Jacques Jadaud est mon ancêtre à VIIIème génération (sosa n°250). Il est né vers 1770 à Saint Amand sur Sèvre (79), mais « un incendie qui a consumé les archives du département ainsi que les registres d'état civil de la commune de St Amand » ne permet pas de le vérifier. Il est cultivateur au lieu-dit La Ruffinière. Il a servi en qualité de simple soldat dans les armées royales vendéennes, pendant 4 ans. Il y a été blessé en 1793 « pour cause de son grand dévouement à la royauté […], atteint d'une hernie inguinale gauche qui lui est survenue au combat de Luçon en sautant un fossé, étant poursuivi par la cavalerie ». A la suite de ces blessures, il a été réduit « dans l'état d'indigence […], ce qui le prive de travailler fort souvent rapport aux coliques qu'il éprouve et de gagner [sa] vie ». Il a demandé une pension, mais ne semble pas l’avoir obtenue. Effectivement il mourra dans un état proche de la misère (sa déclaration de succession ne s’élèvera qu’à 180 francs alors qu’il apportait en dot, lors de son second mariage 35 ans plus tôt, près de 1600 francs).
C’est probablement pendant cette époque troublée qu’il se marie avec Modeste Guitton, mais les destructions d’archives citées plus haut nous empêchent de connaître la date exacte de cette union. Ensemble ils auront 5 enfants. Modeste décède rapidement, en 1804.
Jacques se remarie deux ans plus tard avec Jeanne Rampillon (ma sosa 251), d’une douzaine d’années sa cadette, dont il aura 6 enfants supplémentaires.
Son premier beau-frère, Jean Guitton, sera le subrogé tuteur de ses premiers enfants. Il n’aura guère à exercer son office puisque 3 des 5 enfants sont morts avant 1805. Restent Jean, né en décembre 1792 (mais baptisé seulement en avril 1793), et Jacques, né en 1798.
Mais ce n’est pas Jacques père qui nous intéresse aujourd’hui : c’est son fils Jean.
Lors de l’appel militaire, Jean fait valoir une hernie pour être exempté. Une hernie abdominale (souvent inguinale – dans l’aine, la plus courante, surtout chez l’homme – ou ombilicale – dans le nombril) rendait le port de la ceinture, du fusil et de l’équipement très difficile, surtout en marche prolongée. Elle pouvait aussi présenter un risque vital en campagne (un étranglement herniaire sans possibilité de chirurgie pouvait se révéler mortel). Dans beaucoup de cas, une hernie était un motif d’exemption définitive ou de mise en dispense temporaire.
Mais cela ne fonctionne pas et Jean est « désigné pour l’armée active ». La liste de tirage au sort n’indique pas le régiment où il a été envoyé, ce n’est pas la vocation de ce type de document (elle sert juste à déterminer le statut du conscrit : appelé ou non). Pour le savoir il faudrait consulter le contrôle des troupes ; ce que je n’ai pas pu faire. Il semble alors partir précipitamment.
En effet, en juin 1813 son oncle et tuteur Jean Guitton fera une déclaration devant notaire que Jacques Jadaud avait donné à son fils la somme de 300 francs avant son départ pour le service militaire, « à valoir sur les droits à lui échu de la succession de ladite Modeste Guitton sa mère en avancement d’hoirie »*. Mais à cause du « départ précipité » de Jean, il ne put en consentir quittance à son père.
Pourquoi Jean est-il parti ainsi si rapidement ? Les causes, selon ledit Guitton, « sont assez généralement connues sans qu’il soit besoin de les motiver et détailler » ! Dommage pour nous.
D’autres détails sur Jean, en revanche, nous sont révélés, bien qu’on s’en serait peut-être passé… En effet, la liste de tirage au sort indique qu’il a été envoyé à l'hôpital militaire pour un « gonflement au testicule droit ». Oups.
En avril 1813 on retrouve Jean à Strasbourg. Il apparaît dans un registre de l'hôpital militaire de Strasbourg. Est-ce l’hôpital mentionné dans la liste de tirage au sort ? Le document n’est pas assez précis pour le dire. Hélas, c’est un registre de décès de l’hôpital militaire. Alors qu’il vient tout juste de fêter ses 20 ans, Jean s’éteint à l’hôpital.
L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais dans ce registre de décès, Jean est dit « réfractaire au dépôt général » (tandis que sur les autres actes de décès du registre, les affectations des soldats décédés sont précisées). Cette mention semble supposer que Jean était réfractaire. On peut donc imaginer qu’en tant que réfractaire le jeune conscrit aurait été arrêté et placé dans un dépôt militaire, puis qu’il aurait été transféré ou hospitalisé (car malade, blessé ou en mauvais état) et qu’il soit finalement décédé dans cet hôpital.
Un réfractaire désigne un conscrit qui refuse de se soumettre à la conscription obligatoire après le tirage au sort **. Pour mémoire, depuis la loi Jourdan-Delbrel de 1798, tout Français en âge devait exécuter son service militaire. Après le tirage au sort, les jeunes gens désignés devaient se présenter à la caserne ou au bureau de recrutement. Ceux qui ne se présentaient pas ou qui s’enfuyaient étaient dits réfractaires. Ils étaient considérés comme hors-la-loi, et pouvaient être poursuivis par la gendarmerie, arrêtés et incorporés de force et/ou condamnés à de lourdes peines (amendes ou prison). Or si Jean, déclaré « bon pour le service », a refusé d’aller rejoindre son régiment et est entré en clandestinité, que fait-il à Strasbourg, lui qui est originaire des Deux-Sèvres ?
Que de questions sans réponse en généalogie !
D’autant que le mystère s’épaissit : lorsque le jeune frère de Jean, Jacques junior, est appelé à son tour en 1818, il est exempté pour cause de « frère mort en service » (c'était un motif possible à cette époque pour échapper au service). Or si Jean (son seul frère aîné) est bien mort, il n’était pas en service proprement dit, si l’on considère qu’il était réfractaire.
En fait, le réfractaire se trouve dans une situation un peu ambiguë, entre le militaire et le civil. Juridiquement, le réfractaire n’est pas encore soldat : il n’a pas rejoint son corps, n’a pas prêté serment, et n’a donc pas de statut militaire au sens strict. Mais il doit l’être : la loi l’a déclaré « bon pour le service », il a été désigné pour un régiment. En refusant de le rejoindre, il devient un civil hors-la-loi, recherché par la gendarmerie. Sous la Révolution et l’Empire, les réfractaires sont poursuivis comme civils délinquants, mais pour un délit spécifique : la réfraction à la conscription. Une fois arrêtés, ils pouvaient être traduits devant un conseil de guerre (donc jugés comme des militaires, même s’ils ne l’étaient pas encore pleinement). Jean est donc un entre-deux : civil par sa situation effective, militaire par obligation légale. Un civil défaillant soumis à la juridiction militaire.
Alors que signifie la mention sur la liste de tirage au sort de Jacques : juste un terme conventionnel ? ou bien Jean n’était-il pas réfractaire finalement ?
Encore un mystère à éclaircir, un jour peut-être… Ou pas.
* Quittance sans doute réalisée en vue de régler la succession de feue sa mère.
** À ne pas confondre avec les insoumis, qui ne se présentent jamais à leur régiment, ou les déserteurs, soldats déjà incorporés qui quittent l’armée sans autorisation.