Article disponible en podcast !
Pour rendre hommage aux Poilus de mon arbre, j'ai choisi le point de vue... d'une mère : Cécile Marie Augustine Rols, épouse Astié, a eu 11 enfants, dont 8 fils. Hormis les deux morts en bas âge, ils ont tous participé à la Grande Guerre.
"Ivry, septembre 1912,
Ma chère petite,
Cela fait longtemps que je ne t'ai pas écrit et tu dois t'inquiéter de mon silence. Ne te fais pas de souci : tout va bien. C'est juste, qu'une fois encore, nos vies ont été bouleversées. Ne trouvant plus d'ouvrage à Angers, mon Augustin est parti, à pied, en région parisienne pour trouver un emploi. Il a été chanceux : il est maintenant journalier et nous nous sommes installés à Ivry, où nous avons trouvé un petit logement tout simple. Bref, après l'Anjou, le Rouergue, une nouvelle page se tourne : nous voilà Parisiens !
Des nouvelles des enfants : Marie et François sont déjà mariés, comme tu le sais, et sont restés à Angers. Louis est venu habiter à Ivry. Augustin vient tout juste de se marier lui aussi, en août, avec Louise Lejard. Malheureusement nous n'avons pas pu nous rendre à la noce, à Angers; alors on a envoyé notre consentement, passé devant le maire d'Ivry. Elie habite chez le jeune couple. De fait, il nous reste avec nous Benoît et Alexandre.
Je t'embrasse,
Affectueusement,
Cécile."
"Paris, 13ème, mai 1914,
Ma chère petite,
Tu sais qu'on a déménagé à Paris ? Mais ce n'est pas pour te dire cela que je t'écris.
Cette lettre est, hélas, porteuse de tristesse : Augustin nous a quitté le dix de ce mois. Je me retrouve seule. Heureusement les trois garçons qui sont près de moi (Elie nous a rejoint) me soutiennent dans cette épreuve.
Je t'en écrirai davantage très bientôt.
Affectueusement,
Cécile."
"Paris, 13ème, 31 juillet 1914,
Ma chère petite,
Le climat est lourd. Depuis l'assassinat de cet archiduc qu'on ne connaissait même pas, tout le monde parle de guerre. Comment un événement aussi insignifiant pourrait avoir de telle conséquences ?
Je m'inquiète pour mes fils.
Louis, l'aîné, a déjà fait son service en 1898 et a été envoyé dans la territoriale en 1911. Mais il a 37 ans et on dit que ce n'est pas trop vieux pour partir, en cas de conflit.
François a été ajourné en 1905 et à nouveau en 1906. L'année suivante il a été classé dans les services auxiliaires. Faiblesse générale, qu'ils ont dit. Le premier octobre 1908 ils l'ont finalement envoyé dans la réserve de l'armée active. Il a 30 ans.
Elie n'a que 28 ans. Ajourné en 1907, il a été exempté en 1908. Au moins, comme ça, nous pourrons le garder à la maison.
Augustin a lui aussi déjà fait son service, au 10è Bataillon de chasseurs à pied, à partir de 1909. Renvoyé dans la disponibilité en 1911, il est reparti vivre à Angers. Il est père d'un petit garçon né l'année dernière, Daniel. Il a 26 ans.
Benoît, mon petit vaurien, après avoir subi sa première peine (deux mois de prison pour vol en 1911), a été incorporé en octobre 1913 dans un bataillon en Afrique; il doit cette curieuse affectation à son passé de prisonnier. Il a aujourd'hui 22 ans, mais ne s'est pas assagi : il a été à nouveau condamné ; cette fois par le Conseil de guerre de Tunis, pour un mois. Il a, semble-t-il, abandonné son poste alors qu'il était de garde (je n'ai pas eu beaucoup de détails sur cette affaire).
Et Alexandre n'a pas encore fait son service : il n'a que 19 ans. Il ne devrait être appelé que l'année prochaine normalement.
En espérant que tout s'arrange.
Je t'embrasse,
Cécile."
"Paris, 13ème, 17 août 1914,
Ma chère petite,
C'est effroyable ! Cette déclaration de guerre ! As-tu entendu toi aussi ce lugubre tocsin qui a sonné la mobilisation de nos hommes le 1er août dernier ?
