« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mardi 26 novembre 2024

V comme violon

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Teneur de conclusion

Vu les informations prises à notre instances comme demandeur en cas d’homicide commis en la personne du nommé Vincent REY cavalier dans le régiment de Séville à coup de couteau ou stylet la nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé au village de Levy paroisse de Samoëns dans la maison de François à feu Claude JAY contre ledit François JAY, la Françoise GUILLOT sa femme, Claudine VUAGNAT leur servante et Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la collégiale dudit Samoëns accusés ; icelles contenants les dépositions de dix neuf témoins ouïs les dix huit, dix neuf, vingt six, vingt huit et vingt neuf mars proche passé ;

Du décret de Monsieur le juge mage du second dudit mois de mars donné sur nos conclusions et notre remontrance du même jour ;

De l’acte d’annotation des biens desdits mariés JAY du vingt deux dudit mois de mars signé par les Me BIORD et GERDIL notaires ;

De la lettre du seigneur DUFRESNAY substitut avocat fiscal général du vingt six du mois de février ;

Des lettres et décret du Sénat portant commission à Monsieur le juge mage pour la continuation desdites informations en notre assistance du vingt quatre dudit mois de février, obtenus sur remontrance du seigneur avocat fiscal général par le Sieur juge du marquisat de Samoëns à requête du procureur fiscal de la même juridiction pour et occasion du même homicide ; icelles contenants les dépositions de trente sept témoins ouïs les onze, douze, treize, quatorze et quinze dudit mois de février ; icelles contenant deux verbaux dudit Sieur juge desdits jours douze et treize février, et en date desdits jours douze treize quatorze et quinze dudit mois de février ;

Du décret dudit Sieur juge dudit jour onze février donné sur remontrance à lui présenté de la part dudit Sieur vice fiscal de la même juridiction ;

D’autre verbal dudit Sieur juge du même jour, et de la lettre d’avis dudit homicide adressé audit Sieur juge par le châtelain DUSAUGEY dudit mois de février ; 

 

Violon, création personnelle inspirée d’A. Juillard
Violon, création personnelle inspirée d’A. Juillard


Nous observons qu’aucuns des témoins ouïs dans lesdites informations ne déposent avoir vu commettre tel homicide. Que néanmoins il n’en laisse pas que d’en résulter une preuve assez complète contre les accusés, notamment contre lesdits mariés JAY, qu’il a été commis de leurs faits, et dans leur maison située rière [sur le territoire] le village de Levy paroisse de Samoëns la susdite nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé. 

Leur soin de prendre la fuite et de se retirer de leur maison, et même de la paroisse, pour se réfugier dans un pays étranger le dixième dudit mois de février, aussitôt que le bruit se fut répandu dans la paroisse que l’on avait trouvé ce cavalier mort plié dans son manteau dans le bois de Bérouze, établi par tous les témoins ouïs dans lesdites informations, en forme un indice des plus pressants surtout s’agissant d’un délit a quod probandum plan probatio requisitur [qui doit être prouvé par pleine preuve requise], et d’une fuite prise ante formatan inquisitionem vel assompta informationes [avant de formuler une enquête ou d’obtenir une information]. 

Qui se trouve corroboré par les concessions ou aveux de ces mariés JAY d’avoir commis tel homicide, rapportés par les cinquante unième, cinquante quatrième, cinquante cinquième et cinquante sixième témoins, en forme une preuve complète. D’autant que tel aveux se trouvent geminés [réitérés] et saisissent par la nature d’un aveu judiciel suivant la définition vingt cinq cod fab [du Codex Fabrianus, voir le « Pour en savoir plus » ci-dessous, NDLR]. Et cette gémination d’aveu se trouve établie non seulement pour avoir été faite au cinquante unième témoin au lieu de Valais suivant sa déposition, mais pour avoir été fait au lieu de Bex canton de Suisse aux cinquante cinq et cinquante sixième témoins, et à tous les deux ensemble comme le rapportent ceux-ci. Et encore auxdits cinquante quatre et cinquante cinquième témoin au lieu de Samoëns et dans la maison de Nicolas GUILLOT de la part dudit JAY comme il se trouve l’avoir déposé l’un et l’autre. Et tels aveux se trouvent d’autant plus en faire pleine foi que l’on les envisage conformes aux déclarations faites auxdits cinquante cinq et cinquante sixième témoins par la Claudine VUAGNAT servante desdits mariés JAY. […]

