« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 6 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre F

 CHAPITRE F

"Fébrile, je recevais le colis..."

 


Fébrile, je recevais le colis. Mon chat Sosa avait dû percevoir un changement d’atmosphère car il ouvrit un œil négligemment, signe caractéristique d’une extrême activité physique pour lui.
- Et oui, Sosa ! répondis-je à sa question muette. Le voilà ! 

Quelques jours après notre entretien téléphonique, Alexandre avait tenu sa promesse et m’avait envoyé les pièces du dossier en sa possession. J’avais craint un moment qu’il ne change d’avis. Puis je m’étais raisonnée : pourquoi le ferait-il puisque c’est lui-même qui m’avait contacté ? Mais j’avais toujours tendance à m’inquiéter pour un rien, c’était plus fort que moi. 

Le colis d’Alexandre se présentait sous la forme d’une grande enveloppe en papier kraft. A l’intérieur une vieille boîte en carton peu épaisse. Je l’ouvris délicatement pour sortir son contenu que j’étalai devant moi ; répétant ainsi sans le savoir les gestes qu’avait fait Alexandre quelques jours plus tôt. 

Je restai un moment à observer les fragments de vie d’Henri. Puis comme à mon habitude, ne pouvant pas m’empêcher de classer les choses, je fis plusieurs tas. Je pris encore un instant pour contempler les pièces du dossier rangées par catégories. L’émotion m’étreignit, tant à cause de la trace affective de ces témoins directs de la vie de mon ancêtre qu’à cause de la charge tragique qu’ils véhiculaient. Sur le bureau étaient rassemblés les photos, les cartes postales, les papiers administratifs, la presse, la propagande, les lettres de dénonciation et les PV de police ou de justice. 

31 pièces. 31 documents, certains petits, d’autres plus grands, qui allaient m’apprendre que mon ancêtre était un assassin. 

Avais-je envie d’apprendre cela ? Si mes mains hésitaient, ma tête avait déjà décidé : bien sûr qu’il faudrait étudier tous ces documents. Même si cela ne faisait pas plaisir. Même si j’appréhendai d’en savoir plus sur cette histoire. C’était nécessaire. De toute façon, je ne pourrais plus dormir tout en sachant que ces documents existent. Quelque soit ce qu’ils ont à révéler. 

Sosa s’était approché. Je le pris dans mes bras pour me donner du courage et me réconforter tout à la fois. Après une grande inspiration, je reposai le chat et commençai l’examen des pièces du dossier. Inconsciemment je choisis d’aller du paquet qui semblait le plus inoffensif au plus compromettant :
- D’abord les photos, Sosa. 

Mais mon chat n’avait pas apprécié que je le repose aussi vite : il s’enroula en boule sur son fauteuil préféré et décida de ne plus m’accorder son attention. 

Si c’est toujours une joie de découvrir le visage inconnu d’un ancêtre, mon enthousiasme fut ici vite modéré. Il y avait d'abord quatre photos de petit format représentant un village que je n’identifiai pas. Je reportai leur examen à plus tard. Les trois photos suivantes étaient de différentes tailles et montraient des personnes. 

Sur la première on voyait un couple dans un jardin. A l’arrière plan une maison. La végétation était assez dense et semblait indiquer une saison de printemps ou d’été. La femme, en robe sombre et ceinture blanche prenait le visage de l’homme dans ses mains et souriait. Elle était coiffée avec une frange rouleau qui dominait sa tête de toute sa hauteur. Une cascade de boucles lui tombait sur les épaules. L’homme était à demi tourné et on ne voyait pas son visage. On devinait la naissance d’un front bombé et dégagé. Il portait un costume et une cravate et tenait la femme par le coude. Tous les deux étaient assez jeunes. La bordure droite de la photo était voilée.
- Qui est-ce, Sosa ? Crois-tu que ce soient Henri et Ursule ? 

Mon chat boudait toujours. Sur la photo suivante on distinguait un couple entourant un enfant posant devant un fond végétalisé. Hélas la photo était très floue : impossible de distinguer les traits des visages. Tout au plus on devinait que l’homme était chauve ou très dégarni, la femme portait un chapeau et l’enfant ce qui semblait être un costume marin ou quelque chose d’approchant. La végétation remplissait complètement l’arrière-plan : pas la moindre construction pour donner un indice sur l’endroit où le cliché avait été pris. Les vêtements étaient plutôt passe-partout et hormis le chapeau de la femme, accessoire qui ne se portait plus guère, il était difficile de les dater. J’étouffai un soupir. 

