« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 27 mars 2019

La Lettre calomnieuse

Suite à mon article « les pionnières de ma généalogie », j’ai découvert que ma lointaine cousine Marie-Louise Jay, épouse d’Ernest Cognacq (les fameux Cognacq-Jay) avait reçue la Légion d’honneur en 1920.

Pour mémoire, la Légion d'honneur est la plus haute distinction française. Elle a été fondée en 1802 par Napoléon Bonaparte. Elle récompense les mérites éminents rendus à la Nation. Nul ne peut demander pour soi-même un grade dans la Légion d'honneur : il faut être proposé par quelqu'un d'autre. Les mérites dont il est question doivent avoir été exercés au moins pendant au moins 20 ans. Le nom doit être proposé par un Ministre, après consultation d’un dossier constitué par une administration, une association, une personnalité politique... C’est le Grand Chancelier qui valide, ou non, la proposition. Après ratification par le Président de la République, le décret de nomination est publié au Journal Officiel. La remise de la décoration fait l’objet d’une cérémonie (publique ou privée). La médaille est une étoile à cinq rayons doubles surmontée d’une couronne de chêne et de laurier avec un ruban rouge.

Médaille de la Légion d’honneur © Wikipedia

On distingue plusieurs grades dans la Légion d’honneur (du plus bas au plus haut) : chevalier, officier, commandeur, grand officier, crand-croix. A noter : pour les civils, la Légion d’honneur ne donne pas droit à une gratification. La légion d’honneur n’est pas transmissible à ses descendants.

Dans le dossier de Marie-Louise figurent les documents traditionnels : une copie de son acte de mariage, son acte de décès (ajouté à posteriori donc), un récépissé des 25 francs versés à la Recette centrale pour droits de la chancellerie, un extrait de casier judiciaire (vierge), le procès verbal de réception d’un chevalier de la légion d’honneur.

Mais visiblement son nom avait été suggéré bien plus tôt car dans son dossier figure aussi une lettre de 1906 évoquant cette possible distinction.

Cette lettre  est adressée au Grand Chancelier de la Légion d’honneur et aux membres de son conseil. Elle fait état de différents éléments qui, selon l’auteur, empêcherait Mme Cognacq de recevoir ladite distinction.

L’auteur est très virulent, utilise un vocabulaire grossier et ordurier : il dit que Mme Cognacq  (Marie-Louise Jay) a un tempérament haineux et inhumain, qu’elle est mue par un esprit malfaisant et pervers, pur orgueil, vanité, rapacité, son infernal caractère, ses grossières insolences, parle d’une femme plutôt méprisable qui dispose d’une fortune mal acquise. [Toutes les citations en italiques sont extraites de la lettre]


Il l’accuse de plusieurs vices :
  • Mauvaise vie
Il parle de son union libre qu’elle forme avec Ernest ; celui-ci n’est jamais nommé mais appelé son concubin.
En fait ils se sont rencontrés en 1856 alors qu’ils travaillaient tous les deux à la Nouvelle Héloïse. Mais Ernest quitte ensuite ce magasin et a eu différentes expériences (notamment en Province), jusqu’à ce qu’il fonde "A la Samaritaine" en 1871. A cette date Marie-Louise est employée au Bon Marché. Il la fait venir à la Samaritaine et l’épouse l’année suivante en 1872.
Pourquoi l’auteur de la lettre parle d’une union libre en 1906 ? Le couple est marié légalement, très uni et nulle part on ne trouve à leur sujet d’histoire scabreuse ou contraire à la morale.

  • Corruption  publique
Elle compte sur  la puissance de ses millions afin de conquérir un peu d’estime publique. Elle a fait ériger un parc sous la dénomination de son nom, désormais porté à la postérité samoisienne (parc de jésyna) […] : elle prétend, par un cadeau, influencer ses juges et acheter la croix nationale.
D’abord l’auteur se trompe : sur le nom de habitants de Samoëns (les Septimontains et non les Samoisiens) et dans le nom du jardin (la Jaÿsina et non la jésyna). Par ailleurs, Ernest a lui aussi effectué une fondation (un musée en l’occurrence) dans son village natal. Ces œuvres s’inscrivent dans leurs actions de philanthropie et non pour se faire bien voir et élire à quoi que ce soit. On notera que dans le dossier d’Ernest ne figure aucune lettre de ce type, et encore moins d’un courrier signé de cet auteur.

  • Abus  de la crédulité des gens avec des projets valorisants pour elle mais qui ne voient pas le jour (selon lui)
Profitant  de la déconfiture du trop fameux abbé Rosembert, elle devint propriétaire de son château de Rueil (bâti pour des œuvres avec les libéralités de feu Mme la Duchesse d’Albufera).
Cet abbé dont il est question s’est en fait révélé être un escroc qui, sous prétexte de morale religieuse, abusait de grandes fortunes (dont celle de la comtesse d’Albufera) dont il détournait les fonds à son profit : il prétendait fonder des établissements religieux mais en fait gardait tout l’argent pour lui. Quand cela commençait à se voir, il changeait de région ou de pays (Bretagne, Canada…). Il eut l’idée de l’établissement de Rueil en 1892 : avec l’argent de la comtesse d’Albufera il achète une partie des terres du domaine de Malmaison (celui de Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon Bonaparte), alors en très mauvais état, pour construire un édifice de style anglais destiné à accueillir les enfants déshérités et les jeunes filles étrangères, sous le nom de la « Lumière éternelle ». En 1895 l’abbé ne paie que le minimum légal de ses nombreuses dettes, fait des promesses, trouve des excuses, laisse passer le temps et joue de ses nobles et influentes fréquentations pour faire patienter les créanciers. Cependant cette fois le pot au rose est découvert : avec l’accumulation des dettes l’affaire est portée en justice qui décide la saisie et la vente des biens. L’abbé prend la fuite mais, finalement rattrapé, il est ensuite condamné pour escroquerie. Ce sont ces biens de Rueil qui sont rachetés par M. et Mme Cognacq-Jay en 1898. Ils y créèrent le premier centre social en Ile de France avec un pouponnat, une maison de convalescence et une maison de retraite ; le bâtiment existe toujours aujourd’hui et il y subsiste une maison de retraite gérée par la Fondation Cognacq-Jay. Contrairement à ce que l’auteur de la lettre prétend, ces établissements ont donc bien existé.

  • Trahison de la confiance de ses vieux employés
La fondation de Rueil avait pour but d’y installer soit disant une maison de retraite pour ses vieux employés, qui tous sont jetés à la porte sans aucune considération avant d’atteindre l’âge exigé, cette fameuse maison de retraite ne fut ouverte que pour y installer une pension de famille payante, elle […] ne fut qu’un trompe l’œil.
On sait que les Cognacq-Jay étaient sévères avec leur personnel, mais de là à « tous les jeter à la porte », c’est peut-être un peu exagéré. Je n’ai pas trouvé de trace de cette soit disant pension de famille payante : je ne sais pas à quoi l’auteur fait allusion.


