« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 6 septembre 2019

La vie est courte : #3 La mariée

La vie est courte... Une histoire à trois personnages, trois visions des événements, trois épisodes. Voici le n°3.
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Lundi premier juin 1772

Marie Françoise était peinée : ses voisins disaient adieu à la mère, Barthélémière.
Elle est était si jeune encore. Une cinquantaine d’années, c’est trop tôt pour mourir. Elle laisse un mari et sept enfants. Les aînés sont en âge de se marier, mais les derniers n’ont que 16 et 14 ans. Mais bon : c’est comme ça et on n’y peut rien. Ma mère a la santé, c’est l’essentiel. J’espère que cela durera longtemps.

Été 1773

Quelle chaleur ! Dans nos hauts plateaux nous n’en n’avons pas l’habitude. La récolte cette année a été particulièrement difficile à faire. Heureusement qu’on peut compter sur la solidarité entre voisins pour travailler plus vite. Je suis bien contente d’être de corvée d’eau encore aujourd’hui : c’est quand même moins fatiguant. Tiens c’est le jeune Claude : il a l’air fatigué.
- Veux-tu un peu d’eau ?
- Bien volontiers ! Merci, répondit Claude.
Ils bavardèrent un moment. Marie Françoise enviait les enfants qui jouaient à l’ombre d’un grand arbre. Elle abrégea la conversation pour aller les rejoindre dans l’espoir de respirer un peu d’air frais.


Léon-Augustin Lhermitte © wikipedia

Lundi 7 février 1774

Un soir mon père m’appela :
- Marie Françoise ! J’ai discuté avec le père Beroud : tu vas épouser son fils Claude. C’est prévu pour lundi prochain. Allez file maintenant.
- Bien père.
Je me doutais bien que ça ne tarderait pas à arriver. Mais avec le fils Beroud ! Je parie qu’une certaine pièce de terre va atterrir dans ma corbeille. Ma mère n’a rien dit. Elle n’a pas son mot à dire. Comme moi.
Je sais quel est mon devoir, mais ce Claude c’est à peine si je le connais, j’ai juste discuté quelques fois avec lui, entre voisins quoi. Et puis il est bien jeune, il n’a même pas 16 ans. C’est à peine encore un homme.

Lundi 14 février 1774

Dans la petite église Saint Blaise, et devant ses paroissiens assemblés, le curé de Lalleyriat maria Claude Beroud Maure, 15 ans, et Marie Françoise Alombert Goget, 18 ans.
La mariée était résignée.

Dimanche 9 février 1783

Le beau-père de Marie Françoise agonisait : il n’allait pas tarder à rejoindre sa défunte femme Barthélémière.
Elle était toujours résignée contre son sort qui lui avait imposé un époux si jeune. Même si aujourd’hui, à 28 ans, la différence d’âge se faisait moins sentir avec Claude. Elle était sur le point de donner naissance à leur cinquième enfant. Ou plutôt quatrième puisque la petite dernière était décédée en bas âge. Mais il en restait trois dont il fallait s’occuper. Quoi qu’il arrive, elle ne pourra pas assister à ses funérailles.

L’an XIII de la République française e t le quinzième jour de Germinal (jeudi 4 avril 1805)

Marie Françoise ne sut jamais qu’en ce levant ce matin-là son jeune époux la regrettait finalement. Épuisée par ses onze grossesses et la vie de la ferme, ayant quitté le monde à 47 ans trois ans plus tôt, elle n’avait guère eu le temps d’être résignée encore. La vie était passée si vite.


Fin

Retrouvez la série complète :
#3 La mariée


jeudi 5 septembre 2019

La vie est courte : #2 Le marié

La vie est courte... Une histoire à trois personnages, trois visions des événements, trois épisodes. Voici le n°2.
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Lundi premier juin 1772

Claude était triste : il disait adieu à sa mère Barthélémière.
Je suis si jeune encore. Quatorze ans, c’est trop tôt pour être orphelin… et me laisser. Heureusement il y a mes frères. Et le père. Dommage que ma sœur Jeanne soit partie, elle qui m’a si souvent gardé et consolé quand le père était trop dur.

