CHAPITRE I
"Il est mort..."
- Il est mort ! Il est forcément mort ! Quelque part, à un moment donné, il est bien mort. Mais où ? Quand ?
Je me suis posée cette question pendant plusieurs jours. J’ai tourné comme un escargot dans les communes autour de Mortcerf, dernier domicile connu afin de le trouver. Mais bien souvent je me heurtai au trou noir de la généalogie : période trop ancienne pour s’en souvenir, mais trop récente pour être diffusée en ligne.
C’est finalement Alexandre qui m’apporta la réponse à cette question tant de fois posée. On était alors à la fin de l’hiver, lors de l’une des dernières attaques du froid. Si les jours rallongeaient, néanmoins la lumière déclinait toujours trop tôt à cette période où on aspirait à la clarté. Le soleil avait déjà disparu derrière l’horizon et le long crépuscule vidait lentement le paysage de ses pâles couleurs toutes neuves. Le vent tiède soufflait en rafales, malmenant les feuilles nouvelles sur les branches des arbres, chassant l’ondée qui avait lavé le jardin. A l'odeur douce et pénétrante de terre humide se mêlait la senteur âcre de la fumée du feu de bois allumé pour réchauffer l’atmosphère.
On avait pris l’habitude de s’appeler régulièrement, avec Alexandre, pour se tenir au courant de l’avancée de nos recherches respectives. Ce soir-là il était tout agité et parlait si vite que j’avais du mal à le suivre.
- Je l’ai ! Je l’ai ! J’ai enfin trouvé le décès d’Henri ! J’ai fait ce que tu ne pouvais pas faire : je suis allé dans toutes les mairies dans un rayon de 30 kilomètres autour de Mortcerf ; comme toi sur le net, mais moi en vrai. Je suis allé dans toutes les mairies. Parfois j’y ai été très bien reçu et d’autres… Bref ! Des fois c’était sympa : la secrétaire de mairie prenait le temps de discuter un peu avec moi. On m’a installé, royalement, dans des salles du conseil municipal, avec même un café une fois ! D’autres fois au contraire on m’a envoyé me débrouiller tout seul à la cave ou au grenier, très loin de l’hospitalité que j’avais connue ailleurs ! Je ne te dirais pas le nom de ces communes, ce n’est pas glorieux pour elles. Heureusement que mon téléphone faisait lampe torche. Et je crois qu’un jour j’ai dérangé un fantôme : Oh ! la trouille ce jour-là ! J’étais tout seul, quasi dans le noir, à essayer de tirer un registre coincé sous une pile de classeurs quand j’ai entendu un bruit de pas. J’ai appelé, mais personne n’a répondu. J’ai balayé l’ombre du grenier avec ma lampe mais il n’y avait personne. Je te jure ! Je peux te dire que dès que j’ai attrapé le registre je suis redescendu vite fait au secrétariat !
Je profitai de ce que, essoufflé, Alexandre prit sa respiration pour lui suggérer :
- C’était le fantôme d’un ancien maire peut-être ?
- Oh ! Je ne suis pas resté pour le lui demander figure-toi !
- Bon, sans rire ! reprit-il plus sérieusement. Je l’ai !
- Vraiment ? Où ?
Je craignais qu’il me réponde « à la prison du coin », mais il dit simplement « Coulommiers ».
- Coulommiers ?
C’était donc là qu’Henri avait fini ses jours ? Une nouvelle adresse à ajouter aux précédentes.
- Oui, en 1948.
- Mais que faisait-il là ? Je veux dire il était chez un proche ? Un parent ?
- Attend je lis : il est « décédé en son domicile, 7 rue de la Ferté sous Jouarre ». Je t’envoie une copie de l’acte de décès.
Pendant qu’Alexandre m’envoyait le document par mail, mes doigts se mirent à courir sur le clavier. J’avais besoin de connaître l’environnement d’Henri, là où il avait passé ses derniers instants. Sur le site internet de Delcampe je débusquai une carte postale ancienne, probablement de la fin du XIXème, ou du début du XXème. C’était un peu ancien par rapport à Henri, mais ça me donnerait une idée.