La Samaritaine (rue de la Monnaie à gauche), 1905 © ruedeparis.com
  • Abus  et mépris pour son personnel, allant jusqu’à dévoyer les jeunes filles
Mme Jay utiliserait l’incompétence, la crédulité et la coquetterie prolétarienne pour amasser un scandaleux capital. Par ailleurs Mme Cognacq quoique 300 fois millionnaire, dirige et conduit en personne le rayon des costumes de son magasin. Non seulement elle est détestée de tout son personnel en général, mais encore elle est méprisée d’une façon spéciale de celui de son rayon en particulier, qui journellement subit et supporte avec amertume de son infernal caractère ses grossières insolences et ce qui est le plus ignoble encore ses infâmes encouragements aux jeunes filles sous ses ordres à la débauche, elle exige que toutes les femmes de son rayon quoi que peu rétribuées portent la toilette une fois sorties de chez moi leur dit-elle, faites ce que vous voudrez, fréquentez les abords des gares ou autres lieux publics, l’argent n’a pas d’odeur.
Là encore on reconnaît la sévérité de direction de Marie-Louise, mais je doute qu’elle encourage ses jeunes vendeuses au vice. Elle-même a été formée au Bon Marché où les règles de moralité étaient très strictes ; d’où vraisemblablement son attitude à la Samaritaine. Employer du personnel dévoyé serait une atteinte à la bonne réputation de la maison, et je doute que ces attitudes soit non seulement permises, mais encouragées.

  • Responsable  de la mort d’enfants dans son pouponnat à cause de son incompétence
Au pouponnat, l’alimentation étant exclusivement observée par l’élaboration du lait cru sans aucune préparation de stérilisation préalable fit des victimes. Cette alimentation économique pendant les chaleurs détermina une épidémie foudroyante, puis une véritable hécatombe s’ensuivit, emportant cinq enfants le même jour et un sixième à huit jours d’interval (sic). Cet événement qui a été étouffé par Mme Cognacq.
Il y a là une double accusation fort grave : la mort de nourrissons et l’étouffement de l’affaire. Malgré des mots très durs ("épidémie foudroyante, véritable hécatombe") elle est pourtant noyée dans la lettre, sans plus y insister. Y a-t-il eu des décès au pouponnat ? Sans doute vu la mortalité infantile de l’époque. Est-ce dû à une incompétence du personnel ? Plus difficile à dire. Si tel était le cas, il y aurait sans doute eu une enquête. Et une condamnation, si les faits étaient avérés ; or on sait que le casier de Marie-Louise était vierge puisqu’il figure dans son dossier de Légion d’honneur. Est-ce que le tableau a volontairement été noirci pour assurer le propos de l’auteur ? Est-ce une invention pure et simple ? Ou y a-t-il plusieurs décès sans qu’un coupable ne soit trouvé ? Il faudrait mener une enquête plus spécifique sur cette affaire pour le savoir.


  • Responsable de la mise à mort commerciale du quartier de St Germain de l’Auxerrois
Le développement d’une activité exceptionnelle (la Samaritaine) et la réussite de leur accaparement commercial commun (des Cognacq-Jay) fut pour le quartier Saint Germain l’Auxerrois une véritable plaie publique et un effondrement général du petit commerce, et apportera au centre d’un quartier autrefois prospère, la désolation commerciale, la ruine de déshonneur et le suicide
La véritable raison de la lettre n’est-elle pas en fait ce dernier point : la concurrence d’un grand magasin qui met le (son) petit commerce en péril ? L’argent est un point essentiel de cette lettre : on le devine au nombre de fois où il parle de la fortune de Mme Cognacq. De plus, il l’accuse d’être responsable de la mort commerciale d’un quartier. Or, au fur et à mesure des agrandissements, il a bien fallu créer des emplois (dans le bâtiment d’abord, puis la vente et les activités annexes comme la manutention, la livraison etc…). Évidemment ce n’est plus le petit commerce d’autrefois et sans doute certaines petites boutiques ont dû souffrir de ce nouveau mode de consommation. Cependant les Cognacq-Jay ne sont pas les seuls à les mettre en pratique : c’est une époque de changement et le couple ne fait que suivre (ou devancer) les habitudes commerciales. D’ailleurs on les voit plutôt qualifiés de précurseurs que d’assassins en général !
On pourrait d’autan plus s’en étonner car l’auteur de la lettre est boulanger, la Samaritaine n’est donc pas un concurrent direct.

Peut-on en déduire que c’est la jalousie le véritable motif de cette lettre ? Voir une éclatante réussite si proche de la sienne est-elle si insupportable qu’il faille prendre sa plume pour répandre son fiel ?


Signature de l'auteur de la lettre © Base Léonore

Un mot sur l’auteur de la lettre : les cinq feuillets accablants « l’ignoble Mme Cognacq » sont en effet signés. La signature semble être celle d’un « A. Camus » (si je lis bien), qui ne peut s’empêcher de rajouter :
« boulanger notable commerçant
21 rue de la Monnaie depuis 25 ans »

Pour mémoire la rue de la Monnaie est l’une des rues où est implanté le premier magasin de la Samaritaine (qui en comptera quatre au final : pour les détails voir l’article sur Marie-Louise). Hélas un Camus (si c’est bien son nom) à Paris en 1900 : impossible à trouver ! Je sais seulement qu’il est boulanger et qu’il demeure au 21 rue de la Monnaie, 1er arrondissement, quartier de Saint Germain de l’Auxerrois depuis au moins 1881 (c'est-à-dire 10 ans après l’ouverture de la Samaritaine, soit dit en passant). Est-il marié et père ? Jusqu’à quand a-t-il vécu ? Est-ce que la Samaritaine lui a véritablement porté préjudice (et l’obliger à fermer son commerce ?) ou est-ce juste de la malveillance ? Nous ne le saurons probablement jamais… Cependant, à mon avis c’est bien la jalousie qui a présidé à la rédaction de ce courrier venimeux.

Cette lettre a peut-être déclenché une enquête approfondie. Ce qui expliquerait la présence, dans le dossier, de la déclaration sur l’honneur de Marie-Louise assurant qu’elle « n’a réalisé au cours des hostilités [Première Guerre Mondiale, NDLR] aucun bénéfice sur les commandes faites pour la défense nationale » et son extrait de casier judiciaire vierge.

Mais finalement cette lettre haineuse restera sans effet, puisque Marie-Louise Jay recevra bien la Légion d’honneur en 1920. Je ne sais pas si elle a eu connaissance du courrier de son voisin ni s’il y a eu des répercussions pour lui-même (les Cognacq-Jay ont-ils porté plainte pour diffamation par exemple ? - si toutefois cela existait à l'époque -). On peut cependant se demander quel genre de lettre ce monsieur aurait écrite quelques décennies plus tard…


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Transcription complète de la lettre :

