC « 14-18 le sport à l’épreuve du feu »



samedi 21 avril 2018

#RDVAncestral : Décédés d'amour

En ce 14 mars 1713, il y a du monde chez Gabriel Raoult à Mauperthuis (Seine et Marne). Son épouse, Jeanne Maillard, vient d’être enterrée, le 7 du mois. Quelques jours ont passé. Ces quelques jours pour éprouver le premier chagrin, le vide de la séparation, le lit froid qu’on retrouve soudain le soir, seul.
Mais en arrivant près de la maison ce jour-là, je fus fort étonnée de voir toute une assemblée en grand deuil. Sans doute feue Jeanne Maillard était elle estimée, mais tout ce monde encore présent une semaine après ses funérailles… Étrange.

Ils sont tous là : les amis, les voisins, bien sûr, mais aussi les enfants, leurs conjoint(e)s, les petits-enfants, venus des villes et villages voisins où ils demeurent aujourd’hui - Guérard, Faremoutiers, Saints, Saint-Augustin… Il n’en manque qu’un. Gabriel lui-même.

Et pour cause : toutes ces personnes ne sont pas là pour Jeanne, mais bien pour Gabriel. Gabriel qui a suivi de près sa défunte épouse dans l’autre monde. Sept jours. Seulement sept jours séparent les deux décès.
Qu'est-il arrivé ? 

Je me glisse dans la file d’amis et de proches qui offrent leurs condoléances aux récents orphelins. Bien sûr, ils sont grands maintenant (entre 30 et 45 ans). Mais perdre ses deux parents dans un laps de temps aussi proche, c’est une épreuve tout de même.
Je m’approche de Jeanne, leur fille (mon ancêtre directe à la XIème génération) et son époux Jacques. Je tente d’en savoir plus :
- Que s’est-il passé ?
Jeanne est trop émue pour me répondre. C’est Jacques qui tente de m’expliquer :
- Bien sûr, il y a l’âge : ils n’étaient plus tous jeunes tous les deux (environ 70 ans). Il y a aussi peut-être des raisons « extérieures » : on a passé des années difficiles autour de 1709 et du « grand hyver » qui ont durement éprouvés les organismes. Ma belle-mère ne s’était jamais remise d’avoir perdue une petite fille âgée de quatre mois, même si ça peut paraître chose courante : il y en a certains pour qui c’est plus difficile que d’autres. Ça semblait s’être accentué ces dernières années : elle en parlait souvent de cette enfant qui n’avait pas vécu, surtout avec l’arrivée de la nouvelle génération. Les blessures du passé ont été ravivées. Et Gabriel se sentait honteux ne n’avoir rien pu faire : ni pour sauver la petite, ni pour soulager la douleur de son épouse. Cette tristesse-là, elle est restée à jamais dans leurs deux cœurs.
-  Mais deux décès si rapprochés, c’est peu commun tout de même.
Je demande s’il y a une épidémie particulière qui sévit dans cette région. Jacques me réponds que non : on ne meurt pas plus que d’habitude en ce moment au pays. Plus tard, un coup d’œil aux registres paroissiaux me confirmera ses dires.
- C’est le hasard, ajoute Jacques, fataliste.
Il regarde son épouse : c’est à son tour de s’inquiéter pour quelqu’un d’autre maintenant. D’autant que son épouse n’a pas perdu un nourrisson, mais trois, dont une fille mort-née ! La mélancolie va-t-elle à son tour déployer ses griffes autour de la femme qu’il aime tout particulièrement ?

Essuyant une larme, Jeanne affirme dans un souffle :
- Ils sont décédés d’amour.
- « Décédés d’amour » ?  Qu’entends-tu par là ?
- Ma mère était le pilier de cette maison, surtout depuis que nous, les enfants, avions quitté la ferme les uns après les autres. Le départ des deux derniers, Anne et Antoine, il y a quelques mois seulement a laissé un grand vide. Sans elle, mon père ne voulait pas vivre. Il ne pouvait pas vivre.


Couple gisant © lamemoirenecropolitaine.fr

Jacques entoure les épaules de son épouse d’un bras consolateur. Ils s’éloignent : d’autres que moi réclament leur attention.

L’un ne pouvant survivre à l’autre ? Était-ce cela qui avait provoqué la mort de Gabriel si peu de temps après le décès de son épouse ? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais peut-être que Jeanne avait raison...


