CHAPITRE R
"Rendez-vous demain..."
Rendez-vous demain, avait dit au téléphone Honoré, le contact d’Alexandre. Rendez-vous demain pour connaître le passé : la ligne du temps faisait de drôles de nœuds.
- Il te racontera l’incendie de la maison d’Henri : il en a été témoin.
- L’incendie ? Je ne savais pas que sa maison avait brûlé.
- Hum… Tu verras ça demain.
Pour l’heure j’étais dans le salon, à genoux sur un tapis usé aux motifs compliqués et aux bords effrangés, en essayant de rattraper mon chat qui se dissimulait sous une commode. Enfin je saisis le rétif animal. Je portai sa tête à la hauteur de la mienne.
- Bon, maintenant on va avoir une conversation sérieuse tous les deux.
Je me rendis dans la chambre qu’Alexandre venait de m’indiquer comme mienne pendant toute la durée de mon séjour en pays briard. Il y avait déposé ma valise sur le lit.
Je regardai autour de moi : la pièce n’était pas très grande. Ou peut-être était-ce juste le mobilier qui absorbait tout l’espace ? Un ensemble complet de chambre en bois massif meublait la pièce : un grand lit dont la tête était ornée d’un motif de pointe de diamant ; l’armoire, immense, sculptée du même motif et complétée par un miroir ; les tables de chevet de chaque côté du lit portant aussi ce décor, recouvertes d’une tablette de marbre veiné de bruns et d’ocres. Le tout était immergé dans la tapisserie à grosses fleurs délicieusement désuète tendue sur les murs. Tenant toujours mon chat dans les mains, je m’assis sur le lit. Je m’y enfonçai tellement que je me crue aspirée par des sables mouvants. Je tentai de rétablir mon équilibre en battant l’air des mains, des pieds et du chat !
- Bon sang ! On n’en fait plus des comme ça. Enfin, j’espère ! Bon, Sosa, on va parler d’homme à homme… Enfin de femme à chat. Alexandre est un ami et il faut le traiter comme tel. Tu dois établir la paix avec lui. Une paix sans condition. Tu m’entends ? Je ne veux plus de ces ébouriffades ! Compris ?
Après un instant les yeux dans les yeux, pour lui faire bien comprendre le message, je posai le chat sur le lit. Il y fit quelques pas prudents avant de sauter par terre : il valait mieux un vieux plancher que cette surface traîtresse qui pouvait vous avaler sans crier gare. S’installant confortablement il me jeta un dernier regard avant de s’endormir. J’aurai juré qu’il souriait alors. De mon lit mouvant j’envoyai un sms à Charlotte ; un truc que je voulais lui demander depuis longtemps au sujet d’Ursule. J’espérai qu’elle pourrait avoir ce renseignement.
Je redescendis au rez-de-chaussée où Alexandre me fit faire un tour du propriétaire. Certains meubles étaient recouverts d’un drap, qu’il ôta au fur et à mesure de la visite. L’ensemble était assez vieillot et démodé. Cependant on y trouvait de nombreux témoins du passé, comme la malle des Morins en vannerie ou les buffets carrés briards décorés de fleurs et de feuillages plus ou moins stylisés.
- Ça ce sont les moules et les cercles en métal qui permettait de réaliser le brie. Le lait était mis à cailler dans ce moule, lui-même placé sur la table d’égouttage, appelée « dosse ». Le caillé perdait une grande partie de son eau, évacuée par les trous des moules. Petit à petit le fromage à pâte molle se formait. Le brie « à la mode de Meaux » doit mesurer 35 cm de diamètre pour un peu moins de 3 cm d’épaisseur ; soit environ 2,5 kg.
- Quelle est la différence entre un fromage à pâte molle et une pâte pressée ?
- Oh ! L’égouttage se fait par pesanteur : le caillé perd son eau « tout seul », par les trous du moule. Contrairement à une pâte pressée qui est un mode d’égouttage par pression, comme son nom l’indique. On distingue plusieurs types de Brie : Celui de Meaux, de Melun, de Montereau… Une quarantaine au total ! Si celui de Meaux est surnommé « le roi des bries » (parce que les rois s’en pourléchaient), on raconte que l’origine de celui de Melun, bien qu’obscure, est très ancienne. A tel point qu’on se demande s’il ne serait pas l’ancêtre de tous les bries ! Certains pensent qu’il existait déjà avant l’invasion romaine. La Fontaine, de passage au Château de Vaux-le-Vicomte, l’aurait rendu vraiment célèbre en plaçant un brie dans le bec du corbeau, dans la fable du Corbeau et du renard. Le brie de Meaux a son AOC depuis 1980, et bien sûr une Confrérie des Compagnons du Brie de Meaux.
- Hum ! Ça donne faim tout ça.
- Alors passons à table !
Alexandre me servit une poularde à la briarde dont je réclamai la recette aussitôt.