« Paris, le 22 décembre 1906
A Monsieur le général Florentin grand Chancelier d e la Légion d’Honneur.
A messieurs les membres du conseil de l’ordre de la Légion d’Honneur.
Messieurs
En raison de l’incessante rumeur, des bruits persistants donnant corps à la future et prochaine nomination de Mme Cognacq propriétaire des magasins de la Samaritaine au grade de chevalier de la Légion d’Honneur
Pour ces motifs j’ai cru de mon devoir d’intervenir. […] Si ces bruits sont fondés […] le décret de cette nomination serait un défi à l’Honneur même et soulèveraient dans toute les classes de la société Parisienne, particulièrement dans le commerce et l’industrie une légitime indignation générale publique.
Cette femme dont les antécédents déplorables ont illustré sa frivole jeunesse, a avec les années développé encore ses mauvais instincts, poursuivant sans cesse ses nombreuses victimes.
Cette femme qui pratique sans scrupule les principes de collectivisme conjugal.
Cette femme enfin au tempérament haineux et inhumain par excellence mue par un esprit malfaisant et pervers ne peut vu son passé exécrable, sa manière de voir présente intolérable prétendre se parer des insignes de l’Honneur.
Qu’a donc fait Mme Cognacq pour envier et se croire digne du ruban rouge ? où sont ses titres pour qu’une pareille audace ose espérer égaler les braves.
Quoi qu’il en soit Messieurs, avant la sanction du conseil avant votre arrêt définitif, j’ai cru devoir vous signaler que dans le cas où il y aurait existence d’un dossier favorable, ce dossier ne serait issu que de la vénalité politique […] malsaine et dangereuse devant rester sans valeur à la porte de la grande Chancellerie.
Prenant toute responsabilité personnelle du présent acte qui peut avoir pour effet d’arrêter la marche audacieuse d’une ambition susceptible de faire naitre une honte publique ; veuillez Messieurs de ce fait excuser mes paroles brutales mais extrêmement justes et me permettre de solliciter de votre haut jugement, une enquête qui en tout point vous confirmera mes dires, en quelques mots, voici l’exposé succinct des véritables titres de Mme Cognacq.
1) Mme Cognacq a collaboré il faut le reconnaître de mèche avec celui qui avant de légitimer son union libre fut son concubin, à l’exploitation de l’incompétence de la crédulité et de la coquetterie prolétarienne (gangrène sociale) à amasser le scandaleux capital de 300 millions dont certaines unités au préjudice de la fortune naissante, sont journellement sacrifié en pature intéressé, à la corruption des pouvoirs publics.
2) Mme Cognacq escomptant la puissance de ses millions afin de conquérir un peu d’estime publique de ses compatriotes, à par pur orgueil, vanité et réclame, pour les besoins de sa cause, fait ériger un parc sous la dénomination de son nom, désormais porté à la postérité samoisienne ( parc de jésyna). Cette dotation conditionnelle ne saurait du reste justifier l’honorabilité, et la valeur personnelle de celle qui prétend, par un cadeau, par un trafic professionnel, influencer ses juges, et acheter la croix nationale.
3) Mme Cognacq il y a quelques années fut inspirée d’une généreuse idée, qui cependant ne fut qu’éphémère, car rien de cette conception ne vit le jour, profitant de la déconfiture du trop fameux abbé Rosembert, elle devint propriétaire de son château de Rueil (bâti pour des œuvres avec les libéralités de feu Mme la Duchesse d’Albufera) pour y installer soit disant une maison de retraite pour ses vieux employés, qui tous sont jetés à la porte sans aucune considération avant d’atteindre l’âge exigé, cette fameuse maison de retraite ne fut ouverte que pour y installer une pension de famille payante, elle est du reste sous ce titre inscrite au rôle des contributions de Rueil, cette […] ne fut qu’un trompe l’œil.
4) Mme Cognacq hantée par sa mentalité des grandeurs honorifiques, n’ayant à son actif que des titres fabriqués, des plus aléatoires sinon illusoires, décida afin de corser la facticité de sa valeur personnelle, par de nouveaux moyens pécuniers, et sur les conseils de ses obligés protecteurs politiques mit à exécution son projet de pouponnat qu’elle avait conçu, le fit installer dans sa propriété de Rueil.
Cette inspiration intéressée ne fut pas heureuse, l’alimentation étant exclusivement observée par l’élaboration du lait cru sans aucune préparation de stérilisation préalable fit des victimes. Cette alimentation économique pendant les chaleurs détermina une épidémie foudroyante, puis une véritable hécatombe s’ensuivit, emportant cinq enfants le même jour et un sixième à huit jours d’interval (dans cet événement qui a été étouffé l’imprévoyance et la rapacité de Mme Cognacq ont présidé).
5) Mme Cognacq en collaboration de son auguste associé qui lui aussi prétend à la cravate de commandeur, développa une activité exceptionnelle à la réussite de leur accaparement commercial commun, l’extension de cette combinaison de crédit Dufayel fut pour le quartier Saint Germain l’Auxerrois une véritable plaie publique et un effondrement général du petit commerce, et apportera au centre d’un quartier autrefois prospère, la désolation commerciale, la ruine de déshonneur et le suicide.
6) Mme Cognacq enfin quoique 300 fois millionnaire, dirige et conduit en personne le rayon des costumes de son magasin, non seulement elle est détestée de tout son personnel en général, mais encore elle est méprisée d’une façon spéciale de celui de son rayon en particulier, qui journellement subit et supporte avec amertume de son infernal caractère ses grossières insolences et ce qui est le plus ignoble encore ses infâmes encouragements aux jeunes filles sous ses ordres à la débauche, elle exige que toutes les femmes de son rayon quoi que peu rétribuées portent la toilette une fois sorties de chez moi leur dit-elle, faites ce que vous voudrez, fréquentez les abords des gares ou autres lieux publics, l’argent n’a pas d’odeur, je veux que vous soyez bien mises (ces paroles sont authentiques et communes de tout le personnel du magasin) et cette femme plutôt méprisable, pour quelques parcelle d’une fortune mal acquise voudrait porter sur son […] poitrine les insignes qui ne doivent être réservés qu’aux sans tache, la légion d’Honneur n’a pas été institué pour elle Messieurs.
Vous avez tenu tête à l’orage Ministériel, vous avez résisté aux désirs injustifiés ainsi qu’à la tenace volonté d’un Ministre Messieurs pour la nommination d’une comédienne en renom, en ce qui concerne Mme Cognacq je suis convaincu que la pression de ses rabatteurs sera accueilli par un légitime refus et ce sera justice.
Agréez Messieurs l’assurance de mes sentiments les plus distingué.
A. Camus
boulanger notable commerçant 21 rue de la Monnaie depuis 25 ans »



samedi 16 mars 2019

#RDVAncestral : Le volume doré de Pontivy

Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec Olivier Cadoux à Loudéac. Ce noble vieillard affiche 84 ans (ou "environ" car je ne connais pas véritablement sa date de naissance). Il est tranquillement assis devant son moulin, ses mains reposant sur une belle canne noueuse sans doute aussi vieille que lui.

- Ah ! mon petit, je vous attendais. Venez, prenez place ici à mes côtés.
Je m’assois donc sur le banc, un peu intimidée de me retrouver dans cette Bretagne de 1766.
- Que me vaut l’honneur de votre visite ?
- Et bien, je voulais parler avec vous de votre vie.
- Ahhh ! ma vie ! Mais qu’en dire ? Elle n’a pas beaucoup d’importance : je ne suis pas un seigneur ! Je ne suis pas quelqu’un d’important !
- Mais si voyons ! ce ne sont pas les titres qui font la valeur !
Mon indignation le fait rire.
- Mais par quoi commencer alors ?
- Et bien, parlez-moi de votre épouse, de vos enfants par exemple. Vous en avez eu sept je crois ?
- Vous êtes bien renseignée. J’ai rencontré ma femme lorsqu’elle avait 20 ans. J’en avais 11 de plus qu’elle. Je ne sais pas pourquoi elle m’a épousé, mais pas un jour je ne l’ai regretté. Ça fait 6 ans déjà qu’elle m’a quitté, mais j’ai décidé d’aller la rejoindre : assez de cette vie sans elle.
- Mais enfin, on ne décide pas de partir ainsi. Ce n’est pas à vous de choisir le moment.
- Peuh ! Il faudrait voir ça ! J’ai décidé, j’ai décidé, un point c’est tout !
Et pour souligner sa détermination, il frappa le sol d’un puissant coup de canne.
Le vieil homme étant sans doute fragile vu son âge, je ne voudrais pas provoquer un accident en attisant sa colère ; je change alors discrètement de sujet :
- Vous avez vécu ici à Loudéac, mais vos parents sont originaires… (J’hésite un instant car, bien sûr, il n’est pas question de parler de Morbihan et de Côtes d’Armor, ces concepts lui étant étrangers…) d’un autre pays ?
- Oui, c’est vrai : mon père a reçu les derniers sacrements quelques années après mon mariage, à Noyal-Pontivy [Morbihan], et ma mère une quinzaine d’année plus tard à Saint-Thuriau [Morbihan]. Elle était malade la pauvre.
- Et votre sœur Pauline est née à Neulliac [Morbihan] : vos parents ont beaucoup déménagé… Mais vous-même où êtes-vous né ?
- Ah ! Ah ! Ah ! Vous voudriez bien le savoir, petite curieuse ! Avez-vous exploré toutes les pistes ?
- [Soupir] Je vous ai longtemps cherché à Loudéac [Côtes d'Armor], avant de découvrir il y a très peu de temps seulement que vos parents n’étaient pas originaires de cette paroisse ! Alors ? Dites-moi ?
- Bah ! Ce n’est pas à moi de faire vos tâches ! D’ailleurs, je suis fatigué : je rentre.
Et avant que je n’ai pu dire quoi que ce soit, voilà mon gentil vieillard qui rentre, clopin-clopant, dans sa chaumine et me claque la porte au nez, révélant une force dont je ne le soupçonnais pas capable.