__________

Dans ma généalogie je compte 12 autres couples décédés avec un intervalle particulier :
- 3 jours pour BOUGARD André et VIAU Françoise, en 1631 à Pellouaille les Vignes (Maine et Loire) 
- 4 jours pour CAILLAUD Pierre et BOURDET Marie, en 1759 à La Verrie (Vendée)
- 5 jours pour ASSUMEL Jean-Baptiste et GUILLERMET Louise Marie, en 1740 à Lalleyriat (Ain)
- 9 jours pour BOUGUIÉ Pierre et FELON Catherine, en 1699 à Corzé (Maine et Loire)
- 10 jours pour MERCERON Jean et HAMARD Jeanne, en 1643 à Villeveque (Maine et Loire)
- 3 semaines pour HAQUETTE Toussaint et VALLET Reine,  en 1707 à La Chapelle s/Crécy (Seine et Marne)
- 1 mois pour POCHET Abel et JUDAS Margueritte, en 1711 à Guerard (Seine et Marne), BANIDE Jean et BESOMBES Jeanne, en 1747 à Florentin la Capelle (Aveyron) et COCHET Claude Joseph Bertrand et HUGON Jeanne-Marie, en 1840 à Martignat (Ain)
- 2 mois pour ROUAULT Nicolas et BIESLIN Françoise, en 1794 à Villeveque (Maine et Loire)
- 4 mois pour MOCCAND Gaspard et Xxx Michelle, en 1643 à Sixt Fer à Cheval (Haute-Savoie)
- 7 mois pour LE GOFF Olivier et ETIENNE Marie, en 1817 à St Caradec (Côtes d’Armor)
- Et pour l’anecdote : GROS Alphonse Elie Frédéric et PROST Marie-Philomène sont décédés tous les deux un 14 septembre mais à 30 ans d’intervalle (1898 et 1928) !

Hormis pour le premier couple, où une épidémie est certainement la raison de ces décès très rapprochés car trois de leurs enfants meurent en même temps qu’eux et que la peste règne en Anjou à cette époque, rien n’indique dans les actes de décès pourquoi les deux époux se sont suivis dans la tombe de façon (plus ou moins) rapprochée.



samedi 14 avril 2018

#Généathème : J'ai fait parler une carte postale

Élise a ses « invisibles », moi j’ai mes « fantômes ». Les invisibles, ce sont ces ancêtres dont on ne sait presque rien (une mention, un acte…). Les fantômes, c’est l’inverse : j’ai pour eux des photographies, des cartes postales et même des témoignages directes de personnes qui les ont connus et côtoyés. Mais je n’ai les ai jamais trouvés dans aucun document « officiel » (état civil, recensement, acte notarié…). Ils font partie du fameux « trou noir de la généalogie » : trop anciens pour s’en souvenir, trop récents pour que les documents les concernant soient librement communicables.

J’avais déjà eu l’occasion, l’année dernière, de raconter comment j’avais hérité d’un gros tas de cartes postales (182 exactement) écrites à mon arrière-grand-mère paternelle Marcelle Macréau, l’épouse de Jean-François Borrat-Michaud - que les lecteurs de ce blog connaissent bien. Entre temps, j’ai aussi numérisé l’album de photographies reçu dans les mêmes conditions. Je profite donc de ce généathème « cartes postales » pour tenter de donner corps à mes fantômes, en espérant l’aide de l’album familial, et faire parler, non pas une, mais un tas de cartes postales...
Rappelons que le couple demeure après-guerre à Eaubonne (Val d’Oise). Lui est originaire de Samoëns (Haute-Savoie) et elle du Sud-Ouest de la Seine et Marne (nombreux déménagements entre Meaux et Coulommiers). Je ne sais pas quand et comment ils se sont rencontrés mais au moment de leur mariage en 1920 ils sont tous deux domiciliés à Eaubonne, dans la même rue, précisément au 29 et au 35.

En comparant les cartes postales et les photographies, je m’aperçois que des personnes figurent dans ces deux sources. Me voici donc partie à la chasse aux infos.

- la famille Greff :
Marie-Louise, la sœur de Jean-François, épouse Joseph Greff. Partie de Haute-Savoie comme son frère, elle demeure entre Paris et la Seine et Marne, mais elle revient ensuite à Samoëns, ce que je sais grâce à la correspondance des cartes postales de la fin des années 1960, le décès de son mari en 1972 et son domicile indiqué lors de son propre décès en 1976, bien que celui-ci ait lieu à Levallois-Perret (Hauts de Seine) sans que je ne sache pourquoi. Je lui ai trouvé une fille, Denise. Une homonyme de Denise Greff habite aujourd’hui Samoëns : je lui ai écrit pour savoir si elle était « ma »Denise, ou une de ses descendantes… Elle ne m’a jamais répondu.

