« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 11 octobre 2018

Les enfants inconnus

Marie Louise Gibert se situe 5 générations avant moi. Elle vivait en Seine et Marne, où elle est née en 1845 à La Chapelle sur Crécy. En 1866 elle épouse Théodore Macréau. Je ne leur connais que deux enfants : Albert né en 1867 à Guérard et Henri (mon ancêtre direct) né en 1874 à Meaux. Par contre, je leur connais au moins 5 domiciles différents : La Chapelle sur Crécy, Guérard, Meaux, Tigeaux, Serris, tous situés dans un rayon de 25 km environ. Je perds ensuite sa trace car il n’y a plus d’archives numérisées en ligne après 1902/1912 (selon les communes) et j’ignore donc la date et le lieu de son décès. Au fur et à mesure des années, elle est dite manouvrière,  journalière, domestique ou sans profession. Son époux est manouvrier puis charretier.

Grâce à un long dépouillage des listes nominatives de recensement, j’ai pu suivre la trace de Marie Louise :
Commune de La Chapelle s/Crécy (canton de Crécy la Chapelle) :
- en 1846, en 1851, en 1856, en 1861.
Commune de Guérard (canton de Coulommiers) :
- en 1866 et en 1872.
Elle n'apparaît pas à Meaux dans le recensement de 1876 (son fils y est né deux ans auparavant : la famille a donc déjà déménagé), ni à Tigeaux (leur prochaine destination) ; par conséquent il me manque une adresse supplémentaire entre 1874 et 1881 où je la retrouve à nouveau.
Elle (ré)apparaît à Tigeaux (canton de Rozay en Brie) :
- en 1881, 1886, en 1891, en 1896, en 1901 et en 1906.
Puis la dernière adresse connue : elle apparaît cette fois à Serris (canton de Crécy La Chapelle) :
- en 1911.

Mais ce ne sont pas les multiples déménagements de la famille qui m’ont interpellée : c’est la composition du foyer, détaillée de façon précise par les agents recenseurs.
- en 1846, en 1851, en 1856, en 1861 (de 1 à 16 ans) elle habite avec ses parents et ses frères et sœurs (on voit la famille s’agrandir au fur et à mesure des recensements) ; ce qui est tout à fait normal.
- en 1866, Marie Louise a 21 ans. Elle habite cette fois chez ses beaux-parents (elle s’est mariée en mars et le recensement est de mai) mais son mari n'est pas cité : son travail l’a-t-il éloigné ?
- en 1872. Elle habite cette fois avec son époux et leur fils Albert âgé de 5 ans.
- en 1881. Elle est journalière. Elle habite avec son époux et leurs deux fils Albert (14 ans, vacher) et Henri (7 ans, vacher).
- en 1886. Même chose.
- en 1891 (mois de mai). Elle est sans profession. Elle habite avec son époux et son fils Henri âgé de 16 ans. L’aîné a alors 24 ans et a quitté le foyer familial (il remplit en fait ses obligations militaires : il est sous les drapeaux jusqu’en octobre 1891, date à laquelle il est envoyé « en congés » en attendant de passer dans la réserve, ce qui sera effectif le 1e novembre). Mais le cas étrange de Maie Louise commence ici : dans le foyer « familial » l’agent recense également 2 jeunes enfants : Croisy Gaston (8 mois) et Janvoile Louis (4 mois). Ils sont dits « nourrissons » et « sans profession » (sic). Et dans les recensements suivants on va retrouver ce phénomène, avec des enfants différents.
- en 1896. Marie Louise est dite manouvrière. Elle habite avec son époux et son fils Henri âgé de 22 ans et 3 jeunes enfants : Dangues Marcel (3 ans), Dangues Léontine (2 ans) et Guilmet Lucienne (6 mois).
- en 1901. Elle habite avec son époux (Henri s’est marié en 1900), sa nièce Gibert Lucie (âgée de 11 ans) et 2 autres enfants : Guilmet Andrée (4 ans) et Longchamps Henriette (7 mois).
- en 1906. Elle habite avec son époux et son petit-fils (son fils et sa bru ne sont pas cités : ils demeurent à Serris avec leur autre fille).
- en 1911. Elle a 66 ans et veuve depuis 5 ans : elle habite désormais chez son fils Albert et sa bru Marie. Comme je l’ai dit plus haut, je perds sa trace ensuite.

