« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

dimanche 6 novembre 2016

Une belle bande de bras cassés

Suite aux récentes mises en ligne des registres de recrutement militaire sur le site des archives départementales des Deux-Sèvres, je me suis précipitée sur mon arbre avec gourmandise pour découvrir le passé militaire de mes ancêtres. Les archives ont bien fait les choses puisque les registres couvrent la (large) période de 1781 à 1920 (même si les dernières années ne voient que les tables alphabétiques, règles de publication obligent).

15 de mes ancêtres directs sont concernés par ces registres. Parmi eux 4 n'ont pas été trouvés : ils sont nés en 1781 (François Roy et Pierre Marolleau), 1792 (François Benetreau) et 1818 (Pierre Gabard). 11 fiches ont donc été découvertes, mais sur ces 11 hommes à peine 3,5 ont fait leur service !

Bon, je sais, 3,5 c'est un chiffre bizarre; expliquons tout de suite : Félix Célestin Gabard, né en 1860, est déclaré dispensé par le conseil de révision car il a déjà un frère aux armées. Cependant cela ne l'exonère pas de ses obligations militaires : il est affecté dans l'infanterie de l'armée active (sans servir sous les drapeaux) puis dans la réserve (en 1886, stationné à Parthenay) et la territoriale (en 1891, 37ème RI) et fait ses périodes d'exercices réglementaires. Il est libéré définitivement du service militaire en 1906.

Son fils Joseph Elie Gabard, né en 1899, est ajourné pour faiblesse, puis finalement déclaré bon pour le service et incorporé en avril 1921. Mais, coup de théâtre, dès le mois de mai suivant il est à nouveau réformé, définitivement cette fois pour cause de "rétrécissement mitral, frémissement cataire très net précédent la systole, léger roulement diastolique, pâleur, essoufflement, période d'arythmie". Rayé des contrôles, il rentre dans ses foyers le 19 mai 1921.

Alexandre Guetté, né en 1793, a une petite particularité (c'est le cas de le dire) : la taille du conscrit est de 1,490 m et 1,478 m (sic ! Les deux tailles sont inscrites sur sa fiche). Il doit y avoir une explication à cette double mesure : correction lors du conseil de révision peut-être ? Mais comment a-t-il fait pour rapetisser, je l'ignore. De toute façon il est trop petit et la décision du conseil de révision est sans équivoque : réformé pour défaut de taille.

François Aubin Benetreau, né en 1823, est réformé pour "cicatrice scrophuleuse au bras gauche"; soit une fistule purulente d’aspect dégoûtant, un abcès - peut-être bien en lien avec une tuberculose articulaire, car le terme scrofuleux est utilisé dans la sémiologie de cette maladie (*). 

Jean Baptiste Bouju, né en 1810, est exempté. Motif : "humeur [=liquide de l'organisme] dans la cuisse gauche, testicule plus gros l'un que l'autre". Il y a parfois des détails sur nos ancêtres qu'on préférerait éviter de savoir...

François Jean Marc Roy, né en 1814, est exempté pour cause d'hernie double.

Son fils François Jean Baptiste Florent Roy, né en 1847, est affecté dans l'infanterie, 1er bataillon 4ème compagnie. Il a le grade de garde. Il est indiqué qu'il a participé aux campagnes de 1870 et 1871 contre l'Allemagne. Son degré d’instruction est de 0 (ne sait ni lire ni écrire) - mais il a de tout évidence appris à écrire un minimum plus tard car il signe l'acte de décès de sa mère en 1891. Il est libéré définitivement du service le 1er juillet 1893. Au milieu de ses années de services, il a fait un petit retour à la maison : marié en novembre 1872, son premier fils naît en août 1873.