Famille Greff, date inconnue © Coll. personnelle

J’ai 4 cartes postales signées d’une Denise, écrite dans les années 1960/1970, adressée à « ma chère tante » : je retrouve donc là sans doute Denise Greff.
Par ailleurs, il y a aussi dans l’histoire un Richard (évoqué par ma grand-mère, mais je ne l’ai pas trouvé). Or une autre carte est signée de la même Denise mais aussi de Richard : voici un fantôme qui prend corps, même si je ne peux pas encore le situer précisément dans l’arbre généalogique : Peut-être est-ce son époux (la carte est écrite en 1966, Denise est née en 1921) ou bien son fils ? (en 1964 elle écrit « Je rentre d’ici [Italie] par Samoëns et ramènerai Richard »). Je n’ai pas de photo de lui – ou bien il fait partie du tas de clichés dont les personnes ne sont pas identifiées. Mystère.

Enfin je dispose d’une dernière carte de la famille, signée « J. Greff » et, si je lis correctement, « Louise ». Il s’agit donc sans doute de Marie Louise. Mais eux ne font que signer la carte : son auteur est Huguette, nièce de Marcelle (comme l’indique l’en-tête « ma tante »). Or j’ai, dans l’album familial, la photo d’une petite fille légendée Huguette que je ne parvenais pas à rattacher à une famille précise. Si j’en crois cette carte, Huguette serait peut-être la fille de Marie-Louise et Joseph Greff ; mais je n’en ai aucune preuve. Encore un fantôme.

Huguette, date inconnue © Coll. personnelle

Signatures des cartes postales des Greff :

- la famille Davy :
Marcelle a plusieurs sœurs dont Germaine. Celle-ci a épousé Roger Davy, dont ils ont eu un fils, Jacky. La famille est très prolixe en écriture, du moins d’après les cartes dont j’ai hérité : 25 cartes ; soit 11 cartes de Germaine, 7 de Roger et 5 signées des deux. Deux autres cartes restent mystérieuses : l’une est signée de Roger et Valentine, l’autre Germaine et Bernadette… mais je ne sais pas qui sont Valentine et Bernadette !

Famille Davy, date inconnue © Coll. personnelle

La plupart des cartes étaient envoyées sous enveloppe car elles sont écrites sur absolument toute la surface et le texte se poursuit même parfois dans les (petites) marges, à la manière d’un escargot, ce qui fait qu’il faut tourner la carte pour poursuivre la lecture et que la signature se retrouve en général à l’envers par rapport au début du texte.
Plusieurs de ces cartes sont écrites de Hauteville-Lompnes (Ain), ce qui me fait dire qu’ils y ont sans doute déménagé, alors que je ne leur connaissais qu’une adresse jusqu’à présent : Mortcerf (Seine et Marne).
De nombreuses cartes sont envoyées par Roger seul dans les années 1970, car il semble être séparé momentanément de son épouse Germaine. La raison en est peut-être sa santé : il y parle en effet de maladie. Ces cartes sont écrites de Bretagne (de Plumelec, Morbihan) : est-il aller là-bas se faire soigner ? Ou bien y habite-il car sur certaines cartes il parle des légumes de son potager et des lapins qu’il élève (et qui feront de bons civets rapportés à Marcelle !). J’apprends aussi que Germaine lui rends des visites régulières, en particulier le week-end, puis repart « pour reprendre son travail » (j’ignore où, mais probablement à Paris, ou en région parisienne, plutôt que dans l’Ain car le voyage d’un week-end serait sans doute trop compliqué). Enfin, sur l’une des cartes, Roger dit s’apprêter à rejoindre Paris pour le « banquet des NMPP » (Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne, fondées en 1947 ; aujourd’hui nommées Presstalis, société chargée de distribuer la presse écrite. Roger y a-t-il travaillé ?). Germaine, de son côté, parle de vacances en Bretagne tandis que « Roger [y] reste encore ». Mystère.