Un peu vexée d’être si grossièrement remerciée, je me dépêche d’aller jusqu’à Neulliac : sa sœur y née en 1691 comme je viens de le découvrir récemment. Olivier, lui, est censé être né en 1682 : peut-être était-ce dans la même paroisse ?
J’arrive à Neulliac : je me dirige aussitôt vers l’église. Je suis accueillie par le recteur Thepault.
- Que puis-je faire pour vous mon enfant ?
- Est-ce que vous avez le livre des naissances ?
Bien qu’un peu étonné par cette requête formulée par une étrangère à sa paroisse, le recteur me répond :
- Oui, bien sûr, dans la sacristie.

Nous nous rendons dans une petite pièce lambrissée de chêne contenant des placards et des coffres. Il flotte une bonne odeur d’encens et de cire de cierge pure. Un grand crucifix orne le mur, dominant la pièce. Sur le mur opposé une petite lucarne dispense une faible lumière. Le recteur ouvre un coffre et farfouille parmi les documents et répertoires qu’il contient. Il finit par trouver un registre aux ferrures dorées et le sortit. Les pages craquèrent un peu quand il l’ouvrit.

- C’est l’œuvre d’un relieur de Pontivy. Il est ancien, mais solidement cousu avec de la bonne ficelle. Il est fait pour durer ! Mais pourquoi cet intérêt ?
- Je recherche l’acte de baptême d’Olivier Cadoux, fils d’Olivier et de Marie Gainche, sans doute en l’an de grâce 1682. Son nom s’y trouve-t-il ?
- Oh ! oui, certainement, s’il est né dans cette paroisse, il y est forcément.

Volume ancien © lerelieurduchateau.com

Je m’approchais et prit le lourd volume entre mes mains. Le posant sur un coffre, je commençais à feuilleter les pages à l’écriture fine et lignes serrées. Je me rendis compte que je retenais mon souffle : outre la beauté de l'objet, j'avais au bout de mes doigts un morceau d'histoire, des vies qui commençaient, des petits morceaux de destin qui s'arrêteraient peut-être très vite ou bien longtemps après, donnant naissances à leurs tours. J'étais presque aussi émue que lorsque j'avais rencontré mon ancêtre Olivier quelques instants plus tôt. Au bout d’un moment, la lumière ayant baissé, je m’approchais de la petite fenêtre pour mieux voir les mots qui dansaient devant mes yeux : une succession de noms, de dates, mais point de trace de mon ancêtre.

- Hum, hum !
Le recteur toussa fort civilement derrière moi afin d’attirer mon attention :
- Je dois maintenant célébrer l’office.
Il jeta un regard vers le vêtement liturgique délicatement brodé déposé sur un coffre.

Étouffant un gémissement, car je n’avais pas trouvé ce que je cherchais, je refermais délicatement le magnifique ouvrage. Mais je me fis la promesse de continuer mes investigations : ce serait sans doute sur un ordinateur et les images que je verrai seront sûrement en noir et blanc. Il n'y aurait certainement aucun charme à ce visionnage. Et il est aussi fort probable que je ne consulterai plus le beau volume doré de Pontivy et n’entendrai plus le craquement de ses pages : ainsi va la vie. J'espère en tout cas qu'un jour je trouverai la naissance d’Olivier, comme j’ai retrouvé la trace de ses parents, bien longtemps après le début de mes recherches, quelque soit le support qui me révélera ce trésor.


vendredi 8 mars 2019

Les pionnières de ma généalogie

J'ai déjà eu l'occasion de raconter la vie de certaines pionnières de mon arbre, mais aujourd'hui je vais vous parler de Marie-Louise Jay.  Elle se trouve un peu loin dans mon arbre : il faut remonter 12 générations pour nous trouver un ancêtre commun. Cependant elle est bien de la famille de mon arrière-arrière-grand-mère. Cette famille est depuis la nuit des temps originaire de Samoëns (Haute-Savoie). Marie-Louise y est née le premier juillet 1838. Son père, Aimé, est maçon (une spécialité locale) et sa mère « campagnarde ». Elle est la huitième de neuf enfants. Comme nombre de Savoyards, elle quitte le domicile familial pour la capitale afin de chercher du travail. Elle est assez jeune, 15 ans semble-t-il, mais elle est accompagnée d'une tante et d'un cousin [1]. Elle est embauchée comme vendeuse à La Nouvelle Héloïse, une boutique de lingerie féminine avant d’intégrer le personnel du Bon Marché. Rapidement elle grimpera les échelons et y deviendra première vendeuse au rayon confection.

Marie-Louise Jay, 1903 © Wikipedia, Siren-Com

En 1856, elle fait la connaissance d’Ernest Cognacq, un provincial lui aussi (il est originaire de l’Ile de Ré) monté à la capital pour faire fortune. Après avoir exercé divers métiers de vendeur pour un patron ou pour son propre compte, Ernest Cognacq était devenu calicot (un vendeur de nouveautés pour la clientèle féminine) dans une petite boutique sur le pont Neuf appelée « corbeille ». C’est alors qu'il s'entendit avec un petit café qu'il fréquentait rue de la Monnaie pour louer, à partir du 21 mars 1870, sa salle annexe peu utilisée et en faire un petit commerce de nouveautés : c’est la naissance de son échoppe « À la Samaritaine ». Le premier avril suivant la boutique s'agrandissait déjà.

Le nom de la Samaritaine provient de la fontaine qui se trouvait à cet endroit. En effet, sur le Pont Neuf se situait une pompe à eau dont l’existence remontait à Henri IV. Cette pompe était décorée d'une représentation de l’épisode évoquant la rencontre de Jésus et de la Samaritaine au Puits de Jacob. Le tout était surmonté d'une horloge, puis plus tard d'un carillon. Elle a été détruite en 1813.

Mais Marie-Louise ne se contente pas d’être une bonne épouse et tenir le ménage pendant qu’Ernest fait fructifier les affaires : elle a aussi le titre de directrice et propriétaire du magasin. Tous deux sont dotés de la bosse du commerce, d'un indéniable don d'anticipation et d'un véritable sens de l'entreprise. La petite boutique des débuts se transforme ainsi petit à petit en véritable empire, constitué de plusieurs magasins, répartis en quatre îlots voisins. 