Et qu’il résulte des informations que l’homicide de ce cavalier a été commis au point qu’il n’y est question que d’en quérir qui en est le meurtrier. Outre que de tels aveux se présentent dans les informations un concours d’indices vraisemblables, comme ceux tirés du verbal dudit Sieur juge du douze février. Et encore de celui du treize par les taches de sang trouvées dans la maison dudit JAY tant contre les parois du lieu où tel homicide a été avoué avoir été commis que sur le plancher. Selon la voix publique qu’il a été commis par les mariés JAY, rapporté par tous les témoins, de la fréquentation à laquelle était ce cavalier dans la maison dudit JAY par préférence à tous autres. Des lamentations de la Claudine VUAGNAT lors qu’elle prit la fuite, rapportée par les quarante quatre, quarante cinq et cinquantième témoins.

Mais comme la preuve que tel homicide a été commis par lesdits mariés JAY ne se tire précisément que de leurs aveux, et que tels aveux se trouvent qualifiés de circonstances qui paraissent les rendre excusables de leur délit, au point même de n’avoir encouru ni peine corporelle ni pécuniaire. D’autant qu’à les suivre, ils ne pouvaient conserver leur vie qu’en sacrifiant celle de ce cavalier.

Suivant Monsieur FAVRE dans la definition cinq cod Ad L cor delie et les L 2.3. au cod sous le même titre [référence au Codex Fabrianus, voir ci-dessous, NDLR], il ne paraît pas que leur aveux dussent leur préjudicier ou que l’on en dussent faire usage à leur préjudice, en supprimant les avantages qu’il auraient tirés des circonstances qui les ont accompagnées comme étant là un acte mere indeviduus [simplement isolé ?] et des qualités enséparables de leurs objets.

Néanmoins ce principe de jurisprudence ne saurait les relever d’établir la justice de leur défense comme exception dont ils ont accompagnés leur délit pour le délivrer de la peine qu’ils peuvent avoir encourue. Parce que dès qu’il est établit qu’ils ont commis tel homicide ils sont censé l’avoir commis avec dol [manœuvre frauduleuse employée pour tromper quelqu’un et l’amener à donner son consentement à un acte juridique contraire à ses intérêts], dès qu’ils ne sont pas constés [qu’ils ne sont pas certains] du contraire suivant la loi première cod ad l cor [… ? reliure étroite] su qua delinquens habet presumtion contra se [sur lequel le contrevenant a une présomption l'un contre l'autre].

Mais comme cette preuve de délit avec dol n’est que présomptueuse elle peut se détruire par un autre de la même nature quia contra dolum presumtum contraria probatis presumptina sifficit [car contre l'astuce présomptive, contrairement aux présomptions prouvées sont faites].

Lesdites informations paraissent en fournir d’elles mêmes une de cette nature puisque ce François JAY se trouve déclaré d’une très bonne réputation. Et lui et son épouse ont été grièvement excédés par cet individu avec sa propre arme, dont l’espèce joint à la manière dont il s’en est servi établit assez qu’il en voulait à leur vie suivant la deff. 11 n° 70. Et ce propos délibéré se vérifie assez par la route qu’a fait cet individus d’au delà de trois lieues de son quartier pour se rendre chez ledit JAY avec cette arme, de nuit et sans aucune permission de ses officiers.