Signatures de Germaine et Roger Davy :
- la famille Le Tourneau :
Paulette, autre sœur de Marcelle, a épousé Camille Le Tourneau. C’est la plus fantôme de mes fantômes car je n’ai même pas trouvé sa naissance. Mais outre ses cartes postales  (25 tout de même) et des photographies, son mari est le parrain de ma mère : difficile de nier son existence !
Une légende au dos d’une photo signale qu’elle est la sœur aînée de Marcelle. Or leurs parents se sont mariés en 1900, ont eu un fils en 1901 puis Marcelle en 1902 : j’avais donc écarté l’hypothèse que Paulette soit l’aînée : la légende tardive de la photo n’étant pas très fiable. Cependant, dans une de ses cartes Paulette appelle Marcelle « ma petite sœur » : est-ce un petit nom affectueux ou est-elle vraiment plus âgée ? Mais, contredisant cela, Paulette signe une autre carte « ta petite sœur » ! Le dépouillement (ou plutôt les dépouillements successifs) des registres d’état civil n’ont rien donné. Par ailleurs, elle n’apparaît jamais avec ses parents dans les listes de recensements.
Donc pour l’heure j’ignore donc toujours quand et où elle est née (sans doute en Seine et Marne car ses parents y ont toujours résidé mais ont déménagé dans plusieurs localités), ni quand et où elle s’est mariée. J’ignore d’où vient son époux. Je ne lui connais qu’un seul fils, Jean, sans savoir où ni quand il est né (ce qui ne signifie pas qu’il est fils unique puisque j’ignore à peu près tout de cette famille). Enfin, j’ignore résidences, lieux et décès à tous. De Camille, je n’ai même pas une photo. Par contre je connais le visage de Paulette (très jeune et très vieille) et de son fils Jean.

Marcelle et sa sœur Paulette, date inconnue © Coll. personnelle
(elles se ressemblent beaucoup, n'est-ce pas ?)

Dès 1963 certaines cartes sont signées Paulette Yvonnet. Beaucoup, ensuite, porteront cette double signature. Ce second patronyme m’intrigue. Il éveille quelques souvenirs dans la mémoire de ma mère, sans plus de précision : un remariage peut-être ? Mais l’une des cartes est clairement signée « Paulette et Yvonnet »,  une autre « grosse bise de nous deux, Paulette Yvonnet » et enfin une troisième « je prenais le train pour retrouver Yvonnet qui m’attendait tout heureux » : Yvonnet n’est donc pas un nom mais un prénom ; ce qui n’exclut pas l’hypothèse d’un second mariage.

Signatures de Paulette et Yvonnet :
En 1966 Paulette est en vacances à Cherbourg et annonce son prochain retour à Barneville (aujourd’hui Barneville-Carteret, situé à 37 km de distance). On retrouve cette localité citée sur plusieurs cartes : elle semble être un lieu de villégiature régulier. Ce n’est donc pas ici que je trouverais un indice sur son lieu d’habitation.
Quelques cartes sont adressées par Paulette depuis Plumelec, de chez Germaine et Roger.

Mise à jour, janvier 2019 :
J'ai enfin trouvé Paulette et Yvonnet, son second mari : je vous raconte toute l'aventure dans cet article "Comment trouver la tante Paulette ?"

La dernière sœur de Marcelle, Lucienne, n’a fait que signer une carte écrite par Paulette : aucune carte d’elle, ni de leurs trois frères, n’a été conservée.

Les cartes mentionnent ou sont signées par d’autres personnes qui semblent proches de la famille, comme Guy ou Alice, mais je ne peux replacer sur l’échiquier familial.
De même, dans l’album j’ai aussi des photos légendées Raymonde et Jeanne « cousines d’André » (mon grand-père) ; mais je ne sais pas à qui les rattacher…

Bref, même le rapprochement des cartes et des photographies n’a pas réussi à apporter toutes les réponses que je me posais. On peut même dire qu’il a soulevé un certain nombre de questions qui viennent épaissir le mystère. Les fantômes sont toujours là…


samedi 7 avril 2018

Etranges naissances

J’avais dans l’idée de rédiger cet article depuis un moment déjà. Et puis @lulusorciere a fait part de la première publication de l’archiviste Sylvie Boudaud (@deedee8586) dans laquelle elle raconte comment Pierre Proust et sa sœur Mathurine sont nés à un intervalle très particulier (voir ici).

Je protestais aussitôt sur Twitter de ce plagiat inopportun (même s’il est vrai que mon article n’était pas encore écrit, mais quand même : j’avais eu l’idée avant, c’est sûr) :

Hélas, on ne se débarrasse pas des sorcières comme ça et c’est ainsi qu’après avoir renoncé à vous expliquer « mon » cas, j’acceptais finalement de le faire.