En effet, entre 1852 et 1870, les halles de Paris se sont modernisées avec la construction des dix pavillons de Baltard. Le couple profite de l'achèvement de ces travaux et de l'attractivité de plus en plus évidente du quartier pour agrandir et moderniser leur entreprise. Le premier magasin en 1883, puis le deuxième en 1903 sont aménagés dans un style contemporain, de type Art nouveau. À l’apogée de son rayonnement commercial, la Samaritaine se compose d’un ensemble de quatre magasins-îlots, situés entre le quai du Louvre et la rue de Rivoli. Initiées en 1883, l’installation, la construction et la reconstruction de ces édifices hétérogènes sur les bords de la Seine s’étalent sur une cinquantaine d’années.

En matière d’architecture le couple Cognacq-Jay se révèle novateur : à partir de 1885 Ernest Cognacq fait appel à l’architecte Frantz Jourdain pour l'aménagement, l'agrandissement et la transformation des nouveaux magasins. Associés avec Marie-Louise, ils conçoivent dans les années 1903-1904, un plan directeur pour encadrer le réaménagement et l’extension des surfaces regroupées, ainsi que la colonisation des îlots voisins. Une architecture de métal et de verre à la mise en œuvre rapide se substitue de proche en proche à la construction traditionnelle. La couverture des cours au moyen de verrières et la propagation des planchers de verre permettent une colonisation des nouvelles parcelles. Le magasin y gagne en volume et en luminosité, phénomène très remarquable jusqu’à la généralisation de l’éclairage électrique. La longévité des planchers de verre jusque dans les années 1980 atteste de l’étonnante performance technique du procédé, assuré par Saint-Gobain. La Samaritaine s’enrichit ensuite de deux grands halls rectangulaires à escalier monumental qui n’ont pas leur égal dans tout Paris. Éclairé d’une immense verrière commune, cet atrium double très dessiné deviendra l’espace intérieur identitaire de l’ensemble des quatre magasins. Les proportions de cette cathédrale du commerce participent de l’exaltation d’une marchandise foisonnante et tentatrice. C’est l’invention d’une mise en scène novatrice, où la clientèle est invitée à parader : désormais on va au grand magasin autant pour voir que pour être vu.

Plan des 4 magasins © amc-archi.com

Entre temps, Marie-Louise et Ernest se sont mariés, le 18 janvier 1872 à la mairie du Vème arrondissement.

Ils font partie de ces grands entrepreneurs commerciaux du XIXème qui révolutionnent le mode de consommation. Comme Marguerite et Antoine Boucicaut qui ont développé « Au Bon marché » (lire ou relire Au bonheur des Dames de Zola qui s’inspire de leur histoire pour s’imprégner de cette véritable révolution commerciale), les Cognacq-Jay comme on les appelle - car ils sont indissociables l’un de l’autre - savent que pour réussir il convient d'innover et d'offrir aux clients une nouvelle conception du commerce. Ils structurent leurs magasins en rayons autonomes, placé sous l'autorité d'un véritable responsable. Ils inaugurent une politique de faibles marges et développent la vente à crédit aux mêmes prix que les achats au comptant - ce qui ne se faisait pas ailleurs. S'inspirant des pratiques commerciales des Boucicaut, ils instaurent des périodes de promotion pour certains produits : deux fois par an, à l'automne et à la fin de l'hiver, ils organisent ainsi une vente d'articles nouveaux. Les prix sont fixes, et clairement affichés : on ne vend plus « à la tête du client ». C’est la révolution dans les rayons ! En revanche, plus question de négocier, de marchander, de discuter des remises : les prix sont les mêmes pour tous. Cependant les clientes pourront essayer les vêtements et, si elles le souhaitent, échanger la marchandise défectueuse.

Ils développent également la vente par correspondance et la livraison à domicile : des catalogues sont édités afin que les clientes puissent faire leurs choix puis, à partir d'un entrepôt situé quai des Célestins, ils envoient les commandes grâce au chemin de fer et au bateau au départ de Marseille pour l'outre-mer.

 Catalogue A la Samaritaine, 1920 © tresorsdugrenier.canalblog.com

Le couple confectionne méticuleusement un fichier de clients pour leur expédier un catalogue des produits de La Samaritaine. Les adresses sont collectées au fur et à mesure des gros achats opérés dans leurs magasins. Ils installent également un grand atelier de confection de vêtements pour hommes, où travaillent près de 500 ouvrières, afin de produire à coûts moins élevé. La politique de Marie-Louise et Ernest consiste à ne pas fermer complètement les magasins le dimanche afin que les familles qui se promènent ou déambulent dans le centre de Paris puissent y faire des achats.

Les Cognacq-Jay ne sont cependant pas de bons samaritains (sans mauvais jeu de mot) : si des ristournes importantes, de l'ordre de 15 %, sont peuvent être accordées aux employés de La Samaritaine, ce n’est pas sans arrière-pensée mais pour qu'ils achètent sur place ce dont ils ont besoin et n’aillent pas à la concurrence. Tout employé à La Samaritaine a droit à quinze jours de congé par an. Par contre les Cognacq-Jay exigent beaucoup de leurs employés : un parfait professionnalisme et une tenue impeccable sont indispensables. Un carnet est remis à chaque employé, précisant ses obligations. Ainsi, il est obligatoire pour les hommes le port "de vêtements de nuance foncée; pas de cols mous ni de chemises de couleur. Les chaussures sont noires". Le personnel féminin doit revêtir des lainages discrets ; le noir et le blanc sont les seules couleurs admises. Un corps d’inspecteurs est recruté pour surveiller les étalages, mais aussi les employés ! Ils doivent veillent à la politesse du personnel à l'égard des clients et à leur tenue : "Pas de mains dans les poches ni de jambes croisées". Les Cognacq-Jay imposent en effet à leurs vendeurs une courtoisie sans faille. Ils sont persuadés que si les clients sont bien reçus, s'ils sont satisfaits de l'accueil, ils reviendront à La Samaritaine. "Quand un des rayons sous sa surveillance est encombré, l'inspecteur ne doit pas hésiter à prélever du personnel dans les rayons où il y a peu de clientes pour les faire débiter ou faire des ventes dans ceux où il y a foule. Une prime est accordée pour chaque débit", indique le règlement. Les instructions précisent aussi à chaque vendeur qu'il "ne doit sous aucun prétexte" quitter une cliente avant de "s'assurer qu'un autre employé s'occupe d'elle". La discipline est sévère, les écarts ne sont guère tolérés. Pendant le travail, les employés ne doivent pas bavarder entre eux, si ce n'est pour les nécessités du service. Naturellement, les absences sans motif ou répétées ne sont pas acceptées. Il n'est pas bon, dans ces conditions, de contester l'organisation ou les méthodes, ni de critiquer la discipline. Lorsqu'un salarié affiche trop ouvertement une appartenance syndicale, il est vite repéré et, s'il persiste, tout est mis en œuvre pour qu'il quitte l'entreprise.

Marie-Louise et Ernest règnent, dirigent, ordonnent, veillent et surveillent en permanence. Pour eux, la vie, c'est d'abord et presque exclusivement le travail. Pendant que l'un prend son repas, l'autre assure une présence visible de tous. La Samaritaine est leur revanche sur la vie et sur leurs débuts difficiles ; c'est l'enfant qu'ils n'ont pu avoir, car leur mariage est resté infécond, sur lequel ils veillent jalousement et sans partage, attentifs à sa croissance. Marie-Louise est, de ce point de vue, l’égale de son époux.