Bien sûr, Benoît qui est en plein service militaire "normal", reste naturellement à l'armée.
Mais hélas, comme on le craignait, ils ont rappelé de nombreux hommes ayant déjà fait leur temps militaire. Louis a été le premier à partir : le 6 août, il a été envoyé au Régiment d'Infanterie d'Angers et dès le lendemain envoyé sur le front (puisqu'il avait déjà fait ses classes lors de son service). Sa pauvre fiancée, Augustine, ne cesse de pleurer.
Et il y a deux jours, c'est Augustin qui a été remobilisé à son tour, dans la 22è section de Commis et Ouvriers d'Administration. Tu te rends compte. Son petit garçon n'a qu'un an : il à peine eu le temps de connaître son papa.
Maintenant, je tremble pour eux.
J'espère que je n'aurai pas à t'apprendre de mauvaises nouvelles.
Cécile."
"Paris, 13ème, Noël 1914,
Ma chère petite,
Déjà cinq mois de guerre. Ceux qui avait prédit que nos soldats seraient de retour dans leurs foyers avant Noël se sont trompés, hélas. Cette année, les fêtes ne seront pas joyeuses comme à l'habitude. L'absence se fait douloureusement ressentir.
Je n'ai pas de nouvelle de Benoît ni d'Augustin. Le courrier ne passe pas toujours bien.
Louis a pu se marier avec Augustine à la fin du mois d'août à Ivry, mais il est reparti aussitôt.
Elie et François ont finalement été reconnus aptes, bien qu'ils aient été ajournés et exemptés à plusieurs reprises : la commission spéciale de réforme de la Seine a décidé de les envoyer au front. On doit bien manquer d'hommes pour envoyer se battre ceux qui n'étaient pas jugés aptes à le faire il y a moins de 10 ans. Ils doivent partir d'ici une quinzaine de jours rejoindre leurs régiments d'infanterie respectifs. Contrairement à Louis, on ne les enverra pas directement sur les premières lignes puisqu'ils n'ont pas fait leurs classes.
Dans le même temps, ils ont appelé la classe 1915 à la mi-décembre, par anticipation (au lieu d'octobre 1915) : presque un an d'avance ! Du coup, ça y est : Alexandre, mon petit dernier, a été mobilisé à son tour. Il est parti faire ses classes au dépôt de Lons le Saulnier le 19 décembre.
Maintenant je tremble pour mes 6 fils qui ont tous été appelés par l'armée.
Avec toute mon affection,
Cécile."
"Paris 13ème, 25 mai 1915,
Ma chère petite,
Des nouvelles du front, si je puis dire ! Je viens de recevoir une lettre de François : il y explique comment il est arrivé au corps le 12 janvier et sa préparation accélérée jusqu'au 19 mars, date à laquelle il a rejoint le front. Mais tiens-toi bien : il a été blessé ! Déjà ! Si tu avais vu ma frayeur en lisant son courrier. Heureusement il m'a rassuré sur son état : il dit que ce n'est qu'une plaie superficielle au genou gauche, provoquée par un éclat d'obus. Un éclat d'obus, tout de même ! Il s'en est fallu de peu... J'en tremble encore rien que d'y penser. Enfin, je lui prépare un colis pour lui remonter le moral dans son hôpital.
Tendrement,
Cécile.
PS : au moment où j'allais sceller ton enveloppe pour te l'envoyer, j'apprends que Benoît a aussi été blessé à la jambe à cause d'un éclat de schrapnel. Il a fait une hémorragie assez sérieuse. Mais on l'a bien soigné dans son hôpital belge - il est en Belgique !
J'ai l'impression que je m'habitue. C'est terrible, non ?"
"Paris 13ème, 10 novembre 1915,
Ma chérie,
C'est le cœur brisé que je prends la plume aujourd'hui. Après le retour au front en juillet de François, j'ai appris début septembre que Louis avait été blessé. J'ai à peine eu le temps de m'inquiéter pour lui, qu'un grand malheur m'a frappé. C'est une simple enveloppe de papier bleu, portée par le maire encadré de deux gendarmes, qui a été la messagère de cette épreuve. Mon fils Alexandre, mon tout petit, est décédé. Disparu, il a été déclaré "tué à l'ennemi" par avis ministériel. Ça s'est passé dans le Nord Pas de Calais, dans une petite ville qui s'appelle Neuville Saint Vaast, le 28 septembre dernier. Je n'ai pas de détails sur ce qui s'est passé et cette mention laconique, toute militaire, ne peut guère m'apporter de réconfort. Mon Dieu, il avait tout juste 20 ans !
