« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

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vendredi 8 mars 2019

Les pionnières de ma généalogie

J'ai déjà eu l'occasion de raconter la vie de certaines pionnières de mon arbre, mais aujourd'hui je vais vous parler de Marie-Louise Jay.  Elle se trouve un peu loin dans mon arbre : il faut remonter 12 générations pour nous trouver un ancêtre commun. Cependant elle est bien de la famille de mon arrière-arrière-grand-mère. Cette famille est depuis la nuit des temps originaire de Samoëns (Haute-Savoie). Marie-Louise y est née le premier juillet 1838. Son père, Aimé, est maçon (une spécialité locale) et sa mère « campagnarde ». Elle est la huitième de neuf enfants. Comme nombre de Savoyards, elle quitte le domicile familial pour la capitale afin de chercher du travail. Elle est assez jeune, 15 ans semble-t-il, mais elle est accompagnée d'une tante et d'un cousin [1]. Elle est embauchée comme vendeuse à La Nouvelle Héloïse, une boutique de lingerie féminine avant d’intégrer le personnel du Bon Marché. Rapidement elle grimpera les échelons et y deviendra première vendeuse au rayon confection.

Marie-Louise Jay, 1903 © Wikipedia, Siren-Com

En 1856, elle fait la connaissance d’Ernest Cognacq, un provincial lui aussi (il est originaire de l’Ile de Ré) monté à la capital pour faire fortune. Après avoir exercé divers métiers de vendeur pour un patron ou pour son propre compte, Ernest Cognacq était devenu calicot (un vendeur de nouveautés pour la clientèle féminine) dans une petite boutique sur le pont Neuf appelée « corbeille ». C’est alors qu'il s'entendit avec un petit café qu'il fréquentait rue de la Monnaie pour louer, à partir du 21 mars 1870, sa salle annexe peu utilisée et en faire un petit commerce de nouveautés : c’est la naissance de son échoppe « À la Samaritaine ». Le premier avril suivant la boutique s'agrandissait déjà.

Le nom de la Samaritaine provient de la fontaine qui se trouvait à cet endroit. En effet, sur le Pont Neuf se situait une pompe à eau dont l’existence remontait à Henri IV. Cette pompe était décorée d'une représentation de l’épisode évoquant la rencontre de Jésus et de la Samaritaine au Puits de Jacob. Le tout était surmonté d'une horloge, puis plus tard d'un carillon. Elle a été détruite en 1813.

Mais Marie-Louise ne se contente pas d’être une bonne épouse et tenir le ménage pendant qu’Ernest fait fructifier les affaires : elle a aussi le titre de directrice et propriétaire du magasin. Tous deux sont dotés de la bosse du commerce, d'un indéniable don d'anticipation et d'un véritable sens de l'entreprise. La petite boutique des débuts se transforme ainsi petit à petit en véritable empire, constitué de plusieurs magasins, répartis en quatre îlots voisins. 

En effet, entre 1852 et 1870, les halles de Paris se sont modernisées avec la construction des dix pavillons de Baltard. Le couple profite de l'achèvement de ces travaux et de l'attractivité de plus en plus évidente du quartier pour agrandir et moderniser leur entreprise. Le premier magasin en 1883, puis le deuxième en 1903 sont aménagés dans un style contemporain, de type Art nouveau. À l’apogée de son rayonnement commercial, la Samaritaine se compose d’un ensemble de quatre magasins-îlots, situés entre le quai du Louvre et la rue de Rivoli. Initiées en 1883, l’installation, la construction et la reconstruction de ces édifices hétérogènes sur les bords de la Seine s’étalent sur une cinquantaine d’années.

En matière d’architecture le couple Cognacq-Jay se révèle novateur : à partir de 1885 Ernest Cognacq fait appel à l’architecte Frantz Jourdain pour l'aménagement, l'agrandissement et la transformation des nouveaux magasins. Associés avec Marie-Louise, ils conçoivent dans les années 1903-1904, un plan directeur pour encadrer le réaménagement et l’extension des surfaces regroupées, ainsi que la colonisation des îlots voisins. Une architecture de métal et de verre à la mise en œuvre rapide se substitue de proche en proche à la construction traditionnelle. La couverture des cours au moyen de verrières et la propagation des planchers de verre permettent une colonisation des nouvelles parcelles. Le magasin y gagne en volume et en luminosité, phénomène très remarquable jusqu’à la généralisation de l’éclairage électrique. La longévité des planchers de verre jusque dans les années 1980 atteste de l’étonnante performance technique du procédé, assuré par Saint-Gobain. La Samaritaine s’enrichit ensuite de deux grands halls rectangulaires à escalier monumental qui n’ont pas leur égal dans tout Paris. Éclairé d’une immense verrière commune, cet atrium double très dessiné deviendra l’espace intérieur identitaire de l’ensemble des quatre magasins. Les proportions de cette cathédrale du commerce participent de l’exaltation d’une marchandise foisonnante et tentatrice. C’est l’invention d’une mise en scène novatrice, où la clientèle est invitée à parader : désormais on va au grand magasin autant pour voir que pour être vu.

Plan des 4 magasins © amc-archi.com

Entre temps, Marie-Louise et Ernest se sont mariés, le 18 janvier 1872 à la mairie du Vème arrondissement.

Ils font partie de ces grands entrepreneurs commerciaux du XIXème qui révolutionnent le mode de consommation. Comme Marguerite et Antoine Boucicaut qui ont développé « Au Bon marché » (lire ou relire Au bonheur des Dames de Zola qui s’inspire de leur histoire pour s’imprégner de cette véritable révolution commerciale), les Cognacq-Jay comme on les appelle - car ils sont indissociables l’un de l’autre - savent que pour réussir il convient d'innover et d'offrir aux clients une nouvelle conception du commerce. Ils structurent leurs magasins en rayons autonomes, placé sous l'autorité d'un véritable responsable. Ils inaugurent une politique de faibles marges et développent la vente à crédit aux mêmes prix que les achats au comptant - ce qui ne se faisait pas ailleurs. S'inspirant des pratiques commerciales des Boucicaut, ils instaurent des périodes de promotion pour certains produits : deux fois par an, à l'automne et à la fin de l'hiver, ils organisent ainsi une vente d'articles nouveaux. Les prix sont fixes, et clairement affichés : on ne vend plus « à la tête du client ». C’est la révolution dans les rayons ! En revanche, plus question de négocier, de marchander, de discuter des remises : les prix sont les mêmes pour tous. Cependant les clientes pourront essayer les vêtements et, si elles le souhaitent, échanger la marchandise défectueuse.