Les Cognacq-Jay, devenus riches, vivent dans un hôtel particulier avenue du Bois-de-Boulogne. Mais cette réussite, ils entendent la partager avec leur personnel. En effet, s’ils peuvent se montrer durs et intransigeants, ils savent aussi être reconnaissants du travail effectué. À l'instar des Boucicaut, ils instituent l'intéressement aux bénéfices. En plus de leur salaire, les employés reçoivent un pourcentage sur le chiffre d'affaires réalisé dans leur rayon. C’est ainsi que 65 % des bénéfices sont redistribués chaque année. Les Cognacq-Jay cèdent la moitié du capital aux salariés et l'autre moitié à la Fondation qu'ils créent en 1916 pour financer de nombreuses œuvres sociales et caritatives. Cette Fondation a pour mission de faire fonctionner une maternité, une maison de retraite, un "pouponnat" prenant en charge 40 enfants d'employés jusqu'à l'âge de cinq ans, un orphelinat pour cinquante enfants, une maison de repos et de cure en montagne, des colonies de vacances à la mer et à la montagne pour les enfants du personnel, un musée, etc... Des allocations sont accordées aux familles dont l'un des parents travaille à La Samaritaine; elles varient en fonction du nombre d'enfants à charge. Des indemnités de maladie sont versées aux employés non assurés. Le prix Cognacq-Jay a été créé grâce à un don de 20 000 francs or donné à l'Institut de France, destiné aux familles nombreuses.

Deux créateurs, une œuvre © encheres.parisencheres.com

Marie-Louise n’a pas oublié son village natal : elle a apporté son aide à différentes actions (restauration de l’église par exemple) et a fondé la Jaÿsinia en 1906, jardin botanique alpin ouvert au public, classé jardin remarquable de France qui se visite encore aujourd’hui et permet d’admirer plus de 5 000 espèces végétales issues des différentes zones montagneuses des cinq continents.

En 1920, pour ses actions d’œuvres de bienfaisance, Marie-Louise est nommée Chevalier de la Légion d’honneur. Elle reçoit la prestigieuse médaille grâce au rapport rendu par le Ministre de l’Hygiène, l’Assistance et la Prévoyance sociale… et en dépit d’une lettre calomnieuse signée d’un bon commerçant de la rue de la Monnaie ! Le motif d’attribution de la distinction est les dotations attribuées aux familles nombreuses, la fondation Cognacq-Jay pour l’entretien d’œuvres existantes et la création d’œuvres nouvelles.

On notera que son époux a été élevé au grade de chevalier de la légion d’honneur dès 1898, officier en 1903 et commandeur en 1922; lui aussi pour ses œuvres de bienfaisance.

Alors que la Samaritaine prospère près du pont Neuf, les Cognacq-Jay visent à toucher une nouvelle clientèle, plus aisée : ils font construire dans un autre quartier de Paris un nouveau magasin inauguré en octobre 1917, boulevard des Capucines. Obéissant à un nouveau concept, La Samaritaine de luxe, est faite pour attirer une clientèle plus fortunée ou étrangère et populariser le luxe.

Marie-Louise s’éteint dans son hôtel particulier du Bois de Boulogne, le 27 décembre 1925. C'est ainsi que disparaît une pionnière du commerce moderne. 
Son mari la rejoindra le 21 février 1928.

À leur mort, le couple laisse une entreprise florissante de quelque 8 000 employés et de 48 000 m², la plus importante en terme de surface de vente.


[1] Sources : Wikipédia (dont M. Germain : Personnages illustres de Haute-Savoie), base Léonore, amc-archi.com


lundi 25 février 2019

Dans mon arbre

Si l’on observe bien, dans mon arbre, entre les feuilles, accrochés aux branches, il y a :

  1. des houes, serpes, haches, faux, fléaux, scies et autres vans… (beaucoup)
  2. des paniers de vendangeurs, bigots, plantoirs, tonnelets… (beaucoup aussi)
  3. des langes, balais, casseroles, écuelles... (souvent usés)
  4. des scies, vrilles, tarières, et marteaux…
  5. des bouchardes, truelles, équerres, des marteaux de toutes formes, des chemins de fer…
  6. des ciseaux, mètres, poinçons, aiguilles…
  7. des sacs, trémies, meules, boisseaux, tarares…
  8. des plumes, encriers, feuillets, écritoires, ficelles…
  9. des encensoirs, ciboires, aubes, goupillons, ostensoirs…
  10. des couteaux, fusils, désosseurs, billots…
  11. des alènes, drilles, maillets, brosses, fers à lisser…
  12. des paroirs, tarières, cuillers, herminette…
  13. des navettes, broches, brucelles, petites forces…

Mais aussi :

  • des bondes (14), des torchons(15), des chopes (16), des agrafeuses (17), des képis (18), des râteaux (19), des clés de prison (20), des mortiers et pilons (21), des baquets en bois remplis de paille (22), des formes à chapeaux (23), des tableaux noirs (24), des jarres (5), des livres de comptes (26), des boutons (27), des épées (28), des cannes à pêche (29), des sacs de grains (30)…

Et bien d’autres objets encore !

Les outils de mon arbre © fotocommunity.fr

Mais au fait : avez-vous reconnu à quels métiers correspondent tous ces objets ?

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Mise à jour :
Merci à vous d'avoir joué le jeu et d'avoir tenté (et souvent réussi) de découvrir à quels métiers correspondent ces objets. Bien sûr, certains objets peuvent être partagés par plusieurs métiers (par exemple la "grande famille" des travailleurs de la terre : cultivateurs, laboureurs, fermiers, closiers, etc...).
En voici donc les réponses :
  1. laboureur
  2. vigneron
  3. "sans" (souvent utilisé pour les femmes, ce qui ne signifie pas qu'elles se tournaient les pouces !); peut aussi fonctionner pour le métier de ménagère (attention toutefois à ce métier qui a une signification particulière, comme vous pouvez le voir ici)
  4. charpentier
  5. maçon
  6. tailleur d'habits
  7. meunier
  8. notaire
  9. prêtre
  10. boucher
  11. cordonnier
  12. sabotier
  13. tissier (ou tisserand)
  14. tonnelier
  15. fille de peine
  16. aubergiste
  17. employé de bureau
  18. gendarme
  19. jardinier
  20. concierge des prisons
  21. apothicaire
  22. blanchisseuse
  23. chapelier
  24. instituteur/institutrice
  25. huilier
  26. employé de commerce (mais épicier ça fonctionne aussi !)
  27. mercière
  28. seigneur (merci ma branche noble)
  29. pêcheur
  30. poulailler (bon, OK, pour celui-là j'ai peut-être un peu triché...)
Au total, je compte 200 métiers différents. Laboureurs et vignerons arrivent en tête (avec respectivement 169 et 149 personnes exerçant ces métiers). Les autres ont été piochés un peu au hasard de la liste. Si certaines définitions de métiers cités ci-dessus vous échappent (attention au faux amis), rendez-vous sur la page lexique de ce blog !


samedi 16 février 2019

#RDVAncestral : La dispute

Alors que je me rendais paisiblement chez mes ancêtres Martin, je vis passer Monsieur Flaugergues, curé de la paroisse de Saint-Marcel de Conques, courir à toutes jambes dans la même direction que moi. Sa robe noire flottait au vent, s’agitant comme les grandes ailes d’un corbeau. Sa canne à pommeau d’argent avait à peine le temps de claquer sur le pavé, tant il marchait vite. Et sa calotte était toute de travers, secouée sur le haut de son crâne à chaque pas qu’il faisait. Le spectacle aurait pu être amusant mais il m’inquiétait plutôt, la réputation de dignité du saint homme n’étant plus à faire : il se passait quelque chose de sérieux… peut-être même de grave ! Et le voilà justement qu’il entrait dans la maison où je me rendais. Je restais un instant stupéfaite, tandis que des éclats de voix me parvenaient. Je me dépêchais à mon tour de m’engouffrer par la porte laissée ouverte par le curé.