Pourquoi a-t-il fallu que ce soit mon petit dernier qui parte si vite ?
Je suis inconsolable.
Tristement,
Cécile."
"Paris 13ème, 15 septembre 1916,
Ma tendre petite,
Ne me reproche pas de ne pas t'écrire plus souvent. J'ai passé une année difficile. Comment se remettre successivement du décès de son époux puis de son jeune fils ? A chaque fois que j'entends un pas dans l'escalier, la frayeur me prend et mes jambes me lâchent. Je suis parfois obligée de m'assoir. Et des mauvaises nouvelles, j'en ai eu plus qu'à mon tour.
D'abord, Benoît a encore été condamné en février, par le Conseil de guerre de Tunis : un mois de prison supplémentaire, à cause de coups et blessures qu'il a volontairement donné à un chasseur nommé Vasse. Ce petit me fera tourner chèvre avec ses turpitudes !
François, quant à lui, a été blessé à nouveau : le 30 avril, cette fois par balle, au pied gauche. Il est resté à l'hôpital jusqu'au 21 août. Mais il s'est bien remis. Tellement bien qu'on la renvoyé une nouvelle fois au front. Cette fois-ci il est en Orient !
Ensuite... Ah ! Mon Dieu, je n'arrive même pas à l'écrire. C'est Elie qui nous a quitté à son tour. Il était dans la Somme lorsque le 30 juillet il a disparu; officiellement déclaré, lui aussi, tué à l'ennemi, début septembre. Il n'avait pas 30 ans. Cette maudite guerre m'a pris un deuxième fils.
Est-ce que cela ne finira donc jamais ?
Ta Cécile."
"Paris 13ème, 25 octobre 1917,
Ma grande (tu as dû bien grandir depuis le temps !),
Les années passent et le conflit s'éternise. On raconte des choses horribles sur ce qui se passe dans ces tranchées. Lorsque les hommes reviennent en permission, ils n'arrivent même pas à en parler. Ce doit être terrible.
Ici la vie est dure (et de plus en plus chère !), mais rien de commun avec ce qu'ils peuvent vivre là-bas.
Quelques nouvelles un peu plus gaies : les garçons changent régulièrement d'affectation : Augustin dans différents groupes d'aviation, Louis dans des régiments d'infanterie et François qui a rejoint un régiment du génie.
Augustin souffre parfois de fièvres mais dit bien se porter. Augustin et François ont été nommés caporaux.
Benoît (enfin assagi ?) a reçu la "médaille coloniale" en février. François a été nommé à l'ordre du régiment "Bon soldat ayant toujours eu une belle conduite au feu. A été blessé deux fois dans l'accomplissement de son devoir." Cela m'a rendu fière et a adoucie un peu ma peine.
Je t'embrasse,
Affectueusement,
Cécile."
"Paris 13ème, 25 avril 1918,
Ma grande,
Un troisième ! La guerre m'a pris un troisième fils ! Benoît a été emporté le 5 de ce mois, dans la Somme lui aussi, à Cantigny. 25 ans : c'est beaucoup trop jeune pour mourir, même pour sa patrie.
Je suis dévastée par la peine et le chagrin. Combien en faudra-t-il pour que cela cesse ?
Douloureusement,
Cécile."
"Paris 13ème, le 11 novembre 1918,
Ma grande,
Enfin ! Je suis si heureuse que ce cauchemar cesse que je veux t'exprimer mon soulagement dès aujourd'hui ! Quatre ans ! Mon Dieu, il aura fallu quatre ans ! Quatre ans et trois fils !
J'en ai encore trois autres sur le front, j'espère qu'ils seront vite démobilisés et qu'ils me reviendront entier.
Je t'embrasse.
Cécile."