- Alors, tu découpes la poularde en six morceaux que tu laisses mariner toute la nuit dans 1,5 litre d’eau, salée, poivrée, muscadée, avec un oignon piqué des clous de girofle, du thym et du laurier. Le lendemain, tu déposes les morceaux de poularde dans une cocotte au fond huilé et tu les fais colorer sur toutes leurs faces une vingtaine de minutes. Tu les réserves. Puis tu pèles des oignons et des carottes, que tu éminces et fais rissoler à leur tour avec de l’huile au fond de la cocotte. Lorsque les légumes commencent à brunir, tu verses un verre de la marinade (que, bien sûr, tu as pris le soin de conserver) et tu laisses mijoter sous couvert 30 minutes. Après ça tu remets les morceaux de volaille dans la cocotte, Tu n’oublies pas de saler et poivrer et tu saupoudres du persil haché. Tu mouilles avec du cidre et environ 20 cl de marinade, de manière à tout recouvrir. Tu laisses mijoter environ 15 minutes. Tu enlèves les morceaux de viande avec une écumoire et dégraisses la sauce au chinois. Ensuite tu déposes de la moutarde au fond d’une casserole et tu y verses la sauce obtenue, tu la fouettes en l’additionnant de la crème fraîche, afin d'obtenir une sauce onctueuse.
Je roulai déjà des yeux gourmands en face de lui. Il termina la recette d’un ton solennel :
- Rectifier l’assaisonnement si nécessaire, disposer les morceaux de
poularde sur un plat et les napper de la sauce réchauffée. Servir avec
les carottes et oignons d’accompagnement. Et voilà Madame ! Bon appétit !
J’applaudis à la performance.
- Bravo ! Un véritable chef de haute gastronomie ! Et qu’est-ce qu’on mange d’autre dans la région ?
- Fritures de goujons de la Marne, pommes faro (déclinées en cidre), potage crécy…
- Ah ? Et qu’est-ce qu’il a de particulier ce potage crécy ?
- Oh ! Ce sont des carottes, oignons, céleri, ail et gingembre
revenus dans un chaudron pendant une quinzaine de minutes (les puristes
n’ajoutent pas de pommes de terre, les autres peuvent se le permettre), auxquels on ajoute du bouillon de poulet et qu’on laisse mijoter environ
45 minutes, jusqu’à ce que les légumes soient bien cuits. On mixe le
tout et hop ! A table !
Nous avons ainsi parlé gastronomie locale et traditions pendant tout le repas. Je découvris ainsi une région mal connue, étouffée sous des voisins encombrants : Paris et Disney. Il me raconta le Multien, entre Haute-Brie et Valois, au nord-ouest de Meaux ; la Brie nichée dans les vallées de la Marne, de l'Orge et de la Seine. Je buvais ses paroles. Une tarte aux pommes - briardes bien sûr – vint clore ce festin de roi.
C’est le ventre et la tête bien remplis que je remontai dans ma chambre. Sosa avait, pour sa part, vidé les croquettes que je lui avais laissées en partant. Tout le monde était à la fête. J’ouvris ma valise et fut saisie. En un instant une chape de glace me tomba sur les épaules. Je suis quelqu’un de particulièrement ordonné et je remarquai immédiatement lorsque quelques chose était dérangé. Or, aucun doute possible, ma valise avait été visitée. Oh ! pour un œil non averti ce serait sans doute passé inaperçu, mais moi je le vis instantanément. Mes vêtements et autres effets avaient été soulevés et replacés pendant mon absence. Je regardai dans la chambre : nulle trace d’intrusion. J’allai à la fenêtre pour fermer les rideaux.
C’est dans l’ombre que je le distinguai pour la première fois. Il était dissimulé sous un arbre. Je ne l’aurai peut-être pas vu s’il n’avait bougé un peu. Un rayon de lune se refléta sur ses souliers vernis. Je refermai les rideaux d’un coup sec et appelai Alexandre. Il mit plusieurs minutes à arriver, un torchon à la main.
- Qu’est-ce qu’il se passe ? Je faisais la vaisselle.
- Il y a quelqu’un là, dehors !
- Quoi ? Mais non, enfin, je ne vois personne, dit-il penché à la fenêtre.
- Si je te jure ! Sous le gros arbre, je l’ai vu.
- Je ne vois rien. Un fantôme peut-être ? tenta-t-il de plaisanter.
Devant mon scepticisme il hésita puis décida de ne rien ajouter. Il passa près de moi pour sortir et se contenta de m’adresser un bref sourire.
J’avais gardé pour moi l’histoire de la valise : vu qu’il ne croyait pas à l’homme dans le jardin, il y avait peu de chance qu’il accorde du crédit à cette histoire qui supposait bien plus qu’une vague présence sous la lune. Je fermai soigneusement la porte derrière lui et, en l’absence de clé, coinçai une chaise sous la poignée en priant que ce soit efficace.
- Sosa : tu es mon « chat de garde » ce soir ! Ouvre l’œil, et le bon.
Conscient de sa tâche délicate, le chat sauta sur mes genoux, se dressa amoureusement et vint me heurter le menton avec sa tête soyeuse – une série de coups légers pour me rassurer. Puis il se coucha à côté de moi, gardien fidèle de mes nuits.
Le silence et la nuit se refermèrent sur moi, m'entourant de solitude glaçante. Je mis plusieurs heures à m’endormir, ressassant les mêmes interrogations auxquelles je n’avais pas de réponse. Enfin vers quatre heures du matin, le sommeil s’empara de moi, mais ce fut pour me plonger dans une succession de cauchemars sans fin.