Le dernier cliché était un peu moins flou : sept personnes posaient en premier plan et une huitième à l’arrière. Au fond on discernait les lancettes d’un chœur d’église mais le porche du premier plan ne semblait pas décoré. Les personnes étaient endimanchées, portant gants et chapeaux. La femme tout à fait à droite portait même une fourrure.
- T’inquiète pas Sosa, c’est pas du chat ! On dirait… Un renard. Je crois même qu’il y a la queue et les pattes. Bon, c’est plus trop à la mode aujourd’hui. 

Je ne reconnaissais aucun des protagonistes et je ne voyais pas assez l’église pour l’identifier. Cependant l’assemblée était assez chic… et retro ; ce qui cadrait bien avec les événements sensés se dérouler dans les années 1940. Au dos des photos il n’y avait aucune indication : ni lieu, ni photographe, encore moins de nom ou de date.
- Bon ! Ça va pas être facile, hein Sosa ?

De ces photos se dégageait le parfum du bonheur, des temps heureux. Avaient-elles été prises avant la tragédie ?

- Voyons les cartes postales. Une seule est écrite, les autres sont vierges. Elle est adressée à Henri... Ben, elle doit pas dater d’hier : si tu voyais l’adresse, Sosa ! « Monsieur Macréau, Mortcerf, Seine-et-Marne ». La Poste serait bien embêtée avec une adresse libellée comme ça aujourd’hui. Ah ! Là on a quelque chose : le texte est signé « Le Floch ». C’est Ursule, Sosa, c’est elle ! Je reconnais sa signature : c’est la même que sur son acte de mariage. 

Hélas elle en disait si peu. Le texte était tout à fait anodin et ne m’apprenait rien. Je retournai la carte : au recto les timbres cachaient le nom de la ville. Le cachet de la poste était trop dégradé pour connaître le lieu et la date. Vaguement déçue je la reposai sur le bureau.
- Au suivant ! Les papiers administratifs… 

Je retrouvai l’original de la carte d’identité qui m’avait été envoyée par mail. Elle datait de 1942 et hormis la mention « aryen » elle ressemblait à celles que j’avais en ma possession pour d’autres membres de ma famille. L’ausweis en revanche était plus inédit pour moi. Il datait aussi de 1942 et autorisait Henri à circuler à Coulommiers…
- « Wohnung » ?
Je réactivai mon allemand scolaire trop vite oublié.
- Où il avait son « appartement » ? J’ignorai qu’il demeurait à Coulommiers ! Pourtant sur sa carte d’identité réalisée trois mois plus tôt il habitait à Mortcerf. Étrange. 

Quant à la presse il y avait trois minces journaux, tous des fragments de La Dépêche. Ils dataient de juin/juillet 1942, au moment où Pétain faisait généreusement don de sa personne à la France. L’un était très abîmé. 

- Le cinquième tas c’est la propagande, Sosa !
Des affiches, des tracts : ils pourraient faire sourire si on ignorait leur contexte. En effet les documents sommaient les Français de rendre les pigeons, interdisait de danser et de bavarder… avec menace de prison à la clé tout de même. Le rappel des réservistes était le dernier document de ce tas, affiche qui marqua le début d’une période bien sombre pour nombre de familles. Je pensai immédiatement aux nostalgiques du passé et me fit la réflexion qu’il est des époques qu’on est bien content de n’avoir pas vécues.

Le dernier document de la pile (mais était-il dans la bonne pile ?) était une circulaire de recherche. Henri y figurait parmi les autres « terroristes » qu'il fallait surveiller étroitement en cas d'arrestation.

- Les lettres de dénonciation maintenant.
Quatre documents dénonçaient mon aïeul : le papillon dont j’avais reçu copie et qui m’avait décidé à en savoir plus, ainsi que trois lettres manuscrites. La première le désignait comme « un homme suspect écoutant la radio anglaise ». La deuxième décrivait Henri comme un homme violent, colérique, menaçant sa femme à plusieurs reprises. Elle n’était pas complète, car seule la première page avait été conservée, mais suffisamment éloquente. Elle se terminait sur un « je suis sûr qu’il lui a… » qui enflamma mon imagination : qu’il lui a… tendu un piège ? tordu le cou ? tranché la gorge ? En tout cas, après ça, le « gentil dénonciateur » disait qu’il n’avait plus jamais revu Ursule. Mais la troisième était la plus terrible : elle était adressée directement au Préfet parce que, à son goût, sa dénonciation précédente n’avait pas été suivie d’une réponse assez ferme de la part de la police. Prendre la plume une fois c’est déjà quelque chose, mais deux fois ! Ça relève de l’acharnement. 