Marie Louise a donc accueilli 7 enfants « non identifiés », plutôt des bébés (le plus âgé a 4 ans), entre 1891 et 1901, alors qu’elle demeurait à Tigeaux.

Pouponnière © numelyo.bm-lyon.fr

J’ai tenté de pister tous ces enfants qui ne font pas partie de la famille : aucun ne naît dans la commune (ni ne décède, du moins dans les années proches). En élargissant la recherche, cela me donne :
- un Croisy Gaston né le 24/7/1890 à Marles en Brie (canton de Rozay), matricule militaire n°60.
- Jeanvoile Louis, Dangues Marcel n’ont pas été trouvés, ni par leur naissance, ni par leur fiche militaire en Seine et Marne actuelle ou dans l’ancienne circonscription de la Seine. Sont-ils décédés en bas âge ? Ont-ils déménagés ?
- Guilmet Lucienne, Dangues Léontine, Guilmet Andrée n’ont pas été trouvées non plus.
- une Longchamp Henriette est née à Melun en 1900.

Je ne les ai pas trouvés non plus parmi les enfants assistés de la Seine, qui regroupent les enfants trouvés, abandonnés ou  orphelins ; les moralement abandonnés (dont les parents ne peuvent assurer moralement ou matériellement l’éducation) ; les secourus (dont les parents sont aidés financièrement).

Les mentions du recensement étant très lapidaires, difficile de savoir si les Gaston et Henriette trouvés sont bien ceux que je cherchais.

Aucun lien ne semble relier ces enfants à la famille Gibert - ou Macréau (hormis la nièce mentionnée en 1901 et le petit-fils en 1906). Pourquoi ceux-ci habitent-ils chez le couple Macréau, je l’ignore, mais les liens de famille clairement stipulés les écartent du cas particulier des autres enfants qui demeurent au foyer. Pour ceux-ci, on ne retrouve jamais leurs patronymes dans un acte concernant la famille Macréau, en tant que parents, amis ou témoins. Ils ne semblent donc pas faire parti de leurs proches.

Étant donné que ces enfants sont toujours très jeunes, et qu’ils « disparaissent » vite (on ne les retrouve jamais dans deux recensement successifs), j’ai pensé que Marie Louise était peut-être nourrice d’enfants, bien que ce métier ne soit jamais mentionné dans les documents la concernant.
Elle serait ce que l’on appelle une « nourrice au loin », c'est-à-dire  qu’elle emmène le nourrisson chez elle, à la campagne (tandis que les  « nourrices sur lieu » viennent habiter dans la famille de l'enfant). Si tel était le cas elle aurait dû, pour pouvoir exercer, présenter un certificat constatant que son dernier enfant vivant était âgé de 7 mois à 2 ans maximum, afin de pouvoir allaiter le nourrisson accueilli (l’usage du biberon étant encore très marginal). En général, les nourrices ne s’occupaient que d’un seul bébé à la fois ; théoriquement en tout cas, car on connaîtra des dérives : de nombreux cas de nourrices s’occupant de plusieurs enfants en même temps ayant été signalés. En effet, pour chaque enfant dont elles s’occupaient, les nourrices percevaient un salaire. La misère régnant dans les campagnes entraîna des abus avec l’accueil de plusieurs enfants pour obtenir un salaire plus important.

Or les conditions de ce métier ne correspondent pas vraiment aux informations trouvées sur Marie Louise :
- son fils le plus jeune a 16 ans la première fois qu’elle accueille des enfants : elle n’allaite donc plus depuis bien longtemps !
- elle reçoit plusieurs enfants en même temps.
- certains sont beaucoup trop âgés pour entrer dans le cadre de ces nourrices allaitantes (3 ou 4 ans).