"Paris 13ème, 26 janvier 1919,
Ma grande,
Louis m'a appelé ce matin : il est en route ! En effet il a été démobilisé hier. Il revient à Ivry.
J'ai eu des nouvelles de la triste fin de Benoît, par un camarade de retour du front qui est gentiment venu me voir (ils s'en étaient fait la promesse mutuelle en cas de disparition). Le général Pétain a donné le mot d'ordre : "L'ennemi [...] veut nous séparer des Anglais ou s'ouvrir la porte de Paris. Il faut l'arrêter; cramponnez-vous au terrain. Tenez ferme. Il s'agit du sort de la France."
Les Allemands s'étaient emparé du village de Cantigny : le but de l'opération était de l'en déloger. Mais ils possédaient des mitrailleuses en nombre et un déluge de feu s'est abattu sur nos braves soldats. Terrés dans des trous, il leur était impossible de lever la tête tellement le feu ennemi était violent. La situation s'est prolongée toute la nuit et c'est seulement au matin qu'on a pu récupérer les blessés. Hélas, nombreux sont ceux qui ont été touchés dans les trous. Le Bataillon n'a pas pu faire reculer l'ennemi, mais l'a au moins empêché de progresser. Pour son action, il a reçu cette citation à l'ordre du corps d'armée : Il "s'est élancé avec un entrain remarquable à l'assaut d'un village puissamment défendu par l'ennemi, a progressé dans le plus grand ordre, sous un feu violent de mitrailleuses, témoignant d'un moral à toute épreuve et d'une parfaite discipline de combat. A tenu le terrain conquis malgré la persistance des rafales ennemies, et ne s'est replié que sur un ordre reçu. Signé De Mitry, Général commandant le 6ème corps d'armée".
Hélas mon fils n'en aura pas profité. On ne sait pas exactement quand Benoît a été fauché, les occasions ayant été nombreuses lors de cette funeste journée. Je remercie ce brave homme d'être venu me raconter cela. Même si cette journée a été terrible, savoir ce qui s'est passé est important pour moi.
Je m'arrête ici. J'espère t'apprendre la démobilisation d’Augustin et François très prochainement.
Affectueusement,
Cécile."
"Paris 13ème, 15 avril 1919,
Ma grande,
Ça y est ! Enfin nous allons pouvoir refermer la page de cette affreuse tragédie. Augustin a été démobilisé le 20 mars. En revenant d'Orient, où il était basé, il est passé me voir avant de rentrer à Angers, retrouver sa femme et son petit garçon. François, quant à lui, a été démobilisé la semaine suivante, le 27. Il est revenu s’installer à Ivry, rue de Choisy.
Quel soulagement.
Je t'embrasse.
Cécile."
"Paris 13ème, 11 novembre 1921,
Ma grande,
Augustin a reçu une pension de l'armée : des séquelles de paludisme qui se produisent tous les mois environ et le laissent sans force, terrassé par la fièvre. Un souvenir de plus de ces années de cauchemar. Les 365 francs de pension compenseront-ils ces années volées à nos enfants ? Sais-tu que, lorsqu’il est rentré à la maison, son petit garçon Daniel a demandé, fort fâché, à sa maman "mais qui c'est ce monsieur qui habite avec nous maintenant ?". Le pauvre petit, il ne se rappelait pas de son propre père qui était parti trop tôt à la guerre.
Je vais régulièrement au monument au mort d'Ivry me recueillir et me souvenir de mes trois garçons qui m'ont été enlevés par la folie des hommes. Peut-être un jour irai-je jusqu'à la Nécropole Nationale de Montdidier, dans la Somme, voir le lieu où repose Benoît. J'ai obtenu le numéro de sa tombe : le 4808.
Puisses-tu ne jamais connaître de telles années d'atrocité.
Affectueusement,
Cécile."
Hélas, je n'ai pas eu la chance, comme Olivier, de trouver des lettres centenaires dans un grenier... Alors je les ai inventées ! Mais les événements cités ont réellement existé : je les ai trouvés grâce aux actes d'état civil, fiches matricules militaires, journaux des marches et opérations des corps de troupes, fiches des Morts pour la France et tradition orale familiale.
Alexandre figure sur l'Anneau de Mémoire de Notre-Dame de Lorette, récemment inauguré.