- Enfin les PV.
Étaient-ce les lettres qui avaient déclenché une enquête ? Je l’ignorai, mais quoi qu’il en soit, j’avais devant moi le dernier paquet, celui des PV de police et de justice. Je redoutai son contenu et je dus presque me forcer pour lire les derniers documents qui m’avaient été envoyés. Plusieurs plaintes étaient citées, dont une pièce l’accusant « de façon certaine ». Henri comparaissait tantôt comme témoin tantôt comme inculpé. On avait même donné un nom à cette enquête : « l’affaire de Mortcerf ». La police avait enquêté, mais le Préfet avait aussi demandé à avoir connaissance des pièces du dossier. Si Henri niait, il était évident que la police le croyait coupable. 

Prestement je rangeai les documents dans leur boîte en carton, comme si le fait de ne plus les voir pouvaient effacer le passé. Mais l’image d’Henri en train d’assassiner sa femme s’était inscrite sur ma rétine ce jour-là. Et ne m’a jamais quitté depuis. 



Pour examiner le dossier tout à loisir, cliquez sur ce lien.



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jeudi 5 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre E

 CHAPITRE E

"Épousailles..."

 

Tigeaux, samedi 27 octobre 1900 


« L’an mil neuf cent le dimanche vingt et un octobre, nous Stephen Klein Maire et officier de l’état civil de la commune de Tigeaux, après nous être transporté devant la porte de la maison commune à l’heure de neuf heure du matin, avons publié pour la seconde fois les promesses de mariage enregistrées le Dimanche précédent à la porte de la Mairie pendant les huit jours d’intervalle entre le sieur Macréau Henri, manouvrier demeurant dans la présente commune fils majeur de Macréau Théodore Louis Léon, charretier et de Gibert Marie Louise son épouse, sans profession, tous deux domiciliés dans la présente commune. Et Demoiselle Le Floch Ursule Marie Mathurine, cuisinière, domiciliée à Tigeaux, fille majeure de Le Floch Vincent Marie, cultivateur et de Galerne Marie Mathurine son épouse sans profession, demeurant à Loudéac (Côtes du Nord). De quoi nous avons dressé le présent acte de cette publication et nous en avons affiché de suite un extrait à la porte de la maison commune. Signé Stephen Klein » 

Presque une semaine s’était écoulée depuis la publication des bans. Il faisait encore assez beau ce samedi de fin octobre. Si les températures avaient un peu fraîchi l’atmosphère on avait surtout craint une averse en milieu de matinée. Mais finalement un vent miséricordieux avait chassé les nuages inopportuns. La cérémonie de mariage avait eu lieu à la mairie vers 11h. 

A présent, Henri regardait les noceurs virevolter devant lui : Georges Thiberville avait mis à disposition la cour de son moulin. Tous les voisins et amis pouvaient y danser à l’envi et profiter de la fête. Son ami Léon Vautrain s’avança vers Henri et lui glissa, lèvres serrées :
- Tout de même, faire ça chez un meunier, y a pas idée ! 



Henri balaya la remarque d’un geste. Il ne voulait pas prendre partie dans cette antique querelle entre les gens de l’eau et ceux de la terre. Il ajouta tout de même, pour faire bonne mesure :
- C'est ton employeur, quand même, et c'est bien grâce à lui que tu manges non ?

Léon, haussant les épaules, s’éloigna en bougonnant tandis qu'Henri replongea dans ses pensées. 

La journée avait bien commencé : la bénédiction civile s’était donc déroulée en fin de matinée. Stephen Klein, le maire, avait procédé à la cérémonie. Il y eu juste un petit moment de cacophonie lorsque, lors de la présentation des pièces indispensables (en l’occurrence les extraits d’état civil), le maire s’était aperçu que sur son acte de naissance le patronyme d’Henri était orthographié Maquerau au lieu de Macréau, véritable orthographe de son nom. Ayant un doute légitime sur son identité, il avait déclaré que dans ces conditions il ne pouvait pas les marier. 