Par le verbal dudit Sieur juge de Samoëns du onze février il est établi que ce cavalier avait en ceinture une cravate de coton blanc et que dans la cravate il y avait un étui d’un couteau à gaine, icelle couverte d’un cuir rouge grossièrement cousue, pointue au bout de la longueur de cinq pouces, et que le couteau qui y entrait ne pouvait pas être large de plus d’un travers de doigt.

Par celui du lendemain il est établi que les trous qui ont été trouvés à la chemise dudit François JAY avaient été faits avec le couteau qui entrait dans ladite gaine. Et suivant le vingt deuxième témoin, ce cavalier avait un couteau de la même espèce, qu’il mettait dans un étui ou une gaine. D’où est constaté que ce cavalier était effectivement armé de tel couteau lorsqu’il fut chez ledit JAY et qu’il en a vraiment excédé ledit François JAY de la manière que celui ci en a fait l’aveu. Ce qui est d’ailleurs établi par les cinquante unième, cinquante quatrième, cinquante cinquième et cinquante sixième témoins qui déposent avoir vu les plaies, et par les vingt cinq, vingt six, vingt huit, trente un, trente quatre, trente cinq, trente sept, trente huit, quarante quatre, quarante cinq, quarante six et cinquantième témoins qui déposent sur la maladie dudit Jay survenue le vingt six dudit mois de janvier où il s’alita le lendemain dudit homicide, et sur les trous trouvés dans la chemise et ses culottes faits et procurés par les coups qu’il a reçus.

Néanmoins desdites informations ou des aveux desdits mariés JAY, si l’on peut tirer que tel homicide a pu être commis sans leur dol, il ne parait pas que l’on puisse dire ou tirer desdites informations qu’il a été commis sans leur faute, du moins qu’ils n’avaient pu échapper la mort autrement qu’en commettant tel homicide. Ce qui les rend toujours coupable du crime d’homicide.

Et de la peine imposée contre son auteur et à l’égard de la Claudine VUAGNAT leur servante, sa fuite établie de même par tous les témoins ouïs dans lesdites informations avoir été ante formatas inquisiones [formé avant inquisition], forme un indice très pressant de complicité à tel homicide. Et quoique lesdits mariés JAY dans leurs aveux ne l’accusent point de telle complicité, ils paraissent laisser entrevoir que si bien elle ne leur a pas prêté aide, elle a toute fois été négligente à empêcher leur crime, même par affectation à s’aller cacher. Et par là l’on peut dire qu’elle a occasionné et s’en est rendu coupable ou complice qui enim hoc in casu damno accasionem dedit damnum faisse videtur [car celui qui dans ce cas a donné lieu à la perte, semble avoir causé la perte].

Le même indice de complicité se présente desdites informations contre Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns, puisqu’il y est de même établi qu’il a prit la fuite à l’occasion de ce même homicide ante formatas inquisitiones et qu’il fréquentait la maison où tel délit a été commis. Et même que l’on en avait formé des ombrages, néanmoins à suivre les aveux de ces mariés JAY et même ceux de ladite Claudine VUAGNAT, ces indices paraissent user du moins pour une complicité ad delictum commitandum [à commettre une infraction]. Mais non pas pour leur donner un secours à leur éviter la peine qu’ils peuvent avoir encouru, en faisant traduire par son conseil son frère et son cheval, le cadavre de cet individu dans les bois de Bérouze. Et en enlevant à la justice et la connaissance de tel délit, et celle de ces auteurs, par le moyen duquel secours il parait avoir encouru sinon la même peine que les auteurs de cet homicide, du moins une peine corporelle, comme l’établissent la loi première, seconde cod, outre celle qu’il se trouve avoir encouru en privant par tel procédé ce cadavre de la sépulture. 