Ils développent également la vente par correspondance et la livraison à domicile : des catalogues sont édités afin que les clientes puissent faire leurs choix puis, à partir d'un entrepôt situé quai des Célestins, ils envoient les commandes grâce au chemin de fer et au bateau au départ de Marseille pour l'outre-mer.

 Catalogue A la Samaritaine, 1920 © tresorsdugrenier.canalblog.com

Le couple confectionne méticuleusement un fichier de clients pour leur expédier un catalogue des produits de La Samaritaine. Les adresses sont collectées au fur et à mesure des gros achats opérés dans leurs magasins. Ils installent également un grand atelier de confection de vêtements pour hommes, où travaillent près de 500 ouvrières, afin de produire à coûts moins élevé. La politique de Marie-Louise et Ernest consiste à ne pas fermer complètement les magasins le dimanche afin que les familles qui se promènent ou déambulent dans le centre de Paris puissent y faire des achats.

Les Cognacq-Jay ne sont cependant pas de bons samaritains (sans mauvais jeu de mot) : si des ristournes importantes, de l'ordre de 15 %, sont peuvent être accordées aux employés de La Samaritaine, ce n’est pas sans arrière-pensée mais pour qu'ils achètent sur place ce dont ils ont besoin et n’aillent pas à la concurrence. Tout employé à La Samaritaine a droit à quinze jours de congé par an. Par contre les Cognacq-Jay exigent beaucoup de leurs employés : un parfait professionnalisme et une tenue impeccable sont indispensables. Un carnet est remis à chaque employé, précisant ses obligations. Ainsi, il est obligatoire pour les hommes le port "de vêtements de nuance foncée; pas de cols mous ni de chemises de couleur. Les chaussures sont noires". Le personnel féminin doit revêtir des lainages discrets ; le noir et le blanc sont les seules couleurs admises. Un corps d’inspecteurs est recruté pour surveiller les étalages, mais aussi les employés ! Ils doivent veillent à la politesse du personnel à l'égard des clients et à leur tenue : "Pas de mains dans les poches ni de jambes croisées". Les Cognacq-Jay imposent en effet à leurs vendeurs une courtoisie sans faille. Ils sont persuadés que si les clients sont bien reçus, s'ils sont satisfaits de l'accueil, ils reviendront à La Samaritaine. "Quand un des rayons sous sa surveillance est encombré, l'inspecteur ne doit pas hésiter à prélever du personnel dans les rayons où il y a peu de clientes pour les faire débiter ou faire des ventes dans ceux où il y a foule. Une prime est accordée pour chaque débit", indique le règlement. Les instructions précisent aussi à chaque vendeur qu'il "ne doit sous aucun prétexte" quitter une cliente avant de "s'assurer qu'un autre employé s'occupe d'elle". La discipline est sévère, les écarts ne sont guère tolérés. Pendant le travail, les employés ne doivent pas bavarder entre eux, si ce n'est pour les nécessités du service. Naturellement, les absences sans motif ou répétées ne sont pas acceptées. Il n'est pas bon, dans ces conditions, de contester l'organisation ou les méthodes, ni de critiquer la discipline. Lorsqu'un salarié affiche trop ouvertement une appartenance syndicale, il est vite repéré et, s'il persiste, tout est mis en œuvre pour qu'il quitte l'entreprise.

Marie-Louise et Ernest règnent, dirigent, ordonnent, veillent et surveillent en permanence. Pour eux, la vie, c'est d'abord et presque exclusivement le travail. Pendant que l'un prend son repas, l'autre assure une présence visible de tous. La Samaritaine est leur revanche sur la vie et sur leurs débuts difficiles ; c'est l'enfant qu'ils n'ont pu avoir, car leur mariage est resté infécond, sur lequel ils veillent jalousement et sans partage, attentifs à sa croissance. Marie-Louise est, de ce point de vue, l’égale de son époux.

Les Cognacq-Jay, devenus riches, vivent dans un hôtel particulier avenue du Bois-de-Boulogne. Mais cette réussite, ils entendent la partager avec leur personnel. En effet, s’ils peuvent se montrer durs et intransigeants, ils savent aussi être reconnaissants du travail effectué. À l'instar des Boucicaut, ils instituent l'intéressement aux bénéfices. En plus de leur salaire, les employés reçoivent un pourcentage sur le chiffre d'affaires réalisé dans leur rayon. C’est ainsi que 65 % des bénéfices sont redistribués chaque année. Les Cognacq-Jay cèdent la moitié du capital aux salariés et l'autre moitié à la Fondation qu'ils créent en 1916 pour financer de nombreuses œuvres sociales et caritatives. Cette Fondation a pour mission de faire fonctionner une maternité, une maison de retraite, un "pouponnat" prenant en charge 40 enfants d'employés jusqu'à l'âge de cinq ans, un orphelinat pour cinquante enfants, une maison de repos et de cure en montagne, des colonies de vacances à la mer et à la montagne pour les enfants du personnel, un musée, etc... Des allocations sont accordées aux familles dont l'un des parents travaille à La Samaritaine; elles varient en fonction du nombre d'enfants à charge. Des indemnités de maladie sont versées aux employés non assurés. Le prix Cognacq-Jay a été créé grâce à un don de 20 000 francs or donné à l'Institut de France, destiné aux familles nombreuses.

Deux créateurs, une œuvre © encheres.parisencheres.com

Marie-Louise n’a pas oublié son village natal : elle a apporté son aide à différentes actions (restauration de l’église par exemple) et a fondé la Jaÿsinia en 1906, jardin botanique alpin ouvert au public, classé jardin remarquable de France qui se visite encore aujourd’hui et permet d’admirer plus de 5 000 espèces végétales issues des différentes zones montagneuses des cinq continents.

En 1920, pour ses actions d’œuvres de bienfaisance, Marie-Louise est nommée Chevalier de la Légion d’honneur. Elle reçoit la prestigieuse médaille grâce au rapport rendu par le Ministre de l’Hygiène, l’Assistance et la Prévoyance sociale… et en dépit d’une lettre calomnieuse signée d’un bon commerçant de la rue de la Monnaie ! Le motif d’attribution de la distinction est les dotations attribuées aux familles nombreuses, la fondation Cognacq-Jay pour l’entretien d’œuvres existantes et la création d’œuvres nouvelles.