De son fils Joseph Auguste Roy, né donc en 1873, je ne possédais au début que de sa photo : cela a été une de mes premières enquêtes généalogiques. 
Joseph Auguste Roy, date non connue © coll. personnelle
Militaire, de toute évidence.
J'ai fait de longues recherches sur internet pour retrouver son affectation d'après son uniforme (les fiches militaires n'étaient pas encore en ligne).
L'uniforme est composé d'un dolman en drap noir ou bleu foncé orné de brandebourg blanc. Le collet est frappé du n°5, entouré d'un liseré blanc. D'après le costume, ce serait un cavalier de la 5ème compagnie de cavalier de remonte (sans doute basé à Saumur). Pour se fournir en chevaux l’armée avait des centres (dépôts) chargés de l’achat et du dressage des chevaux à la vie militaire. Les compagnies étaient dispatchées par région militaire.
Avec les premières mises en ligne des fiches militaires, j'ai eu la confirmation de mon enquête : d'abord affecté au 25ème régiment de dragon, il est rapidement envoyé à la 5ème compagnie de cavaliers de remonte (unité non combattante). 
Le certificat de bonne conduite lui a été refusé (!). Pour mémoire ce certificat est attribué aux soldats qui n'ont pas encouru de punition, sous réserve d'avoir accompli la durée légale du service. Qu'a-t-il fait pour ne pas le mériter ? Mystère...
Il meurt le 17 août 1914 à l'hospice des aliénés (ancien Hôpital Général) de Niort. La première guerre mondiale est déclarée le 1er août. La mobilisation se termine vers le 15 août. Joseph décède le 17 août : il n'a pas été au combat.

Jacques Isidore Bregeon, né en 1813 est exempté. Motif : faible constitution.

Son fils Jacques Célestin Bregeon, né en 1842, est aussi exempté pour faiblesse de constitution.

Jacques Amant Boury, né en1827, est exempté car il est fils unique de femme veuve.

Si vous avez eu la patience de lire cet inventaire à la Prévert, vous avez constaté que sur ces 11 hommes 9,5 ont été exemptés :
  •  6 pour problèmes de santé,
  • 1 pour petite taille,
  • 1 pour soutien de famille,
  • 1 a fait un faut départ et est finalement renvoyé dans ses foyers pour problème de santé également, 
  • et le dernier a été dispensé.
Donc seuls 2 de mes ancêtres ont fait leur service militaire, dont un dans une unité non combattante. Une pensée pour François Jean Baptiste Florent Roy qui a fait les campagnes contre l'Allemagne et a peut-être été le seul de mes ancêtres des Deux-Sèvres à avoir entendu les bruits du canon.
Quant aux autres (scrofuleux, rachitiques, faiblards en tous genres...), on peut dire que le pays a engendré des enfants de petite constitution...



(*) Merci aux spécialistes des trucs dégoûtants qui m'ont aidé à déchiffrer et expliquer ce motif d'exemption : @gazetteancetre, @guepier92, @chroniques92 et @lulusorcière

lundi 31 octobre 2016

#Centenaire1418 pas à pas : octobre 1916

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois d'octobre 1916 sont réunis ici. 

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 


1er octobre
Aucune note pour ce jour.

2 octobre
Notre Compagnie exécute, à la tombée de la nuit, la relève de la Compagnie de droite du 67ème RI.
Chaque Compagnie dispose de 2 sections dans la tranchée de tir et parallèle de départ ; 1 dans la tranchée de soutien (réserve de Compagnie) ; une dans les talus 1118 (réserve de Bataillon).
Les ordres de la Brigade laissent prévoir que nous sommes appelés à tenir le secteur pendant une période assez longue. Tout en conservant une attitude défensive, on étudie quelques avancées locales. 
 
Retour de tranchée, 1915 © Gallica

3 octobre
La 47ème DI est rattachée au 6ème Corps d’Armée.

4 octobre
Organisation du secteur du bataillon en centre de résistance : pose de fils de fer sous la forme d’un réseau brun continue en avant de la parallèle de départ.
Fils de fer © ecpad.fr

5 octobre
Un autre réseau de fils de fer est établi à contre pente et hors des vues de l’ennemi entre notre 1ère ligne et la ligne de soutien.

6 octobre
Amélioration continue de la parallèle de départ, de la tranchée de tir, de la tranchée de soutien, des boyaux de communication et des abris.

7 octobre
Autour de moi des soldats sans nom, obscurs manouvriers, creusent des tranchées, posent des caillebotis, tirent des barbelés.
Soldats construisant une tranchée, 1916 © Gallica

8 octobre
Rafales de mitrailleuses sur les tranchées et communications ennemies, tir de grenades sur les travailleurs.

9 octobre
Déjà le troisième anniversaire de ma mère que je manque. Son absence me pèse.