J’en reviens donc à mon point de départ : qui sont ces enfants inconnus ? Est-ce qu’elle fait partie d’un cas exceptionnel, accueillant plusieurs enfants, d’âges variés, un peu comme  une assistante maternelle d’aujourd’hui ? Dans ce cas, elle devait avoir adopté le biberon ou au autre système d’allaitement similaire, puisque la majorité des enfants n’étaient pas sevrés. Et avoir sans doute une vache ou une chèvre, puisque le couple n’était pas agriculteur (exceptée sur une courte période où Marie Louise est dite journalière tandis que son époux est toujours charretier, mais cela se passe avant l’arrivée des enfants). Et que sont devenus ces enfants par la suite ?

En bref, beaucoup de questions soulevées par ces recensements successifs, quelques hypothèses mais bien peu de réponses !



jeudi 4 octobre 2018

Histoire d'une photographie

Augustin Astié et Louise Lejard se marient à Angers en 1912. Une photo de la noce a été prise à cette occasion.
Je vous propose de la faire parler, de façon interactive :

Les flèches sur fond gris à droite permettent d'avancer et à gauche de reculer.

Pour accéder aux informations, cliquez sur le symbole correspondant.

Une flèche vers la droite indique la suite du commentaire.

Sur chaque diapositive, en haut à gauche, une flèche retour permet de revenir à la photo de la noce.

Le symbole "menu" permet de revenir à la page thématique.
Vous pouvez mettre l'animation interactive ci-dessous en plein écran en cliquant sur les trois points en bas à droite.

Maintenant à vous de jouer ! Naviguez comme vous voulez, à votre rythme, dans l'ordre où vous le souhaitez...


Réalisé avec Genially


dimanche 30 septembre 2018

#Centenaire1418 pas à pas : septembre 1918

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de septembre 1918 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er septembre
[JMO Ière armée] Nous tentons toujours de franchir le canal du Nord, mais la résistance ennemie est très active. Nous faisons une cinquantaine de prisonniers, mais de violentes contre attaques reprennent les secteurs que nous avons pris.

2 septembre
[JMO Ière armée] Violente réaction de l’ennemi pendant la nuit sur tout le front. Pendant la journée un détachement parvient à franchir la Somme. Les mitrailleuses ennemies rendent très difficile le débouché de l’attaque ainsi que sa progression et nous font subir de sévères pertes. Autour de nous le paysage est dévasté.

Dans la Somme, village bombardé, 1916 © Gallica

3 septembre
[JMO Ière armée] Pendant la nuit, activité de l’artillerie ennemie sur nos premières lignes. Au cours de la journée, nous avons progressé et fait des prisonniers. L’ennemi réagit violemment par son artillerie et ses mitrailleuses.

4 septembre
[JMO Ière armée] Pendant la nuit l’ennemi commence, devant nos reconnaissances offensives, un mouvement de repli. De vifs combats se déroulent entre le Canal du Nord et la Somme. Nous passons le canal, l’ennemi offrant peu de résistance. Nous faisons 300 prisonniers.
Retrait du front et transport par camions vers à Rogy (5 km au SE de Conty) où nous pouvons enfin jouir d’un repos bien mérité.

Carte Breuil-Rogy

5 septembre
Cruellement éprouvé, le bataillon se réorganise rapidement.

6 septembre
[JMO Ière armée] Nous apprenons avec joie que ceux qui continuent à se battre sur le front progressent d’environ 10 kilomètres par jour. Les brigades britanniques sont à leur tour retirées du front et remises à la disposition de la IVème Armée Britannique. 4 groupes lourds viennent les remplacer.

7 septembre
[JMO Ière armée] Partout l’ennemi est refoulé et les troupes françaises passent la Somme et le Canal du Nord.

8 septembre
Repos.

9 septembre
Je change d’affectation : et pour la première fois depuis le début de la guerre je ne rejoins pas un Bataillon de Chasseurs Alpins ! En effet je passe au 81è RAL (Régiment d’Artillerie Lourde), stationné dans la région de Châtres en Seine et Marne.

Carte Rogy-Châtres

10 septembre
Pendant ces quelques jours de repos, mes nouveaux camarades me brossent un portrait de leurs actions depuis 1914. Eux aussi ont beaucoup voyagé, et même en Italie comme nous.