On notera que son époux a été élevé au grade de chevalier de la légion d’honneur dès 1898, officier en 1903 et commandeur en 1922; lui aussi pour ses œuvres de bienfaisance.

Alors que la Samaritaine prospère près du pont Neuf, les Cognacq-Jay visent à toucher une nouvelle clientèle, plus aisée : ils font construire dans un autre quartier de Paris un nouveau magasin inauguré en octobre 1917, boulevard des Capucines. Obéissant à un nouveau concept, La Samaritaine de luxe, est faite pour attirer une clientèle plus fortunée ou étrangère et populariser le luxe.

Marie-Louise s’éteint dans son hôtel particulier du Bois de Boulogne, le 27 décembre 1925. C'est ainsi que disparaît une pionnière du commerce moderne. 
Son mari la rejoindra le 21 février 1928.

À leur mort, le couple laisse une entreprise florissante de quelque 8 000 employés et de 48 000 m², la plus importante en terme de surface de vente.


[1] Sources : Wikipédia (dont M. Germain : Personnages illustres de Haute-Savoie), base Léonore, amc-archi.com


samedi 16 juin 2018

#RDVAncestral : Le notaire infatigable

Lundi le 21 octobre 1726, après-midi, village de La Mollie, paroisse du Biot

J’ai rendez-vous aujourd’hui avec Garin François Vulliez, un de mes ancêtres notaires qui demeure en vallée d’Aulps (Haute-Savoie actuelle). Garin est notaire depuis presque 50 ans. Il est lui-même âgé de 69 ans, mais continue de courir la campagne pour servir ses clients. Il a plutôt belle prestance, tout de noir vêtu : habit de drap noir coupé droit, avec collet, parements, poches en velours, gilet de soie noire à boutons, pantalon de drap noir. Seule la canne qu’il utilise désormais pour l’aider à marcher trahit son âge avancé.

J’entre, bien que je sois un peu en avance. Il discute avec un autre notaire, sans aucun doute son fils Pierre François (communément prénommé seulement François) avec qui il travaille fréquemment depuis quelques années. Mon ancêtre direct, son frère Jean Pierre, notaire royal lui aussi, n’est pas là. Je reste sur le pas de la porte mais, tout en continuant de parler, Garin me fait signe d’entrer et de m’assoir.

J’obéis et tandis qu’ils continuent à parler ensemble, j’observe le décor : deux pupitres en bois sapin, dont l’un est pourvu d’une grosse serrure ouvragée, des layettes (tiroirs ou coffrets servant à ranger des papiers) et des étagères sur lesquelles s’entassent d’épais registres reliés, des liasses de parchemins plus ou bien rangés, un tas de feuillets vierges, des sacs en toiles où l’on range les pièces d’un procès déjà jugé (ce qui nous donnera la fameuse expression « l’affaire est dans le sac »). Les deux notaires sont devant une belle table en bois de noyer, couverte de papiers au sujet desquels ils discutent tout bas. A un bout de la table une écritoire et tout le nécessaire à écrire : plume, encrier, sabloir (le sable répandu sur l’encre encore humide servait encore de buvard à cette époque). De l’autre coté un joli coffret, de dimension modeste, mais agréablement décoré, muni d’une grosse clé engagée dans la serrure ; c’est sans doute là que Garin conserve son argent liquide et peut-être des documents de valeur. Des chandeliers sont là pour éclairer les longues soirées de travail. Devant la table, trois belles chaises ouvragées, couvertes d’étoffe bleue. Dans un angle de la pièce une imposante armoire à trois portes, fermant à clé, servant probablement à conserver les minutes notariales. Le long du mur un banc couvert d’étoffe rouge et verte ; nécessaire en cas d’affluence des quémandeurs probablement. En face, une bibliothèque présentant de beaux volumes aux tranches ouvragées et dorées : des livres de droits sans doute, peut-être aussi de piété et d’histoire comme on en trouvait dans les bibliothèques des lettrés, mais je suis trop loin pour en distinguer les titres. Je suis moi-même assise sur une chaise en noyer, assez simple, mais dont les finitions ne laissent aucun doute sur la qualité du travail. Un tapis aux couleurs chaudes réchauffe la pièce. Un poêle permet d’affronter l’hiver et d’éviter que l’encre ne gèle dans l’encrier. Enfin, trois petites tapisseries, un portrait (l’un de mes ancêtres ?) et quelques gravures ornent les murs et donnent un aspect chaleureux et confortable à la pièce. Le tout traduit un goût sûr mais pas tapageur.

Un petit homme, tout de noir vêtu entre. Il marque un léger temps d’arrêt en me voyant, puis se dirige rapidement devant l’un des pupitres et commence sa journée de travail. Le clerc, sans aucun doute. A force d’observer le notaire, de recopier les documents, de lire pour parfaire sa culture, le clerc apprend à connaître les coutumes, les formulations, et  développer l’art d’écrire et de signer avec assurance. C’est ainsi qu’il s’initie à son futur métier. Le clerc commença à manipuler règle, équerre, aiguilles et fils pour relier des parchemins et former des cahiers plus facile à manipuler ou expédier. Pas un mot n’avait encore été prononcé, à voix haute tout au moins.

- Bienvenue dans ma banche ! me dit finalement Garin en relevant la tête.
- Heu… la banche ? Je ne voudrais pas paraître impolie, mais qu’est-ce que c’est ?
- Ah ! C’est un terme du pays. L’histoire veut que ce terme provienne d’une espèce de bureau où les avocats donnaient rendez-vous à leurs clients. On peut aussi dire banc ou banque. Une sorte de comptoir quoi. Enfin, maintenant on est installé plus à notre aise. Il se penche vers moi : et dans un lieu clos, c’est aussi plus discret pour traiter certaines affaires, hum, hum… Tu vois ce que je veux dire ? Sans me laisser le temps de répondre, il enchaîne :
- Certains utilisent même le mot boutique ou cabinet, dit-il en pouffant.
Je ne saisis pas tellement la plaisanterie mais sourit poliment. Redevant plus sérieux, il ajoute :
- Depuis quelques temps on dit aussi étude. Enfin, tout ça c’est bien la même chose au fond.
Je ne lui avoue pas que le terme d’étude m’est plus familier et que c’est lui qui l’emportera au fil des siècles.