La carte représentait la rue de la Ferté sous Jouarre et l’hôpital de Coulommiers. Sur la gauche un grand bâtiment à deux niveaux avec des encadrements de fenêtres polychromes. Sur la façade, une horloge. Au-dessus du portail d’entrée, au niveau de la toiture, un chien-assis. On devinait un drapeau français devant cette ouverture. Ce grand bâtiment était sans doute l’hôpital. En face, une succession de maisons à deux ou trois étages. Parfois des commerces. Des rideaux aux fenêtres. Était-ce dans l’une de ces maisons qu’Henri avait vécu ? J’essayai de distinguer un numéro sur les façades pour savoir à quel niveau de la rue je me trouvai, mais c’était peine perdue. La résolution des cartes postales en ligne était trop basse et l’image trop floue.
Une autre carte postale montrait la rue à l’une de ses extrémités. Des maisons semblables à celles de la vue précédente, un café, une placette tout au bout.
J’ouvris Google Maps pour tenter de savoir si cette partie de la voie terminée par la place se situait au début ou à la fin de la rue : si c’était le début, j’avais peut-être sous les yeux le numéro 7 ?
- Heu… Tu es toujours là ?
Alexandre ! Je l’avais oublié !
- Oui ! Oui ! Je cherche le 7 de la rue de la Ferté sous Jouarre.
- Ah ! Bonne idée !
Lui aussi de son côté se mit en chasse.
On poursuivait notre dialogue au fur et à mesure des nos découvertes :
- Je ne trouve pas de rue de Ferté sous Jouarre aujourd’hui.
- Moi non plus, par contre il y a un hôpital.
- Oui ! Tiens ! « Hôpital Abel Leblanc » : une vieille connaissance ! C’est le site de l’hôpital historique de Coulommiers : la rue de la Ferté sous Jouarre devrait être dans les environs.
- Je suis dans Street View, mais je n’arrive pas à retrouver la façade de l’hôpital montrée sur la carte postale.
- Moi non plus. Il y a bien un bâtiment avec des encadrements de fenêtres polychromes, mais je ne retrouve pas le pavillon d’entrée avec l’horloge.
- En tout cas, le boulevard Victor Hugo qui borde l’hôpital mène bien à La Ferté sous Jouarre : ça ne serait pas incohérent que ce boulevard ait remplacé la rue qu’on cherche.
- Hé ! Une minute : je crois que j’ai trouvé l’entrée de l’hôpital : une porte voûtée, deux niveaux plus un chien-assis. Bon, la façade a été refaite avec un crépi qui a mal vieilli et l’horloge a disparu, mais ça pourrait être ça, au 16 rue du Dr René Arbeltier.
- Oh ! Oui, aucun doute ! Regarde la maison d’en-face : on reconnaît très bien la fenêtre du deuxième étage qui est arrondie !
- Et ben ! Ils ont pas gagné au change ! Je préférai l’hôpital version 1.
- C’est sûr que le crépi ne l’avantage pas vraiment. Un petit ravalement de façade ne serait pas du luxe.
- Donc on est à l’emplacement de la rue de la Ferté sous Jouarre. Tu vois un numéro ?
- Oui : en face de l’entrée de l’hôpital : numéro 8.
- Donc le 7 c’est…
- L’hôpital !
- L’hôpital !
Nous nous étions exclamés en même temps.
- A l’hôpital ! Il est mort à l’hôpital !
- Tout simplement !
- C’était pas une nouvelle adresse, enfin pas vraiment.
- Mais la formule était trompeuse : « décédé en son domicile ».
- Regarde l’acte de décès. L’un des deux témoins est économe : peut-être l’économe de l’hôpital ?
- Et l’autre le maire : ça sens le décès de personne isolée qui n’a aucun ami ou proche voisin pour déclarer son décès.
- Bon ben on a au moins résolu cette énigme.
- Et Ursule est bien décédée avant Henri : il est qualifié de veuf.
- Mais pas de mention d’une mort dans des circonstances tragiques pour elle.
- Ben, ils n’allaient pas le crier sur tous les toits !
Je remerciai Alexandre qui avait risqué sa vie pour moi dans les greniers et caves des mairies briardes ! Quel réconfort de le sentir toujours présent, disponible, prévenant les demandes les plus impensables.
- On avance, n’est-ce pas ?
- Oui, on avance…
Après avoir raccroché, j’épinglai un nouveau petit drapeau sur la carte de mon « detective board » à l’emplacement de Coulommiers et un papier où il était indiqué « 1948, décès ».
- Et toi, Ursule ? Où es-tu décédée ? me demandai-je.