Mise en batterie d'artillerie lourde © picclick.fr

11 septembre
Si l’artillerie lourde avait été négligée avant 1914, elle a fait ses preuves depuis et ses groupes se sont fait remarquer à de nombreuses occasions.

12 septembre
Conformément aux ordres du colonel, nous revoyons le matériel d’artillerie et le matériel automobile. C’est un peu une découverte pour moi !

13 septembre
Nous sommes dotés de 155 GPF ou du 145-155 Saint-Chamond modèle 1916. Les premiers sont des canons de 155 mm « Grande Puissance Fillloux », les seconds des canons de 145-155 mm. Tous ont été conçus au cours de la guerre.

Canon de 145-155 Saint-Chamond © clausuchronia.wordpress.com

14 septembre
Il faut voir la dextérité du groupe avec ce matériel extrêmement lourd des changements rapides qui comptent parmi les beaux exploits de la guerre.

15 septembre
Nous recevons l’ordre de faire mouvement et de se rendre dans la journée à Villeneuve au Châtelet où nous cantonnons.

16 septembre
Étape de Villeneuve à Torcy le Grand où nous cantonnons.

17 septembre
Départ à 3h du matin pour Moutier en Der. On est à peine arrivés, qu’à 23h on reçoit l’ordre de partir immédiatement pour Rosnes par St Dizier et Bar le Duc. Tout le régiment fait mouvement.

Carte Châtres-Rosnes

18 septembre
Le cantonnement prévu à Rosnes est reportés à La Tuilerie Neuve, sur les hauteurs de Rarécourt.

Carte Rosnes-Rarecourt

19 septembre
Le chef d’escadron et les commandants de batterie vont reconnaître des positions dans le bois de la Chalade et prennent contact avec le général américain Aultman, commandant la Ière Armée Américaine.

Général Aultman © Wikipedia

20 septembre
Dans la matinée une section par batterie monte en position, l’autre montera de nuit.

21 septembre
Vers10h le groupe est prêt à tirer. Il est rattaché à la Ière Armée Américaine et fait partie du sous groupe commandé par le colonel Donnet du 87ème RAL.

22 septembre
Dans la matinée, ordre du colonel Donnet de prendre les mesures nécessaires pour effectuer la mise en batterie au cours de la nuit du 22 au 23 d’un groupe de G.P.F. américains dans le bois de la Chalade.

La Chalade © argonne1418.com

23 septembre
La mise en batterie s’est faire dans la plus grande difficultés au cours de la nuit. Elle s’est terminée à 8 du matin. La rapidité avec laquelle tout ce travail a été effectué nous vaut une lettre de remerciement et de félicitations du général Aultman.

24 septembre
Dans la journée un brigadier de la deuxième batterie est blessé par le feu de l’ennemi.

25 septembre
Appuyés efficacement par le régiment, nos alliés enlèvent Montfaucon et Vauquois ainsi que tout le formidable réseau de tranchées vieux de quatre ans.

26 septembre
A 5h30 l’armée américaine attaque et nous participons suivant l’exécution du programme qui nous a été fourni par le colonel Donnet. Au total 1 316 coups ont été tirés. La 1ère batterie tient le record avec 259 coups tirés entre 5h30 et 10h, soit un coup toute les 95 secondes !

27 septembre
Conformément aux ordres donnés par le colonel Donnet des officiers vont à la recherche d’un observatoire avancé. De leurs côtés, les batteries continuent les tirs : 450 coups tirés.

28 septembre
Le lieutenant Moreau prend le commandement de la 1ère batterie, en remplacement du capitaine Bouquet qui part à l’école élémentaire d’observation comme instructeur. Tirs exécutés : 201 coups.

29 septembre
Reconnaissance des positions de batterie de 75 ordonnée par le colonel Donnet. Tirs exécutés : 403 coups.

Artillerie © argonne1418.com

30 septembre
A 14h, ordre du colonel Donnet de mettre hors batterie pour rejoindre le point où le colonel Blanchet rassemblera le 81ème. Tout le groupe est à la Tuilerie Neuve pour 22 heures.