Des hauts cris avaient été poussés, protestant que le maire le connaissait bien, que c’était bien lui et qu’il n’y avait pas de doute à avoir. Finalement le premier magistrat avait accepté de terminer la cérémonie, mais tint absolument à mettre un mot à ce sujet dans l’acte de mariage qu’il rédigea lui-même. Maître brodeur dessinateur dans le civil, connu pour son perfectionnisme, le maire ne dérogea pas à sa réputation ce jour-là. 

Henri sourit à ce souvenir, mais sur le moment cela ne l’avait pas faire rire du tout. Peut-être raconterait-il cette anecdote lorsque, vieillard au coin du feu, il occuperait ses soirées à égayer celles de ses petits-enfants. Ses petits-enfants ! Il pensait déjà à eux alors qu’il était tout juste marié. Était-ce l’atmosphère de ce jour de fête qui le conduisait à penser ainsi ? Il faut dire qu’Ursule n’y était pas étrangère. A 26 ans révolus il était un peu tard pour prendre épouse. Et s’il était honnête avec lui-même il faut avouer qu’il n’y croyait plus vraiment. Il avait reporté toute son attention et ses efforts sur son travail. 

Mais lors d’une de ses tournées de livraison de tuiles Ursule et son doux regard étaient entrés dans sa vie. Aujourd'hui il ne regrettait pas son choix. Elle avait quelque chose de singulier qui le touchait particulièrement, bien qu’il soit incapable de le définir précisément. Une façon de se croire toujours en danger qui lui donnait envie de la protéger, de la prendre dans ses bras. Il aimait se laisser aller avec elle. Ce sentiment d’abandon et de partage était nouveau pour Henri, lui qui n’avait jamais eu qu’à se préoccuper que de lui-même.
- Et bien Henri ! Tu rêves ? Alexandre Petit, un charretier qui travaillait pour Abel Leblanc, le ramenait sur terre.
- Oui, je crois bien.
Il scruta l’assemblée et, perplexe, demanda :
- Tu n’as pas vu Ursule ?
Son épouse, en effet, n’était pas parmi les convives.
- Ah ! Le jeune marié ! Il a déjà perdu sa femme ! Eh ! Il va falloir la tenir mieux que ça sinon elle va t’échapper ! 

D’un sourire poli, Henri quitta son voisin avant que ses propos n’empirent et attirent l’attention générale, faisant déraper la conversation sur un terrain où il ne voulait pas aller. Mais où était Ursule ? Il ne la voyait nulle part. Cette petite réflexion anodine prononcée par Alexandre Petit faisait son chemin et Henri était de plus en plus exaspéré de ne pas trouver sa femme. Il fit le tour des danseurs, en vain. Il était maintenant tiraillé entre deux sentiments contradictoires : les devoirs qu’une épouse se devait de tenir en public et sa propre tendance à s’inquiéter pour sa jeune épouse. 

Henri espéra que tout allait bien : Marie Joseph, la sœur d’Ursule, lui avait dit ce matin combien elle regrettait que le mariage se déroule si loin de ses parents, restés là-bas, en Bretagne. Au moins, ils avaient approuvé l’union de leur fille, envoyant leur consentement dûment enregistré devant Me Davy, leur notaire à Loudéac. Mais ils n’avaient pas fait le déplacement, bien sûr, ni Marie Rose, la jumelle d’Ursule. Henri ne l’avait jamais rencontrée, mais Marie Joseph lui avait expliqué qu’enfants elles étaient très proches. Ursule n’avait rien dit de son absence, mais peut-être en portait-elle la blessure secrètement ?
- Albert ! T’as pas vu Ursule ? demanda-t-il le plus discrètement possible à son frère.
Celui-ci ne réfléchit qu’un instant avant de répondre :
- Oui, tout à l’heure je l’ai vu se diriger vers le moulin. 

Sans même penser à remercier son aîné, Henri se dirigea vers le moulin. L’inquiétude grandissait en lui. Sa mère lui reprochait toujours de s’inquiéter de tout mais il n’y pouvait rien, c’était plus fort que lui. Il aimait bien que tout soit à sa place et pouvait vite s’énerver si ce n’était pas le cas. Il entra dans le moulin. L’atmosphère se fit soudain plus silencieuse, contrastant avec le bruit de la musique et des pas cadencés des danseurs. Au début Henri n’entendit ni ne vit rien. Il allait ressortir lorsqu’un bruissement attira son attention. Il pénétra doucement plus avant dans le moulin. 