Immédiatement je constatais le chaos qui régnait : des tessons de poterie gisaient à terre, une chaise était renversée, la table de travers. Catherine était d’un côté de la pièce, une écuelle à la main, Pierre de l’autre côté tentait de se protéger à l’aide d’une chaise en paille. Plus loin se tenaient Guillaume et le curé, nouveau venu, qui essayaient d’apaiser la tempête. Tout le monde criait en même temps, les uns pour se plaindre, les autres pour calmer ; ce qui fait que l’on entendait rien ni personne, si ce n’est un brouhaha indéfini.


A. Brouwer, la dispute © eurocles.com

Dans un réflexe qui peut paraître, a posteriori, un peu incongru, je me glissais immédiatement vers la fenêtre laissée ouverte sur les beaux jours de juin afin que le voisinage ne profite pas pleinement de la scène. C’était un geste un peu vain car visiblement la querelle durait déjà depuis un petit moment puisqu’on avait eu le temps d’aller quérir le curé et qu’une assemblée de curieux avides de potins avait commencé à se former devant la maison. Je leur lançais mon regard le plus désapprobateur, ce qui eu l’effet escompté sur la plupart d’entre eux qui tournèrent les talons. Les plus tenaces néanmoins restèrent là pour profiter encore un peu, des fois que la scène tournerait mal à nouveau.

Pendant ce temps, le curé avait fait preuve de son autorité : le volume sonore avait un peu diminué et si les gestes menaçants étaient toujours aussi vifs, on pouvait commencer à comprendre ce qui expliquait cette scène qui déchirait la fratrie. Les trois enfants étaient les seuls survivants de leur famille : ils avaient perdus 5 frères et sœurs, dont deux mort-nés, leur mère était décédée en 1713 et leur père un peu moins d’une quinzaine d’années plus tard. A cette époque Guillaume, l’aîné, avait passé la vingtaine mais n’était pas encore majeur, Catherine avait ses 20 ans et Pierre une quinzaine d’années. Aujourd’hui, en 1739, Guillaume avait la quarantaine et était marié, Catherine en avait 37 et était fiancé et Pierre (mon ancêtre direct) avait la trentaine et était toujours célibataire. Mais cela ne les empêchaient pas de se chicaner comme des enfants !

La dispute avait pour objet le partage des biens, prévu dans le testament de feu leur père. 
Aussi vieux que le monde, ce motif déchirait une nouvelle famille.
Avant l’arrivée du curé - et de moi-même -  on avait déjà hurlé sur les droits légitimaires paternels (260 livres prévus) et maternels (40 livres), sensés être donnés à Catherine un an après le décès du père à raison de 15 livres par an jusqu’au paiement complet de la somme ; ce qui n’avait pas été fait. On en était maintenant aux ruches à miel :
- Notre père m’en avait promis quatre ! rageait Catherine. De celles qui sont au fond du jardin. Et que je pourrais les prendre quand je voudrais. Mais elles y sont encore ! lança-t-elle avec un regard noir à Guillaume qui avait hérité de la maison.
- Bon, bon, calmons-nous mes enfants, tenta le curé. Asseyons-nous et reprenons sereinement tout cela.
La tension et l’animosité n’était pas retombées, loin de là, mais au moins on pouvait se parler.
- L’argent d’abord ! imposa Catherine, l’écuelle menaçante toujours à la main. Ça fait 300 livres : je le sais ! Je les veux tout de suite !
Guillaume gémit :
- Mais enfin, où veux-tu que je trouve cette somme ?
- Ça m’est égal  Elle me revient !
- Oh ça va, hein ! On sait bien que tu étais la préférée de notre père : d’ailleurs il t’a promis 300 livres et à moi seulement 150 ! répliqua Pierre piqué au vif de ce que sa sœur avait eu plus que lui.

Je pensais par devers moi que ce n’était pas très courant qu’une fille hérite de davantage d’argent qu’un fils et qu’en plus elle avait été désignée héritière particulière, contrairement à son frère. Mais j’ignorais les raisons qui avaient poussé Géraud, le père, à faire cette répartition de la sorte. Catherine était-elle véritablement la préférée ou était-ce simple jalousie de la part de Pierre ?

- Peu importe : ce qu’on me doit je le veux ! insista Catherine de plus belle. Et que va dire mon fiancé si je n’apporte pas ma dot ? Que diront ses parents ? Ils pourraient me refuser !
- Et bien ce serait une vraie chance pour le promis ! répliqua Pierre du tac au tac.
- Ooooh !
Catherine s’apprêta à faire usage de son arme « de table ».
Le curé affolé tenta de calmer les humeurs belliqueuses de sa paroissienne :
- Bon : et si on promet de te les payer dans l’année après la célébration du mariage ? On mettra ça par écrit chez un notaire, bien sûr, comme ça personne ne pourra rien à redire.
- Pfff ! Notre père l’avait déjà mis par écrit, ça n’a pas empêché de rester dans les poches de certains…
Un silence gêné se fit. Mais Catherine ne voulait pas perdre la main : elle continua donc à énumérer ce qu’on lui devait.
- Il y a les 14 livres que j’ai gagnées par mon industrie chez les maistres, cités dans le testament de 1725. Mais toutes ces années j’ai continué à travailler : il faut donc ajouter 127 livres. Il y a aussi les 100 livres d’étrennes données par notre mère et qui me sont dues pour le temps de mes absences ayant cessé d’habiter la maison paternelle. Enfin, il y a 30 livres pour du bétail à corne dont notre voisin Antoine Servière est mon obligé.
- A corne ! Tiens donc ! On se demande bien pourquoi il a promis ça celui-là… laissa échapper Pierre entre ses dents, mais suffisamment fort pour qu’il puisse être entendu.
Un regard noir fusa mais, une fois encore, le curé joua les arbitres.

Guillaume, quant à lui, se tassait un peu plus sur sa chaise au fur et à mesure que la somme augmentait car il était celui qui avait été désigné hériter universel et général de feu son père, à charge d’exécuter ses dernières volontés et de rendre l’hérédité à son frère et sa sœur en temps voulu. Ce qui, il faut bien l’admettre, n’avait pas été réglementairement fait.

Sous l’insistance du curé, il promit du bout des lèvres de payer les droits légitimaires parentaux promis dans l’année après le mariage, les 14 livres à la fête de Noël, les 100 livres dans l’année à raison de quatre termes de 25 livres chacun et le restant des sommes dues (les 30 livres) en deux fois, 15 livres par an.
- Et les 127 livres ? Tu les oublies ?
Guillaume soupira, se leva pesamment et alla jusqu'à la garde-robe qu’il fouilla en profondeur afin d’y extirper un petit coffret de bois. Restant de dos à l’assemblée pour qu’on ne voit pas le contenu exact de la cassette, il compta 127 livres en écus neufs et autre bonne monnaie. Triomphante, Catherine prit la somme des mains de son frère et la fit prestement disparaître dans les plis de sa robe.