- Allons-y ! Nous avons fort à faire aujourd’hui. Il prend soin de retirer la grosse clé du coffre de son bureau et la glisse dans une poche de son gilet. Il enfile prestement sa robe noire, jusque-là pendu à une patère, qui lui sert de manteau et son bonnet carré assorti.
- Nous avons plusieurs rendez-vous au Biot aujourd’hui : ce n’est même pas à quart de lieue [1] : nous irons à pieds !

Régulièrement les gens de passage le saluent. Certains ôtent même leur chapeau en signe de respect. A vrai, tous ces saluts nous ralentissent quelque peu car il faut dire un mot aimable à chacun.
- Eh oui : depuis le temps que j’exerce dans la vallée, j’ai vu défiler tout le monde, toutes les familles, des plus humbles au plus puissantes : qui pour une quittance, qui pour un testament ou un acquis. C’est ce qui explique ma popularité.
Garin est fort modeste : avec le seigneur et le curé, il est un des personnages les plus importants de la paroisse. Sa fortune, son savoir, ses titres, et ce rang qu’il occupe dans la société, expliquent aussi sans aucun doute sa popularité. Consignant tous les actes qui rythment la vie quotidienne des populations, il est omniprésent et son rôle très important au sein de la communauté. Sans compter qu’il est aussi « le gardien des secrets » : avec tout ce qu’il sait sur tout le monde, il vaut mieux lui devoir le respect.

- Nous allons au village du Biot, en la maison de messire Philippe Faurat, châtelain de Saint Jean d’Aulps. Il a plusieurs affaires à traiter. Puis nous irons chez François Mudry qui m’a fait mander pour un acquis.

Le temps de s’assurer de la présence des témoins requis, de rédiger les différents actes, de relire les documents et de les faire signer, l’après-midi était bien avancée. Un détail me rappelle l’âge avancé de Garin : c’est son fils François qui a rédigé tous les actes, comme Garin le fait préciser à la fin de chacun d’eux : « le présent acte reçu et signé par le tabellion quoique écrit de la main de François Vulliez mon fils » ; sans doute son écriture n’est plus aussi sûre qu’avant, pourtant sa signature a encore belle prestance).


 Signature de Maître Vulliez Garin François, 1726 © AD74

- Reviens demain si tu veux : j’ai un autre rendez-vous prévu à 8h.
- Avec plaisir !

Mardi 22 octobre 1726, avant 8h

- Aujourd’hui nous allons à St Jean : c’est à un peu plus d’une lieue. Nous emprunterons donc une charrette car cela fait trop loin pour mes vieilles jambes. Quand j’étais jeune, je pouvais parcourir toutes les distances à pieds, mais maintenant… Sans compter qu’il faut porter avec soi une écritoire de campagne (dans certaines maisons il y a à peine une table pour écrire convenablement), les plumes, encre, sable ou poudre à sécher l’encre, papier, etc… C’est un métier d’itinérant : pire qu’un colporteur, allant de foyer en foyer ! Je rédige plus d’actes à travers la campagne que dans ma propre banche !

Installés dans la charrette, je demandais à Garin :
- Quelle est la différence entre un notaire et un tabellion ?
- Ah ! Le notaire est un mot qui vient du latin et qui signifie sténographe, scribe, celui qui note rapidement et fidèlement. La fonction de notaire est très ancienne car les puissants de ce monde ont toujours eu besoin de scribes. Puis, pour en garder la mémoire, il y a eu obligation d’avoir témoins et copies archivées des actes passés. Le tabellion, mot d’origine latine également, signifiait celui qui écrit sur des tablettes. Pendant longtemps on l’a distingué du notaire : son rôle est de conserver les « minutes » (l’original du document, parfois simplement quelques notes prises à la va-vite) et de délivrer les « grosses » (la copie, destinée au client ou à qui de droit, document plus développé et écrit plus « gros » car il était rémunéré en fonction de sa longueur). La distinction notaire/tabellion a officiellement disparue il y a une centaine d’années, mais nous, ici dans les États de Savoie, nous aimons bien le nom de tabellion. Le terme désigne l'ensemble des actes insinués (c'est-à-dire enregistrés). Mais par extension, il sert aussi à nommer l'administration chargée de la transcription et de la conservation de ces actes (actes publics, contrats entre vifs et dispositions de dernières volontés). L'insinuation, instaurée en 1610, vise à assurer l'authenticité des actes émanant aussi bien de particuliers que de communautés d'habitants. Les actes publics passés devant notaire n'ont aucune valeur, notamment judiciaire, s'ils ne sont insinués. En 1696, le duché de Savoie a été partagé en sept départements du tabellion : Savoie propre, Genevois, Faucigny, Chablais, bailliages de Ternier et de Gaillard, Maurienne, Tarentaise. Ici nous faisons partie du Chablais ; on y compte 4 bureaux du tabellion, chacun s'étendant sur un nombre variable de paroisses. 
- Et comment accède-t-on à cette profession ?
- Oh ! Pour cela il faut être un fils légitime, savoir ses lettres bien sûr,  professer la religion catholique, apostolique et romaine. Le postulant doit obtenir, le plus souvent du curé de sa paroisse, une attestation de bonnes vie et mœurs. Il doit avoir au moins 25 ans, c'est-à-dire d’être majeur, sauf s’il est fils de notaire : des dispenses peuvent alors être accordées. Un examen est également prévu, afin d'obtenir sa charge. Mais souvent on est  notaire de père en fils : il suffit de racheter la charge de son père (souvent elles sont héréditaires). Ainsi mon père, Claude, l’était avant moi, et mes deux fils, Jean Pierre et Pierre François, le sont aussi. Ma mère était fille de notaire également. Il faut dire qu’en fréquentant les mêmes familles, on finit fatalement par s’y épouser.

C’est un autre acquis qui nous occupe aujourd’hui, dans la maison de Jean Claude Cottet. La tâche n’est guère différente de la veille. Le métier serait-il monotone ?

- Si tu veux tu peux revenir demain : cette fois ma mission sera plus surprenante

Mercredi 23 octobre 1726, après midi

- Nous restons au Biot aujourd’hui : une petite marche nous fera le plus grand bien et tu as sans doute d’autres questions à me poser : cela nous laissera le temps de parler un peu…
- Très bien : parlez-moi donc un peu de votre profession alors…

Tout en marchant - étonnamment vite pour son âge - il entame un monologue, ponctué de grands gestes.
- La plupart d’entre nous cumulent différentes fonctions : procureurs, avocats, greffiers. Et dans les petits pays, comme chez nous, certains ont des responsabilités seigneuriales : ainsi moi par exemple je suis aussi "procureur d'office de la vallée d'aux" (je traduis dans ma tête : « procureur de la justice seigneuriale locale, en l’occurrence de la vallée d'Aulps »). Mon fils François est notaire mais aussi châtelain de la vallée d'Aulps et secrétaire de la paroisse du Biot. Il continue à détailler les rapports qu’entretiennent les notaires avec les autorités gouvernementales et judiciaires, avec leurs confrères, employés ou clients, mais s’interrompt soudain : nous y voici !