Été 1773

Oh ! J’ai le dos brisé. La récolte cette année a été particulièrement difficile à faire. Pourtant j’ai l’habitude : je fais ça depuis tout petit. Mais cette chaleur qui nous accable et la poussière qui pique les yeux et nous fait tousser.
- Veux-tu un peu d’eau ? demanda Marie Françoise qui faisait la tournée avec un sceau et une louche, prête à désaltérer ceux qui besognait dur au soleil.
- Bien volontiers ! Merci, répondit Claude.
Ils bavardèrent un moment. Ce n’était pas tant pour la porteuse d’eau que pour la pause, mais toute occasion était bonne à prendre.
Heureusement qu’il y a cette eau il fait si chaud ! Enfin, c’est terminé. Et on aura tout rentré avant la pluie qui menace. Tant mieux !


Léon-Augustin Lhermitte © wikipedia

Lundi 7 février 1774

Un soir mon père m’appela :
- Claude viens ici ! J’ai discuté avec le père Alombert : tu vas épouser sa fille. C’est prévu pour lundi prochain.
- Quoi ? Mais enfin je la connais à peine. Et je ne veux pas me marier. En plus elle est beaucoup trop vieille !
- Pardon ? Tu oses me contredire devant tout le monde ? J’ai dit que tu allais te marier et tu vas le faire. De toute façon tout est arrangé : tu ne voudrais pas me faire revenir sur une promesse ? Pour qui je passerai moi ? Et puis elle n’est pas si vieille.
- Mais…
- Ça suffit ! J’ai dit ! Fin de la discussion. Et maintenant va te mettre au travail : personne ne fera tes tâches à ta place !
C’est comme ça qu’il m’a appris la nouvelle. En allant nourrir les bêtes la colère me submergea.
Je suis trop jeune pour se marier, je n’ai même pas 16 ans. Je ne suis pas encore un homme. Et puis, la fille Alombert c’est à peine si je la connais, j’ai juste discuté quelques fois avec elle, entre voisins quoi !

Lundi 14 février 1774

Dans la petite église Saint Blaise, et devant ses paroissiens assemblés, le curé de Lalleyriat maria Claude Beroud Maure, 15 ans, et Marie Françoise Alombert Goget, 18 ans.
Le marié était en colère.

Dimanche 9 février 1783

Le père de Claude agonisait : il n’allait pas tarder à rejoindre feue Barthélémière.
Claude était toujours en colère contre son père qui lui avait imposé ce mariage si jeune. Même si aujourd’hui, à 24 ans, la différence d’âge se faisait moins sentir avec son épouse. Celle-ci était sur le point de donner naissance à leur cinquième enfant. Quoi qu’il arrive, il décida de ne pas assister à ses funérailles.

L’an XIII de la République française e t le quinzième jour de Germinal (jeudi 4 avril 1805)

Claude ne saura jamais qu’en ce levant ce matin-là il ne verrait pas le coucher du soleil, la mort l’emportant, mettant fin à une vie assez brève (il n’avait que 51 ans). Il n’eut pas le temps de faire le bilan de son existence. L’eût-il fait il se serait aperçu que sa défunte épouse lui manquerait. Celle qu’il ne voulait pas épouser à 15 ans, qui lui avait donné 11 enfants et l’avait quitté trois ans plus tôt. Il n’était plus en colère, juste nostalgique d’une jeunesse passée trop vite.


La suite demain…

Retrouvez la série complète :
#2 Le marié


mercredi 4 septembre 2019

La vie est courte : #1 Le père

La vie est courte... Une histoire à trois personnages, trois visions des événements, trois épisodes. Voici le n°1.
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Lundi premier juin 1772

Jean François était triste : il disait adieu à son épouse Barthélémière.
Elle est était si jeune encore. Une cinquantaine d’années, c’est trop tôt pour mourir… et me laisser. Et puis il y a les enfants ! Que vais-je devenir avec ces sept-là ? Heureusement notre fille est déjà casée et les fils sont grands… Enfin, les aînés : les derniers n’ont que 16 et 14 ans. Mais bon : c’est comme ça et on n’y peut rien. Retournons à la ferme car la besogne n’attend pas.