- T’es satisfaite maintenant ? demanda Pierre. C’est fini ?
- Sûrement pas ! répliqua Catherine. Il y a encore les ruches : toi tu t’es déjà servi, je le sais !
- Mais enfin, j’ai juste l’usage d’une ruche que m’avait donnée notre père avant son décès : les deux autres qu’il m’a promises je ne les aurai que lorsque je me marierai.
- Peu importe : je pouvais prendre les miennes quand je voulais. Et bien je les veux ! Maintenant !
- Et bien prends-les tes ruches ! Et va-t-en !
Le ton montait à nouveau. Je me demandais comment tout cela allait finir. Le curé redonna la parole à Guillaume :
- Concernant les biens que t’a octroyé notre père, je peux te donner les deux écuelles (il loucha craintivement sur celle que Catherine tenait toujours à la main, prête à s’en servir au besoin), l’assiette en étain et la robe de Rodez garnie pour ton mariage, mais pour le reste, la jupe de drap de couleur noire et les deux paires de linceuls, il faudra attendre la Noël, précisa-t-il.
- D’accord, mais au lieu de la couverte de laine aussi promise, je veux sa valeur en monnaie : 9 livres !

Ce fut un tonnerre de protestations, notamment de la part de Pierre qui n’en pouvait plus des exigences de sa sœur. Une fois encore, le curé dut se faire médiateur. On accepta la somme réclamée, qui serait versée dès la célébration du mariage, mais en échange de nouveaux conciliabules furent engagés, plutôt houleux. Ils portaient sur la part d’héritage de leur jeune sœur Antoinette, décédée ab intestat lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Finalement Catherine renonça à cette part d’héritage. Je ne sus jamais par quel miracle on en était arrivé là étant donné le vilain tour qu’avait encore la conversation quelques instants auparavant.

Satisfaite, Catherine se leva, abandonna la fameuse écuelle et partit sans un mot.
- Je crois qu’on n’est pas prêts de la revoir, dit Guillaume désabusé.
- Et bien tant mieux, je ne m’en porterai que mieux ! répondit Pierre en sortant, toujours aussi furieux.
Le curé s’épongeait le front après le rude combat mené. Il salua Guillaume et quitta la maison (le champ de bataille ?) à son tour.

J’étais triste de voir ainsi une fratrie se déchirer ainsi. En partant, la seule chose qui me remonta un peu le moral c’est que je savais que Guillaume ne couperait pas totalement les ponts avec sa sœur puisqu’il assisterait à son mariage. Mais était-ce une présence de convenance ou s’étaient-ils réconciliés ? Je l’ignore. Et plus jamais je ne revis un lien entre Catherine et Pierre.


lundi 4 février 2019

A vendre !

Les archives notariales réservent parfois de drôles de surprises. Comme dirait l’autre « c’est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais ce que l’on va trouver à intérieur ». Parmi les actes qui peuvent paraître un peu monotones (quittances, obligations [*]…) on peut trouver des pépites. Pour moi, pas de Grand Condé comme Brigitte, mais une anecdote qui m’a fait bien sourire.

En 1678 Jean Avalon, mon ancêtre marchand boucher en la ville d’Entraygues (Aveyron), loue une maison en ladite ville à Jean Boulue qui demeure à Villefranche. Pour payer son loyer, les monnaies sonnantes et trébuchantes n’étant pas légion (on n’a pas toujours de sommes importantes dans son coffre), il passe devant notaire deux obligations (correspondant à 19 livres 5 sols d’une part et 6 livres d’autre part, soit un peu moins de 565 euros actuels d'après notre convertisseur de monnaie préféré [**]) ; enfin, afin de compléter sa dette, il promet de payer la taille de son propriétaire, soit 4 livres (un peu moins de 90 euros).

Pour mémoire, la taille est un impôt direct qui trouve son origine au Moyen-Age. Sous l’Ancien Régime, il est très impopulaire car il est payé par le Tiers-État; la haute bourgeoisie, le clergé et la noblesse en étant exempté. La taille peut être perçue sur les terres (c’est la « taille réelle ») ou sur les personnes (c’est la « taille personnelle »). Celle-ci se base sur le « feu » [*], c'est-à-dire l'âtre autour duquel sont rassemblés le chef de famille, ses enfants, parents et domestiques le cas échéant : le foyer fiscal comme on pourrait dire aujourd'hui. Seul le nom du chef de famille est indiqué dans les registres (les « rôles » [*]). Son montant est fixé arbitrairement en fonction des besoins seigneuriaux et des capacités de la population, d'où la plainte des assujettis d'être « taillables et corvéables à merci ».

Pour revenir à notre histoire, force est de constater que l’année suivante Jean Avalon n’a toujours pas réglé ladite taille. Le sieur Bernard Brunet, marchand et second consul de ladite ville, se doit d’intervenir. En effet, en tant que magistrat, il a reçu une plainte à ce sujet de la part du « recepveur des tailles ». Consciencieux, le sieur Brunet s’en est allé vérifier le « rolle » des tailles et a bien confirmé que ledit Avalon était toujours redevable de la taille due à l’origine par Jean Boulue.

Il somme donc mon ancêtre de payer la taille dont il doit s’acquitter. Mais cela ne semble pas perturber outre mesure notre boucher… qui reste sourd à la requête de son consul. « Deux ou trois fois » le consul le « fait advertir de payer la taille ». En vain.

Jean Avalon « Nayant pas daigné de sattisfaire » la demande consulaire, le sieur Brunet est obligé de passer à l’étape supérieure : il prévient ledit boucher de la prochaine confiscation de l’un de ses biens, afin de régler la dette impayée. « sy entre icy et lheure de dix heures du jourdhuit il navoit pas sattisfait au payement de ladite taille il procederoit a la vente dudit [bien] ». Mais que veut-il vendre ? Aux grands maux les grands remèdes : le sieur Brunet fait confisquer… un chaudron !



Chaudron © tompress.com

Malgré la confiscation du récipient, Jean Avalon ne paye toujours pas son impôt. La vente du chaudron a donc lieu. C’est une vente aux enchères qui est organisée en place publique de ladite ville. On ignore le prix de départ fixé pour le fameux chaudron, ni le nombre d’enchérisseurs, mais c’est finalement un marchand, Vidal Solavialle, qui emporte la mise pour la somme de dix huit livres quatre sols, soit un peu plus de 406 euros. Par ailleurs, ledit Avalon doit aussi payer les frais « de constrainte » [*] entraînés par cette saisie/vente du fameux chaudron, soit trois livres (un peu moins de 67 euros).

Comment Jean Avalon a-t-il vécu cette vente un peu honteuse en place publique ? Sans doute assez mal, comme on peut l'imaginer. En tout cas, il a protesté officiellement. Et c'est d'ailleurs le nom de ce document notarié : "acte de protestation contenant confiscation" [*]. Par cet acte, il a marqué « son reffus disant ne vouloir accepter ny acquereur a la vente dudit chaudron [ni la] volonté[de] sattisfaire ledit brunet de la taille [qu’il doit pour] ledit boulue et fraix des constraintes ».

Ceci dit, cela ne change rien à l’affaire. Le chaudron a été vendu, un point c’est tout. Et si vous avez été attentif : il a perdu dans l’affaire (outre le chaudron lui-même) l'équivalent de 21 livres 4 sols (473 euros)… pour une taille non payée de 4 livres (90 euros).

Moralité : payez vos impôts en temps et en heure, ça vous reviendra moins cher !




[*] Retrouvez les définitions comme obligation, rôle, contrainte, protestation, etc... sur la page de lexique de ce blog. 
[**] Conversion à prendre à titre indicatif, les valeurs changeant selon les régions et les époques.