Là, près des meules, il vit Ursule et Georges. Celui-ci tenait les mains de la jeune femme entre les siennes et, son visage très près du sien, il lui murmurait quelque chose. Henri ne parvenait pas à distinguer ce qu’il lui disait. Il ne voyait pas davantage le visage de sa femme qui lui tournait le dos. Mais aucun signe, dans son attitude, ne lui indiquait qu’elle n’approuvait pas cette situation. La bienséance aurait voulu qu’elle s’éloigne de lui : ils étaient beaucoup trop proches. Non ! La bienséance aurait voulu qu’à aucun moment sa femme ne soit seule en compagnie d’un homme de huit ans son aîné ! 

Henri, envisageant immédiatement le pire, sentit le sang se retirer de son visage. Il fixait intensément cet homme qu’il n’avait rencontré qu’assez récemment. Il était de taille moyenne, le visage ovale marqué par ses yeux bleus perçants. De sa main droite mutilée (il lui manquait une partie de l’index) il effleurait les cheveux d’Ursule. Dire que cet homme était le témoin de son épouse ! Comment avait-il pu autoriser cela ? Quelle trahison ! Un meunier qui plus est ! Léon avait raison : tous de la mauvaise engeance ces hommes de l’eau ! Comment se faisait-il qu’il n’avait rien vu ? Que se passait-il entre eux ? Il se sentit soudain glacé. Est-ce que sa belle histoire allait se transformer en cauchemar ? Déjà ? 

De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, toutes plus noires les unes que les autres. Il cherchait des signes qu’il n’avait pas vus, ressassant chaque instant où le nom de cet homme était venu dans la conversation : Ursule s’était-elle empourprée, avait-elle balbutié à son évocation, trahissant un trouble qui cachait un secret bien plus grave encore ? Jamais il n’avait remarqué cela. Sa femme pouvait-elle en fait se révéler une ignoble comédienne, qui l’avait dupé comme un enfant ? Avait-il été si naïf ? Il ne laisserait pas passer ça. Et certainement pas aujourd’hui. 

Cette journée qui avait soi-disant si bien commencé ! Sentant la colère l’envahir, il serra les poings. Il entra, fou de rage.   



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mercredi 4 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre D

CHAPITRE D

"Donc il s'appelait Alexandre..."

 

Donc il s’appelait Alexandre Brassade. Il venait de perdre son grand-père et avait vidé sa maison afin de la vendre. C’est à cette occasion qu’il avait trouvé les papiers concernant Henri Macréau. J’essayai de me concentrer mais je ne voyais toujours pas comment cela était possible. 

- Mais… Euh… Comment avez-vous pu trouver ces documents ?
- C’est simple : ils n’étaient pas cachés, juste dans la table de nuit de mon défunt grand-père.
- Oui, ça j’ai compris. Mais…
- Oh ! Je ne vous ai pas dit : sa maison se situe à Mortcerf, en Seine-et M…
- Ah ! Voilà ! 

Je savais qu’Henri avait habité cette localité de Seine-et-Marne, entre autres parmi de nombreux déménagements.
- Je comprends mieux maintenant ! expliquai-je. Enfin, pas comment votre grand-père a eu ces documents, mais au moins en habitant la même région ça donne une piste.
Alexandre acquiesça.
- Vous voulez que je vous envoie tous les documents ? demanda-t-il avec douceur.
- Oh ! oui !
Quelle question ! J’avais répondu instinctivement, mais je me rendis compte aussitôt de tout ce que cela impliquait.
- Il y en a beaucoup ?
- Une trentaine peut-être… 

Mince. Cela faisait un bon nombre quand même. Je redoutai un peu le contenu de ce paquet. Le cadeau allait-il se transformer en bombe ? Vu le contenu des premiers éléments envoyés, on pouvait le penser. Après un silence, j’ajoutai :
- Vous… Vous les avez lus ?
- … Oui. C’est pour ça que je vous ai demandé si vous les vouliez. Ça ne va peut-être pas vous plaire.
Je me fis philosophe :
- C’est ainsi avec les archives : on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Comme dirait l’autre : « c’est comme une boîte de chocolats… » etc…

Nous nous accordâmes pour que les documents me soient envoyés par la Poste, afin que je puisse juger aussi des supports et avoir une vision globale des documents.
- Je n’aurai qu’une faveur, ajouta Alexandre. Si ce n’est pas trop abuser, j’aimerai pouvoir suivre moi aussi les découvertes que vous ferez car cette histoire m’a intriguée.
J’acceptai sans difficulté et raccrochai. Maintenant il ne me restait plus qu’à patienter avant de recevoir cet étrange colis.