Été 1773

Ouf ! la récolte est rentrée. Juste avant la pluie qui menace : nous avons eu de la chance. Tiens j’ai remarqué que Claude travaillait souvent au plus près de notre jeune voisine, Marie Françoise Alombert Goget. Je les ai vu discuter à la foire aussi je crois. Il serait bon d’aller voir le père : on pourrait les marier et cela ferait une bouche de moins à nourrir. Je ne pensais pas commencer par lui, mais pourquoi pas ?

Léon-Augustin Lhermitte © wikipedia

Lundi 7 février 1774

- Claude viens ici ! J’ai discuté avec le père Alombert : tu vas épouser sa fille. C’est prévu pour lundi prochain.
- Quoi ? Mais enfin je la connais à peine. Et je ne veux pas me marier. En plus elle est beaucoup trop vieille !
- Pardon ? Tu oses me contredire devant tout le monde ? J’ai dit que tu allais te marier et tu vas le faire. De toute façon tout est arrangé : tu ne voudrais pas me faire revenir sur une promesse ? Pour qui je passerai moi ? Et puis elle n’est pas si vieille.
- Mais…
- Ça suffit ! J’ai dit ! Fin de la discussion. Et maintenant va te mettre au travail : personne ne fera tes tâches à ta place !
Le père était contrarié :
Dire que je pensais lui faire plaisir ! Peuh ! Quel ingrat ! Bon d’accord il est un peu jeune pour se marier, mais à quelques jours près il a 16 ans. C’est un homme maintenant. Et puis, la dot nous amène une belle pièce de terre…

Lundi 14 février 1774

Dans la solide église Saint Blaise, et devant ses paroissiens assemblés, le curé de Lalleyriat maria Claude Beroud Maure, 15 ans, et Marie Françoise Alombert Goget, 18 ans.
Le père était satisfait.

Dimanche 9 février 1783

Jean François agonisait : il n’allait pas tarder à rejoindre sa défunte épouse Barthélémière.
Faisant le bilan de sa vie il s’estimait content : il avait pu élever ses sept enfants, entretenir et faire prospérer la ferme, la léguer à son aîné. A près de 70 ans, il ne redoutait pas la mort. Il décida de préparer ses funérailles.

L’an XIII de la République française e t le quinzième jour de Germinal (jeudi 4 avril 1805)

Décédé le 10 février 1783, Jean François ne sut jamais si son fils lui avait pardonné ce mariage précoce : ils ne se parlaient plus depuis longtemps. De la même manière il ignora que son fils, en outre d’être un très jeune marié, eut une vie assez courte aussi. 


La suite demain…

Retrouvez la série complète :
#1 Le père




samedi 17 août 2019

#RDVAncestral : Interdit d'enterrement

J’entrai dans l’église de L’Orbrie (Vendée) pensant trouver là une assemblée recueillie, triste et murmurant les derniers préparatifs pour inhumer mon ancêtre Antoine Grimaud qui venait tout juste de décéder en ce jour de mars 1702. En fait, il serait plus juste de dire que l’humble édifice consacré résonnait de colère contenue, de dispute larvée et, je dois l’avouer, de cris chuchotés (autant qu’il soit possible de crier en chuchotant !).

Je m’approchai pour savoir de quoi il retournait :
- Mon père enfin, c’est nous ! vous nous connaissez bien ! disait un jeune que je supposai être l’un des fils de feu Antoine.
- Nous… n’avons… jamais… été traité… de la sorte ! articula une femme entre deux sanglots.
En grand deuil, ce devait logiquement être Catherine Gachot, mon aïeule et récente veuve.
- Non ! tonna le curé dans un souffle. Je ne veux point le savoir !
C’était très étrange d’assister à une dispute où tous les cris n’étaient que murmures. Cependant l’hostilité régnait, à n’en pas douter.
- Mais enfin, vous ne voyez pas que vous ajoutez des difficultés à ma mère dont la peine est déjà grande ? insista une jeune femme soutenant sa mère.
- Je suis désolée ma fille mais il me faut ce certificat. Sans cela ce sera une fosse en terre non consacrée !
- Oh !
J’imagine sans mal l’émoi que suscita cette remarque chez mon aïeule.
- Très bien, nous allons donc le chercher ce certificat ! conclut le fils du défunt, les poings serrés.