Ainsi il y a l’air de conclure comme nous le faisons à ce que François à feu Claude Jay, Françoise GUILLOT mariés de la paroisse de Samoëns, Claudine VUAGNAT leur servante et Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la collégiale dudit Samoëns soient décrétés de prises de corps et à ces fins saisis au corps pour être traduits sous due garde dans les prisons royales de cette ville. Et là y être écroués dans le livre d’écrou et gardés avec la même sévérité jusqu’à ce que leur procès soit fait et parachevés. Et s'ils ne peuvent être appréhendés, qu’ils soient cités pour se rendre dans lesdites prisons et se défendre en personne sur les charges contre eux résultantes desdites informations, et répondre aux interrogatoires du fisc. Et c’est à trois briefs délais, et à la forme prescrite par le paragraphe second, titre quatorze, livre quatre des Royales Constitutions. Le dernier desdits délais portant leur assignation d’ouïr la prononciation de leur jugement qui sera rendu sur les plus amples conclusions du seigneur avocat fiscal général.

Bonneville, ce sixième avril mil sept cent quarante huit

Signé par Monsieur PRESSET substitut avocat fiscal.

 

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Pour en savoir plus

Le Codex Fabrianus

Antoine Favre était un juriste savoyard du XVIe siècle. Connu principalement comme le président du tribunal de Savoie à la fin des années 1500, Favre a publié un important ouvrage sur le droit, le « Codex Fabrianus Definitionum Forensium ». Ce livre était une collection de rapports juridiques et de décisions de justice basés sur le célèbre Codex justinien.

 

Les conclusions de l’avocat fiscal

Elles sont codifiées dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

« Les conclusions de l'Avocat Général & de l’avocat fiscal général, devront contenir une succincte narration du fait avec la désignation des pièces & écritures, & ils y exprimeront positivement leurs sentiments & leurs motifs ;& dans les conclusions qui regardent les causes criminelles, s'il s'agit de peine pécuniaire, l’on y exprimera la somme, & s'il est question de peine corporelle, l'on en marquera l'espèce & les circonstances ; & toutes lesdites conclusions devront être datées par jour, mois & an.

Les conclusions de l'Avocat Fiscal Provincial seront remises aux Greffiers respectifs des Tribunaux, en annotant le jour qu'elles leur seront remises, & ils les porteront aussitôt au Juge-Mage , ou au Juge, après en avoir donné copie, ou communication à l'Avocat, ou au Procureur de l'Accusé, lorsque la cause sera en contradictoire. »

 

La prise de corps

Elle est codifiée dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

« On ne pourra ordonner l'emprisonnement de qui que ce soit, qu'après que les informations auront été prises & que le Fisc aura donné ses conclusions.

On fera emprisonner personne que pour des délits qui, en conformité de nos Constitutions ou du droit commun, pourront mériter une peine corporelle ou pécuniaire considérable, pour laquelle le délinquant se trouve hors d'état de donner une caution suffisante.

Le Magistrat, Juge-Mage  ou Juge à qui appartiendra la connaissance du délit, pourra faire arrêter l'accusé, en quelque lieu de nos Etats qu'il puisse le trouver, sans réquisitoires.

Les Juges pourront cependant, avant qu'on ait pris les informations & que le Fisc ait donné ses conclusions, faire arrêter l'accusé lorsqu'il sera suspect de fuite ou pris en flagrant délit, ou aux clameurs du peuple, ou qui fera ou pourrait être cause de quelque tumulte, ou que le délit sera public & atroce, & la personne du délinquant notoire. 

Dès que l'on aura arrêté quelqu'un, il sera conduit dans les prisons du Tribunal qui a donné l'ordre de l'arrêter. On exécutera les prises de corps, quand même les accusés s'y opposeraient. »

 

 

 

lundi 25 novembre 2024

U comme ultime dispute

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Aux alentours du 20 mars, François JAY vint chez Nicolas GUILLOT son beau-père aux fins d’y venir prendre un de ses enfants pour le conduire à Bex en Valais. S’en étant aperçu, François Joseph DUNOYER DUPRAZ le fut trouver et se mit à parler de cet homicide, en l’assistance de Sieur Jean GUILLOT son beau-frère. Il lui dit : « Voyez mon cher JAY, l’on dit publiquement dans la paroisse que ce meurtre a été commis chez vous. Dites moy au juste comme cela c’est passé. » 