Je suis bien étonnée ; nous sommes au milieu de nulle part, au bord d’un chemin. Garin me regarde avec une lueur de malice dans les yeux :
- Tu ne t’attendais pas à ça, hein ? Mais c’est bien ici que nous avons rendez-vous !
Effectivement un groupe de personnes s’approche et François, qui nous accompagne toujours, commence à rédiger tant bien que mal, assis sur une souche bordant le chemin : « au chemin public au lieu de sous la motte en bas du cimetière du Biot ». Monotone le métier ? Sûrement pas ! 
Il y a là les deux contractant de l’acte d’obligation : la veuve Girod qui promet de bien payer à Pierre Mudry, ici présent, les 115 livres et 18 sols dus suite au prêt qu’il avait fait précédemment pour elle ; ainsi que leurs deux témoins. Seul Pierre Mudry sait signer (ce qu’il fait) puis tout le monde se sépare. Nous-mêmes, nous retournons vers la banche des Vulliez.
- Et bien ! Je savais que le notaire était itinérant, mais je pensais tout de même qu’il rédigeait ses actes avec un toit au-dessus de sa tête, et non au bord du chemin !
- Ah ! Ah ! La vie de notaire est pleine de surprises !
- Assurément !
- J’ai quelques jours plutôt tranquilles devant moi mais, si tu veux, tu peux revenir le 2 novembre courant : d’autres rendez-vous ont déjà été pris.
- Alors à bientôt.

Samedi 2 novembre 1726, avant midi

Nous retournons au Biot (mais dans une véritable maison cette fois !), chez Philibert Tornier, pour une histoire de quittance entre différents membres d’une même famille. L’acte est un peu long à rédiger car les contractants sont deux sœurs Tornier, toutes deux veuves, et leur beau-frère agissant en qualité d’administrateur des biens de ses enfants orphelins de mère (la sœur des deux sœurs : vous me suivez ?) ; lesquels reconnaissent que Philibert et Claude Tornier, leurs frères et beau-frère aussi présents, ont bien donné la somme, bétail et trossel [2] constituant la dot des trois sœurs, promis dans un acte de 1712. Ils en profitent pour régler aussi l’hoirie de leur autre frère mort ab intestat [3]. Il me faut un petit moment pour comprendre les liens familiaux qui unissent toutes ces personnes, d’autant plus qu’à chaque fois qu’elles sont citées ont y ajoute le nom du mari ou du père défunt, leur lieu d’habitation et paroisse. Sur le moment, c’est un peu brouillon, mais je me réjouis secrètement pour les descendants de la famille Tornier : s’il y a un généalogiste parmi eux, ce document est une pépite riche en informations !

Samedi 2 novembre 1726, après midi

Nous nous retrouvons dans la banche des Vulliez. C’est ici que tout avait commencé une douzaine de jours auparavant. Le décor n’a pas changé. Le clerc est encore à son pupitre, toujours aussi silencieux.
- Voilà, c’est notre dernier rendez-vous je crois, me dit Garin avec un quelque regret dans la voix.
- En effet.
- Tu sais, je voulais te dire…
Mais nous sommes interrompus par l’arrivée de nouveaux requérants et leurs témoins. Garin et François se mettent à la tâche. Quand à moi je dois partir.

Je ne sais pas ce que voulais me dire Garin un instant plus tôt, mais peu importe : il m’en a tellement appris durant ces quelques jours.


[1] 1 lieue = 4 km environ.
[2] Trossel = trousseau.
[3] Hoirie = héritage. « Ab Intestat » = se dit d’une personne décédée sans avoir rédigé de testament.

samedi 25 novembre 2017

Acte d'état

Mon ancêtre à la IXème génération (sosa n°412) se nomme Christophe Derolland… ou Cristophle, Christophle, Chrystophores (en latin) Derraulant, Derolland, Deroulland. Bref, malgré ces fantaisies orthographiques, j’ai pu reconstituer une partie de sa vie :
- né en 1732 à Morillon (Haute-Savoie),
- marié à Jeanne Josephte (ou Josette) Pomet en 1753 – dont il a 5 enfants,
- décès de sa première épouse en 1768,
- remariage avec Jeanne Josette Cullaz (tiens : elle a les mêmes prénoms !) en 1768 – dont il aurait 3 ou 4 enfants,
- décès en 1799, toujours à Morillon.
J’ignore cependant son métier. Son fils sera laboureur. Mais lui semble assez aisé puisque, et c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, il possède plusieurs "maisons".

En effet, grâce à un acte d’état (c'est-à-dire un état des lieux des possessions - immeubles notamment - réalisé par des experts et rédigé par un notaire) passé devant Me Denarie, notaire de Cluses en 1776, nous en savons un peu plus sur ses biens immobiliers. Cet acte nous indique qu’il "auroit fait batir deux maisons […]  procédée de la jeanne pommet sa premiere femme", l’une au lieu-dit les Follys et l’autre aux Pellys. Morillon est situé à flanc de montagne : les parties basses de la commune à 660 m, les parties hautes culminant à 2 500 m. Les Follys sont situés vers 800 m d’altitude et les Pellys vers 1 100 m.

Carte état major, Morillon © Geoportail

Les "deux maisons" sont en fait composées de trois bâtiments, comme on le verra dans un instant. Je n’ai malheureusement pas retrouvé le contrat de mariage Derolland/Pomet qui détaillerait peut-être ces immeubles et leurs provenances. A défaut, nous nous contenteront de ce document.
Par cet acte d’état, Christophe Derolland souhaite "faire proceder à l'estime [estimation] des vieux et des neufs bâtiments et acte d'état par experts pour assurer les frais desdits bâtiments quil convenoit y faire".