Voici donc l’histoire de Modeste Boissinot et son deuxième époux François Bertrand. Ils se sont mariés à Saint-Amand-sur-Sèvre (Deux-Sèvres) quelques années après la Révolution, mais à une époque où le calendrier révolutionnaire est encore en place.

Pour cette affaire de calendrier, il suffit de se rappeler qu’au cours de notre histoire nous avons changé plusieurs fois de calendrier : calendrier julien (dont le nom vient de Jules César), puis grégorien (venant du pape Grégoire XIII qui réforma le précédent au XVIème siècle) et enfin le fameux calendrier républicain. Si les deux premiers faisaient commencer l’année le 1er janvier, le premier jour du troisième est placé au 22 septembre 1792, date de la proclamation de la République, et donc départ d’une nouvelle année/nouvelle ère (même si ledit calendrier n’est entré véritablement en vigueur que le 6 octobre 1793 – 15 vendémiaire an II).
Mais les petits rigolos qui ont décidé de changer le calendrier ont aussi décidé de faire véritablement table rase du passé (c’était dans l’ère du temps faut dire) et ils ont tout changé : le début d’année, donc, mais aussi le nom les mois, des jours, des années. Et c’est là que ça rigole moins pour tous ceux qui ont à faire avec les dates de cette période.

Les Révolutionnaires sont des poètes, c’est bien connu, et c’est ainsi que les nouveaux noms s’inspirèrent des saisons, de la végétation et de la plume de Fabre d’Eglantine, écrivain et homme politique à qui l’on doit cette nouvelle nomenclature :
- mois d’automne :
Vendémiaire (22 septembre/21 octobre) : mois des vendanges ;
Brumaire (22 octobre/20 novembre) : des brouillards et brumes ;
Frimaire (21 novembre/20 décembre) : du froid sec ou humide ;
- mois d’hiver :
Nivôse (21 décembre/19 janvier) : de la neige qui blanchit la terre ;
Pluviôse (20 janvier/18 février) : des pluies qui tombent avec plus d'abondance ;
Ventôse (19 février/ 20 mars) : des giboulées et du vent qui vient sécher la terre ;
- mois du printemps :
Germinal (21 mars/19 avril) : de la germination et de la montée de la sève ;
Floréal (20 avril/19 mai) : de l'épanouissement des fleurs ;
Prairial (20 mai/18 juin) : de la récolte des prairies et de la fécondité ;
- mois d’été :
Messidor (19juin/18 juillet) : des moissons dorées qui couvrent les champs ;
Thermidor (19 juillet/17 août) : de la chaleur solaire et terrestre qui embrase le sol ;
Fructidor (18 août/16 septembre) : des fruits que le soleil dore et mûrit.

La semaine ne comporte plus 7 jours, mais dix, d’où le nom de décade. Pour chaque jour, là franchement, on s’est pas foulé :
1er jour     : primidi ;
2ème jour : duodi ;
3ème jour : tridi ;
4ème jour : quartidi ;
5ème jour : quintidi ;
6ème jour : sextidi ;
7ème jour : septidi ;
8ème jour : octidi ;
9ème jour : nonidi ;
10ème jour : décadi (jour de repos - dimanche).

Néanmoins chaque jour de l'année a reçu un nom en propre, les noms des saints du calendrier grégorien ayant été remplacés par des noms de fruits, de légumes, d'animaux, d'instruments, etc… Ainsi, par exemple, je suis née un jour nommé « crible » - une passoire, un tamis quoi (pas terrible, mais bon, on ne choisit pas…).

Cependant, il reste une période bissextile, parce que décidément les calendriers ne s’entendent jamais bien avec la rotation de la Terre et du Soleil. Du coup, on hérite d’une « Franciade » (période de quatre ans au bout de laquelle il faut ajouter un jour pour qu'elle reste alignée avec l'année tropique) et de « sanculotides » (5 ou 6 jours selon les années qui s’ajoutent à l’année ordinaire qui est composée de 12 mois de 30 jours chacun, soit 360 jours au total). Les sanculotides, aussi appelés « jours complémentaires », sont ajoutés  afin que les années comportent plus ou moins 365 jours (365,242 25 jours en moyenne exactement) [1] ; ce que vous n’avez pas manqué de remarquer en lisant le présent article, un peu plus haut : le calendrier commence le 22 septembre et se termine le 16 : les sanculotides viennent donc combler ce trou.