 

Ultime dispute, création personnelle inspirée de Van Ostade
Ultime dispute, création personnelle inspirée de Van Ostade


Et alors François JAY lui répondit : « La nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé je soupay avec Jean BURNIER maitre maçon du village de Bérouze de notre paroisse de Samoëns et le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY. » Lesquels après, avoir soupé, se retirèrent sur les huit heures. Quelques temps après, il s’était allé coucher auprès de la Françoise GUILLOT sa femme qui était malade. La Claudine VUAGNAT leur servante était restée dans la cuisine auprès du feu jusqu’environ les dix à onze heure. Elle avait mis à coucher les petits enfants. Et lorsqu’elle voulut aller se coucher, elle entreprit d’aller fermer la porte d’entrée de la maison. Ayant vu un homme auprès de la porte armé d’un sabre, qu’elle entrevit à la faveur de la lune, elle se mit à appelé JAY d’un air effrayé en lui disant : « Hé François, je ne peut pas fermer la porte, il y a un homme qui m’en empêche. »

Sur de tels discours, il s’était levé et avait mis ses culottes et ensuite avait allumé une chandelle avec laquelle il vint auprès de la porte pour savoir de quoi il s’agissait. Aussitôt y étant arrivé, il vit le cavalier qui lui décocha un grand coup de sabre sur la tête qui lui aurait peut-être partagé le crâne s’il n’avait eut le bonheur de le parer avec la main. En faisant cela, il essuya cependant une grande plaie. Ensuite ce cavalier le saisit près du col de sa chemise pour le traîner dehors de la maison dans le chemin, en lui disant : « Zena a cha’ ». François JAY tenta de s’y opposer en saisissant d’une main le cavalier par le col et de l’autre la main celle où il tenait son sabre. François JAY s’étant trouvé le plus fort dans le débat qu’il y eut entre eux, il traîna le cavalier dans la cuisine. L’ayant saisit par derrière, il le tenait recogné [repoussé] contre la muraille. Le cavalier, voyant qu’il ne pouvait plus se servir de son sabre ainsi, s’était saisi avec la main qu’il avait de libre de son stylet. Il excéda [frappa] François JAY de divers coups, notamment un au dessous du téton en lui disant : « Toy, bougre de paysan ». 

La servante, si effrayée qu’elle se trouvait d’un tel procédé, ne put pas les séparer. Voyant que le cavalier en voulait à sa vie, qu’il ruisselait de son sang et sentant sa santé affaiblie, François JAY se mit à appeler la Françoise GUILLOT sa femme de venir à son secours, qu’il était un homme mort.

Celle ci était venue, toute en chemise, au secours de son mari. Comme le cavalier continuait à donner des coups de son stylet à François JAY, il la sollicita de grâce d’enlever à ce cavalier la vie et qu’elle devait ôter le couteau qu’il avait à la main ou que s’en serait fait de lui. Sa femme, qui avait reçu divers coups du même couteau, tant sur le bras que sur un des tétons, voyant son mari dans un danger si évident, lui cria de tenir ferme ce cavalier, faute de quoi il allait perdre la vie. Elle, de son côté, se saisit du bras où le cavalier tenait son couteau. Après quelques efforts, voyant qu’elle ne pouvait pas lui enlever ce couteau, elle s’imagina de mordre ferme le pouce de la main du cavalier avec laquelle il tenait le stylet pour l’obliger à le relâcher. Ce que lui fit lâcher prise.