Cette procédure de l’acte d’état n’est pas anodine est obéit à des règles strictes :
Sur requête du juge, le notaire est nommé pour recevoir l’avis de deux experts et, de son côté, Christophe produit un maître maçon et un maître "serpentier" (variante du savoyard çarpênti signifiant charpentier). Des témoins complètent l’assemblée.
Les experts prêtent serment sur les saintes écritures "de bien et fidellement raporter l'estime [audit notaire] desdits bâtiments, tant des vieux que des neufs."
L’examen peut commencer : le "vieux bâtiments des follys est evalluée à la somme de huitante livres et celui des pellys a celle de dix livres ayant été ecrasé par la neige et ne pouvant servir que pour le feu." On voit ici que l’hiver (ou les hivers) a/ont fait des ravages sur le deuxième bâtiment qui n’est plus qu’une ruine.
"La nouvelle batisse desdits follits est evalluée à la somme de sept cent soixante quatorze livres et cinq sols monoye de savoye tout compris."
Soit un total de 864 livres et 5 sols ; on remarquera au passage le grand décalage dans la valeur des anciens bâtiments par rapport au nouveau.
L’origine et la date des différents immeubles n’est pas très claire : il y a visiblement deux édifices anciens et un neuf, mais dans le haut du document il était mentionné que c’est Christophe qui avait fait bâtir ces "deux maisons". Est-ce qu’il a fait ces constructions au début de son mariage, une quinzaine d’années plus tôt ? Ce laps de temps a-t-il suffit à les détériorer de façon si importante ? Ou sont-ils plus anciens et la bâtisse qu’il a fait édifier est-elle seulement la seconde maison des Follys ? Il nous manque des éléments pour pouvoir trancher.
L’acte se poursuit, en détaillant les "deux maisons" : elles sont composées de "muraille toilte [= toit ? tuile ?] serpente [= charpente] fournitures couvert four pressoir et ecurie et autres fournitures". Four, pressoir et écurie : ces bâtiments sont donc à usage agricole. "Savoir [ ?] soixante pieds de toilte a douze sols le pied, vingt quatre toises et demis de muraille a huit livres dix sols la toise, un four estimé à trante cinq livres, la ramure [ ?] estimée deux cent livres et deux cent huitante pour la main d'aure [ ?] et pour les barreaux epart et serrures la somme de quinze livres et pour le batiment des pellits ils mauroient rapportés qu'il vaut actuellement la somme de nonante livres."

Bon, j’avoue qu’entre l’écriture du notaire, les termes techniques, voire locaux, je n’ai pas bien saisi l’entière description des bâtiments ni qui vaut quoi exactement. Si ça vous parle davantage, n’hésitez pas à m’en faire part…

Suit un paragraphe où Christophe certifie avoir payé pour sa requête et la présence des quatre experts, ce qui lui en a coûté "cinq livres et dix huit sols" (soit, quand même, un peu plus de la moitié de la valeur de la ruine des Pellys).
Le document se termine par la liste des témoins et leurs éventuelles signatures. On notera que Christophe a "fait [sa] marque pour ne savoir signer de ce enquis" sur la minute originelle de l'acte. Aisé mais point lettré, donc.

L’histoire ne dit pas ce qu’a fait Christophe ensuite : a-t-il détruit la ruine, tout juste bonne à mettre au feu ? A-t-il réparé l’autre ? Pris soin de la dernière pour la transmettre à ses héritiers ? Nous le saurons peut-être un jour… ou pas !


samedi 20 mai 2017

#RDVAncestral : de cordonnier en cordonnier

Je pousse la porte de la boutique située place commune au bourg de Samoëns. Une bonne odeur de cuir m’envahit. J’admire sur les étagères en bois qui couvrent la totalité des murs les paires de souliers bien alignés ; d’un côté ceux qui sont usés et viennent d’être apportés par les clients, de l’autre ceux qui ont déjà été réparés et attendent leurs propriétaires. Il y a bien là plus d’une quinzaine de paires de souliers neufs pour différents particuliers. Le silence règne.

Comme je suis un peu en avance, je m’enhardis derrière le comptoir en bois : les outils s’étalent, bien rangés : je les effleure à peine du bout des doigts. Deux paires de pinces de cordonnier, trois marteaux de cordonnier, les formes et petits outils nécessaires à un cordonnier, un grand poids de coupe, des fers et barres, quinquaille et clous. Plus loin encore une paire de pince et un marteau. Trois tranchants de cordonnier sont côte à côte : l’acier en a été affûté de multiple fois rendant les lames plus fines qu’une feuille de papier, mais encore parfaitement coupantes. Quant aux manches, ils ont été polis par l’utilisation de plusieurs générations. Sur l’un d’eux on distingue à peine une initiale très vieille, à moitié effacée, J.M. (Jean, le grand-père de mon hôte). Quarante formes de souliers attendent qu’on les manie avec respect et amour du métier. Et dans le coin, tout au bout, s’entassent les peaux : cent seize livres de cuir [il s'agit de livres de poids, et non de monnaie] ainsi qu’un cuir fort, sans doute réservé à l’usage de la fabrication des semelles.

Outils de cordonnerie © ac-franchise.com

J’entends des pas dans l’escalier : je me dépêche de repasser derrière le comptoir. Pierre Joseph paraît. Il m’accueille à bras ouvert.
« Allons ! Montons à la maison. Laissons mon frère Jean François s’occuper de la boutique : c’est moi qui lui ai appris le travail, selon les dernières volontés de notre père : il sait donc tout ce qu’il y a à savoir sur métier. Pas d’inquiétude à avoir ! »
Je le suis dans l’escalier, regardant prudemment où je pose les pieds sur ces marches anciennes. Nous nous arrêtons au premier étage, bien que l’escalier se poursuive vers le grenier. Nous entrons dans la pièce principale.

« Louise, viens voir qui est arrivée ! » Pierre Joseph quitte la pièce, traverse le couloir et rejoint son épouse à la cuisine. Une porte est entrouverte, donnant sur la chambre. J’y entrevoie le lit à la chartreuse, garnis de ses linceuls et couvertes, tour de lit de toile avec ses pendants de filet et laine, et différents autres meubles. Pendant que je suis seule, je vais observer cette chambre d’un peu plus près. Peu de meubles, essentiellement des coffres en bois sapin, mais bien garnis : je reconnais une douzaine et demi de chemise de femme de toile de ritte presque neuves, six tabliers d’indienne, et une douzaine d’autres tabliers de toile de ritte, une douzaine de mouchoirs tant de soie que de mousseline, trois douzaines de coiffes tant dans la toile fine que de ritte, trois habits neufs complets de droguet d’Angleterre, cinq corps bas de drap de couleur avec leur jupes à tiers usés, une paire de manche de ratine presque neuve. Dans un autre coffre c’est un habit de serge, des chemises d’homme, trois habits de couleur, deux neufs et l'autre à moitié usé, plus les habits quotidiens et menus linges. Dans un dernier coffre, orné d’une belle serrure, enfin, ce sont les draps, les serviettes, les nappes, dont une de toile rayée rouge.