10 octobre
La 9ème compagnie et une section de la 7ème Compagnie sont relevées par une Compagnie du 11ème BCA.

11 octobre
Le reste du bataillon est relevé par le 11ème BCA.
Le bataillon devient réserve de Brigade. Avec la 7ème nous sommes disposés dans les talus NE et Sud de 9721.

12 octobre
Le Bataillon reste en réserve aux mêmes emplacements avec la même mission.

13 octobre
Le Bataillon fournit chaque nuit 130 travailleurs environ aux travaux d’organisation du secteur de la brigade.

14 octobre
C’est la première fois depuis le 14 septembre que nous pouvons nous doucher et laver notre linge, à tour de rôle, à Feuillères.

15 octobre
Quand on peut avoir un peu d’hygiène, c’est vraiment du luxe.
Barbier, 1915 © Gallica

16 octobre
Notre ration de pinard quotidienne est portée à un demi-litre, mais je ne sais pas si ça nous aidera à tenir plus qu’avant.

17 octobre
La gestion de l’approvisionnement va se compliquer.
Bordeaux, 1916 © Gallica

18 octobre
Aucune note pour ce jour.

19 octobre
Aucune note pour ce jour.

20 octobre
Reçu une lettre de maman : la famille d’Alphonse Jay a reçu la blague à tabac et la pipe du défunt. Comme seuls souvenirs.
Ils ont perdu leurs deux jumeaux.

21 octobre
Aucune note pour ce jour.

22 octobre
Quand tu as survécu aux combats intenses, ce n’est pas parce que tu étais valeureux, mais juste chanceux.

23 octobre
Nous allons être relevés cette nuit. Notre compagnie, la 8ème, sera relevée à 21h30 au cimetière de Cléry.
Nous gagnerons ensuite le camp n°2 entre La Neuville lès Bray et Suzanne où nous bivouaquerons.

24 octobre
Les trains font étape à Oresmaux – Saint Sauflieu.
Embarquement du bataillon en TM au camp n°2 à 9h30 ; arrivée à Cempuis à 19h.
Carte Cléry-Cempuis

25 octobre
Les trains rejoignent le bataillon à 15h.

26 octobre
A 6h30 départ par la gare de Crèvecœur de 40% de l’effectif en permission de 7 et 9 jours.
A 16h embarquement de l’EM, SA, 7ème Cie et TR du bataillon avec la Cie de mitrailleuses du 11ème.
Départ à 20h20.
A 20h embarquement des 8ème (la mienne), 9ème Cie et TC. Départ à minuit.

27 octobre
Voyage en chemin de fer.
Itinéraire : Noisy le Sec, Troyes, Bar s/Aube, Neufchâteau, Mirecourt et Epinal.

28 octobre
Débarquement du 1er train à 6h30 à Laveline-devant-Bruyères, du 2ème à 7h30 à Bruyères.
Carte Cléry-Bruyères
Cantonnement à Frémifontaine : EM, SA, 8ème et 9ème Cie à Ville-Basse, CM et 7ème Cie à Ville-Haute.

29 octobre
Me voilà revenu dans les Vosges !
Repos pour certains, départ en permission pour d’autres (une trentaine).
Bruyères, vue générale © Delcampe

30 octobre
Installation dans les cantonnements. Exercice par compagnie.

31 octobre
Le bataillon se remet à l’instruction : maniement d’armes, assouplissement des unités, tir. Etude du nouveau règlement sur le combat des petites unités. Nouvelle organisation intérieure des compagnies conformément à la note annexe à ce règlement. Instruction des cadres et des spécialistes.
Exercice de combat de la section, de la compagnie et du bataillon.


samedi 15 octobre 2016

#RDVAncestral : le souffle de Jeanne

Cet article inaugure un nouveau thème mensuel : le #RDVAncestral (rendez-vous ancestral) dont le principe est la rencontre avec un ancêtre - voir sur la page dédiée de ce blog.