François JAY ne cessait de dire « Ah mon dieu, je ne puis plus me deffendre, je suis un homme mort » et ne pouvait plus résister. Françoise GUILLOT  devait arrêter la rage et la furie de ce cavalier. Se trouvant nantie du couteau, elle se mit en devoir de plonger de divers coups le cavalier en lui disant « misérable pourquoy venir nous assassiner de cette façon ? ». Pour toute réponse, le cavalier leur dit, en faisant un dernier effort « je suis venus pour vous tuer et vous bruler ». Aussitôt qu’elle eut enlevé le couteau, François JAY lui avait dit : « Hé mon Dieu, si nous ne le tuons pas nous sommes perdus tous les deux. Quant à moy je ne suis plus en force ny en état de me défendre. » Voyant que ses coups n’évitaient point la fureur du cavalier, elle sauta sur une barre de fer qui était dans la maison et l’en frappa avec tant de force qu’il s’arrêta.

Enfin, étant tombé par terre, de même que François JAY, il expira. Celui-ci resta sans sentiment à côté du cavalier, rempli de sang de toute part. Françoise GUILLOT était toute désolée de cette conjoncture et remplie du sang des blessures que le cavalier lui avait faites dans ce débat.

Pendant cette querelle, la Claudine VUAGNAT leur servante s’était allé cacher au poile, au lieu de les secourir, selon François JAY. Le cavalier étant mort des coups qu’il avait reçus, François JAY cria qu’il voulait se confesser. Sa femme envoya immédiatement la servante chercher le Révérend Sieur CHOMETTY pour secourir son mari et voir ce que l’on ferait de ce cavalier.

Étant venu sur le même instant, le Révérend l’avait trouvé tout étendu auprès de son feu, rependant de toute part son sang. Il était resté environ trois heures dans cet état, jusqu’à ce que le Révérend Sieur CHOMETTY avec la Françoise GUILLOT sa femme et la servante eurent bien bassiné ses plaies avec de l’eau de vie, qu’il lui fit même boire pour lui faire reprendre ses sens. Les plaies nettoyées, il y avait mit des charpies et apposé divers bandages pour arrêter l’effusion de sang. Cela fait, il l’avait porté se coucher dans son lit. De ce fait, il reprit un peu ses forces.

Ensuite le Révérend CHOMETTY avait dit, en regardant le cavalier, qu’il fallait conduire ce cavalier ou ce cadavre dans le bois de Bérouze. Il avait envoyé la servante prendre son cheval et fait appeler son frère cadet pour cette expédition. Ils avaient pris le cadavre et le mirent sur un traîneau, dans un de ses grands paniers appelés vulgairement clia [claie en osier] duquel on se sert pour conduire le foin sur les champs. Le frère du Sieur CHOMETTY le conduisit dans les bois avec Françoise GUILLOT.

Si Claudine VUAGNAT ignorait le motif qui avait occasionné ce cavalier à un tel procédé, elle se rappelait en revanche que c’était déjà la troisième fois qu’il était venu dans cette maison pour les maltraiter. Mais c’était l’unique fois qu’il y avait rencontré François JAY.

 

François JAY avait reçu treize plaies, certaines faites avec un couteau ou stylet et celle de la main droite avec un sabre. Il en avait une au même endroit où il disait avoir reçu le coup de pied du cheval.

Lorsque François Joseph DUNOYER DUPRAZ entendit le récit de François JAY, il pensa que ce ne pouvait être que la réalité. Le cavalier avait dû procéder ainsi, irrité de ce que le Sieur son capitaine l’avait mis en prison à l’occasion de sa précédente absence de l’automne passé, sur la plainte qu’en avait fait le Révérend Sieur CHOMETTY par lettre au nom de la Françoise GUILLOT.