Je reviens discrètement dans la grande salle avant le retour de mes hôtes. Par la fenêtre, j’aperçois le petit jardin à l’arrière de la maison. Dans un coin de la salle il y a un tour à filer. J’admire la vaisselle d’étain exposée sur un vaisselier : pot, plats, assiette, cuillère, fourchette.
« Oh ! Ça c’est la belle vaisselle, me dit Pierre Joseph en revenant, mais d’habitude nous utilisons plutôt quelques écuelles et assiettes de terre de peu de valeur. Ces pièces là me viennent de mon père et mon grand-père avant lui. C’est comme les outils en bas, dans la boutique : tout ça j’en ai hérité d’eux. »

Louise nous rejoint par intermittence, partageant son temps entre la cuisine et nos bavardages tranquilles, assis autour de la table en sapin. Je ne peux m’empêcher de remarquer qu’elle porte une croix d’or et une bague d’or à pierres fines. Je vois bien que Pierre Joseph a réussi. Reprenant le métier de son père et de son grand-père, héritant de la boutique, la maison, le savoir-faire. Sans compter les terres, le grangeage situé à Vallon qu’il doit faire fructifier autant que le commerce en ville.

Mais le temps passe et il faut déjà repartir. Je vais dire au revoir à Louise qui est de nouveau repartie à la cuisine. Elle règne au milieu des chaudrons, bassin d’eau, pots à feu de gueuse, chaudières de cuivre, poêlon et poêle à frire.

Traversant la boutique pour sortir, je profite une dernière fois de la bonne odeur du cuir avant de déboucher sur la place, dans le soir qui tombe.


Rencontre avec Pierre Joseph Moccand, cordonnier à Samoëns (Haute-Savoie), dans les années 1760, comme son père et son grand-père avant lui.
Tous les éléments cités proviennent des contrats de mariage, testaments et inventaires après décès que trois générations de cordonniers Moccand ont fait rédiger.





samedi 13 mai 2017

#Généathème : ils avaient un métier

Je compte 13 notaires parmi mes ancêtres. Ils sont tous situés en Haute-Savoie, sauf un qui est à Laguiole (Aveyron). En général ils sont notaires de père en fils, épousent (parfois) des filles de notaires (exemple : mariage Baud/Grorod)  et quand l’héritière est une fille, elle se marie avec un notaire (exemple : les Baud/Tavernier) !
Je les connais grâce aux actes d’état civil, quand leur profession y est signalée, ou par d’autres sources, plus ou moins directes, comme l’état des âmes de Morzine (le but de ce type de document était d’établir la liste de toutes les personnes -les âmes- qui dépendaient spirituellement du curé : il importait donc de procéder à la reconstitution des familles de la paroisse) ou la notice généalogique de John Baud (document réalisé par un descendant Baud au XXème, contenant divers citations d’actes, sceaux et arbres généalogiques des familles Baud et alliées). [*]

Rappelons que le notaire est un officier public chargé de rédiger ou de recevoir les actes et contrats auxquels les personnes doivent ou veulent faire donner un caractère d'authenticité, et particulièrement tous actes relatifs à la vente d'un immeuble, au règlement d'une succession. Contrairement à une idée reçue, nos ancêtres allaient très souvent chez le notaire, pour officialiser une quittance, un achat de terre, une vente, et bien sûr les contrats de mariage ou testaments qui étaient autrefois très courants.

On distingue différents types de notaires :
  • le notaire « simple ».
  • le notaire ducal.
  • le notaire royal.
  • le notaire collégié : notaire qui a fait ses études dans un collège de droit, probablement religieux, mais qui n’est point ecclésiastique ni astreint à l'habit ecclésiastique.
  • le notaire curial : clerc de justice qui possède une place prédominante, à l’échelon supérieur du notariat. Il « assiste le châtelain dans l’exercice de toutes ses fonctions dès qu’il peut y avoir lieu à la rédaction d’un procès verbal car c’est lui qui le rédigera et la signera. » (d’après  G. Pérouse via La Salévienne, revue d'histoire locale du Bas-Genevois, Gallica). Il joue le rôle de greffier de notre justice actuelle. Par conséquent deux missions complémentaires lui incombent : l’archivage des minutes et la délivrance d’expédition (c'est-à-dire les copies d’actes).

Ces notaires tiennent une place privilégiée dans leur communauté. On le voit car, en plus d’être lettrés, ils occupent souvent d’autres fonctions :
- BAUD Estienne (sosa n°6520), décédé avant 1617, Notaire ducal
Selon l'état des âmes de Morzine il était notaire ducal mais aussi greffier d'Aulps (Saint Jean d’Aulps) en 1604 et procureur du prince Henri 1er de Savoie, Duc de Nemours, Chartres et Genevois (1595-1632). Il a rempli d'importantes missions en Valais (1615).
Le prince Henri 1er de Savoie a hérité à la mort de son frère Charles-Emmanuel de Savoie-Nemours des duchés de Genève et de Nemours. Les titres de comte de Genève a été porté par les seigneurs ayant l'autorité sur le comté et sa ville principale, Genève. Il est ensuite entré dans les possessions de la maison de Savoie.
Le greffier est un fonctionnaire qui dirige les services du greffe et qui assiste le juge dans l'exercice de ses fonctions. Le rôle de procureur est celui d’un mandataire, fondé de pouvoir, doté d'un pouvoir de procuration pour agir au nom d'une autre personne ou d'une société. Le fait qu’Etienne Baud ait travaillé pour une maison aussi prestigieuse donne une idée de son statut.

- BAUD Jacques,  (sosa n°12928), milieu du XVIème siècle,  Notaire
"Une des familles les plus importantes de Morzine, tant par sa situation prépondérante aux XVI-XVIIème siècles que par sa nombreuse descendance actuelle, est celle des Baud de la Plagne (sans rapport, à priori avec le précédent).
Jacques Baud, notaire, fut chargé en 1548, par les Valaisans qui occupaient le pays, de délimiter la montagne de Nion avec les communiers de Samoëns.
Celui-ci eut deux fils, tous deux notaires : l'un, maître Garin, alla s'établir dans le pays de Gavot ; le second, maître Jean (mon ancêtre), qui prit l'étude de son père, à Morzine.
Maître Jacques Baud apparaît comme le plus important de l'histoire de la vallée. Il joua un grand rôle au temps où notre région faisait partie de la République du Valais." 
[Source : notice généalogique de John Baud] 
John Baud signale même que, parmi les différentes familles Baud, certaines possédaient leurs propres armoiries.  