Le feu crépite dans la cheminée de la maison de Ladrech, paroisse de Saint-Marcel. Assise sur ma chaise, je n'ose bouger de peur de déranger Jeanne qui est allongée dans son lit. J'entends à peine son souffle, faible et irrégulier. Plusieurs fois j'ai retenu le mien, tendant l'oreille, croyant que le sien s'était éteint. Mais non. La couverte en laine continue de se soulever; à peine mais encore et encore. La maison est silencieuse : je ne sais pas comment six enfants âgés de 13 à 3 ans peuvent faire aussi peu de bruit. De temps en temps j'entends des pas, des murmures dans la pièce voisine. Mais tout est dans la retenue. Chacun garde le silence, dans l'attente. Même l'atelier de Géraud est silencieux : aucun bruit de coupe, de râpe, de creusement. Plane, paroir et tarière ne chanteront pas aujourd'hui. Aucun sabot ne sortira de l'atelier.

Ladrech (La Drech), paroisse de Saint-Marcel (aujourd'hui Conques), carte de Cassini © Géoportail

Dans le silence de la maison, je repense à ces trois semaines passées. A ces jours tragiques de février en particulier. Ces moments de souffrance. Combien d'heures à souffler, gémir puis crier véritablement ? A prier pour cet enfant qui ne veut pas venir ? Les mains crispées sur les draps de lin du lit garni. Ces draps apportés en dot lors de son mariage en 1697 et que l'on appelle ici "linceuls"... La douleur qui vrille le ventre, le dos, le corps tout entier. La lassitude puis l'épuisement qui augmentent au fur et à mesure. Presque deux jours complets à souffrir pour Jeanne.

Jeanne Besague, la matrone venue en aide à la parturiente, n'a pas pu la soulager malgré sa longue pratique et son expertise. Bien sûr elle a vite compris que l'enfant se présentait mal. Mais pendant longtemps elle a pensé que la mère, au moins, pourrait s'en sortir. Hélas, dans la nuit du 9 au 10 février on a craint véritablement pour la vie de l'enfant à naître et celle de sa mère. Alors que seule la main du bébé était visible, et pour sauver son âme, Jeanne Besague l'a baptisé, comme elle en a le droit et le devoir quand l'enfant est en danger de mort. Le travail a encore duré plusieurs heures et ce n'est qu'au petit jour que le nourrisson a été tiré complètement du ventre de sa mère. Sans vie. C'était un fils. Dès le lendemain il a été mis en terre au cimetière de la paroisse. Sans même lui avoir attribué un prénom.

Acte de naissance/décès de Martin Xxx, 1713 © AD12

Ce triste événement nous a tous rappelé la naissance d'un fils précédent, 8 ans plus tôt. La sage-femme avait aussi dû baptiser ce fils en danger de mort et qui n'avait finalement pas vécu. Il n'avait pas été prénommé non plus. Terrible répétition. Mais au moins Jeanne s'était remise. Elle avait même pu mettre au monde les deux Pierre, en 1705 et 1709. Cette fois-ci c'est différent. A-t-elle perdu trop de sang ? Est-ce parce qu'elle est trop âgée (41 ans) ? Trop fatiguée après ces 8 grossesses ou la maladie de l'année dernière qui l'a maintenue dans son lit lui faisant craindre pour sa vie et terminer ses jours et, ainsi, faire rédiger son testament ?

Toujours est-il que Jeanne est restée alitée depuis ces couches dramatiques. Trois semaines durant lesquelles nous l'avons vue dépérir petit à petit. Maintenant elle semble perdue au milieu de ce grand lit, plus légère et évanescente qu'une plume. On dirait qu'elle devient transparente. Elle n'a rien mangé depuis avant-hier, rien bu depuis la veille. Elle n'en n'a plus la force. Respirer représente déjà un effort épuisant pour elle.

Nous le savons tous. C'est la fin. La tristesse habite cette maison. Le malheur s'apprête à frapper à la porte. Le curé est venu cet après-midi lui donner les derniers sacrements. Il a recommandé son âme à Dieu, à la Vierge Marie et à tous les saints et saintes du paradis les priant d'être ses intercesseurs. En a-t-elle eu seulement conscience ?

C'est officiellement le second jour de mars 1713 que Jeanne Raols, épouse Martin, nous a quittés dans un dernier souffle imperceptible. Elle a été enterrée le même jour dans le cimetière paroissial, ses honneurs funèbres faites selon la coutume du pays. Huit messes basses de requiem seront dites en l'église dudit Saint Marcel en sa mémoire. Pourvue qu'elle ait trouvé le repos de l'âme.