Nous sommes en 1871. Aujourd’hui j’ai rendez-vous dans une nouvelle et belle artère de la ville d’Angers (Maine et Loire) avec une partie de la famille Rols : Alexandre, le père, Marie-Anne née Puissant, la mère, et leur petite fille, Élisabeth (la future « grand-mère Frète ») âgée aujourd’hui de trois ans. J’ignore où est mon ancêtre directe, Cécile qui a alors 14 ans (ma future arrière-arrière-grand-mère, bien éprouvée en 14/18 : voir ici).
Comme nous sommes en avance, nous discutons avec Alexandre. Il m’explique qu’à Paris, les troubles politiques ont fait une nouvelle fois vaciller le pouvoir. La IIIème République vient d’être instaurée, avec Mac Mahon à sa tête. La Révolution Industrielle est sur sa lancée, attirant dans les villes des paysans affamés qui viennent s’user la santé dans des usines dévoreuse d’hommes, de femmes et d’enfants. C’est le règne de la machine à vapeur. En parallèle, une nouvelle classe a émergé petit à petit : la bourgeoisie. Celle-ci prend ses aises, rêve d’aristocratie et de pouvoir. Ils sont hommes d’affaires, banquiers, négociants, marchands…
Comme toi, Alexandre, pensais-je.
- Le « progrès », reprend-il, comme on l’appelle désormais, s’est étendu aux grandes villes de province. On imite Haussmann (à une échelle moindre évidemment) en perçant de belles rues bien rectilignes. De belles bâtisses font leur apparition. On aspire à la postérité, mais de façon moderne : pour cela, on ne pose plus devant un peintre prenant des heures pour avoir son portrait à accrocher dans son salon (nouvelle pièce à la mode). Non, pour cela, on va chez le photographe !
C’est pourquoi nous sommes tous réunis ici. Nous entrons finalement à l’atelier. La famille s’est mise sur son 31. Marie-Anne a revêtu une ample robe de soie noire à la mode. Ses cheveux sont tirés en arrière en chignon. Elle a mis ses belles boucles d’oreille en nacre. Alexandre a revêtu le complet veston qu’il a fait tailler sur mesure, avec le nœud papillon assorti. La petite Élisabeth a revêtu sa robe claire à pompon et le bonnet assorti.
Le photographe nous propose plusieurs décors : balustrade, feuillage, toiles peintes [1]. Mais Alexandre veut quelque chose de simple.
- Oh ! Alors j’ai ce qu’il faut pour Monsieur : cette grande étoffe tendue qui rendra le plus bel effet et mettra vos personnes en valeur.
La petite Élisabeth trottine sur ses petites jambes à travers le studio. Le photographe fait un œil sévère : je la rattrape et tente de la garder tranquille.
- Attention messieurs, dames : si la technique photographique a fait d’énormes progrès ces dernières années, n’oublions pas que le procédé est encore tout récent : il n’a pas encore 30 ans ! C’est pourquoi le temps de pose est encore un peu long et la petite ne devra pas bouger.
- Ne vous inquiétez pas, nous la tiendrons bien, répondit Alexandre.
On s’essaye à différentes poses : Marie-Anne et Élisabeth assises avec Alexandre derrière elles, debout, une main sur l’épaule de son épouse ; ou bien tous debout, Alexandre tenant sa fille dans ses bras ; ou bien encore Alexandre assis et les femmes debout. Finalement, Alexandre choisi un fauteuil en velours à dossier, son épouse assise à côté d’elle et la petite assise.
Le photographe demande au couple de se rapprocher. Alexandre met une main sur l’épaule de son épouse tandis qu’elle pose la sienne sur l’avant-bras de son époux, dans un geste tendre. Au dernier moment Élisabeth, ne sachant pas s’il faut être plutôt sur les genoux de sa mère ou de son père, choisit… de ne pas choisir et se met au milieu !
Le photographe est paniqué, limite blême :
- Messieurs dames, messieurs dames, je vous en prie, gardez cette petite tranquille ou la photo sera floue !
Sa réputation est en jeu. Après tout, lui aussi vise une clientèle plus aisée : il ne peut pas se permettre de décevoir un client si important (il a fait sa petite enquête : il sait qu’Alexandre a été employé à la Banque de France et qu’il s’est maintenant installé à son compte comme négociant…).
Finalement on chapitre Élisabeth et chacun des parents lui sert une main. Bien calée entre eux deux, elle ne bouge plus. Le photographe respire à nouveau.
- Ne bougez plus, retenez votre respiration, c’est parti.
On attends quelques instants, qui paraissent interminable tant le moment est solennel.
- Ça y est ! annonce le photographe dans un cri de victoire. C’est terminé ! Messieurs dames vous pouvez à nouveau bouger, vous lever.
Je récupère au passage Élisabeth qui s’est remise à courir partout, l’immobilité prolongée qu’on lui a fait subir n’étant pas particulièrement à son goût.
- Voulez-vous un rafraîchissement peut-être ?
- Non ! Non ! réponds Alexandre, mais quand aurons-nous les photographies ?
- Je vous ferais livrer les épreuves par coursier demain dans la journée. Cela vous convient-il ?
- Oui, oui, ça ira !
Alexandre règle au photographe ce qu’il lui doit et nous sortons.
Une fois sur le trottoir je rends Élisabeth à sa mère.
- Vous voyez, c’est quand même plus rapide que de poser des heures devant un peintre ! Je te ferais parvenir une épreuve, si tu veux, me propose Alexandre.
- Avec plaisir !
Après des salutations chaleureuses, nous nous séparons.
- Zut ! dit Alexandre, je ne lui ai pas demandé son adresse pour lui faire livrer la photographie.
Famille Rols, 1871 © Coll. personnelle
Ne t’inquiète pas Alexandre, elle me parviendra bien ta photographie. Beaucoup plus tard peut-être, mais elle me sera transmise par ton arrière-petit-fils, mon grand-père, qui la conservait pieusement dans son album de famille… C’est la plus ancienne photographie familiale que nous avons conservée.