Pour tromper le temps, je me penchais sur cette question de proximité géographique. Je compilai mes infos sur les adresses successives d’Henri, tout en les commentant pour Sosa, comme à mon habitude.
- Et bien ! En voilà des adresses : né à Meaux, marié à Tigeaux, ayant donné naissance à des enfants Tigeaux, Serris et Mortcerf.
Le tout se situait en Seine-et-Marne, dans un rayon de 30 km. Globalement il n’avait pas fait beaucoup de déplacements. Il me manquait encore son décès, mais cela me donnait une idée. 

Son épouse avait fait un peu plus de chemin : née dans les Côtes d’Armor et mariée à Tigeaux, soit environ 500 km.
- A la charnière du XIXème et du XXème, une Bretonne arrivée en Ile-de-France et exerçant le métier de cuisinière : il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu’Ursule a fait partie de la vague d’émigration vers la capitale et sa région. 

Les Bretons, et en particulier ceux originaires des Côtes du Nord (aujourd’hui appelées Côtes d’Armor) comme Ursule, ont été nombreux à quitter leurs foyer dans l’espoir d’une vie meilleure. L’effondrement de l'industrie textile, jusque-là très importante avec en particulier le tissage du lin et du chanvre, entraîna la fermeture de nombreuses usines et ateliers familiaux. L’émigration de milliers de Bretons (et de Bretonnes car elles ont été plus nombreuses que les hommes) vers la capitale devint une nécessité car, sous la pression démographique, la terre natale ne fournissait plus de possibilité de travail. Fuyant la misère, ne possédant que la richesse de ses bras, les jeunes filles se faisaient bonnes, cuisinières, lingères… 

- Au mieux ! Les pauvres ! Un certain nombre ont fini sur le trottoir, dis-je à mon chat.
Celui-ci me regardait attentivement. Je crois qu’il aimait bien que je lui raconte des histoires d’ancêtres… Quand il n’avait pas décidé de dormir ! 

Était-ce pour éviter un trop grand décalage entre la vie urbaine, un mode de vie et une langue si différente de tout ce qu’elle avait connu jusque là qu’Ursule s’était installée dans une petite localité en Seine-et-Marne et non à Paris directement ?
- Impossible à savoir ! 

Une heureuse surprise vint pimenter mes recherches :
- Oh ! Oh ! Sosa ! Qu’avons-nous là ? Les archives de Seine-et-Marne ont mis en ligne quelques années supplémentaires de recensement. Et dire que je l’ignorai ! Mais c’est bien, ça ! 

Grâce à ces nouveautés en ligne, je pus affiner un peu le parcours d’Henri, sans que je ne puisse néanmoins l’amener jusqu’à son terme puisque j’ignorai toujours où et quand il était mort.
- Il n’est peut-être pas mort ! Hein, Sosa ? Cela lui ferait, voyons voir… 146 ans ! Bon, OK : il est mort. 

Mais où ? Si je savais déjà qu’il avait habité Mortcerf pendant plusieurs années, les recensements me permirent de déterminer qu’il avait beaucoup bougé dans la commune même car à chaque état de la population il changeait d’adresse : les Égyptes, les Vallées, rue des Vallées.
- Tiens ? Est-ce que la population augmentant, le village des Vallées est devenu la rue des Vallées, désormais partie intégrantes de Mortcerf ? Il faudrait que je creuse cette piste. 

Mais pas maintenant, mon chat ayant décidé que c’était l’heure du dîner, il me réclamait bruyamment sa pitance.
- OK ! OK ! On y va… De toute façon moi aussi j’ai faim. Je refermai le capot de mon ordinateur portable et me dirigeai vers la cuisine. D’un bond Sosa m’avait précédée. C’est souvent ainsi que se terminai mes recherches : par l’appel du ventre de Sosa. 



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