François JAY ajouta : « Voyez, je n’aurais point pris la fuite si j’avais bien été à croire qu’il ny eut que la justice ordinaire qui eut pris connaissance de mon cas mais j’ay haprehendé et aprehende que la trouppe n’en prenne connaissance et d’estre jugé sans que l’on aye égard à mes justes motifs. Car si l’on m’imposait la moindre peine, il faut dire qu’un homme n’est pas en liberté de défendre sa vie et doit se laisser égorger sans autre [forme]. »

 

 

samedi 23 novembre 2024

T comme tourment

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

L’Honorable Claude DUNOYER DUPRAZ était parti de Samoëns au début du mois de mars, avec Monsieur GUILLOT Procureur en Tarentaise, frère de Françoise GUILLOT femme de François JAY. Ils étaient arrivés le mercredi suivant dans un cabaret du bourg de St Maurice [Suisse] qui est sous l’enseigne « au lieu de Valais ». Et là étant, il apprit que François JAY et Françoise GUILLOT étaient à Bex [Suisse], ville éloignée du bourg de St Maurice d’environ une heure de chemin.

Il se rendit à Bex, et lorsqu’il les trouva il leur dit que Monsieur GUILLOT les attendait au bourg de St Maurice. Il venait pour leur donner des nouvelles de leurs effets et prendre une procuration pour l’administration de leurs biens.

Alors qu’il les abordait, ils lui dirent que lorsqu’on avait découvert le cadavre de Vincent REY, cavalier dans le régiment de Séville, ils s’étaient sauvés dans la crainte qu’ils fussent que la troupe ne se saisir de leurs personnes. François JAY ajouta qu’il revenait dessus ses pas, et qu’il était même parvenu jusqu’à Taninges, animé par l’empressement de voir comme les choses allaient. Mais ayant trouvés Messieurs CHOMETTY, le Révérend et son frère, ils lui conseillèrent de rebrousser chemin, et il s’en retourna en Valais.

Lorsqu’ils furent tous ensemble dans le cabaret « au lieu de Valais », François JAY conta naturellement à son beau frère GUILLOT comment les affaires s’étaient passées, les tourments qu'il avait subi.

 

Tourment, création personnelle inspirée de Van Ostade
Tourment, création personnelle inspirée de Van Ostade


Monsieur GUILLOT, frère de ladite Françoise GUILLOT, leur conseilla de rester au pays de Valais jusqu’à ce que la procédure fût finie. Il ajouta même que François JAY serait consigné en prison dès que la formalité serait finie. 

François JAY dit encore qu’il avait reçu treize coups, desquels il en fit apercevoir plusieurs au bras et un à la cuisse qui le faisait boiter encore, et qui peut-être le laissera indisposé pendant sa vie entière. Le Révérend Sieur CHOMETTY lui avait donné une boîte d’onguent avec lequel il avait pansé ses plaies, sans que ce Révérend ne lui eut dit qui lui avait donné cet onguent. Françoise GUILLOT ajouta que la Claudine VUAGNAT leur servante avait reçu deux coups, sans avoir dit si c’étaient des coups de sabre ou de stylet, ni à quel endroit elle les avait reçu. Sitôt qu’elle les eut reçus, elle s’était allée cachée au poile.

 

Ce n’était pas la première fois que le cavalier venait ainsi chez les JAY. Une nuit de l’automne précédant, il était venu de Cluses ou de Scionzier son quartier, sur les onze heures. Il était entré par la fenêtre après l’avoir cassée. S’en étant aperçu Françoise GUILLOT s’était sauvée et cachée. Le cavalier, ne la voyant pas, excéda la servante d’un coup de sabre sur la main et lui donna divers coups contre la poitrine. Ensuite il prit du feu avec de la paille et feignit de vouloir l’allumer entre la maison et le grenier, sans doute pour qu’elle dise où était sa maîtresse. Mais ne cédant pas, le cavalier se retira.

Le cavalier avait aussi ordonné à Françoise GUILLOT, quelques temps avant la St André, d’aller à la foire de Cluses, qui avait lieu le lendemain de cette fête. N’ayant pas voulu y aller, elle avait envoyé sa servante. Ayant rencontré ce cavalier, apprenant que Françoise GUILLOT n’était pas venue, il lui avait dit, très en colère : « Vous faitte bien les fiers par la haut, il fautque jy monte pour vous tuer et vous bruler ».