- GROROD Pierre (sosa n°6522), décédé avant 1641, Notaire ducal, x PLAGNAT Claudine
Reçu confrère du Saint Sacrement en 1637 [selon la notice généalogique de John Baud].
La confrérie du très saint Sacrement est fort ancienne puisqu'il en est déjà fait mention dans la première visite de l’Église faite par monseigneur Jean François de Sales le 25 août 1624. La Confrérie est une association de laïcs fondée sur des principes religieux dans un but charitable ou de piété. Concernant celle du Saint Sacrement de Morzine, plusieurs confrères récitaient l’office les 3e dimanche de chaque mois, et les principales fêtes de l’année, assistaient aux processions et aux sépultures de leurs confrères. [**]

- TAVERNIER Jehan (sosa n°51728), fin du XVème siècle, Notaire ducal x (Personne inconnue) 
 En 1499, Me Jehan Tavernier était notaire ducal et syndic de la communauté de St Jean d'Aulps - le syndic étant la personne chargée de gérer les affaires, les intérêts communs d'une collectivité.
[notice généalogique de John Baud]


- VULLIEZ Garin François (sosa n°1612), °1657  †1728,  Notaire royal, Procureur d'office, Notaire ducal x BARDY Françoise Louise,  (1613), °~1667   †1714 
Dit "procureur d'office de la vallée d'aux [= d'Aulps]" et "notaire ducal" en 1697 et 1702.
Le procureur d'office est un officier nommé par le seigneur, chargé de conduire un justiciable devant la cours de justice seigneuriale (ministère public). Il pouvait et devait le faire s'il estimait défendre l'intérêt général, ou celui du seigneur. Par opposition, un simple procureur ne pouvait agir en justice qu'au nom d'un plaignant en qualité de représentant mandaté (avocat ou avoué).

- VULLIEZ Jean Pierre (sosa n°806), °~1690 †1745,  Notaire royal, x PERRIERE Peronne
Dans l'acte de décès de son épouse il est dit "Maître, châtelain de St Jean d'Aulps".

Ils portaient différents titres complémentaires :
  • noble (BAUD Estienne) : Noble souvent sans juridiction, parfois même sans fief. 
  • spectable (BAUD Estienne) : Titre donné aux docteurs en droit ou en médecine, dans le duché de Savoie (XVIII-XIX siècles).
  • « Maistre » (BAUD Charles Melchior, GROROD Pierre), « magister » (VULLIEZ Jean Pierre: Titre donné aux hommes de loi (procureurs, praticien, huissier...)
  • honorable (VULLIEZ Claude) : Titre que l'on donne à ceux qui n'en ont point d'autres, et qui n'ont ni charge ni seigneurie qui leur donne une distinction particulière, mais qui bénéficient d'une certaine aisance (donc élevés dans l'échelle sociale).
  • égrège (VULLIEZ Garin François) : Titre donné aux personnes exerçant des professions du droit telles que les notaires, surtout employé en Savoie du nord, presque jamais au sud, plus ou moins synonymes de sieur ou honorable (disparaît en principe à la fin du XVIIe). 

Ils possédaient :
  • des sceaux (les TAVERNIER). Le sceau est un cachet où sont gravés en creux des signes propres à une autorité souveraine, à un corps constitué ou à un simple particulier, et qu'on applique sur une matière molle, cire ou plomb, afin que l'empreinte en relief ainsi réalisée atteste l'authenticité, l'autorité, la validité des documents sur lesquels il est apposé, ou les close afin d'en tenir caché le contenu.
Sceau des Tavernier , reproduit sur l’État des âmes de Morzine

  • un seing manuel  (BAUD Jacques). Le seing manuel est une marque professionnelle apposée par les notaires aux fins de conférer l'authentique aux actes reçus par eux.

Seing manuel de Jacques Baud, reproduit sur l’État des âmes de Morzine

  • un cachet (GROROD Pierre). Cachet : Petit objet de métal ou de pierre fine, souvent monté sur un anneau ou un manche, gravé en creux ou en relief d'initiales, d'emblèmes ou d'armes, que l'on imprime sur de la cire (ou autre matière malléable) pour fermer une lettre ou servir de marque distinctive.

Cachet de Pierre Grorod, reproduit sur l’État des âmes de Morzine

Je n’ai retrouvé que 3 de ces notaires en activité (et leurs signatures au bas des actes), les autres étant trop anciens (en tout cas pour les documents en ligne).

Signature Garin François Vulliez , 1699 © AD74

Signature Jean Pierre  Vulliez , 1732 © AD74

Signature Brunel Antoine, 1666 © AD12


Notaires de mon arbre :

1. Branche 1
BAUD Amédé, Notaire x (Personne inconnue)
BAUD Estienne, Notaire ducal x DUBOIN Claudine, 
BAUD Charles Melchior, Notaire ducal x GROROD Claudine Françoise, 
BAUD Jean, Notaire x GARIN Jeanne Humberte

2. Branche 2
BAUD Jacques, Notaire x (Personne inconnue)
BAUD Jean, Notaire, Notaire ducal

3. Branche 3
BRUNEL Antoine, Notaire, Notaire royal x DE CHAUNET Jeanne

4. Branche 4
GROROD Pierre, Notaire ducal, Notaire curial x PLAGNAT Claudine

5. Branche 5
TAVERNIER Jehan, Notaire x (Personne inconnue)
TAVERNIER Antoine, x (Personne inconnue)
TAVERNIER Nicod, Notaire

6. Branche 6
VULLIEZ Claude, Notaire royal x TAVERNIER Noella
VULLIEZ Garin François, Notaire royal, Notaire ducal x BARDY Françoise
VULLIEZ Jean Pierre, Notaire royal x PERRIERE Peronne



[*] Ces deux documents ont été mis en ligne sur Geneanet par « fouderg ».
[**] Chronique de Morzine, Jean Christophe Richard,  citant les notes de l'abbé Grillet retrouvées à la cure de Morzine