Il conduisit sa mère et sa sœur vers la sortie et leur dit :
- Vous, vous rentrez à la maison et moi je vais à Sainte-Radegonde.
Sa mère s’inquiéta :
- Maintenant ? Mais tu n’arriveras pas avant la nuit.
- Peu importe, je dormirai chez Boniface et je serai de retour demain. Et l'enterrement aura lieu mercredi !

Les femmes partirent d’un côté, l’homme de l’autre. J’hésitai une seconde, puis m’élançai à la suite de ce dernier :
- Vous êtes Jean Grimaud, n’est-ce pas ? lui demandais-je.
Il jeta à peine un regard sur moi, puis finalement répondit :
- En effet !
- Je suis profondément désolée pour votre père. Vous vous rendez à Sante-Radegonde-des-Noyers parce qu’il est décédé là-bas et que le curé de L’Orbrie souhaite un certificat attestant qu’il était bon chrétien afin de pouvoir l’inhumer en terre consacrée, ai-je raison ?
Cette fois il s’arrêta net et se tourna vers moi :
- Vous avez l’air d’en savoir beaucoup, mais moi je ne me rappelle pas vous avoir déjà vue, me demanda-t-il l’air soupçonneux.
Oups, j’en avais peut-être trop dit !
- Heu… je suis une cousine éloignée. Nous devrions nous remettre en marche : nous avons un petit bout de chemin à faire.
- Hum… acquiesça-t-il, encore sceptique.

Un peu moins d’une heure plus tard nous étions arrivées à Fontenay-le-Comte. Jean n’avait pas beaucoup parlé. Je le laissais respirer et sa colère retomber. Tout d’un coup je pris conscience qu’il nous restait encore au bas mot cinq bonnes heures de marche pour atteindre notre but ! Je me demandais si j’avais eu raison de le suivre… Puis soudain il se mit à parler, racontant son enfance ; en particulier un jour où, caché dans l’atelier de son père, maître tailleur d’habits, il jouait avec les chutes de tissus et… Un sanglot mourut dans sa gorge. Ses souvenirs l’avaient ramené vers ce père défunt. Le silence reprit ses droits.

Le soleil venait de disparaître à l’horizon au moment où apparu la maison de Boniface. Il était non seulement le frère de mon compagnon de route silencieux, mais mon ancêtre direct à la XIème génération. Malgré les bonnes attentions que l’on me prodiguait la soirée ne fut guère joyeuse. Je pus cependant câliner un peu Perrine, âgée de cinq mois, qui tiendrait une bonne place dans les branches vendéennes de mon arbre. Mais je n’avais pas osé demander à Boniface pourquoi il avait abandonné le métier de tailleur d’habits pour devenir laboureur puis cabanier (c'est-à-dire fermier) : avait-il eu un revers de fortune ? Que c’était-il passé ? Tout le monde alla se coucher : je ne le saurai donc pas. J’avais laissé passer ma chance.

A l’aube on me réveilla gentiment. Boniface et Jean m’invitèrent à les suivre au presbytère où ils demandèrent au curé le fameux document. Quelques minutes plus tard nous nous apprêtions à reprendre la route avec Jean. Il n’y eu guère d’effusion quand les deux frères se quittèrent. Encore de longues heures de marche pour rejoindre notre point de départ. Une douzaine d'heures de marche au total pour quelques minutes sur place.


Plume et papier © pixabay.com

Finalement Antoine put être inhumé, deux jours après son décès, dans le cimetière de sa paroisse. Toutes ces tracasseries parce qu’il avait la mauvaise idée de mourir à Sainte-Radegonde et non à L’Orbrie et que le curé du lieu voulait un certificat de son collègue spécifiant qu’il avait reçu « les saints sacrements et donné des marques d’un bon chretien ».