On notera que certains ont fait de la résistance : dans les registres d’état civil on utilise parfois toujours « l’ancienne date ». Ou bien on met les deux : celle du nouveau calendrier et celle de « l’ancien style ». En tout cas « l’ère vulgaire », comme la nomme le décret instituant ce nouveau calendrier, est abolie ; ce qui, avouons-le, ne nous facilite pas le travaille tous les jours.

Par ailleurs, le nouveau découpage de la journée qui faisait aussi partie du package révolutionnaire, n’a jamais eu de succès et fut rapidement abandonné. [2]

Enfin, des esprits censés ont décidé de l’abrogation de ce calendrier le 1er janvier 1806 (11 nivôse an XIV). On est alors revenu à notre bon vieux calendrier grégorien, toujours en usage aujourd’hui.

Bon, heureusement, pour éviter les maux de tête, des convertisseurs de calendrier existent, ce qui nous évite d’avoir à apprendre par cœur tout le calendrier républicain (sauf si le cœur vous en dit…). Personnellement, j’utilise celui-ci

Mais pourquoi ces précisions quant à ce calendrier républicain ? Et bien parce que si l’on n’y prend pas garde, on peut passer à côté de situations assez cocasses. Ainsi, pour en revenir à Modeste et François mes ancêtres, je leur ai très vite trouvé deux enfants. La première, Marie Françoise (mon ancêtre directe) est née le 21 thermidor an XI. Son frère, Pierre, est né le 5ème jour complémentaire An XI (déclaré le 6). S’il est facile de discerner que les deux naissances sont rapprochées (car la même année), j’ai mis une fraction de seconde de plus pour m’apercevoir que le 6ème jour complémentaire suit d’environ un mois et demi le 21 thermidor (soit en bon français grégorien respectivement le 22 septembre et le 8 août 1806). Morale de l’histoire : il faut toujours faire les conversions de calendriers. Toujours.


Vu la période, le lieu, les remous de l’histoire, j’ai bien sûr pensé à une erreur de déclaration, mais il semble bien que non (celle de Pierre en tout cas est confirmée dans son acte de mariage ; celle de Marie Françoise n’apparaît pas et l’âge qui lui est donné est plus ou moins fluctuant selon les actes). Quoi qu’il en soit aucune mention particulière ne signale un événement qui expliquerait ce délai peu ordinaire, ou bien une erreur de date, entre les deux naissances.

Donc, soit on a là la grossesse la plus courte de l’histoire. Soit c’est l’accouchement le plus long de l’histoire. Franchement, si c’est la deuxième hypothèse, je plains ma pauvre Modeste. Inévitablement, je me pose des questions : à cette époque, dans les campagnes, on accouchait à la maison. Mais qu’a pensé Modeste, mère de trois enfants, âgée de 36 ans, quand elle s’est rendu compte après la naissance du troisième qu’elle était encore enceinte ???? Parce que j’imagine que l’accouchement n’a pas duré un mois et demi (on n’a certainement pas entendu du « Poussez madame ! Poussez ! » pendant ce délai : même les sages-femmes les plus endurantes y aurait perdu leur latin). Alors, quoi ? Elle est repartie tranquille au champ moissonner un coup et puis au bout d’un moment elle s’est dit « Tiens, et si j’y retournais ? » !

Les commentaires ayant suivi la parution de l’article de Sylvie ont exploré quelques hypothèses médicales pour expliquer ce phénomène de naissances si rapprochées. Mais loin de la science, je ne peux m’empêcher de penser à mon ancêtre, à ce qu’elle a pu ressentir et/ou imaginer concernant cet double accouchement peu ordinaire.




[1] Pour les fans de chiffres, l’année tropique (ou année solaire, c'est-à-dire le temps que met la Terre à faire le tour du Soleil) comporte environ 365,242 189 8 jours ; bien loin de celle des calendriers juliens (365,25 jours) et grégoriens (365,2425 jours) !
Une année sextile désigne l'année qui avait un 6e jour complémentaire et ce jour lui-même. Tous les quatre ans, l'année républicaine comptait donc un sixième jour complémentaire, en plus des cinq jours complémentaires ordinaires. Le terme sextile a pour origine un terme d'astrologie : l’aspect sextil est l'aspect de deux planètes qui sont éloignées entre elles de soixante degrés, ou de deux signes entiers, qui font la sixième partie du zodiaque. Dans notre calendrier, cette année qui comporte un jour supplémentaire est nommée bissextile.
[2] Pour les plus curieux : la journée allait de minuit à minuit, comportait 10h, découpées en 10 parties, elles-mêmes décomposables en 10 parties et ainsi de suite.